Le nationalisme ou l'art du point de mire (4)
Quatrième d'une série de quatre articles inspirés par le dernier livre de Georges Leroux: Différence et liberté.
Georges Leroux...(1), Démocratie...(2) l'historicisme (3)
Dans son livre Différence et liberté , Georges Leroux consacre un chapitre à la querelle qui l’oppose aux nationalistes, à Mathieu Bock-Côté, Joëlle Quérin, Charles-Philippe Courtois et Jacques Beauchemin en particulier. Pour se retrouver dans cette querelle, telle que la présente Georges Leroux, il faut adopter ses distinctions entre d’une part le multiculturalisme, un mal radical canadien dont Georges Leroux lui-même, et le Québec en général, serait exempt, d’autre part l’interculturalisme dont Gérard Bouchard s’est fait le promoteur et enfin le pluralisme, particulièrement cher à Georges Leroux. «Le pluralisme est un fait» déclare-t-il à la page 229. Ailleurs, il le présente comme une norme; l’expression «pluralisme normatif» est l’une de celles qui reviennent le plus fréquemment dans son livre. Quelle est cette norme? «Le pluralisme normatif consiste à considérer la diversité comme une richesse et non comme un manque.»1
Un pays est une oeuvre d'art
Était-il bien nécessaire d’alourdir le dictionnaire philosophique pour lancer une rumeur pareille? La diversité n’est ni bonne ni mauvaise en elle-même, tout dépend de ce qui la constitue et du temps dont elle dispose pour se constituer. Cela est vrai même de la diversité biologique dont personne pourtant n’ignore l’importance. On ne fait pas de bon vin en mélangeant les cépages au hasard. De même on ne fait pas un grand pays avec n’importe quels éléments intérieurs et extérieurs. L’exemple de la Toscane est éloquent :
«C'est en Toscane que s'est réalisé, à un certain moment de son histoire que nous pouvons localiser entre 1300 et 1500, une des réussites majeures de l'homme. (...) En Toscane, en effet, on a l'impression que le chef-d’œuvre est une sorte de création collective à laquelle tout concourt, le paysage, l'atmosphère, la qualité de la lumière et de l'air, le caractère de la race, les institutions, même, et le comportement. Ailleurs l'œuvre d'art est toujours plus ou moins détachée de la vie publique, lorsqu'elle n'y est pas directement et intimement associée par le facteur religieux. En Toscane, il existe une «religion de la beauté» dont le suprême épanouissement s'est accompli à la Renaissance, qui demeure le «moment parfait» de la Toscane, l'heure où tous les éléments intérieurs et extérieurs se sont associés pour la création de cette brève et extraordinaire fleur.»(Source et suite)
Moment parfait! Cela nous rappelle l’importance d’un facteur essentiel de la formation d’une identité : le kairos, l’occasion opportune. Il y a des moments dans l’histoire d’un peuple où l’arrivée de tels ou tels immigrants est opportune, d’autres où elle ne l’est pas.
Pour une démocratisation de la démocratie
Dans ce débat comme dans les autres, l’argument ultime de Georges Leroux est le mantra «démocratie». Dans le texte qui suit, tout en caricaturant la position des nationalistes, Georges Leroux fait résonner son mantra à trois reprises :
«Le Québec a adopté depuis longtemps, le rapport de la commission Parent en est la preuve, une philosophie démocratique de l'éducation, et il ne craint aucunement d'intégrer des valeurs de citoyenneté dans son programme de formation. Si on doit considérer cette option démocratique comme de l'endoctrinement, s'il faut en écarter le pluralisme et la reconnaissance comme des menaces pesant sur l'identité nationale, alors on a affaire à rien d'autre qu'un refus de la doctrine politique de l'éducation démocratique.»2
Après tant de répétitions, le mantra fait son petit effet, mais l’argument n’en est pas moins fallacieux; une éducation démocratique n’est pas nécessairement pluraliste et le pluralisme n’est ni toujours, ni à tous égards, démocratique!
