L'Encyclopédie sur la mort


Moutouffe

Jacques G. Ruelland

L'originalité de ce récit consiste dans le fait que c'est le chat lui-même qui raconte les joies et les tourments de sa vie, sa relation avec ses maîtres successifs et ses rapports avec les autres chats de la maison. Moutouffe - c'est ainsi que le chat s'appelle - dévoile, au fur et à mesure, ses propres perceptions des événements qui jalonnent sa vie. Il est conscient de l'affection que ses maîtres lui portent, ainsi que des inquiétudes et des sentiments qui les habitent. Même, s'il a tout fait pour être un bon chat, il se rend compte qu'il est quand même un être exposé à la mort. Une mort qui ne se révélera d'ailleurs pas très juste, même si elle sera sans douleur. Un récit anthropomorphique d'une grande sensibilité éthique dont toute la mise en scène se déploie autour de la figure du chat sans pourtant recourir à une stratégie moralisatrice. Cependant, l'intériorité du chat sert de miroir reflétant l'âme du maître qui aime la vie et les vivants, mais qui sait fort bien que, tout comme son chat, il s'achemine vers la mort. Et, à l'instar de Moutouffe, on ose espérer pour le maître une fin de de vie plus juste et plus heureuse, mais aussi indolore que celle de son chat.
MOUTOUFFE
Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueils de la maison,
Qui comme eux sont frileux, et comme eux sédentaires.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal

Tout être vivant ne mérite que la mort; c’est une fatalité, car la mort fait nécessairement partie de la vie; mais on espère toujours – contre tout bon sens – que la mort sera retardée dans son arrivée inéluctable. Heureusement, nous, les chats, avons neuf vies, paraît-il.

J’ai toujours essayé d’être un bon chat. Mes derniers maîtres me disaient même adorable. Mais ils m’ont néanmoins fait euthanasier. Je venais tout juste d’avoir 14 ans.

J’étais né aux Trois-Rivières le 21 mars 1994; j’avais un pédigrée attestant que j’étais un siamois de race pure, et je n’en étais pas peu fier ! Hervé et Valérie, mes premiers maîtres, étaient de braves gens. Valérie travaillait bénévolement au bureau local de la Société pour la protection des animaux (SPCA). Puis, nous avons déménagé à Lachine, en banlieue de Montréal et, deux ans plus tard, à Stanstead, dans les Cantons de l’Est. Les cœurs d’Hervé et de Valérie étaient si gros qu’ils avaient adopté trois chiens, un autre chat siamois appelé Timothy, deux tortues d’eau et je ne sais combien d’autres animaux. La maison de Stanstead était une véritable arche de Noé.

Hervé m’avait appris de nombreux tours: dormir sur la tête de Valérie, couché sur l’oreiller ; poser mes pattes antérieures sur la tête d’un visiteur et lui laver les cheveux; prendre un morceau de viande que l’on tient entre les dents ; me rouler dans tous les sens devant tout le monde, et surtout ronronner tout le temps pour montrer ma joie de vivre.

Mais tous ces animaux, chez Hervé et Valérie, m’énervaient. D’un naturel timide, j’en avais peur. J’avais également peur des enfants, qui lançaient des cris stridents et couraient partout. Les chiens, Maurice, Françoise et Micka, me volaient régulièrement ma ration de croquants, quand ce n’était pas Timothy. Je passais mes journées caché sous les meubles du salon. Le soir venu, je demandais à Valérie qu’elle m’ouvre la porte pour sortir. Ce n’était qu’à ce moment-là que je pouvais m’amuser à me rouler dans l’herbe; Valérie m’avait habitué à porter un harnais auquel pendait une belle médaille de la SPCA, et elle me promenait parfois en laisse.

Il m’était même arrivé de fuguer. Une voisine qui m’aimait bien me laissait volontiers entrer chez elle ; mais elle avait un autre chat – un bâtard – que je n’aimais pas beaucoup. Un soir, je décidai que le bâtard ne rentrerait plus chez lui quand j’y étais. Sa maîtresse dut appeler Valérie pour qu’elle vienne me chercher afin que son chat puisse réintégrer son foyer. Ma fugue fit comprendre à Hervé et à Valérie que j’étais malheureux. Hervé disait de moi que j’étais «un chat d’adultes», c’est-à-dire que je n’aimais pas beaucoup la compagnie des enfants : c’était vrai. J’aimais jouer, mais avec des adultes ; les enfants – leurs cris, surtout – m’effrayaient.

Puis un jour, en 1999, Jacques et Krystyna arrivèrent. Je venais d’avoir cinq ans. Eux aussi adoraient les chats. En les voyant tous ensemble, je me serais cru dans une réunion d’Égyptiens, dans l’Antiquité, alors que mes illustres ancêtres faisaient l’objet d’un culte religieux et étaient momifiés après leur mort.

