Georges Leroux, le Platon démocrate du Québec (1)

Jacques Dufresne

Cet article, le premier d’une série de quatre, porte sur l’œuvre de Georges Leroux en éducation, sur ses écrits, son dernier livre en particulier, Différence et liberté, et sur son travail sur le terrain. Les autres articles porteront sur les aspects de sa pensée qui suscitent la controverse :  la démocratie... (2) l'historicisme ...(3)et le nationalisme...(4).

***

«Tu oublies la géométrie, Georgias!1»


Qui est Georges Leroux? Un philosophe québécois éminent et émérite. Il n’est pas le seul dans ce cas. Soyons donc plus précis : un traducteur de Platon qui a réussi son œuvre éducative en tournant le dos à Platon… tout en l’imitant. Dans l’un de ses plus célèbres dialogues, La République, Platon expose sa conception aristocratique de l’éducation. D’abord théoricien, il voulut, plus tard dans sa vie, faire subir l’épreuve de la réalité à ses principes en devenant le conseiller de Denys de Syracuse, l’un des plus cruels tyrans de l’époque. Platon espérait le convaincre de préférer la justice à l’injustice. Il échoua, mais dignement. Nouvel échec auprès du fils de Denys. C’est Dion, son disciple de longue date et son ami, qui l’avait attiré à Syracuse. Dion lui-même devait échouer dans sa tentative pour donner à sa cité un philosophe roi digne d’elle. On a dit qu’il est devenu tyran à son tour. Platon lui a conservé toute son estime, du moins si l’on en juge par cette Septième lettre, où il raconte ses «vagabondes folies de Sicile» pour conclure en ces termes : «Voilà donc pourquoi, ayant échoué, Dion est maintenant dans sa tombe, étendant un deuil immense sur la Sicile.»

Helléniste dans sa première carrière, proprement universitaire, Georges Leroux proposera une nouvelle traduction française de La République. En tant que philosophe de l’éducation, il semble s’être appliqué à s’opposer systématiquement à Platon. Non seulement se fit-il le défenseur d’une éducation fondée sur la démocratie, mais encore il abusa de ce mot amibe (l’expression est d’Ivan Illich) jusqu’au seuil de la démagogie.

Voulant, à l’instar de Platon, mettre sa théorie à l’épreuve sur le terrain, il a été l’habile artisan du consensus qui a rendu possible le programme Éthique et Culture religieuse, (ECR) en vigueur depuis 2008. Leroux a donc réussi là où Platon a échoué. Est-ce que son programme formera de bons citoyens? Peut-être écrira-t-on un jour dans un livre d’histoire : «Il avait oublié qu’il faut donner une éducation aristocratique aux jeunes pour en faire de bons démocrates.»

Dans Différence et liberté, qu’il vient de publier chez Boréal, livre qui porte en sous-titre «les enjeux actuels de l’éducation au pluralisme», George Leroux raconte son odyssée au pays des fonctionnaires. Si l’on s’en rapporte à son récit, et on n’a aucune raison de ne pas le faire, il aura exercé sous le couvert de la diplomatie et du dialogue une influence royale sur le modèle égalitariste de l’éducation québécoise. Grâce à lui, les jeunes Québécois seront à jamais privés de l’éducation classique dont il a lui-même bénéficié.

La rue à l’école et l’école dans la rue

Dans cette dernière réforme de l’éducation, il a joué un rôle aussi important que Guy Rocher dans la première, celle des années mil neuf-cent-soixante. À souligner, une remarquable continuité entre les deux hommes : l’un et l’autre ont cherché leur inspiration aux États-Unis. Georges Leroux a tourné le dos à l’Europe, à la France en particulier, après avoir tourné le dos à Platon. Il aurait pu choisir comme maître à penser l’éducation Werner Jaeger ou Fustel de Coulanges. Il a préféré John Dewey, celui qui a mis la rue à l’école et l’école dans la rue. Aux États-Unis, il l’avoue lui-même dans son livre, il aurait pu choisir comme modèles les programmes de liberal arts, s’inspirant de la formation classique européenne et reposant sur la conviction qu’il faut donner une éducation aristocratique aux jeunes pour en faire de bons citoyens en démocratie.

Le phare à la dérive

En tournant ainsi le dos à Platon et à l’Europe, Georges Leroux avait toutes les chances d’aboutir au relativisme et à l’historicisme deux positions incompatibles avec l’idée de vérité.

