L'Encyclopédie sur la mort


La chasse, cette exception culturelle ...

André Damien

Si elle est pratiquée avec prudence et modération, la chasse peut être considérée comme une exception culturelle au commandement :«Tu ne tueras point». L'intérêt de l'article est le fait que l'auteur appuie son argumentation éthique en faveur de cette exception sur la thèse de Heidegger sur le pouvoir mourir des humains ayant conscience de leur mortalité contrairement aux animaux qui n'auraient ni ce pouvoir ni ce savoir. Ces considérations éthiques partent du principe judéo-chrétien de la supériorité de l'homme sur les autres vivants et reposent sur un modèle culturel traditionnel de l'animal qui est remis en question par certaines expériences scientifiques et par certaines tendances du mouvement écologique contemporain.
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La mort hante l'homme dès sa prise de conscience de la vie. Car, grâce à l'expérience humaine et à la répétition implacable du phénomène de la mort, annoncée par le vieillissement, l'homme sait, dès sa naissance, que la vie est l'annonce de la fin de celle-ci. D'où l'angoisse de l'homme pour lui-même et par l'exemple des autres qui sont déjà morts. C'est la formule employée dans les discours d'enterrement, où l'on parle de «celui qui nous a quittés!». Dès qu'il y a homme, il y a volonté de survie du corps et d'autre chose mal définie, mais présente. D'où l'existence de rites funéraires, rites de sépulture, qui sont d'ailleurs le signe de l'humanité. Il y homme dès qu'il y a sépulture*, d'où les rites d'embaumement à la fois pour conserver le corps et pour assurer des rites de passage de la vie à une autre, d'où le thème du «schéol», premier pas vers la résurrection pressentie par les Pharisiens, à la différence des Saducéens qui ne croyaient pas à la survie de l'être humain.

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À la différence de l'homme, l'animal n'a pas conscience de sa mort inéluctable, l'instinct ne comporte pas de prise de conscience de la mort, même l'isolement du «vieux mâle» n'est pas une prise de conscience de la mort inéluctable; il peut y avoir chez l'animal une crainte de la douleur subite mais pas de mémoire de la disparition inéluctable de chaque individu. L'animal a une expérience, la faim, le froid, l'instinct de reproduction, l'instinct de conservation, la fuite des prédateurs, mais il n'a ni conscience ni pressentiment de la mort, inéluctable à toutes les espèces.

Le philosophe allemand Husserl écrit avec justesse: «Chaque génération animale répète avec la typique propre de son espèce, le savoir-faire de la bête est instinctif comme en témoignent les abeilles. Les animaux ne font pas d'expérience, faute d'une conscience de l'unité de leur vie et de l'unité du temps, n'ayant pas conscience de la suite des générations. Ils n'ont pas un véritable monde environnant commun, ils ne possèdent ni véritables souvenirs ni représentations plurielles imaginaires intuitives, ni images anticipatrices du futur, ni chemins intuitivement représentés. Leur conscience n'atteint pas la connaissance d'un monde, comprenant des choses subsistantes et persistantes dans le temps. L'homme est le seul être au monde qui sait qu'il doit mourir. Et c'est ce savoir sur la mort qui empoisonne sa vie parce qu'il donne nécessairement l'ouverture sur d'autres questions. L'animal périt mais ne meurt pas, faute d'avoir les moyens de se constituer un savoir anticipé sur la mort, il aboutit à celle-ci, vit cette ultime étape comme toutes les autres péripéties qui ont façonné sa vie. L'animal appartient non pas au mortel, mais à la terre. Les mortels sont les hommes, on les appelle mortels parce qu'ils peuvent mourir. Mourir signifie être capable de la mort en tant que mort, les hommes savent mourir, l'animal périt.»

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La justification de la chasse en morale est aisée dans son principe, le père Brouillard de la Compagnie de Jésus nous l'explique avec facilité. La chasse consiste à se défendre contre des animaux féroces ou nuisibles, à utiliser les animaux comme nourriture, qu'ils soient sauvages ou domestiques, et enfin à se livrer à une activité où l'on déploie toute son habileté dans la poursuite et la prise du gibier. Cette dernière activité tend à prédominer dans les sociétés évoluées, dès lors qu'il y a peu ou moins d'animaux sauvages et que de toute façon il y a d'autres moyens de se procurer de la nourriture que par la chasse; l'abattoir nous fournit abondamment en viande, sans aucun contact entre le consommateur et l'animal consommé.

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Pour autant, la chasse doit être menée, nous disent les moralistes, avec une grande prudence morale, comme d'ailleurs tous les actes humains, avec modération et maîtrise de la passion, que la chasse excite aisément et qui peut être la source d'inutiles cruautés, c'est toujours le père Brouillard, de la Compagnie de Jésus, qui nous enseigne ces attitudes nécessaires pour un moraliste chrétien. Or cette théorie passe de moins en moins dans notre société devenue sensible, jusqu'à la sensiblerie.

D'abord, par le contact avec les multiples animaux domestiques, aimés, chéris, dominateurs, qui se sont installés dans les appartements modernes, pour la joie des enfants et la consolation des vieillards*, parce que le courant sensible finit par donner aux animaux une sorte d'âme en réduction, qui rend leur mort déchirante et dont Brigitte Bardot s'est fait l'interprète avec tout son talent.

D'autre part, on assiste à un rejet légitime de la souffrance spectacle, qui aboutira bientôt à la suppression d'une tradition aussi ancienne que la corrida dans l'univers du midi de la France* et de l'Espagne. La sensiblerie de nos contemporains, moins sensible d'ailleurs aux tueries humaines, telles celles du Rwanda, qu'aux corridas, manifeste une singulière confusion dans les esprits. Mais il n'en demeure pas moins que la chasse sport se terminant par la mort de l'animal heurte la sensibilité de nombreux contemporains.

Or ceci est absurde sur un plan simplement écologique, dans la mesure où s'il n'y a pas de chasse, il y aura un pullulement de toutes les espèces, un dépérissement de la qualité des races d'animaux sauvages. Mais cette sensiblerie doit être scrutée avec attention, car il est vrai que la chasse désordonnée, la chasse passion, qui peut exciter aisément comme le dit le père Brouillard, d'inutiles cruautés, peut durcir le cœur de l'homme et lui faire prendre une jouissance à la mort d'un être vivant. Elle peut également réjouir le cœur d'hommes peu équilibrés, par la découverte du pouvoir inouï de tuer, c'est-à-dire de retirer cette chose qui n'a pas été créée par l'homme, qu'est la vie.

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La conclusion peut être tirée aisément du beau texte de Marcel Nousille, un philosophe qui sait penser sur la chasse, «nos cultures contemporaines, parce qu'elles s'éloignent de la vie naturelle dans les campagnes ou les forêts, donnent l'apparence de prendre distance avec les vieux archétypes. Il n'est pourtant pas certain qu'elles ne les réinventent pas sous des formes nouvelles qu'il serait intéressant de décrypter. Si la chasse est une exception culturelle dans la vision contemporaine de la mort, elle peut être également une ouverture sur notre propre conscience humaine et sur notre âme.»
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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