Et cette démocratie ne devrait- elle pas commander à Georges Leroux d’éviter les termes en isme, de définition récente et discutable, pour poser le problème tel que les gens le vivent et qui se ramène à ce constat que l’on entend dans tous les milieux : «Si je vais dans leur pays je devrai respecter ses valeurs et ses coutumes, qu’ils fassent la même chose ici?»
Pour peu que je sois démocrate, je n’aurai pas de mépris pour cette position. Spinoza encore : «devant les actions humaines, ne pas se moquer, ne pas mépriser, mais comprendre». Je comprendrai que ladite position pose la question fondamentale: pour administrer la diversité faut-il prendre comme modèle l’hospitalité ou les droits de l’homme? L’hospitalité qui renvoie à la terre, à la lignée, à la famille, à la vie, les droits de l’homme qui nous projettent dans un idéal abstrait qui s’appliquerait parfaitement bien dans un monde de robots, mais qui s’incarne difficilement chez les humains, parce qu’ils ont les défauts et les qualités des vivants.
Il faut pouvoir assumer l’hospitalité que l’on accorde, comme il faut pouvoir assimiler ce qu’on mange. Les débats sur cette question portent sur des principes, sur des mots en isme, mais l’essentiel se joue sur le terrain élémentaire et souvent irrationnel, du «trop c’est trop». Les dirigeants politiques doivent prévoir le moment de la saturation et en assumer à l’avance la responsabilité. C’est d’ailleurs là une règle générale dans les rapports humains : on ne doit pas aimer au-delà de ses moyens spirituels, psychologiques et financiers.
Je ne saurais mieux faire ici que de reproduire une correspondance que j’ai eue récemment avec un lecteur de l’Agora qui est aussi un ami, suite à l’un de nos articles sur les événements de Cologne le 1er janvier dernier.
Le lecteur
«Il me plait le plus souvent de lire des articles de L'Agora. Évidemment, je ne suis pas toujours d'accord mais la revue électronique nous offre presque toujours des textes intelligents et de grande qualité.
Je me sens poussé à t'écrire aujourd'hui pour réagir au texte de Stéphane Stapinsky publié dans la dernière édition. […] J'ai l'impression que notre obsession du multiculturalisme (bien fondée quand on songe à la portée de la loi canadienne de 1971 envers le Québec) nous fait oublier l'enjeu majeur de notre époque: le sort des migrants de toutes couleurs qui transitent à travers le monde et dont plusieurs cherchent refuge en Europe. […]
Oui, c'est bien vrai que des terroristes peuvent se cacher dans la masse des misérables réfugiés. Oui, il est très difficile d'intégrer ces gens. Mais devrions-nous pour cela les rejeter, les massacrer, les renvoyer je ne sais où comme des bêtes? Il me semble que notre devoir humanitaire prime sur tout le reste, sur tous les risques occasionnés par l'accueil des réfugiés. Il me semble que Jésus-Christ ne se posait pas ces questions quand il accueillait les étrangers de son milieu.
À la suite des malheureux événements de Cologne, il est facile de blâmer la politique multiculturelle de Mme Merkel. Mais il faudrait offrir au moins un commencement de politique alternative. Mme Merkel a-t-elle eu tort de vouloir accueillir un million de réfugiés? Le Canada a-t-il tort de vouloir en accueillir 25 000? Si oui, quoi faire?»
Réponse de Jacques Dufresne
«Ma position, grosso modo, est la suivante : il faut se méfier des idéalistes en cette matière. Idéalistes, nous le sommes tous surtout quand nous sommes chrétiens. Cet idéal, à supposer même qu’il soit partagé par l’ensemble de la population, ne suffit pas à rendre les gens vraiment accueillants au-delà d’une certaine limite. Nous avons passé une dizaine d’étés près de Pont St-Esprit, une petite ville du Gard qui vote sans doute FN aujourd’hui. Tant que le nombre d’immigrants n’a pas dépassé 20%, la situation était acceptée tant bien que mal par la population. Une fois le cap du 20% dépassé, les Nord africains ont créé leur propre marché, à quelques dizaines de mètres du marché blanc. Les Spiripontains s’abstenaient tous de fréquenter ce marché. Où est la limite : jusqu’à 20% réparti sur vingt ou trente ans? Cela dépend bien sûr du peuple qui émigre et de celui qui l’accueille. Mais il y a une limite. C’est un phénomène presque biologique.
