Si nous essayons de porter, dans la mesure du possible, un regard empathique sur la décision déchirante, que Wolf est contraint de prendre dans la plus grande des solitudes sans disposer d'aucun secours et d'aucun repère, le comportement de ses maîtres peut être jugé inapproprié et inhumain. Seul le loup brun eut le courage d'effectuer la rupture qui s'imposa à lui et de porter le fardeau de son destin. Ayant cherché vainement à savoir le fond de leurs pensées et de leurs sentiments, de leurs volontés opposées, il aurait voulu concilier l'inconciliable. Admirablement écrite, cette nouvelle triste et tragique montre une fois de plus que Jack London est fin connaisseur des loups ou des chiens-loups auxquels il a consacré une autre nouvelle, Croc-Blanc. Cependant, « au-delà de l'histoire anecdotique d'un chien partagé entre ses différents maîtres, "Loup brun" évoque des notions bien plus importantes : la nature profonde des êtres, la liberté de choix, l'appel irrésistible du monde sauvage contre le confort de la civilisation. L'aventure de Loup brun peut accéder, sinon au mythe comme celle de Buck dans L'appel sauvage, du moins à une dimension qui dépasse le simple enjeu qui en est l'origine. » ( Jack London, Loup brun, texte intégral traduit par Paul Wens 1914 , dossier par Marianne et Stéphane Chomienne, folioplus, « classiques », 2011, p. 58 pour la citation et texte de la nouvelle: p. 7-28)
Elle était restée en arrière à mettre ses caoutchoucs, à cause de l'herbe chargée de rosée, et lorsqu'elle sortit de la maison, elle trouva son mari absorbé devant un bourgeon d'amandier qui s'ouvrait. Elle promena un regard Inquisiteur au-dessus de l'herbe haute et parmi les arbres du verger.
« Où est Loup! demanda-t-elle.
- Il était ici il y a un moment ». Walt Irvine s'arracha de la métaphysique et de la poésie que suscitait en lui un bourgeon et regarda le paysage. « La dernière fois que je l'ai vu, il poursuivait un lapin.
- Loup! Loup! Ici! » appela-t-elle tandis qu'ils quittaient la clairière. Ils prirent le sentier qui mène à la route à travers la jungle où poussent les manzanitas à clochettes de cire.
Irvine mit entre ses lèvres le petit doigt de chacune de ses mains et en fit sortir un coup de sifflet aigu. Elle se boucha les oreilles en hâte et fit une grimace.
« Pour un poète délicat, vous savez faire des bruits horribles. Mes tympans sont crevés; vous sifflez mieux que ...
- Orphée.
- j'allais dire un gamin des rues, conclut-elle sévèrement.
- La poésie n'empêche pas le sens pratique, du moins personnellement la mienne n'est pas d'un génie futile qui ne peut pas vendre son trésor aux magazines. » Et il continua en se donnant des airs importants.
«Je ne suis pas un chanteur de grenier, ni un poète de salon. Pourquoi? Parce que je suis pratique. Mon chant n'est pas si misérable qu'il ne se puisse changer, selon sa propre valeur, en un cottage couvert de fleurs, en un joli pré au pied de la montagne, en un bouquet de bois rouges, un verger de trente-sept arbres, une longue rangée de mûriers et deux petits rangs de fraises, sans compter un quart de mille d'un ruisseau chantant. je suis un marchand de beauté, un vendeur de chansons, et je poursuis l'utile, ma chère Madge. Je chante une chanson, et grâce aux éditeurs des magazines, je transmute mon chant en un souffle de vent d'ouest qui soupire parmi nos bois rouges; en un murmure d'eaux sur les pierres moussues. Tout cela me chante en retour une autre chanson qui est cependant la même, admirablement ... transmutée.
- Oh! si seulement toutes vos transmutations de chansons étaient aussi heureuses! dit-elle en riant.
- Nommez-m'en une qui ne l'ait pas été.
- Ces deux magnifiques sonnets que vous avez transmutés en une vache qui est la plus mauvaise laitière du village.
- Elle était belle, commença-t-il.
- Mais ne donnait pas de lait, interrompit Madge. Mais elle était belle, voyons? insista-t-il.
Et voilà un cas où la beauté et l'utilité ne vont pas ensemble, répondit-elle. Et voilà Loup! »
Sur la pente boisée de la colline, on entendit te craquement des broussailles, puis, à quarante pieds au-dessus d'eux, sur le bord d'un mur de roc, apparurent la tête et les épaules d'un loup. En se cramponnant, ses pattes de devant firent tomber un caillou; les oreilles dressées et les yeux attentifs, il suivit le caillou qui roula jusqu'à leurs pieds. Puis son regard se déplaça et, la gueule ouverte, il rit en les regardant.