Lorsqu’il vivait sa jeunesse en Belgique, Jacques avait eu un chat, Patachon, qu’il avait particulièrement aimé, quoique ce dernier ait vécu parmi dix autres chats que ses parents élevaient. Arrivé au Québec en 1969, il avait attendu 1980 avant d’acheter une maison à Brossard et, aussitôt, d’y accueillir des chats. Il avait eu Grisette, une petite chatte qui, à l’âge de deux ans, avait été attaquée par un microbe dont les vaccins qu’elle avait reçus ne la protégeaient pas ; Mirliflore, atteinte à trois ans d’un cancer du foie ; Hiram, un chat tapissé d’un curieux damier noir et blanc sur le ventre, et qui était mort d’une crise cardiaque à l’âge de six ans, devant les yeux effarés de Jacques.

Lorsque je rencontrai Jacques et Krystyna, ils hébergeaient un persan, Mistigris, et un bleu de Russie, Salomon, tous deux plus âgés que moi, et qui avaient partagé plusieurs années avec Hiram.

Dès qu’il me vit, Jacques me prit dans ses bras, comme un bébé. Je grognai, n’étant pas habitué à de telles cajoleries. Il m’embrassa sur la tête, puis me relâcha. J’étais adopté pour la seconde fois. J’appris par la suite qu’Hervé avait eu pitié de moi et avait demandé à Jacques de me prendre chez lui afin que je ne sois plus importuné par les chiens et les cris des enfants. J’avais alors 5 ans. J’étais ré-adopté.

Le voyage entre Stanstead et Brossard se fit sans problème. J’allais d’un siège à l’autre dans la voiture. Il y avait déjà deux chats chez Jacques : Mistigris et Salomon. Au bout de quelques jours, ils avaient fini par tolérer ma présence. Mistigris était un vieux persan : il mourut à 17 ans. Quelques mois plus tard, c’était au tour de Salomon, qui souffrait d’arthrite au point de ne plus pouvoir se pencher pour faire ses besoins ; il avait également 17 ans. En 2003, j’étais seul.

J’étais enfin tranquille, mais Jacques s’imaginait que je m’ennuyais, mais il se trompait. Le 22 juin, la chatte de son amie Jeanne avait eu des petits. Le 3 août, Jacques et Krystyna lui rendirent visite pour en adopter un. Chemin faisant, en discutant, ils décidèrent qu’un chaton, c’était bien, mais que deux, ce serait mieux : ils pourraient jouer ensemble tandis que je les regarderais. Comme si j’avais envie de regarder jouer d’autres chats ! Chez Jeanne, il fallut choisir : il y avait quatre chatons à adopter. Jeanne prit bien soin de préciser que ceux qui ne seraient pas choisis seraient exterminés. Devant ce dilemme, Jacques et Krytyna ne purent choisir. Ils repartirent avec les quatre petits.

J’héritais donc de toute une famille, moi qui aimais tant ma tranquillité! Jacques leur choisit de beaux noms: Attila (l’agité), Zorro (le justicier masqué), Saba (la reine) et Isis (la déesse)! C’étaient de beaux noms, mais moi, je savais que le mien était unique: personne ne s’est jamais appelé Moutouffe!

Nous nous sommes bien arrangés comme cela durant quatre ans. Les petits m’achalaient de temps en temps, mais un coup de patte suffisait en général à les calmer. Attila était particulièrement fort, nerveux et souvent agressif; il attaquait parfois tout le monde sans motif apparent.

Nous étions tous très bien traités. Il y avait trois bacs remplis de litière agglutinante, que Krystyna nettoyait deux fois par jour. Trois bols étaient en permanence remplis de croquants, de lait et d’eau de source. Le matin, Krystyna ouvrait deux boîtes de nourriture pour chat achetées chez le vétérinaire, et une autre le soir si nous en demandions. Saba était un peu gourmande et Attila brûlait ses calories en courant partout. Isis et Zorro semblaient peu sensibles aux plaisirs de la table. Quant à moi, je savais que Jacques et Krystyna m’autoriseraient à manger de leur nourriture; ils m’en réservaient toujours une bonne part. C’est pourquoi j’aimais tout: les petits pois, les chips au fromage, les frites avec de la mayonnaise (Jacques était d’origine belge!), la tarte au riz, les céréales, le gruau d’avoine, les crêpes, le poisson, les fruits de mer, le pâté de foie gras, et surtout la viande. Lorsqu’il y avait du steak de cheval, c’était le banquet pour tout le monde – c’est-à-dire à peu près toutes les trois semaines, car il fallait aller à Saint-Jean pour y acheter cette viande chez Prince Noir, la boucherie chevaline.

Atteint de diabète de type 2, Jacques devait surveiller son régime alimentaire. Il mangeait souvent de cette viande qui ne contenait aucun gras: un vrai délice! Sinon, Krystyna cuisinait toujours d’excellents mets : côtelettes ou escalopes de veau, pierogys (elle était d’origine polonaise!), endives farcies, poulet de grain, etc. Chaque jour était une fête pour moi, la meilleure fourchette en ville! Afin de contribuer aux dépenses alimentaires, je ramenais quotidiennement, sur la galerie, un mulot ou un oiseau égorgés. C’était un cadeau pour Jacques et Krystyna, et en même temps que la preuve incontestable de mes talents de chasseur.