La même loi presque biologique s’applique à l’échelle familiale. Nous avons dû chasser quelqu’un que nous avions hébergé plusieurs semaines pendant une convalescence qui, même terminée, était devenue pour lui une façon de vivre à nos dépends!
La réussite du modèle américain, réussite qui semblait définitive, m’avait fait croire que ma philosophie de l’hospitalité ne s’appliquait pas à toutes les situations. Je pense aujourd’hui que les fans de Trump s’étaient dans le passé montrés plus tolérants parce que la montée constante de leur niveau de vie leur évitait de se sentir menacés par les émigrés.»
Réponse du lecteur
«Mon cher Jacques,
Merci de ta réponse rapide. Tes arguments sont inébranlables. Il m'est arrivé moi aussi d'aller au-delà de ce que j'étais capable de faire. J'ai chassé de chez moi jadis une amie parasitaire. Je crois que je lui ai rendu service. C'est vrai qu'il y a des limites. Mais il n'est pas facile de les définir. D'après François Crépeau, grand spécialiste des questions d'immigration et exerçant aujourd'hui une fonction à ce titre à l'ONU, l'Europe est encore capable d'absorber des migrants.
Il n'en reste pas moins que le grand problème de notre époque est celui du traitement des réfugiés. On ne peut tolérer cette misère inhumaine. À la limite, les ghettos, comme ton marché de Pont-Saint-Esprit, pour intolérables qu'ils soient, sont préférables aux solutions extrémistes qui peuvent bien aboutir à de nouveaux camps de la mort. J'espère avoir tort, mais je crains fort que, dans certains cas, nous en soyons réduits à choisir entre deux maux. Heureusement, nous n'en sommes pas là au Canada.»
Conclusion du dialogue
Je donne raison à mon tour à mon ami, mais sans cacher le fait que j’opte pour le modèle de l’hospitalité. Quant aux droits de l’homme, je reconnais leur importance dans le monde actuel… mais je vois aussi leur insuffisance.
Le modèle de l'hospitalité
Le modèle de l’hospitalité est aussi universel que la propriété privée ou collective. Quels sont les parents qui refuseraient d’accorder des privilèges à leurs enfants? Certes, l’excès dans ce domaine conduit au népotisme, mais le premier mouvement est bon. Qu’est-ce qu’un ami sinon un personne que l’on favorise. L’excès ici débouche sur le favoritisme, mais on déshumaniserait la société si on interdisait le mouvement premier pour prévenir les excès.
À mesure que l’on s’élève du particulier au général dans la hiérarchie des institutions, les signes de préférence perdent de leur légitimité mais elles subsistent. C’est pourquoi il faut s’abstenir de demander des faveurs pour ses enfants à l’école (mais les parents le font tout de même tant la tendance est naturelle). L’amitié et ses préférences doit subsister même au niveau de la nation. Ce qu’Aristote a reconnu en donnant un second sens au mot philia : l’amitié qui fait les communautés, chose distincte de l’amitié entre deux personnes. Nation et naissance ont une même racine latine : natio. Ce sentiment d’appartenance est d’autant plus fort que les citoyens ont une conscience plus vive des efforts faits par leurs ancêtres pour faire de leur pays un lieu où l’on est heureux de vivre. Vous aurez beau, par attachement aux droits de l’homme, chercher refuge dans le nationalisme civique ou pluraliste (pourquoi pas), votre nationalisme demeurera en partie ethnique. Et c’est bien ainsi, parce que c’est ainsi. Il peut suffire d’un nationalisme civique pour préférer un avion de Bombardier à un autre de Boeing, mais vous n’empêcherez jamais un Québécois de souche d’avoir une pensée amicale pour le fondateur de cette dynastie. C’est bien ainsi, parce que c’est ainsi. Bel exercice pour les apprentis psychologues : démasquer l’hypocrisie chez tous ceux qui, par crainte d’être pris en flagrant délit de nationalisme ethnique, refusent de dire nous en parlant de leur pays.