« Ô Loup, cher Loup! » lui crièrent l'homme et la femme. A ce son, les oreilles se raplatirent et se couchèrent en arrière, et la tête parut s'allonger sous les caresses d'une main invisible.
Ils le regardèrent ramper à reculons dans le fourré puis continuèrent leur marche. Quelques minutes après, à un endroit où la pente était moins abrupte, il les rejoignit à un tournant du sentier, au milieu d'une petite avalanche de cailloux et de terre. Il n'était pas démonstratif. L'homme lui donna une tape et le frotta derrière les oreilles, la femme le caressa plus longtemps, après quoi il marcha devant eux sur le sentier, glissant sans effort sur le sol en vrai loup qu'il était.
Sa taille, son pelage et sa queue étaient d'un grand loup des bois, mais sa couleur et ses taches t'empêchaient de prétendre être un loup: là, le chien se montrait sans qu'on pût s'y tromper. Aucun loup n'avait ces couleurs. Il était brun, brun foncé, brun rouge, une orgie de bruns. Le dos et les épaules étaient d'un brun chaud qui pâlissait sur les flancs et sous le ventre jusqu'à un jaune qui était terne parce qu'il y restait du brun. Le blanc de la gorge et des pattes, ainsi que les taches au-dessus des yeux, étaient sales à cause du brun persistant et ineffaçable, tandis que les yeux eux-mêmes étaient deux topazes, d'or et de brun.
L'homme et la femme aimaient beaucoup le chien; peut-être parce qu'il avait été si difficile de gagner son amitié. Cela n'avait pas été chose aisée, lorsqu'il était arrivé pour la première fois, mystérieusement, on ne savait d'où, à leur petit cottage de montagne. Il avait mal aux pattes et il était affamé; il avait tué un lapin sous leur fenêtre, et devant leurs yeux, puis il s'était enfui et avait dormi près de la source, au pied des buissons de mûres. Lorsque Walt lrvine alla voir l'intrus, il reçut des grognements pour sa peine, et Madge elle aussi fut mal reçue lorsqu'elle arriva apportant en signe de paix un grand plat de pain et de lait.
Il se montra un chien des moins sociables, leur gardant rancune de toutes leurs avances, refusant de se laisser toucher et les menaçant, les crocs à nu et le poil hérissé. Néanmoins il resta, dormant et se reposant près de la source, mangeant la nourriture qu'ils lui avaient apportée et qu'ils avaient posée à une distance prudente. Il avait attendu qu'ils se fussent en allés. Son état misérable explique pourquoi il resta; et après s'être fortifié, au bout de quelques jours, il disparut.
Cela aurait été la fin de l'histoire, en ce qui concerne lrvine et sa femme, si lrvine à ce moment même n'avait pas été appelé dans le nord de l'État. Dans le train, près de la limite qui sépare la Californie de l'Oregon, il regarda par hasard par la fenêtre et vit son hôte peu sociable trottant sur la route, brun et avec son allure de loup, fatigué et pourtant infatigable, couvert de poussière et sali par une course de deux cents milles.
lrvine était un homme d'impulsion, un poète. Il descendit du train à la station suivante, acheta chez un boucher un morceau de viande et attrapa le vagabond à l'entrée de la ville. Le voyage de retour fut accompli dans le fourgon des bagages, et ainsi Wolf arriva pour la seconde fois au cottage de la montagne. Là, on l'enchaîna pendant une semaine; l'homme et la femme le comblèrent d'amitiés. Se tenant à distance, étranger comme un voyageur d'une autre planète, il grogna à leurs paroles douces. Jamais il n'aboyait. Tout le temps qu'ils l'eurent auprès d'eux, ils ne l'entendirent jamais aboyer.
Le gagner était le problème : lrvine aimait les problèmes. Il fit faire une plaque de métal sur laquelle on estampilla « Renvoyez à Walt lrvine. Glan Ellen, Sonoma County. California. » Cela fut rivé à son collier et bouclé au cou du chien. Puis on le relâcha et promptement il disparut.
Un jour plus tard, un télégramme arriva du County de Mendocino. En vingt heures il avait parcouru plus de cent milles vers le Nord et lorsqu'on l'attrapa il était en pleine marche.
ll fut ramené par l'Express Wells Fargo. Enchaîné pendant trois jours, relâché le quatrième. il repartit. Cette fois-ci, il gagna l'Oregon du Sud avant d'être rattrapé et réexpédié.
Toujours, dès qu'on lui rendait sa liberté, il s'enfuyait et toujours vers le nord. Une obsession le poussait au nord : « L'instinct du home », dit Irvine après avoir dépensé le prix que lui rapporterait un sonnet, à ramener l'animal du nord de l'Oregon.
