L'Encyclopédie sur la mort


Rites funéraires


J'avais neuf ans quand j'ai vu tante Colette couvrir d'un voile noir la cage de son perroquet royal du Brésil. C'est comme si elle avait décidé que son beau Loro devait participer au deuil* qui frappait sa maison* et comme si elle voulait le protéger contre son mari qui venait de mourir ce matin même. Je m'étonnais que mon oncle Stan, ce bon vivant docile et inoffensif, fut soudainement devenu un être étranger et dangereux qu'il fallait tenir à distance. Je ne compris pas encore que le geste de maternage de ma tante envers son oiseau exotique avait, dans son imaginaire, un effet bénéfique d'apaisement sur tous les habitants de la maison. Craignant et espérant à la fois le retour de l'être aimé, elle avait posé un geste dont l'efficacité symbolique et thérapeutique était rassurant et mettait les vivants à l'abri du mort ou de la mort.

Ainsi, tout rite, qu'il soit individuel ou collectif, est une action issue de la créativité humaine pour donner sens à une contingence de la vie et pour en faire ainsi un événement à célébrer. D'une part, la vie est est objet de joie et d'allégresse, de liesse et de réjouissance. D'autre part, elle a sa part d'ombre, car, vouée à la mort, elle est porteuse de maux et de malheurs. Par la fête, les humains essaient d'apprivoiser la vie, de goûter des bons moments et de passer à travers les heures plus troubles. Refusant de s'enfermer dans l'infortune et la fatalité, mais incapables de se libérer du néfaste, ils tentent de conjurer le mal ou le contenir à l'intérieur de certaines limites grâce à des pratiques rituelles auxquelles ils attribuent des vertus de guérison et de salut. Ainsi, se sachant en proximité du mort et de la mort, par le truchement de gestes et de paroles, de musique et de chants, de danses et de mouvements, ils cherchent à les tenir à distance ou de s'en éloigner. Ruse de ma tante et ruse des humains pour se mettre à l'abri du mort et de la mort et pour protéger leur existence toujours menacée.

Peu de temps après le décès de l'oncle Stan, ce fut au tour de grand-père Gust de nous quitter pour de bon et au tour de grand-mère Marie de ruser avec la mort. Offrant gîte à la parenté venue de loin, grand-mère fit désinfecter la chambre, comme si, par peur de contamination, elle voulait effacer pour toujours les traces de la souillure mortifère. Par contre, quelques instants plus tard, je la vis seule, assise à côté du cercueil dans la salle adjointe au café qu'elle gérait. Dans cette pièce, toute drapée de noir pour la circonstance, elle semblait s'abandonner à son chagrin. Elle remuait ses lèvres comme si elle parlait à son mari pour le retenir auprès d'elle et retarder l'heure de perdre celui qui fut le compagnon de sa vie. Je la vis donc absorbée dans son dialogue intérieur, isolée du groupe bruyant des parents et amis qui remplissaient le grand local de son établissement. Puis, non sans étonnement, je vis mon père, avec l'ardeur qui convenait au geste, verser la bière brune et blonde aux vivants, penchés sur le tapis vert des tables. Dans mes souvenirs, je vois encore le contraste entre le vert apaisant des tables et le noir menaçant des draperies.

Aujourd'hui, avec le recul des années, je me rends compte que ces étranges comportements des adultes s'associent aux signes «de séparation et d'intégration» qui caractérisent, selon Louis-Vincent Thomas, les rites funéraires (Rites de mort pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 1985). L'Imagination humaine invente des gestes afin d'éloigner le défunt et de le confiner dans un état où il ne pourra plus nuire aux vivants. Désormais, on peut le réincorporer dans les réseaux familiers de la vie et faire mémoire de lui, autoriser sa proximité et jouir de sa bienveillance, lui demander conseil et recourir à son aide. La mort est paradoxalement un des phénomènes les plus terrifiants et les plus familiers de la condition humaine. Vivants, nous sommes destinés à mourir. Afin de conjurer cette réalité incontournable, il faut aux humains des rites régulateurs qui restaurent l'ordre rompu par la mort et rétablissent le cours «normal» de la vie.