Mais un jour, au cours de l’été de 2007, ma vie bascula. Un de ces mulots ne voulut pas se laisser égorger sans combattre. Il me mordit la patte antérieure droite et m’inocula je ne sais quel microbe. Ma patte gonflait. Jacques finit par s’en inquiéter. Je n’avais pas d’abcès apparent : toute l’infection se trouvait à l’intérieur du membre. Krystyna m’examina et constata que c’était douloureux. Ils me conduisirent chez le vétérinaire qui fit test sur test avant de m’opérer. Finalement, après cette opération, qui m’avait soulagé de tout ce pus et le portefeuille de Jacques de quelque 750 dollars, je revins à la maison.

Pendant ce temps, Attila et les autres chats m’avaient cherché partout. Ne me voyant pas revenir, Attila avait affirmé sa dominance. Il était devenu le boss. Mais je revenais, quoique affaibli. Au début, on m’interdisait de sortir – pour que je ne me fasse plus mordre. Attila tenta de me déloger de ma place de patriarche, que je tentais de reconquérir. Je me vis dans l’obligation de marquer mon territoire en pissant sur les tentures de la chambre et les rideaux du salon et de la salle à manger. De temps en temps, je laissais une vraie piscine d’un demi-litre bien en vue au milieu du chemin. Krystyna et Jacques avaient une patience infinie. Ils nettoyaient tout, me grondaient sans me battre; Krystyna lavait les rideaux chaque jour, désinfectait tout. Ça n’allait pas très bien. Je ne me sentais pas heureux; j’avais perdu mon entrain parce que l’on ne me permettait plus de sortir. Finalement, Jacques et Krystyna cédèrent et me laissèrent à nouveau sortir. Je n’allais pas très loin: il faisait froid et nous battions des records de chutes de neige.

Au mois de décembre, un nouvel incident arriva. Jacques remarqua une nouvelle bosse qui se formait sur une de mes pattes – la patte antérieure gauche, cette fois-ci. Il crut que je m’étais encore fait mordre et qu’un abcès était en train de se développer. Inquiets, Jacques et Krystyna me conduisirent encore chez le vétérinaire, qui leur dit que le seul moyen de savoir ce que cachait cette bosse était de l’ôter et, donc, de m’opérer à nouveau.

Cette seconde opération eut lieu le 8 janvier 2008. Nouvelle anesthésie, nouvelle convalescence. À la fin de l’opération, le vétérinaire annonça, la gueule enfarinée, que cette bosse n’était en fait qu’une inoffensive boule de graisse, et que son ablation avait été inutile. Sauf qu’il l’avait facturée, comme la première, 750 dollars.

Mais moi, j’avais très mal supporté cette seconde opération. Je n’étais plus du tout le même. Les deux anesthésies avaient été trop rapprochées dans le temps et mon cœur de vieux chat de 14 ans en avait souffert. Nous étions en mars 2008. Il faisait toujours aussi froid. Je continuais à pisser partout et j’y avais ajouté mes autres besoins : chaque jour, Jacques ou Krystyna trouvait dans la maison ce qui aurait dû se trouver dans la litière. Krystyna avait raccourci tous les rideaux afin que je ne les atteigne pas avec mes pisses. Attila avait commencé à me faire concurrence dans cette «signature» du territoire. La situation était devenue infernale. À bout de patience, Jacques en parla avec Hervé, qui lui apprit que, lui aussi, deux ans plus tôt, avait eu des problèmes similaires avec Timothy au lendemain d’une opération, et que la seule solution qu’ils avaient finalement dû envisager, Valérie et lui, avait été l’euthanasie, non sans avoir tenté toutes sortes de solutions avant cet ultime recours. C’est ainsi que Jacques décida que je devrais être euthanasié. La mort, ce n’est tout de même pas une insignifiance…

Le dimanche 30 mars 2008, Jacques et Krystyna me transportèrent pour la dernière fois chez le vétérinaire. Ils pleuraient tous les deux. On me fit une première injection, qui m’endormit, puis une seconde, qui me paralysa le cœur. Ils restèrent auprès de moi jusqu’à la fin.

S’il avait su tout cela plus tôt, Jacques ne m’aurait jamais fait opérer une seconde fois et je n’aurais probablement pas été condamné à mourir aussi tôt. Si le vétérinaire avait été compétent et surtout honnête, il aurait dit, au premier examen, que cette bosse n’était qu’une boule de graisse inoffensive, au lieu de jouer sur les sentiments des clients et suggérer une opération coûteuse qui n’avait pour but que de l’enrichir. Mais un cabinet de vétérinaire n’est pas un bureau d’aide sociale; c’est, d’abord et avant tout, une entreprise lucrative.

J’ai tout fait pour être un bon chat, mais je n’ai pu profiter d’une vieillesse heureuse. À cause de quelques erreurs, on m’a condamné et fait exécuter. Jacques, lui aussi, s’est beaucoup trompé dans sa vie. C’est la mort qui l’attend, lui aussi, au terme de sa vieillesse. J’espère seulement qu’elle sera rapide et indolore, comme la mienne, mais qu’elle sera plus juste.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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