L'Encyclopédie sur la mort


Travail de deuil et de ritualité

Raymond Lemieux

«Un rituel de funérailles ne peut certes se substituer au long travail de deuil* qui s'effectue dans la vie quotidienne. Il représente cependant un moment fort de ce travail, un temps de condensation et de déplacement de l'émotion. Il en officialise l'expression et en prend charge collectivement.» (op. cit, p. 12)
Dans son sens le plus ancien, le mot liturgie - du grec leitos (public) et ourgos (travail) - désigne aussi un travail pour le peuple, un service d'État. Dans les siècles précédant l'arrivée du christianisme, ce service à la communauté comportait deux secteurs spécialisés: le culte de la divinité et le génie militaire. Les citoyens riches et en vue pouvaient s'y adonner, par exemple, en recrutant un choeur pour la célébration d'une fête ou en armant un navire pour la défense du port. Plus tard, en régime chrétien, la liturgie a formé le principal mode d'éducation du peuple, une éducation qui ne consistait pas seulement à assurer «la rencontre des hommes et de Dieu» mais à rendre visibles les normes sociales , exprimer l'ordre la civilisation et l'éthique nécessaire aux rapports des humains les uns avec les autres. Quand Charlemagne et ses successeurs, par exemple, uniformisent la liturgie de leur Empire, alors que chaque région a jusque-là développé ses manières (gallicane, romaine, wisigothes, mozarabe) de célébrer les fêtes et rites chrétiens, c'est bien qu'ils entendent donner à l'Empire carolingien une assise culturelle commune. [...] Ciment de la communauté et ferment de la conscience identitaire, le «travail» liturgique comporte ainsi nécessairement, une importante dimension sociale, voire politique.

[...]

Quelqu'il soit un rituel pose la question de la communauté célébrante. Pour être signifiants, les mots et les gestes qui y sont posés doivent être facilement reconnaissables pour ceux qui y participent. Ils doivent donc, pour cela, appartenir à un groupe humain. Mais en même temps que la communauté s'y affirme en ce qui l'unit, le sujet doit pouvoir s'y reconnaître dans sa singularité. Un rituel représente un espace symbolique dont l'enjeu, ainsi posé, est l'inscription de la singularité dans un langage commun qui devient, pour celle-ci, acceptable et porteur de sens. Le rituel appartient à la communauté mais chacun doit pouvoir y inscrire sa dramatique propre, soit celle-là même de sa vulnérabilité et de sa blessure.

[...]

Dans les sociétés sécularisées d'aujourd'hui, les rituels funéraires sont en pleine mutation. Les confessions religieuses ne peuvent plus en assurer le contrôle exclusif depuis qu'elles sont confrontées à la dispersion de leurs membres et à l'éclatement des représentations de sens. Le sens est désormais géré dans une logique de marché qui privilégie non pas l'entente communautaire mais la satisfaction des individus. Dans le pluralisme qui en est la conséquence, aucune entente préalable ne peut plus être présumée parmi les endeuillés. même s'ils parviennent d'une même lignée familiale et sont rassemblés au nom d'une blessure commune. Le marché offre à chacun des produits de toutes provenances, aussi bien empruntés aux traditions qu'inventés sur place. Cela, certes, n'enlève rien aux enjeux de vulnérabilité et de confrontation aux limites que représente l'expérience de la mort. Mais cela explique la diversité des demandes désormais adressés aux thanatologues, entrepreneurs spécialistes de la gestion du deuil, comme aux représentants des communautés de foi traditionnelles sollicitées dans de multiples directions.

Dans une telle conjoncture, comment un rituel peut-il remplir sa fonction, jeter des ponts sur l'angoisse existentielle en faisant appel au champ de l'Autre, tout en satisfaisant les demandes des individus qui en deviennent les consommateurs? C'est dans ce contexte qu'il faut aussi penser le rôle de la musique*.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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