Les examens sans écoles
Voici un article buissonnier faisant une large place à l’école buissonnière. Il a d’abord paru paru en 1978 dans un numéro de la revue Critère sur l’école. En ce début de 2023, nous le republions en version intégrale parce que, à bien des égards, il est encore plus pertinent aujourd’hui qu’il ne l’était en 1978.
- Le noir
- Le gris
- Pour l'amour de Dieu, tenez‑vous tranquilles!
- Prenez vos rangs
- La rupture du filet
- La demande sociale
- La sagesse du corps
- Des examens sans écoles
- Inflation ‑ déflation
- Les concurrents
- Les objections
- Le privé et le public
- La correction impersonnelle
- Critique de l'élitisme
- Emulation et compétition
- La justice verticale
- La “reproduction”
- La culture populaire
- La vérité et la force
Notre système d'éducation a eu un commencement. Il aura une fin. Certains disent que cette fin est venue. Qu'en est-il précisément? Quel est le sens des diagnostics noirs qui se multiplient depuis quelques années? Cette institution qui vacille peut-elle encore être un lieu d'excellence?
Le noir
Si on en juge d'après ses derniers écrits, Ivan Illich ne s'est pas rétracté depuis Société sans écoles; Le contrôle de l'Etat sur l'individu, par le moyen de l'école, continue, à ses yeux, d'être incompatible avec les exigences de l'autonomie personnelle.
Illich exagère, et il se discrédite par là, car “tout ce qui est exagéré est insignifiant” (Talleyrand). Mais l'exagération est aussi une méthode. Ortega y Gasset a même écrit que “penser c'est exagérer”. On peut reprocher à Illich d'abuser de cette méthode. On aurait tort de lui tourner le dos pour cette seule raison. Sa rhétorique excessive est à la mesure du sommeil dont il veut nous réveiller.
“La perte de l'âme est indolore” (Thibon). C'est à travers ce mot qu'il faut lire Illich, en remplaçant, si l'on veut, le mot âme par le mot autonomie. Sans vous en rendre compte, nous dit‑il, vous êtes en train de perdre, non seulement votre liberté d'homme, mais le mouvement autonome qui est la première caractéristique du vivant.
Toute la pensée d'Illich gravite autour de la notion de valeur d'usage. La valeur d'usage, c'est l'événement gratuit qui constitue la trame secrète de la vie sociale; c'est la mère qui transmet ses recettes à ses filles; c'est le père qui apprend le maniement de la hache à ses fils; c'est le camarade qui nous révèle les secrets de l'amour; c'est l'ami qui nous communique son admiration pour un livre; c'est finalement tout ce que nous apporte l'expérience directe: c'est, par exemple, la perception nouvelle que nous acquérons de l'automobile et du mode de vie qui lui correspond, lorsque, au cours d'une promenade en traîneau, nous découvrons que pour voyager il fallait jadis se soumettre au rythme de l'animal. “Learning FROM the world et non ABOUT the world”, écrira Illich; “Education in EVERYDAY life” et non “education FOR life”.
Illich exagère, certes, mais qui peut nier que, dans la société actuelle, les valeurs d'usage sont progressivement remplacées par des services professionnels? Ce ne sont pas les lamentations d'Illich qui devraient nous étonner, mais, par exemple, le fait qu'un travailleur social puisse être payé par l'Etat pour s'occuper des parents d'un psychologue qui, pendant ce temps, s'occupera de la femme d'un psychiatre ... On peut toujours choisir d'éliminer les valeurs d'usage, encore faut‑il pouvoir assumer le coût des services professionnels correspondants. Or la chose est impossible. Illich nous le rappelle avec un parfait bon sens:
Dans aucun des modèles économiques qu'ont choisi de suivre les nations ne figurent de variables correspondant aux valeurs d'usage non marchandes ou introduisant l'éternelle contribution de la nature. Et pourtant pas une économie ne survivrait si la production des valeurs d'usage s'amenuisait jusqu'au point où, par exemple, tenir la maison ou accomplir le devoir conjugal devenaient des prestations rémunérées.2
À défaut d'avoir suivi Illich par idéal, il faudra lui donner un jour raison par intérêt.