Une autre fois, le vagabond brun réussit à traverser la moitié de la longueur de la Californie, tout l'Oregon et presque tout le Washington avant d'être retrouvé et réexpédié « en port dû ». Une chose remarquable était la vitesse avec laquelle il voyageait. Une fois nourri et reposé, dès qu'il était lâché, il mettait toute son énergie à couvrir du terrain. Le premier jour, on savait qu'il parcourait jusqu'à cent cinquante milles, après cela c'était une moyenne de cent milles jusqu'à ce qu'on l'attrapât. Il revenait toujours efflanqué, affamé et sauvage, et repartait chaque fois frais et vigoureux, coupant son chemin vers le nord, obéissant à une force que personne ne pouvait comprendre.
Mais enfin, après une année dépensée inutilement en fuites, il accepta l'inévitable et choisit de rester au cottage, où il avait tué un lapin et où il dormait près de la source.! Même après cela, il se passa un long intervalle avant que l'homme et la femme parvinssent à le caresser. Ce fut une grande victoire, car à eux seuls il fut permis de mettre la main sur lui. Il était exclusif, â un degré fastidieux, et aucun hôte du cottage ne parvint à l'approcher. Un grognement sourd accueillait celui qui s'avançait et, si quelqu'un était assez hardis pour aller plus près, les lèvres se retroussaient, les crocs apparaissaient à nu, le grognement devenait un grondement si terrible et si méchant que les plus courageux en avaient peur. Cela effrayait aussi les chiens de fermiers qui savaient ce qu'était un grognement de chien, mais qui n'avaient jamais entendu celui d'un loup.
On ne connaissait pas ses antécédents. Son histoire commençait avec Walt et Madge. Il était venu du Sud, mais ils ne trouvèrent jamais la trace du maître qu'il avait sans doute fui. Mme Johnson, la voisine la plus rapprochée et celle qui leur fournissait le lait, disait que c'était un chien du Klondike. Elle avait un frère qui creusait la terre gelée de ce pays-là pour y trouver de l'or, c'est pourquoi elle se donnait comme une autorité sur ce sujet.
Mais ils ne la contredirent pas. L'extrémité des oreilles de Wolf avait apparemment été une fois gelée si fortement qu'elle ne pouvait pas se cicatriser. De plus, il ressemblait aux photographies de chiens de l'Alaska qu'ils avaient vues publiées dans les magazines et les journaux. Ils faisaient souvent des suppositions sur son passé et essayaient de se figurer - d'après ce qu'ils avaient lu et entendu - ce qu'avait été sa vie dans le Nord. Ils savaient que le Nord l'attirait encore, car la nuit ils l'entendaient parfois pleurer doucement. Lorsque le vent du nord soufflait et que la morsure de la gelée était dans l'air, il devenait fort agité et il laissait entendre une plainte lamentable qu'ils savaient être un hurlement de loup. Cependant, il n'aboyait jamais : aucune provocation, si grande qu'elle fût, n'aurait pu lui arracher un cri de chien.
Ils avaient longtemps discuté, alors qu'ils essayaient de le gagner, auquel des deux il appartenait. Chacun le revendiquait et se targuait à haute voix de la moindre expression d'affection que montrait le chien. Mais l'homme eut tout d'abord la préférence parce qu'il était un homme : c'était clair, Wolf n'avait jamais eu affaire à une femme. Les jupes de Madge étaient une chose qu'il n'avait jamais comprise, le bruit qu'elles faisaient étaient assez pour lui faire hérisser le poil avec méfiance, et pendant les jours de vent, elle ne pouvait pas l'approcher.
D'autre part, c'était Madge qui le nourrissait, c'était elle qui avait charge de la cuisine et c'était par sa faveur seule qu'il avait la permission d'entrer dans cette enceinte sacrée. C'est à cause de cela qu'elle se promettait de surmonter le désavantage que lui causaient ses jupes. Walt, de son côté, se donnait beaucoup de peine; il prit l'habitude d'avoir Wolf couché à ses pieds tandis qu'il écrivait, perdant ainsi beaucoup du temps qu'il devait à son travail, à le caresser et à lui parler. Walt finalement gagna la partie, sa victoire était probablement due à ce qu'il était un homme. Madge prétendait qu'ils auraient pu avoir un autre quart de mille de ruisseau chantant, et au moins deux vents d'ouest dans leurs taillis de bois rouge si Walt avait mis son énergie dans la transmutation de chansons, s'il avait laissé Wolf à son goût naturel et n'avait pas influencé son jugement.
« II est temps que j'aie des nouvelles de ces triolets », dit Walt après un silence de cinq minutes pendant lesquelles ils avaient lentement descendu le sentier. Il y aura un chèque à la poste, je le sais, et nous le changerons en belle farine de sarrasin, un gallon de sirop d'érable et une nouvelle paire de caoutchoucs pour vous.