Lorsqu'aux funérailles de grand-père, le prêtre chanta: Requiescat in pace, je m'interrogeais sur le sens de ce souhait et sur sa pertinence pour celui qui aurait préféré marcher dans la tourmente plutôt que de se reposer dans la paix. Depuis ce temps, j'ai appris que cette acclamation finale de la messe résume en quelque sorte la signification des rites funéraires conçus pour apaiser les vivants et les morts, les séparer pour mieux les rapprocher des premiers. Grâce aux funérailles, on espère que le défunt habite désormais des demeures où tout tourment lui soit épargné et que, selon les diverses représentations religieuses et culturelles, il renaîtra ou ressuscitera, connaîtra la paix ou la joie, survivra dans le souvenir de ses proches et de ses descendants.

La paix familiale et communautaire
Ce Requiescat in pace met également en évidence la fonction des funérailles en tant que stratégie de restauration ou de consolidation de la paix familiale. En effectuant un ensemble d'arrangements matériels, financiers et rituels, les proches passent à travers une étape de deuil, très brève mais très occupée, très chargée émotivement. Ils se consultent et s'expriment, ils se mettent d'accord sur des choix qu'ils jugent appropriés. Tout en agissant, ils évoquent dans leurs conversations la mémoire du défunt, des moments importants de sa vie, ses derniers jours et éventuellement ses propres dispositions au sujet de ses funérailles, ils se préparent ainsi à prendre congé de lui et à lui survivre en tant que famille unie. Ils rétablissent ou renforcent leurs liens entre eux et avec la personne décédée qui «reposera» désormais parmi les siens ou «retrouvera» ceux et celles qui l'ont précédé dans la mort. Les funérailles sont donc un lieu de sociabilité des vivants et des morts, un événement de convivialité où les gens peuvent régler leurs différends entre eux ou avec la personne défunte, un espace symbolique de retrouvailles de la vaste famille où les générations passées, présentes et à venir se rassemblent au-delà des contingences.

Le Requiem met en relief le pouvoir d'apaisement des funérailles au sein de la communauté. Les rites funéraires réintègrent la famille* dans les réseaux sociaux dont elle fut mise à l'écart depuis la maladie et le décès de leur proche. Ils raffermissent la cohésion du groupe par le rapprochement des corps et des esprits dans le partage des émotions et dans la convivialité. Ils restaurent l'ordre momentanément rompu par la mort. Les funérailles rappellent le destin tragique des individus et, face à cette finitude de l'être vivant, ils démontrent la permanence du groupe ou de la communauté, de la collectivité. On assigne à la personne décidée une nouvelle place dans la communauté. En tant que «ancêtre», elle devient un nouvel anneau dans la chaîne de la succession des générations.

Privatisation et technicisation du deuil
Cette description de la bienfaisance symbolique du rituel du deuil* peut paraître fort idéalisée, si l'on regarde de plus près l'événement funéraire contemporain. Le culte de l'individu et de la technologie a profondément marqué la mentalité occidentale. Répondant aux goûts de leur clientèle ou créant des besoins nouveaux, les entreprises funéraires ont axé leurs dispositifs sur le confort et le réconfort de la famille immédiate de la personne défunte. On assiste ainsi à la privatisation et à la technicisation, l'industrialisation et la commercialisation du deuil.

Le deuil est de moins en moins porté par une communauté dont les membres sont dispersés et pris par l'urgence du travail et des affaires. Le cercle restreint des proches se trouve ainsi isolé et vit dans une solitude non apaisée le drame de la séparation non seulement avec la personne défunte, mais avec «le reste du monde». Les sentiments de culpabilité et d'hostilité, spontanément associées à la perte d'un être aimé, ne pouvant s'exprimer à l'extérieur, se révèlent alors à l'intérieur du noyau familial trop restreint pour assumer cette tension trop forte et explosive. J'ai été personnellement témoin de l'éclatement d'une famille lors de funérailles intimes ou intimistes dont on avait banni systématiquement tout partage social. Au lieu de la restauration de la paix on a aggravé le malentendu; au lieu de rétablir l'ordre à l'intérieur de la famille, on a désagrégé ce qui restait des tissus familiaux ou communautaires.

À leur naissance au cours de la deuxième moitié du XX° siècle, les entreprises funéraires étaient étroitement liées à la communauté, souvent paroissiale dans les milieux chrétiens de l'Occident. Elles répondaient au besoin des humains d'éloigner les morts physiquement et symboliquement, devenu trop complexe pour être assumé par la paroisse ou la municipalité dans une société en pleine évolution technique. Elles se sont intégrées à la vie sociale et économique de la communauté. Leur service rendu à la communauté est d'abord un simple métier parfois à demi-temps, deviendra par la suite une profession qui exigera une formation thanatopraxique adéquate avant de devenir un commerce à but lucratif. Au fil du temps plus particulièrement en Amérique du Nord, et donc aussi au Québec, les entreprises funéraires se développent en méga-complexes régis selon les normes du marché. Leurs rapports avec la famille en deuil sont ceux de l'offre et de la demande, entre une industrie funéraire et le consommateur.