A l'autre extrémité du spectre idéologique, un spécialiste en management, Peter Drucker, fait un parallèle, pour les U.S.A., entre le système de transport et le système d'enseignement supérieur. On sait comment les autoroutes ont remplacé les irremplaçables chemins de fer. Les mêmes causes pourraient produire les mêmes effets en éducation.
La permanence va devenir de plus en plus une menace, même pour les professeurs déjà permanents. Plutôt que de les protéger contre le changement, elle va les emprisonner. Si aucune modification n'est apportée à la politique de sécurité d'emploi, les collèges seront bientôt dans l'impossibilité de faire appel à du sang nouveau, ce qui ne peut qu'accélérer la diminution des inscriptions et accroître par conséquent les pressions visant à réduire à la fois l'importance du professeur et le salaire qu'il reçoit. Pendant ce temps, et pour les vingt années à venir, les professeurs vont prendre de l'âge. Mais tout groupe qui est incapable de se renouveler, stagne et croupît; à la limite il se pétrifie. L'actuelle politique de sécurité d'emploi condamne l'éducation supérieure à devenir une industrie déclinante et, éventuellement, une industrie mourante. Tout indique que les collèges vont devenir les chemins de fer de l'industrie de la connaissance.3
Au Québec, ce problème se pose avec plus d'acuité encore qu'aux Etats‑Unis, en raison de la croissance accélérée que notre système d'éducation a connue. Certains jeunes candidats à l'enseignement collégial ont déjà l'amère impression qu'un groupe d'âge ‑ ceux qui ont aujourd'hui entre 27 et 35 ans ‑ a littéralement fait main basse sur ce niveau d'enseignement. Mais que pourrait faire un enseignant qui souhaiterait laisser sa place à un plus jeune ? Passer à un autre niveau ? Les règles du jeu dans ce domaine sont beaucoup trop imprécises. Il reste le passage à l'administration ou le changement complet d'orientation.
Le gris
En France, une grande étude historique4 parue récemment relativise l'ensemble du système scolaire. Après la révolution, les républicains ont fait de l'éducation obligatoire à la fois un idéal et un cheval de bataille. En récrivant l'histoire à leur manière, ils ont réussi à accréditer la thèse selon laquelle l'alphabétisation du peuple français aurait été une victoire des forces progressistes de la révolution sur les forces réactionnaires de l'Ancien Régime. François Furet et Jacques Ozouf démontrent “que la révolution ne change rien ou pas grand chose à la pratique réelle de l'école élémentaire, qu'elle ne modifie pas, sauf exceptions locales, les rythmes de l'alphabétisation ” Les mêmes auteurs démontrent également, ce qui est beaucoup plus important pour notre propos, que l'école, telle que nous la connaissons, est une réponse particulière à une demande sociale d'alphabétisation qui, en d'autres temps, s'est accomodée de réponses bien différentes.
La région la plus alphabétisée du royaume, à la fin du XVIle siècle, est celle des hautes vallées alpines de la Vallouise, du Briançonnais, du Queyras et de Barcelonnette: plus des à eux tiers des hommes y signent leur nom au milieu du régime de Louis XIV. Or elle ne possède pas d'écoles qui soient mentionnées aux relevés de l'intendance ou aux visites de l'évêque! C'est que, dans ces hautes vallées, exportatrices d'instituteurs qui louent leur savoir à l'année aux villages de la plaine, l'instruction est répandue à travers des circuits qui ne sont pas institutionnalisés, par des maîtres itinérants qui sont restés l'hiver au pays, et pendant les veillées des longs soirs d'hiver. Cet exemple‑limite doit nous être une raison supplémentaire pour ne pas fétichiser le rôle de l'école et ne pas lui subordonner toute l'histoire de l'alphabétisation.6
Le diagnostic le plus significatif demeure celui qui est posé par les enseignants eux‑mêmes, jour après jour, année après année. Il est difficile à déchiffrer, car il prend le plus souvent la forme d'actes manqués ou de fuites dans des pédagogies nouvelles ou des vocations secondes.
“ L'illusion est une nécessité dans la caverne”, disait Simone Weil. Sauf exception... comme le livre brûlant de Claude Duneton, Je suis comme une truie qui doute.