- Et en beau lait de la belle vache de Mme Johnson, ajouta Madge. C'est demain le premier du mois, vous savez? » Walt fit la moue sans le savoir, puis sa figure s'éclaira et de la main il tapa sur sa poche. « Cela ne fait rien, j'ai ici une belle vache neuve, la meilleure laitière de Californie.
- Quand avez-vous écrit cela ? » demanda-t-elle vivement. Puis avec un reproche : « Et vous ne me l'avez jamais montré.
- Je l'ai gardé pour vous le lire en allant sur le chemin de la poste, à un endroit qui ressemble étonnamment à celui-ci », répondit-il en indiquant d'un geste de la main un tronc d'arbre sec sur lequel on pouvait s'asseoir.
Un petit ruisseau sortait d'une épaisse touffe de fougères, glissait sur une pierre à bord moussu et traversait le sentier à leurs pieds. De la vallée montait le doux chant des alouettes, tandis qu'autour d'eux, çà et là, à travers le soleil et l'ombre, voletaient de grands papillons jaunes.
Un autre son montait, que Walt perçut tandis qu'il lisait à mi-voix son manuscrit. C'était un lourd bruit de pas ponctué de temps à autre par le son d'une pierre déplacée. Comme Walt finissait et regardait sa femme pour avoir son approbation, un homme leur apparut au tournant du sentier. Il était nu-tête et en nage. Avec son mouchoir, il épongeait sa figure tandis que de l'autre main il tenait un chapeau neuf et un faux col empesé mais flasque. C'était un homme bien bâti et ses muscles semblaient sur le point de faire éclater les vêtements terriblement neufs et tout faits qu'il portait.
« Chaude journée », dit Walt en le saluant. - Walt croyait à la démocratie de la campagne et ne manquait jamais une occasion de le montrer. L'homme s'arrêta et fit un signe de tête. « Je m'aperçois que je ne suis guère habitué à la
chaleur », avoua-t-il comme en s'excusant. « Je suis plus habitué à la température qui marque zéro.
- Vous ne trouverez pas cela ici, dit Walt en riant.
- On dirait que non, répondit l'homme. Et puis ce n'est pas non plus ce que je cherche. Je cherche ma sœur. Peut-être savez-vous où elle habite. Son nom est Johnson. Mme William Johnson.
- Vous n'êtes pas son frère du Klondike? s'écria Madge les yeux brillants d'intérêt, celui dont nous avons tant entendu parler?
- Oui, madame, c'est moi, répondit-il modestement.
Mon nom est Miller, Skiff Miller. Je pensais lui faire une surprise.
- Vous êtes sur le bon chemin alors, seulement vous êtes venu par le sentier. »
Madge se leva pour lui montrer la direction, indiquant le canyon à un quart de mille. « Vous voyez ce bois rouge foudroyé. Prenez ce petit sentier qui tourne à droite. C'est la traverse pour aller à sa maison. Vous ne pouvez pas vous tromper.
Oui, madame, merci, madame », dit-il.
Il fit un effort pour partir, mais semblait gêné, rivé au sol. Il la regardait avec une admiration naïve dont il n'avait pas conscience, une admiration qui le plongeait dans un embarras dont il ne savait sortir.
« Nous voudrions bien vous entendre parler du Klondike, dit Madge. Est-ce que nous ne pourrions pas venir un jour chez votre sœur pendant que vous y êtes? Ou plutôt, est-ce que vous ne pourriez pas venir dîner avec nous?
- Oui, madame, merci madame », murmura-t-il machinalement. Puis il revint à lui et ajouta: «Je ne reste pas ici
longtemps. Il faut que je parte de nouveau pour le Nord. Je reprends le train de ce soir, vous savez, j'ai une entreprise avec le gouvernement. »
Lorsque Madge dit qu'elle regrettait, il fit un autre effort pour partir; mais il ne pouvait pas quitter son visage des yeux. Dans son admiration, il oubliait son embarras; ce fut à son tour à elle de rougir et de se sentir mal à l'aise!
Au moment où Walt avait décidé qu'il était temps de dire quelque chose pour relâcher la tension, Wolf qui s'en était allé fureter dans les buissons réapparut, trottant de son allure de loup.
La distraction de Skiff Miller s'évanouit. La jolie femme qui était devant lui quitta son champ de vision. Ses yeux n'étaient que pour le chien et un grand étonnement se montra sur son visage.
« Eh bien! que je sois damné! » dit·il doucement et solennellement.
Il s'assit sur un tronc, songeur, laissant Madge debout. Au son de sa voix, les oreilles de Wolf s'étaient couchées et sa gueule s'était ouverte pour rire. Il trotta doucement vers l'étranger et tout d'abord sentit .ses mains, puis les lécha. Skiff Miller caressa la tête du chien et du même ton répéta: « Que je sois damné! »
« Excusez-moi, madame, dit-il aussi, mais j'étais un peu surpris, voilà tout.