Dans certains cercles restreints, régis par une alliance de la technique et du puritanisme, le corps peut devenir une réalité abstraite, privée de sa subjectivité et de la capacité de s'émouvoir. Cependant, d'après mon expérience, à l'encontre de cet imaginaire aseptisé et plus associé à l'hygiène des vivants face à la mort ou au mort qu'au caractère dramatique de la finitude et de la fragilité des êtres mortels, certains salons funéraires, comme d'ailleurs certaines églises font un sérieux effort afin d'offrir des rites significatifs ou personnalisés. Adaptés à la sensibilité particulière à la famille en deuil, ces rites parviennent à déployer une symbolique où un espace assez large est accordé à la corporéïté et à la convivialité. Le corps, «pivot du salut», caro cardo salutis (Tertullien), est le lieu où sont vécus et manifestées la joie et la douleur. Le corps est la charnière de la communication entre les vivants. Les corps des proches, secoués par le deuil, sont animés par des sensations paradoxales où se mêlent tristesse et soulagement, culpabilité et pardon, espoir et vide. Ils ont besoin d'éprouver la proximité et la chaleur bienfaisantes d'autres corps qui partagent leur douleur. Par contre, l'intimité du deuil vécu réclame aussi pudeur et discrétion, respect du besoin de solitude et de recueillement de l'autre.

La ritualisation de la douleur
Originellement, les rites funéraires sont une mise en scène du tragique de la mort pour éloigner celle-ci et pour s'en séparer. Ils rendent supportable la perte, subie par la communauté, en la reproduisant et en la transfigurant par des gestes et des paroles, des cris, des chants et de la musique. Les lamentations rouvrent la plaie pour la guérir. En visualisant, en la verbalisant ou en la criant, la douleur du deuil est rendue visible, audible et sensible pour la rendre tolérable, la faire apparaître afin de la conjurer et à partir de ce chaos créer une communauté nouvelle.

Bibliographie
Jean-Pierre ALBERT, «Les rites funéraires. Approches anthropologiques»
Manuscrit auteur, publié dans Les cahiers de la faculté de théologie, 4 (1999) p. 141-152
http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/37/17/03/PDF/Rites_funeraires.pdf

« Hélas, célébrer la mort ! »
Frontières, volume 18, numéro 1, automne 2005
En dépit du vieillissement de la population et de l’'impact qu'’il provoque dans nos sociétés occidentales ayant évacué les rituels liés au deuil, la mort demeure impensée. Stéréotypé par les médias, transformé dans un épouvantail par l'’industrie du cinéma hollywoodien, toujours à l'’index de nos émotions –donc fortement refoulé–, le phénomène extrême de la mort gagne à être étudié dans une perspective comparative et interculturelle. Cela explique notre intérêt dans ce numéro pour le regard que les vieilles traditions mexicaines, la peinture, la photographie, la littérature et le théâtre posent sur la mort en fonction d’'une logique qui rejette la précipitation et la consommation effrénées caractéristiques de nos sociétés marchandes. C’'est dans ce cadre que notre question titre Célébrer la mort ? revêt tout son sens. Célébrer veut dire ici prendre acte de la fragilité de la vie tout en dépassant l'’expérience exclusivement individualiste au moment de confier nos dépouilles au terroir qui les a vu naître. Grâce à une réflexion commune dont la multiplicité des registres enrichit l’ensemble, notre numéro invite à une déprise des clichés, des poncifs et des stéréotypes qui empêchent de penser l’'altérité de la mort, son pouvoir d’'altération au sein de la communauté.
http://www.frontieres.uqam.ca/18_1.html

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Les funérailles de Charles le Bon
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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-18

Notes

Source: É. Volant, «À 'abri des morts et les morts à l'abri», Frontières, vol 4, n°1, 1991, p. 3-5 (version modifiée).

À consulter sur la présente Encyclopédie sur la mort: Saint-Augustin, Des devoirs à rendre aux morts (document annexe au dossier saint Augustin.

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