Dans son article «La ritualité funéraire» paru dans Le rituel, coordonné par Aurélien Yannic, CNRS Éditions, «Les Essentiels d'Hermès», 2009, repris du n° 43 de la revue Hermès, Rituels, 2005, Patrick Baudry «étudie la ritualité funéraire, ses traits marquants: universalité, institutionnalité et ses traits plus généraux: temps anthropologique, historique, temporalité spécifique et concluant sur le récit de l'incommunicable.» C'est de ce dernier récit que nous reproduisons des extraits qui nous paraissent très significatifs et révélateurs à l'égard des discours accompagnant le deuil* et les rites funéraires*. Patrick Baudry critique notamment le recours contemporain à l'image de la «mort apprivoisée» et à un discours «efficace» qui dirait avec aisance l'indicible de la mort et cacherait notre inconfort devant le désordre de la mort.
Tout un ensemble de discours, notamment médiatisés*, se sera construit sur un mode nostalgique, comme si toujours nous courrions davantage vers notre perte, comme si le vide (nécessairement menaçant) nous éloignait d'une plénitude (évidemment heureuse). Une certaine critique de la modernité aura également servi cette tendance. L'idéalisation conservatrice d'une mort «apprivoisée» [...] continue de prévaloir comme si la familiarité avec la mort était un acquis historique. Or il faut se demander au nom de quoi la parole devrait être facile, quelle idéologie communicationnelle gouverne l'appétit de transparence et conduit à escamoter l'indicible? la non-coïncidence du monde avec lui-même se dit déjà dans l'échange commun et la parole ordinaire. Parler n'est pas «communiquer», si l'on se fait de la communication l'idée d'une interaction efficace et rentable. Heureusement nous parlons pour ne «rien dire», ou plutôt pour dire l'entre-nous que la parole porte dans le dit sans le dire (Lévinas, 1986, p. 221).
L'embarras que nous connaissons ne provient pas d'une perte de repères fondateurs, mais du retour d'un «désordre» que nous ne mettons plus en mots. Cette difficulté d'élaboration peut se rapporter à des changements de société (place de la religion*, devenir démocratique, émergence de l'individu dans son rapport à sa propre singularité). Mais il ne faut pas la considérer seulement comme un déficit ou comme une incompétence. La mémoire contemporaine oblige à un inconfort. C'est ce trouble qu'il faut tenter de comprendre, ce sont ces hésitations dont il faut dire les richesses possibles, au lieu d'idéaliser une précision et une exactitude d'invention.
[...]
La ritualité funéraire ne se borne pas qu'aux obsèques. Elle fait déborder l'intensité des funérailles au-delà de leur espace-temps. On s'y prépare et l'on s'en souvient. Ni cette préparation ni ce souvenir ne sont exacts. Ils ne sont ni «communicationnels (si l'on se fait de la communication l'idée simpliste qu'elle serait une affaire d'échanges d'informations et presque de services de renseignements: «il est mort», «je suis endeuillé»); ni «communicatifs» (si l'on se fait de ladite communication l'idée navrante que les choses s'échangent du moment qu'on les a dites). [...]
Plutôt qu'un souvenir précis qu'on en conserverait (ainsi serait-elle utile?), la ritualité funéraire fait écho jusque dans l'oubli qui la recouvre et qui la transforme. Elle ouvre dans l'ordinaire des jours une mutation discrète mais irréversible du rapport au monde. La mort prend forme, peut-on dire. Mais une forme d'autant plus prégnante qu'elle est impossible à fixer.
[...]
Depuis bien longtemps, le monde humain sait qu'il s'affronte à l'incommunicable, qu'il est des «zones» ou des «fréquences» où la communication s'arrête. Un psychologisme assez simple prétend qu'il faut se souvenir de la «dernière image» . Seulement, il n'y a pas de «dernière image» , sauf dans les «théories» qui ignorent la vie des gens. Le mort reparaît toujours à différents âges de sa vie, il se profile dans les ressemblances ou se dessine dans un paysage vide. Il habite le silence qui s'articule à la voix intérieure. C'est-à-dire dans ce dialogue avec lui-même que l'individu ne peut s'élaborer que parce qu'il s'inscrit dans une culture.
Source
Patrick Baudry, «La ritualité funéraire» dans Le rituel, Paris, CNRS Éditions, «Les Essentiels d'Hermès», 2009, p. 115-126, plus précisément: p. 122-126 (extraits).
L'embarras que nous connaissons ne provient pas d'une perte de repères fondateurs, mais du retour d'un «désordre» que nous ne mettons plus en mots. Cette difficulté d'élaboration peut se rapporter à des changements de société (place de la religion*, devenir démocratique, émergence de l'individu dans son rapport à sa propre singularité). Mais il ne faut pas la considérer seulement comme un déficit ou comme une incompétence. La mémoire contemporaine oblige à un inconfort. C'est ce trouble qu'il faut tenter de comprendre, ce sont ces hésitations dont il faut dire les richesses possibles, au lieu d'idéaliser une précision et une exactitude d'invention.
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La ritualité funéraire ne se borne pas qu'aux obsèques. Elle fait déborder l'intensité des funérailles au-delà de leur espace-temps. On s'y prépare et l'on s'en souvient. Ni cette préparation ni ce souvenir ne sont exacts. Ils ne sont ni «communicationnels (si l'on se fait de la communication l'idée simpliste qu'elle serait une affaire d'échanges d'informations et presque de services de renseignements: «il est mort», «je suis endeuillé»); ni «communicatifs» (si l'on se fait de ladite communication l'idée navrante que les choses s'échangent du moment qu'on les a dites). [...]
Plutôt qu'un souvenir précis qu'on en conserverait (ainsi serait-elle utile?), la ritualité funéraire fait écho jusque dans l'oubli qui la recouvre et qui la transforme. Elle ouvre dans l'ordinaire des jours une mutation discrète mais irréversible du rapport au monde. La mort prend forme, peut-on dire. Mais une forme d'autant plus prégnante qu'elle est impossible à fixer.
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Depuis bien longtemps, le monde humain sait qu'il s'affronte à l'incommunicable, qu'il est des «zones» ou des «fréquences» où la communication s'arrête. Un psychologisme assez simple prétend qu'il faut se souvenir de la «dernière image» . Seulement, il n'y a pas de «dernière image» , sauf dans les «théories» qui ignorent la vie des gens. Le mort reparaît toujours à différents âges de sa vie, il se profile dans les ressemblances ou se dessine dans un paysage vide. Il habite le silence qui s'articule à la voix intérieure. C'est-à-dire dans ce dialogue avec lui-même que l'individu ne peut s'élaborer que parce qu'il s'inscrit dans une culture.
Source
Patrick Baudry, «La ritualité funéraire» dans Le rituel, Paris, CNRS Éditions, «Les Essentiels d'Hermès», 2009, p. 115-126, plus précisément: p. 122-126 (extraits).