- Nous aussi, nous sommes surpris, répondit-elle légèrement, nous n'avons jamais vu Wolf s'attacher à un étranger.
- C'est comme ça que vous l'appelez. Wolf? » demanda l'homme.
Madge fit un signe de tête. « Mais je ne puis pas comprendre son amitié pour vous, à moins que ce soit parce que vous venez du Klondike. C'est un chien du Klondike, vous savez?
- Oui, madame», dit Miller, distrait.
Il souleva une des pattes de devant de Wolf et examina la sole l, la pressant et y enfonçant son pouce.
« C'est bien mou, remarqua-t-il, il n'a pas été sur la route depuis quelque temps.
- Dites donc, dit Walt, c'est remarquable qu'il vous laisse le manier ainsi. »
Skiff Miller se leva, l'admiration pour Madge ne le gênait plus, et d'une voix sèche, comme s'il parlait affaires, il demanda :
« Depuis combien de temps l'avez-vous? »
À ce moment même, le chien s'agitant et se frottant contre les jambes du nouveau venu ouvrit la gueule et aboya. C'était un aboiement qui éclatait, court et joyeux, mais c'en était un.
« C'est du nouveau pour moi », remarqua Skiff Miller. Walt et Madge se regardèrent : le miracle s'était produit,
Wolf avait aboyé.
« C'est la première fois qu'il a aboyé, dit Madge.
- La première fois que je l'entends aussi », ajouta Miller. Madge lui sourit. L'homme était certainement plein d'humour.
- « Naturellement, dit-elle, vous ne l'avez encore vu que cinq minutes. »
Skiff Miller la regarda vivement, cherchant sur son visage l'artifice que ses paroles lui avaient fait soupçonner.
« Je croyais que vous aviez compris, dit-il lentement. Je pensais que vous y seriez en le voyant me faire des amitiés. C'est mon chien. Son nom n'est pas Wolf. C'est Brun.
- Ô Walt! » fut le cri Instinctif de Madge à son mari.
Walt fut aussitôt sur la défensive.
« Comment savez-vous que c'est votre chien? demanda- t-il.
- Parce qu'il l'est, fut la réponse.
- Simple affirmation», dit Walt sèchement.
De son air lent et pensif, Skiff Miller le regarda puis demanda en donnant un coup de tête du côté de Madge :
« Comment savez-vous qu'elle est votre femme ? Vous dites : Parce qu'elle l'est, et moi je dis ce n'est qu'une affirmation. Ce chien est à moi. Je l'ai élevé et je devine, je devrais le savoir. Regardez : je vais vous le prouver. »
Skiff Miller se tourna vers le chien: « Brown ! » Sa voix était vive et, à ce ton, les oreilles du chien se couchèrent comme pour recevoir une caresse. « Gee! » Et le chien tourna à droite en se balançant. « Maintenant mush-on!» Et le chien cessa de se balancer soudain et partit en avant en ligne droite, s'arrêtant au commandement.
« Je peux lui faire faire cela au sifflet, dit Skiff Miller avec fierté, il était mon chien de tête.
- Mais vous n'allez pas l'emmener avec vous? » dit Madge d'une voix tremblante.
L'homme fit signe de fa téte.
« Vous allez le ramener dans ce terrible pays de souffrance? »
Il secoua la tête et ajouta : « Ce n'est pas si terrible que cela. Regardez-moi. Je suis un échantillon d'assez bonne santé, eh?
- Mais les chiens! Les privations terribles, le travail tuant, la faim, la gelée! Oh, j'en ai lu assez là-dessus, et je sais.
- Une fois je l'ai presque mangé, là-haut sur la rivière de Little Fish, dit Miller, renfrogné. Si je n'avais pas tué un moose ce jour-là ... C'est ce qui l'a sauvé.
- Je serais plutôt morte, dit Madge.
- C'est différent, par ici, expliqua Miller. Vous n'avez pas à manger des chiens. Vous penseriez autrement si vous alliez passer tout à fait, mais ça ne vous est jamais arrivé, jamais, c'est pour cela que vous ne savez pas ce que ça signifie.
- C'est bien où nous voulons en venir, répondit-elle chaudement. En Californie, les chiens ne sont pas mangés; pourquoi ne pas le laisser ici? Il est heureux, il ne manque jamais de nourriture, vous le savez. Il ne souffrira jamais de faim ni de privations. Ici tout est douceur et gentillesses. Ni l'homme ni la nature ne sont sauvages. Jamais il ne sentira un coup de fouet. Pour ce qui est du climat, il ne neige jamais ici.
- Mais faites excuse, c'est une chaleur de feu en été, dit Skiff Miller en riant.
- Mais vous ne répondez pas, continua Madge avec passion. Qu'avez-vous à lui offrir dans cette existence du Nord?