Cela dit, dans la grande tradition de l’hospitalité, qui remonte à Homère pour ce qui est de l’Occident, l’étranger mérite le respect dû aux dieux. C'est du statut sacré de l'étranger que se réclame Ulysse lorsqu'il s'adresse au Cyclope : « Nous voici donc à tes genoux dans l'espoir que tu nous accueilles et que, de plus, tu nous fasses un don, selon la coutume des hôtes [...] Zeus défend l'étranger comme le suppliant, il est l'hospitalier, l'ami des hôtes respectables!» Dans le Québec traditionnel, c'étaient les mendiants, qui avaient droit à cet honneur. Les parents disaient à leurs enfants qu'ils étaient le bon Dieu en personne,
On a le choix : faire l’honneur de sa maison à l'étranger avec toute l’amitié que cela exige ou laisser la maison complètement vide pour lui permettre de vivre comme il vivait dans son pays d’origine. Le multiculturalisne canadien ressemble à cela. L’hospitalité oblige à lui faire l’honneur de sa maison, et de son pays, sa seconde maison. Ce n’est pas un privilège, je le répète, c’est une obligation. Quand un nationaliste considère ce geste comme un privilège ou un droit, il s’avoue faible et c’est alors qu’on voit deux peurs s’affronter. Scénario du pire.
Faire l’honneur de sa maison nationale cela veut dire la présenter avec une assurance et une intelligence telle que l’étranger voudra s’y intégrer parce qu’il sera sûr d’y trouver les conditions de son accomplissement personnel. Je précise avec Simone Weil que les collectivités ne sont pas des fins, que la fin c’est l’accomplissement personnel, et que les collectivités qui ne sont pas assez vivantes pour permettre l’accomplissement personnel méritent de disparaître.
Cela dit, il y a une différence essentielle entre le patriotisme de compassion dont a fait preuve Simone Weil et le nationalisme xénophobe (je renvoie ici le lecteur à l’un de nos articles récents sur le patriotisme de compassion, auquel on peut rattacher également les noms d’Albert Camus et d’Alain Finkielkraut).
La nation : un point de mire
Il me reste à présenter dans ses grandes lignes ce que j’appellerai le nationalisme point de mire, à cause des deux premiers sens de cette expression :
centre d’attraction,
objectif que l’on se propose d’atteindre.
La Toscane est un centre d’attraction par son rayonnement, en raison de ce qu’elle est. Elle n’a qu’à paraître pour s’emparer des cœurs. Elle a besoin d’un minimum de publicité et de propagande pour se mettre en valeur, d’un minimum de lois pour se protéger. Le Québec est moins favorisé sur ce plan, mais le peu qui manque à sa culture, la nature le lui donnerait à la condition qu’un frisson de fierté, un simple frisson parcoure la population, à commencer par les Québécois de souche. Je ne comprends pas que Georges Leroux, comme tant d’autres, s’inquiète d’un embellissement du passé qui pourrait provoquer un retour au Québec de mil neuf-cent cinquante! Comment pourrions-nous embellir démesurément un passé que nous ne connaissons pas et auquel nous tournons de plus en plus résolument le dos? Il a suffi que je revoie les films de Pierre Perrault pour m’en convaincre. Toute l’Espagne se dresse avec fierté quand on y prononce le mot reconquista. L’Estrie, dont les terres avaient d’abord été réservées aux colons anglais et loyalistes, a été l’objet d’une reconquête, paroisse par paroisse, terre par terre, par des francophones venus surtout de la Beauce. Il n’est nullement question ici d’embellir l’histoire, de renoncer à la critique, de nier l’inégalité dont les femmes ont pu être victimes, etc. Il suffirait de la mettre au monde, de la faire vivre. Qui sait, parmi les membres de la coopérative Desjardins, que le fondateur Alphonse Desjardins correspondait dès la fin du XIXe siècle avec les grands pionniers européens du mouvement coopératif? Qui songe même à examiner de près la façon dont le clergé a contribué à la mise en place du réseau des caisses? Si ces faits admirables, sans qu’on ait à les embellir, étaient non seulement connus mais objets de discussions vives dans les cafés, la nation serait un point de mire dans les deux sens du terme : un centre d’attraction et une flèche vers l’avenir, un avenir qui serait le nôtre et non pas celui d’une modernité mondiale anonyme et apatride. Et nous aurions rempli notre obligation à l’égard des immigrants : leur offrir un lieu où ils puissent s’accomplir personnellement mieux que dans un ghetto.