Le phare, ce foyer de lumière fixe et transcendant par rapport à la surface des eaux, est le parfait symbole des grandes philosophies occidentales, et autres, à partir desquelles on peut porter des jugements de valeur de portée universelle. Imaginons maintenant un phare qui flotterait sur les eaux du Saint-Laurent. Le courant l’emporterait, il s’effondrerait dans les rapides et la débâcle accélérerait sa fuite vers l’avant. Nous sommes en période de débâcle.

Dans son livre, Georges Leroux par sa loi des trois étapes de la pédagogie, (la vertu, les savoirs, les compétences,voir l’article sur l’historicisme), se présente implicitement comme historiciste. Il se présente explicitement comme un adepte du relativisme Il retient la définition du relativisme de Maria Baghramian : «De manière générale, le relativisme est la doctrine selon laquelle les normes et valeurs cognitives, morales et esthétiques dépendent des systèmes sociaux et conceptuels qui leur sont sous-jacents et par conséquent nous ne disposons d’aucune position neutre qui nous permettrait de les évaluer.» Adieu vérité! 2

Dialogue

Un certain Platon nous a appris ce qui se passe quand on renonce à la vérité : c’est alors la force qui dicte la loi. À quoi Georges Leroux, et avec lui Habermas et un courant fort dans la philosophie contemporaine, répond : il y a un autre recours contre la force : «le dialogue», lequel suppose la foi dans la raison et dans le bon usage qu’on peut en faire.

Ce n’est plus une autorité religieuse ou philosophique, ni la nature, ni une tradition qui indique la voie à suivre, ce sont des citoyens dans le cadre de petites et de grandes assemblées. C’est le consensus qui tient alors lieu de vérité. À l’échelle individuelle, l’équivalent de ce consensus c’est la règle des adultes consentants.

Cette philosophie a tout pour séduire les gens à l’ère des communications, des droits individuels et du libéralisme en économie. Il n’empêche qu’elle soulève une foule de questions. Nous nous arrêterons à quelques-unes d’entre elles dans les autres articles de cette série. J’en retiens une ici, celle du conflit entre des consensus incompatibles dans une société. Pourquoi Bernard Sanders a-t-il interrompu sa campagne dans l’état de New-York pour aller rencontrer le pape? (Il aurait pu tout aussi bien dans le même esprit rencontrer le Dalaï Lama). Tout indique qu’il est conscient du danger découlant de la polarisation qu’il a contribué à créer. Il a compris que si un même idéal transcendant de justice n’inspire pas les deux clans, le sien et celui du 1%, de deux choses l’une : la guerre civile ou pire encore peut-être, la démoralisation de la jeunesse et bientôt de la classe moyenne.

C’est le nouveau climat philosophique qui constitue le problème fondamental. Ce sont en effet les concessions faites à ce climat qui expliquent pourquoi le dialogue, au sens que nous venons de lui donner, est au centre du programme ECR, comme nous le rappelle Georges Leroux lui-même dans ce résumé de sa propre pensée :

«L’école est déjà — et cela dès le primaire — la société pluraliste où de jeunes citoyens doivent apprendre les principes de la démocratie : la reconnaissance de l’autre, qui engage le respect dû à la conviction sincère et la recherche du bien commun, qui commande un dialogue rigoureux entre tous les citoyens. Ces finalités citoyennes, le programme Éthique et culture religieuse (ECR) les partage avec le programme d’Histoire et éducation à la citoyenneté, avec lequel il a en commun la recherche de la connaissance et l’apprentissage de la réflexion sur de grandes questions comme la démocratie et les droits. L’arrimage de ces deux programmes demeure imparfait, mais nous devons y travailler.» 3


George Leroux doit aussi beaucoup à Charles Taylor, lequel a écrit la préface de son livre. J’ai moi-même consacré à ce philosophe réputé un article intitulé «Charles Taylor ou la passion du juste milieu». Cette passion, Georges Leroux la possède au même degré. Dans la mesure où elle vise à réconcilier les extrêmes, son œuvre (son livre et ses travaux sur le terrain) mérite le plus grand respect. Leroux a évité le piège le plus redoutable dans ce type d’entreprise : l’égarement des contraires : «Si, écrit-il, à une phase de croyance homogène où la critique est impossible, ne peut succéder qu’une phase d’hostilité intolérante c’est que la maturité sociale nécessaire à l’approche culturelle n’est pas atteinte.» 4