- De quoi manger, quand je le peux, ce qui est presque tout le temps, fut la réponse.
- Et le reste du temps?
- Rien à manger.
- Et le travail ?
- Oui, beaucoup de travail, dit l'étourdi Miller avec impatience. Du travail sans fin, et la famine, et la gelée, et toutes les autres misères : c'est ce qu'il aura en venant avec moi. Mais il aime cela; il y est habitué, il connaît cette vie. C'est pour elle qu'il est né et qu'il a été élevé. Et vous n'y connaissez rien, vous ne savez pas de quoi vous parlez. C'est là-bas que le chien est né et c'est là-bas qu'il sera le plus heureux.
- Le chien ne s'en ira pas, annonça Walt d'une voix déterminée. Ce n'est donc pas la peine de discuter davantage.
- Qu'est-ce que vous dites? demanda Skiff Miller, fronçant les sourcils; et le rouge lui montait au front.
- Je dis que le chien reste ici, la chose est décidée. Je ne crois pas que ce soit votre chien. Vous l'avez peut-être vu quelque part; peut-être même l'avez-vous conduit pour son maître. Mais le fait qu'il obéisse aux commandements ordinaires de la route en Alaska ne démontre pas qu'il soit à vous. N'importe quel chien en Alaska vous obéirait comme lui. De plus, c'est sans doute un chien qui a de la valeur en Alaska, et cela expliquerait suffisamment votre désir d'en prendre possession. En tout cas, Il vous faut prouver qu'il est à vous. »
Skiff Miller, tranquille et tout de sang-froid, le front plus rouge encore, ses grands muscles faisant des bosses sous l'étoffe noire de sa veste, regarda le poète avec soin de bas en haut, comme s'il mesurait la force qui pouvait émaner de son corps svelte. L'homme du Klondike eut sur le visage une expression de dédain lorsqu'il dit «Je crois que je ne vois rien qui puisse m'empêcher de prendre le chien à l'instant. »
Walt rougit, les muscles de ses bras et ses épaules semblèrent se raidir et se tendre.
Pleine d'appréhension, la femme s'interposa.
«Peut-être M. Miller a-t-il raison, dit-elle. j'ai peur qu'il n'en soit ainsi. Wolf semble le connaître et certainement il répond au nom de Brun. If s'est lié d'amitié avec lui sur-le-champ, et vous le savez, c'est ce qu'il n'a fait avec personne d'autre auparavant. De plus, pensez à la manière dont il a aboyé. Il éclatait de joie, de joie pourquoi? Sans doute parce qu'il retrouvait M. Miller. »
Les muscles de Walt se relâchèrent et ses épaules semblèrent tomber d'impuissance.
« Je devine que vous avez raison, Madge, dit-il. Wolf n'est pas Wolf, mais Brun, et il doit appartenir à M. Miller.
- Peut-être M. Miller le vendra-t-il? insinua-t-elle. Nous pourrions l'acheter. »
Skiff Miller secoua la tête; il n'était plus sur la défensive, mais s'était radouci, prompt à se montrer généreux en réponse à la générosité.
«J'ai cinq chiens, dit-il en cherchant le meilleur moyen d'atténuer son refus. C'était lui le chien de file; ils formaient le meilleur attelage de l'Alaska. Rien ne pouvait les égaler. En 1898 j'ai refusé cinq mille dollars de la meute. Les chiens valaient cher, à ce moment-là: c'est un fait - mais ce n'est pas cela qui poussa le chiffre à ce prix de fantaisie, c'était l'attelage lui-même. Brun était le meilleur de tous. Cet hiver-là, je refusai de le vendre douze cents dollars; je ne l'ai pas vendu alors, je ne le vends pas maintenant. De plus, je fais beaucoup de cas de ce chien. Voici trois ans que je le cherche. Je fus malade lorsque je m'aperçus qu'il avait été volé - non pas à cause de sa valeur à lui, mais parce que je l'aimais ... comme l'enfer - excusez-moi. Je ne pouvais pas en croire mes yeux lorsque je l'aperçus tantô: je croyais que je rêvais, c'était trop beau pour être vrai. Enfin j'ai été sa nourrice, je le mettais au lit chaque soir. Sa mère était morte, je l'ai élevé avec du lait condensé à deux dollars la boîte, alors que je ne pouvais pas m'en payer dans mon café. Jamais il n'a connu d'autre mère que moi. Il avait l'habitude de me sucer toujours le doigt, le petit matin, ce doigt-ci, tenez.»
Et Skiff Miller, trop ému pour en dire davantage, leur présenta son index.
«Oui, ce doigt-ci», arriva-t-il à articuler, comme si cela prouvait absolument son droit et son affection.
Il était encore à contempler son index tendu quand Madge commença à parler.