Le passé libérateur
Vous croirez que les lignes qui suivent sont de Lionel Groulx, l’auteur de Notre maître le passé. Elles sont pourtant de Charles Taylor :
«Notre conscience est donc rivée à l’histoire. Mais qu’arrive-t-il quand nous commençons à oublier notre histoire, ce qui semble arriver aux générations montantes? La référence au passé ne diminue pas, mais elle devient de plus en plus primitive. Des visions du passé de plus en plus primaires et crues ont cours. Derrière nous se profile une «grande noirceur» aux traits de plus en plus flous et sombres. C’est un passé caricatural, une histoire de bandes dessinées.
«Mais cela a son prix. Puisque la liberté se définit comme conquête sur quelque chose, plus notre vision de cet état antérieur est déformée, moins nous comprenons la liberté que nous aspirons à vivre. Cela fait ressortir une dimension cruciale de la vie des modernes au-delà d’un certain point, pour mieux nous comprendre, il faut cerner plus adéquatement notre passé. Caricaturer nos devanciers, c’est rendre notre propre vie plus opaque.[…]
«Cette mise à proximité du passé s’avère une tâche essentielle pour une culture qui vit du passé dans la mesure où elle prétend le surmonter. Cela peut paraître paradoxal: ne sont-ce pas les sociétés « traditionnelles» qui vivent du passé? Oui, elles s’y emploient d’une certaine façon, mais nous le faisons d’une autre. Et les deux manières se valent en fin de compte.»(Source et suite)
Nous voilà en bonne compagnie pour soutenir que la nation qui s’affirme le plus peut très bien être aussi la plus hospitalière et que ce modèle, la nation point de mire, est à tous égards préférable au modèle de la nation qui s’humilie et se défend devant des invités qui l’ignorent ou la méprisent.
Point de mire, bien des jeunes l’ignorent peut-être c’était aussi le titre d’une émission de télévision que René Lévesque anima de 1956 à 1959. Il y présentait les grands enjeux mondiaux avec une verve et une compétence telles qu’un large public le suivait avec passion. Il faut préciser que ce public, loin d’être replié sur lui-même comme on l’a dit, s’étaient aussi aux choses du vaste monde par l’intermédiaire des missionnaires qui racontaient leurs aventures dans les paroisses.
L’homme qui allait nationaliser les compagnies d’électricité avait d’abord ouvert une grande fenêtre sur le monde. C'est d'ailleurs en mettant à profit ses talents de journaliste qu'il a réussi son exploit politique.
