Tolstoï décrit la mort du cheval comme une expérience vécue par la vieille bête elle-même. Il présente les circonstances de l'avant-mourir telles que le cheval les observe lui-même et le processus du mourir tel que le cheval le ressent, un événement doux et serein qui apporte un soulagement général à tout son être auquel il s'abandonne avec une résignation toute consentante. Le deuil consista dans les brèves paroles des deux hommes qui venaient d'achever la besogne: «C'était tout de même un cheval... » Hommage posthume des hommes, respect d'une des congénères du troupeau qui passait près du cadavre de son compagnon en silence, mais avait de la peine à avancer. Le culte s'arrête là. L'après-mort du cheval est le retour à la nature: son corps est abandonné à la voracité des chiens et des louvetaux. Il servira donc encore à nourrir ses semblables, contrairement à son ancien maître qui, à la charge de tous, est devenu un être encombrant et inutile.
Suivi de Vaska, l'équarrisseur conduisit le cheval dans un ravin derrière un hangar en briques; et comme si cet endroit tout à fait quelconque présentait un intérêt particulier, les deux hommes s'arrêtèrent et l'équarrisseur, ayant passé la bride à Vaska, enleva son caftan, retroussa ses manches et sortit de sa botte un couteau et un affiloir. Le hongre tendit le cou vers la bride; il aurait voulu la mâchonner pour se distraire, mais il ne put l'atteindre. Il soupira et ferma les yeux. Sa lèvre pendit, découvrant ses dents jaunes et rongées, et il commença à s'assoupir au bruit du couteau que l'on aiguisait. Seule frémissait parfois sa jambe malade et enflée. Soudain il sentit qu'on le saisissait sous la mâchoire et qu'on lui levait la tête. Il ouvrit les yeux. Deux chiens se tenaient devant lui. L'un d'eux flairait l'air dans la direction de l'équarrisseur; l'autre était assis et regardait le hongre comme s'il en attendait quelque chose. L'Arpenteur les considéra un instant puis se mit à se frotter le nez contre le bras qui le tenait.
«Ils vont sans doute me soigner, songea-toi!. À leur aise!»
Il sentit en effet que l'on touchait sa gorge. Il éprouva une vive douleur, tressaillit, sa jambe malade plia, mais il se retint et attendit ce qui allait arriver... Or, il arriva ceci : quelque chose de liquide se mit à couler en un jet abondant sur son cou, sur sa poitrine. Il soupira profondément. Il se sentit allégé, allégé de tout le poids de sa vie. On ferma les yeux et pencha la tête; personne ne la soutenait plus. Ses jambes se mirent à trembler. Tout son corps vacilla, Il en fut moins effrayé qu'étonné.
Tout devenait nouveau. Surpris, il esquissa un mouvement en avant, vers le haut... mais ses jambes s'enchevêtrèrent, et il commença à glisser sur le côté; il voulut se redresser et s'écroula en avant et sur le flanc gauche.
L'équarrisseur attendit la fin des convulsions, écarta les chiens qui s'étaient approchés, prit le hongre par les pattes, le retourna sur le dos et ayant dit à Vaska de tenir une jambe, se mit à dépecer le corps.
« C'était tout de même un cheval», fit Vaska.
«S'il avait été un peu plus en chair, sa peau eût été belle», répondit l'équarrisseur.
Le troupeau rentrait ce soir-là par le haut, et les chevaux qui étaient à gauche purent voir en bas une masse rouge autour de laquelle s'agitaient des chiens et tournoyaient les corbeaux et les vautours. L'un des chiens s'arc-boutant des pattes à la charogne et secouant la tête arrachait avec des craquements le morceau qu'il avait saisi. La pouliche baie s'arrêta, allongea le cou et aspira profondément l'air. On eut du mal à la faire avancer.
A l'aurore, dans la forêt, au fond d'un ravin broussailleux, des louveteaux aux grosses têtes hurlaient joyeusement. Ils étaient cinq : quatre de la même taille à peu près, et un très petit, dont la tête était plus forte que le corps. Traînant son ventre plein aux mamelles pendantes jusqu'à terre, une louve maigre, à moitié pelée, sortit des buissons et s'assit en face des louveteaux; ceux-ci formèrent un demi-cercle autour d'elle. La louve s'approcha du plus petit et, abaissant la queue, la tête au ras du sol, elle fit quelques mouvements convulsifs, ouvrit sa gueule plantée de grandes dents et, vomit un gros morceau de cheval. Tous les louveteaux s'approchèrent, mais la louve fit vers eux un mouvement menaçant et laissa tout le morceau au petit. Celui-ci saisit la viande en grondant, se coucha dessus et se mit à la dévorer. De la même façon, la louve vomit un morceau pour le deuxième, le troisième ... Et quand elle les eut nourris ainsi tous les cinq, elle s'étendit près d'eux et se reposa.
Une semaine plus tard, il ne restait près du hangar en briques qu'un énorme crâne et deux omoplates, tout le reste avait été dispersé. Lorsque vint l'été le paysan qui ramassait les os emporta ce crâne et ces omoplates et en tira parti.
Le corps de Serpoukhovskoï, qui allait à travers le monde mangeant et. buvant, fut porté en terre bien plus tard. Ni sa peau, ni sa chair, ni ses os ne purent servir à rien.
Et de même que depuis vingt ans ce corps mort qui marchait, mangeait et buvait était une charge pour tout le monde, lorsqu'il fallut le mettre en terre ce fut encore une corvée pour son entourage. Depuis longtemps déjà il n'était plus utile à personne, depuis longtemps il était à la charge de tous; et cependant, ces morts qui enterrent les morts crurent nécessaire de revêtir d'un bel uniforme le corps gras déjà à moitié décomposé, de chausser ses pieds de belles bottes et de le coucher dans un beau cercueil garni aux quatre angles de glands neufs. Ce cercueil fut mis dans un autre, en plomb, que l'on envoya à Moscou. À Moscou, on jugea nécessaire de déterrer de vieux os humains et d'enfouir précisément à cet endroit ce corps pourri et grouillant de vers dans son uniforme neuf et ses bottes bien cirées. puis de jeter de la terre par dessus le tout.