« Mais le chien, dit·elle, vous n'avez pas considéré le chien. »
Skiff Miller sembla embarrassé. « Avez-vous seulement pensé à lui ?
- Je ne vois pas à quoi vous voulez en venir, répondit-il.
- Le chien a peut-être une voix dans la question, continua Madge. Vous ne l'avez pas consulté, vous ne le laissez pas choisir. Cela ne vous est jamais venu à l'idée que probablement il préférerait ia Californie à l'Alaska. Vous ne songez qu'à ce que vous aimez. Vous le traitez comme un sac de pommes de terre ou une balle de foin. »
C'était une nouvelle façon de voir les choses et Miller était visiblement impressionné, tandis qu'il la discutait dans son esprit. Madge mit à profit son indécision.
« Si vous l'aimez réellement, ce qui est son bonheur à lui sera le vôtre », insista-t-elle.
Skiff Miller continua à discuter en lui-même et Madge coula un regard de joie vers son mari qui le lui rendit d'un approbateur.
« Que pensez-vous? » demanda tout à coup l'homme du Klondike. C'était à son tour d'être embarrassé.
« Que voulez-vous dire? demanda-t-elle.
- Croyez-vous qu'il aimerait mieux rester en Californie? »
De nouveau Skiff Miller s'interrogea, cette fois-ci à haute voix, tout en promenant un regard judicieux sur l'animal disputé.
« C'était un bon travailleur, il a travaillé beaucoup pour moi. Jamais il ne m'a perdu de temps et il détenait le record pour dresser un nouvel attelage. Il a une tête, il peut tout faire sauf parler. Je comprend ce que vous lui dites : regardez-le maintenant. Il sait que nous parlons de lui. »
Le chien était couché aux pieds de Skiff Miller, la tête sur ses pattes, les oreilles droites et à l'écoute; les yeux étaient vifs et anxieux de suivre le son de la parole tandis qu'elle tombait d'une bouche puis de l'autre. « Et il y a encore beaucoup de travail en lui, il est encore bon pour des années. Et je l'aime, je l'aime comme l'enfer. »
Après cela, Skiff Miller ouvrit la bouche et la referma une fois ou deux sans rien dire, à la fin il parla :
« Je vais vous dire ce que je ferai. Vos remarques, madame, ont leur poids. Le chien a travaillé dur et sans doute il a gagné un doux repos et a le droit de choisir. En tout cas, nous le lui laisserons. Ce qu'il dira décidera. Vous autres, restez ici, assis. Je vous dirai adieu et m'en irai, comme si de rien n'était. S'il veut rester, il peut rester; s'il veut venir avec moi, laissez-le faire, je ne l'appellerai pas et vous ne l'appellerez pas pour qu'il revienne. »
Il regarda Madge soupçonneux, et ajouta : « Seulement il faut jouer franc jeu, il ne faut pas le persuader derrière mon dos.
- Nous jouerons franc jeu », commença Madge, mais Skiff Miller l'interrompit.
« Je connais la manière des femmes. Elles ont le cœur tendre. Lorsque leur cœur est en jeu, elles mettraient les cartes en tas, regarderaient en dessous et mentiraient comme le diable - faites excuse, madame ~ je ne parle que des femmes en général.
- Je ne sais pas comment vous remercier, dit Madge en tremblant.
- Je ne vois pas pourquoi vous me remercieriez, dit-il, Brun n'a pas encore décidé. Cela ne vous fait rien que je m'en aille en marchant lentement? Cela n'est que justice, vu que je serai hors de vue au bout de cent yards . »
Madge accepta et ajouta : « Et je promets sincèrement que nous ne ferons rien pour l'influencer.
- Alors je ferais aussi bien de me mettre en route », dit Skiff Miller du ton ordinaire d'un homme qui prend congé.
Au changement de voix, Wolf leva la tête rapidement et, plus rapidement encore, se mit sur ses pattes lorsque l'homme et la femme se serrèrent la main. Il se dressa sur ses pattes de derrière, posant ses pattes sur la manche de Madge, léchant en même temps la main de Skiff Miller. Lorsque celui-ci serra la main de Walt, Wolf recommença, s'appuyant sur Walt et léchant les mains des deux hommes.
« Ce n'est pas un pique-nique, je vous promets », furent les dernières paroles de l'homme du Klondike tandis qu'il se détournait et remontait lentement le sentier.
Sur une distance de vingt pieds, Wolf le regarda s'en aller, rempli d'ardeur et d'attente, comme si l'homme allait se retourner et revenir sur ses pas. Puis, avec un cri rapide et bas, Wolf sauta à sa poursuite, le dépassa, prit sa main entre ses dents avec tendresse, à contrecœur, et essaya doucement de l'arrêter.