Au début du livre, il évoque ses années d’apprentissage dans le but de mettre en relief le non-pluralisme de la société québécoise d’alors. (Puisque le pluralisme est désormais une valeur cardinale, c’est par rapport à ce pluralisme devenu une norme qu’il faut définir les sociétés lacunaires antérieures). «Nous n’avions aucun doute, dit-il, l’universel c’était la culture qui nous était transmise. L’idée que le contraire puisse être vrai et que la diversité soit la véritable richesse ne nous venait pas à l’esprit.»5 Cet instantané de la société québécoise me paraît juste, mais, témoignage pour témoignage, je rappellerai que cinq ans auparavant, je lisais Bergson, Valéry, Nietzsche, Camus et Freud, tout en m’initiant à la philosophie orientale à travers Lanza del Vasto. Cela, dans un collège de campagne, celui de Joliette. Quelques années plus tôt encore, à Trois-Rivières, un homme créateur à tous égards, Albert Tessier, l’ancêtre de nos cinéastes, forma des historiens comme Denis Vaugeois et Jacques Lacoursière, dans un bel équilibre entre l’enracinement et l’ouverture sur le monde. Ce qui tend à confirmer une hypothèse défendue par plusieurs historiens6, selon laquelle c’est l’ancien milieu soi-disant fermé qui a rendu possible la diversité que Georges Leroux attribue au seul mérite de la contestation.

Le pays bariolé de la civilisation du dernier homme

Quoiqu’il en soit, les vœux de Georges Leroux ont été sur exaucés, si bien qu’en ce moment, soixante ans après l’entrée de notre Platon démocrate au collège Ste-Marie, le principal danger qui pèse sur nous ce n’est pas le retour au milieu fermé d’hier, mais une ouverture devenue dissolvante, après avoir été libératrice, où deux mondes superposés, le réel et le virtuel, rivalisent de séduction pour accroître, de façon accélérée, la diversité dans tous les domaines. Dans mes lectures de jeunesse, j’avais été frappé par les pages du Zarathoustra consacrées au pays de la civilisation, celle-là même dans laquelle nous nous précipitions :

«Le visage et les membres peinturlurés de cinquante façons : c’est ainsi qu’à mon grand étonnement je vous voyais assis, vous les hommes actuels !

Toutes les époques déblatèrent les unes contre les autres dans vos esprits ; et les rêves et les bavardages de toutes les époques étaient plus réels encore que votre raison éveillée !

Et si l’on savait scruter les entrailles, à qui donc feriez-vous croire que vous avez des entrailles ? Vous semblez pétris de couleurs de bouts de papier collés ensemble.» (Source et suite)


Ces coups de sonde dans l’avenir correspondent parfaitement au vertige que j’éprouve quand je me mets à la place d’un jeune qui, selon les dogmes de la pédagogie actuelle, doit penser par lui-même, sans que ni son instinct, ni une autorité ne lui indiquent les fleurs à partir desquelles il pourra faire son miel. Saura-il seulement distinguer les fleurs artificielles des fleurs naturelles?


C’est d’unité, de cohérence dont nous avons besoin en ce moment. L’expérience personnelle la plus élémentaire nous permet de comprendre pourquoi. Après un tour du monde où l’on s’est initié à mille modes de vie, il faut faire le point : passer de l’accueil au recueillement! Il n’est pas nécessaire d’invoquer la théorie de l’éternel retour pour comprendre l’importance des cycles et des rythmes dans la nature, dans la vie humaine et dans l’histoire.

Loin d’être sensible aux dangers de l’excès dans la diversité, Georges Leroux en réclame davantage. Il semble croire que le retour à 1950 est un réel danger et cela lui sert de prétexte pour éviter de proposer de nouvelles formes de cohérence.
Nuance! Dans le dernier chapitre de son livre, il semble vouloir réhabiliter le Platon aristocrate. Il y préconise, avec, il est vrai, une prudence excessive la réinsertion de la vertu entre deux compétences :
«Dans le modèle des compétences en effet, la liberté est toujours menacée par une réduction aux impératifs de la technique. […] On transforme ainsi un idéal de liberté en un asservissement aux contraintes extérieures, mais c’est le contraire qui devrait être visé.»7

 

Notes

1- Dans le texte grec, celui du Gorgias, un dialogue de Platon, c’est à Calliclès que Socrate adresse ce reproche, que l’on peut interpréter comme signifiant «tu oublies le transcendant,» la géométrie ayant une dimension symbolique qui en faisait un moyen d’entrer en contact avec le divin.
2- Georges Leroux, Différence et liberté, Boréal, Montréal, p.138.
3- Georges Leroux, Le Devoir du 14 avril 2016.
4- Georges Leroux, Différence et liberté, p.98
5- Georges Leroux, Différence et liberté, p.19
6- Voir à ce sujet le mémoire d'Olivier Dickson:La révolution tranquille, période de rupture ou de continuité. «Selon nous, la thèse de la continuité est la plus plausible, surtout par rapport à l'identité et au nationalisme.»
7- Georges Leroux, Différence et liberté, p.296
 

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