«Le 12 février 1962, René Lévesque, alors ministre des Richesses naturelles, prononce le discours inaugural de la Semaine nationale de l’électricité. Devant les dirigeants des entreprises privées d’électricité, il décrit la situation au Québec comme « un fouillis invraisemblable et coûteux ». Il dénonce les écarts tarifaires et le manque de disponibilité de l’électricité qui freinent le développement de certaines régions du Québec ; il déplore le peu de place faite aux francophones dans la gestion des entreprises d’électricité ; il souligne l’enchevêtrement des responsabilités des distributeurs privés, des coopératives d’électricité, des réseaux municipaux et des autoproducteurs. Ces derniers sont habituellement de grandes entreprises de pâtes et papiers ou d’aluminium (ex. : Alcan) qui exploitent des cours d’eau pour leur production industrielle. Il faut confier à Hydro-Québec, conclut Lévesque, la responsabilité du développement ordonné des ressources hydrauliques et de l’uniformisation des tarifs d’électricité dans tout le Québec.» (source et suite)
Le projet de René Lévesque ne fait pas l’unanimité au sein du cabinet de Jean Lesage. Pour dénouer l’impasse, le premier ministre réunit son conseil des ministres au lac à l’Épaule, à l’été de 1962. Voici une vidéo enregistrée quelques mois plus tard, dans laquelle René Lévesque plaide brillamment sa cause, dans le style des émissions Point de Mire. Ce document précieux devrait faire partie de la culture commune des Québécois. Il est précieux en tant que document de l'histoire politique, mais aussi en tant que modèle de présentation d'un grand projet. Si j'étais professeur de gestion, je l'utiliserais dans mes cours. Si j'enseignais le français aux immigrants, je le mettrais à mon programme à plusieurs fins. Je leur apprendrais notamment que l'expression lac à l'Épaule est couramment utilisée au Québec pour désigner une assemblée cruciale.
On me permettra ici d’évoquer une expérience personnelle, celle de la revue Critère (1970-1982), laquelle été une belle illustration du nationalisme affiché et hospitalier de René Lévesque.
Nous pratiquions l’ouverture aux opinions et aux points de vue par le biais de l’interdisciplinarité; nous pratiquions l’ouverture au monde en invitant les meilleurs chercheurs, les meilleurs essayistes d’ici et d’ailleurs dans le monde, à participer à nos colloques ou à collaborer à nos numéros thématiques : l’environnement, le crime, la santé, la ville, le pouvoir local et régional, etc. Nous voulions que les Québécois s’habituent à voir Fernand Séguin sur la même tribune que René Dubos, à lire Odile Paradis à côté de Jean Dorst et de Pierre Dansereau. René Lévesque fut le premier à nous en féliciter dans un de ses articles du Journal de Montréal. Nous avions comme président de notre conseil d’administration l’une des personnes qui ont le plus contribué à faire de l’État du Québec une chose digne d’un pays souverain, monsieur Yves Martin.
Je ne suis pas le mieux placé pour évoquer le succès et le rayonnement de cette revue, je me limiterai donc à attirer votre attention sur quelques textes que nous avons publiés dans l’Encyclopédie de l’Agora. (Jean Dorst: le rapport de l'homme et de la nature; René Dubos: santé biologique, santé humaine, Yves Mongeau: le rapport Meadows, halte à la croissance.)
Cette encyclopédie, nous l’avons créée en 1998 dans le même esprit : le Québec un point de mire dans le monde. En 2000, l’Unesco a distribué à 360 000 exemplaires notre histoire de l’ordinateur et d’Internet. Aujourd’hui, sur les 10 000 abonnés à notre Lettre de l’Agora mensuelle sur internet, les deux tiers sont étrangers. Quand ils constatent que nous connaissons bien leurs savants et leurs auteurs, les étrangers s’intéressent davantage à la culture québécoise.
Dans le même esprit, nous avons lancé récemment, mais sans succès pour le moment, le projet Cervantès, lequel consiste à présenter en version française les classiques des principales cultures représentées au Québec, avec des commentaires provenant à la fois de chercheurs de la majorité francophone et des immigrés représentant les cultures en cause. Le pari lié à ce nationalisme dynamique est simple et fondé sur l’expérience universelle: reconnaître pour être reconnu!
Notes
1-Georges Leroux, Différence et liberté, Boréal, Montréal 2016, p.117
2-Ibid, p.119