Ne pouvant y parvenir, Wolf revint à la course là où Walt Irvine était assis, prenant sa manche entre les dents et essayant en vain de le traîner du côté de l'homme qui s'éloignait. Wolf devenait de plus en plus agité: il voulait être partout à la fois - être à deux endroits en même temps, avec l'ancien maître et le nouveau, et petit à petit la distance entre les deux s'accroissait. Il sauta çà et là, excité, faisant des bonds courts et nerveux, et se tournant tantôt vers l'un, tantôt vers l'autre, en une indécision douloureuse, ne sachant que faire, les voulant tous les deux et ne pouvant pas choisir, laissant échapper des pleurs rapides et aigus et commençant à haleter.
Tout à coup, il s'assit sur son train de derrière, leva le museau en l'air tandis que sa bouche s'ouvrait et se fermait avec des mouvements brusques, et chaque fois s'ouvrait davantage. Ces mouvements brusques correspondaient aux spasmes renouvelés qui attaquaient sa gorge, chaque spasme plus rude et plus intense que le précédent. En même temps, le larynx commença à vibrer, silencieux tout d'abord, tandis qu'un flot, une poussée d'air était chassée des poumons; puis il laissa échapper une note basse et profonde, la plus basse que perçoive l'oreille humaine. Tout cela formait les préliminaires nerveux et musculaires du hurlement.
Mais, comme le hurlement allait éclater de la gorge pleine, la gueule ouverte de toute sa largeur se ferma, les paroxysmes cessèrent et le chien regarda longtemps et sans arrêt l'homme qui s'éloignait.
Wolf tourna la tête et, avec autant d'attention, regarda Walt. L'appel n'obtint pas de réponse. Le chien ne reçut ni un mot ni un signe, aucune suggestion, aucun indice de la conduite à prendre.
Un regard en avant, vers le vieux maître approchant du tournant du sentier, l'excita à nouveau. Il se mit sur ses pattes et poussa un cri, puis, possédé d'une idée nouvelle, il donna son attention à Madge. Jusqu'alors, il l'avait négligée, mais maintenant, ses deux maîtres l'abandonnant, c'est tout ce qui lui restait. Il alla vers elle et poussa sa tête sur ses genoux, caressant son bras avec son museau - une vieille manie qu'il avait quand il mendiait des faveurs. Il se recula et s'éloigna d'elle et commença à se tortiller et à se retourner en jouant, faisant des courbettes et piaffant, se mettant debout à demi et frappant la terre de ses pattes.
Tout son corps entrait dans la lutte. Ses yeux cajolaient, ses oreilles se couchaient, sa queue remuait afin d'exprimer la pensée qui était en lui mais qu'il ne pouvait transmettre.
Cela aussi, il y renonça bientôt. Il était attristé par la froideur de ces humains qui n'avaient jamais été froids auparavant. Il ne pouvait tirer d'eux aucune réponse, ni obtenir aucune aide. Ils ne faisaient pas attention à lui - ils étaient comme morts.
Il se retourna et en silence regarda du côté de l'ancien maître : Skiff Miller suivait le tournant, dans un moment il allait disparaître. Cependant, il n'avait jamais tourné la tête, marchant droit devant lui, lentement et avec méthode, comme s'il ne prenait aucun intérêt à ce qui se passait derrière lui.
C'est ainsi qu'il disparut : Wolf attendit qu'il parût de nouveau. Il attendît une longue minute, silencieusement, tranquillement, sans mouvement comme s'il était devenu de pierre, mais pierre vivante d'anxiété et de désir. Puis il fit volte-face et vint en trottant du côté de Walt lrvine. Il renifla sa main et se coucha lourdement à ses pieds, les yeux fixés sur la partie du sentier qui, déserte, disparaissait après un tournant.
Le petit ruisseau qui coulait sur les pierres moussues sembla tout à coup enfler le volume de son bruit. Pas un son, excepté la voix des alouettes. Les gais papillons jaunes jouaient sans bruit dans le soleil et se perdaient dans les ombres assoupies. Madge regarda son mari d'un air triomphant.
Quelques minutes après, Wolf se leva. La décision et la délibération se voyaient dans ses mouvements. Il ne regarda ni l'homme ni la femme; ses yeux étaient fixés sur le sentier. Il avait décidé, Ils le comprenaient, et ils savaient, pour ce qui les concernait, que l'épreuve venait de commencer.
Il partit au trot, et les lèvres de Madge se retroussèrent, formant porte-voix pour le son caressant qu'elle allait envoyer. Mais le son caressant ne se forma point. Forcée de regarder son mari, elle vit la gravité avec laquelle il surveillait. Les lèvres retroussées retombèrent et elle soupira tout bas.
Wolf passa du trot à la course, les bonds qu'il fit devinrent plus espacés. Il ne détourna pas une seule fois la tête, portant en l'air sa queue de loup. Il coupa court le tournant du sentier et disparut.