Parce que voilà; pour enseigner il faut avoir la foi. C'est un vocable qui peut paraître surprenant chez des laïcs patentés, mais c'est le terme exact, celui que l'on emploie abondamment dans la profession. Il faut croire à ce qu'on enseigne, croire à l'avenir, à la culture, au progrès, à la justice. Il n'y a d'enseignants véritables que les missionnaires. C'est ce qu'étaient les bons maîtres, nos prédécesseurs; ils avaient des croyances solides en l'homme, en leur mission; ils nageaient dans les certitudes, les participes passés qui s'accordaient comme ça et pas autrement. Ils avaient la foi; avec, généralement, en face, une contre‑foi en soutane pour attiser leurs passions. Ça soutient le moral une forte haine, ça occupe une vie.7
Pour l'amour de Dieu, tenez‑vous tranquilles!
À l'origine du système scolaire actuel, aux XVI et XVIle siècles, l'écriture était une technique fort complexe, une “chorégraphie de la plume”, disent Furet et Ozouf. C'était l'époque du menuet. L'allemand gothique donne sans doute une idée assez juste de cette ancienne façon d'écrire. Du menuet, on est passé en quelques siècles à une danse sans figures, spontanéiste. Cette révolution dans l'écriture, où la spontanéité s'allie au fonctionnel pour triompher du style et de la gratuité, illustre parfaitement l'ensemble des mutations qui ont transformé le système scolaire.
On vient de rééditer en français un ouvrage d'Erasme, La civilité puérile,8 qui a peut‑être marqué les jeunes européens autant que le catéchisme. On y lit: “souviens‑toi que tous les professeurs doivent être traités de savants ... il ne sied pas à un enfant bien élevé d'agiter les bras, de gesticuler des doigts, de branler des pieds, bref, de parier moins avec sa langue qu'avec tout son corps ... il n'est pas de bon ton de mordre avec ses dents du haut la lèvre inférieure: c'est un geste de menace.” On imposait cette discipline au nom de Dieu: “ce n'est pas à un homme, ce n'est pas à un mérite quelconque que l'on accorde cette marque de respect, c'est à Dieu.”
Pour marquer la distance qui nous sépare de cette mentalité, Philippe Ariès écrit, dans la préface:
Pourrait‑on imaginer au XIXe siècle ou au XXe siècle qu'un grand écrivain, érudit et philosophe, un Nietzsche, un Thomas Mann, un Sartre, parvenu au faîte de sa célébrité, prenne la peine de rédiger un manuel de politesse enseignant gravement comment se tenir à table, se moucher, cracher ou pisser, marcher dans la rue, et poser ses pieds, regarder son voisin, etc.?
Mais sommes‑nous vraiment si éloignés de cette mentalité ? La présence du maître à un pupitre, face à des rangées d'élèves, n'est‑elle pas un vestige du temps d'Erasme? Ce vestige d'ailleurs est d'autant plus cauchemardesque, pour les maîtres et pour les élèves, que les uns et les autres ont perdu les manières qui étaient destinées à rendre la vie supportable dans une société où on était souvent resserré les uns contre les autres.
Les successeurs d'Erasme écrivent aujourd'hui des livres sur la façon de se comporter face à la nature. Et les enfants, ceux‑là mêmes qui mangent des croustilles pendant les cours, ‑ comme si le professeur était dans une télévision ‑apprennent les bonnes manières environnementales avec enthousiasme. Faut‑il en conclure que les rapports élémentaires avec la nature ont désormais plus d'importance que les rapports sociaux, et que la discipline qu'on obtenait au nom du père céleste, il faudra l'exiger au nom de la mère nature ?
Prenez vos rangs
Mumford a montré que la technique moderne a commencé dans les monastères du moyen‑âge par la machine à maîtriser le temps: l'horloge. Pour maîtriser les passions, pour former les esprits méthodiques qui construiront les chemins de fer, l'école s'appuiera également sur la maîtrise du temps, et de l'espace. Les rangs qui se formaient encore dans les écoles de notre enfance ne donnent qu'une faible idée de la discipline qui régnait dans les écoles de Jean Baptiste de la Salle.
Symboliquement la première partie de la Conduite des écoles chrétiennes s'ouvre donc par l'entrée et se ferme par la sortie de l'école. Entre ces deux termes aucun instant n'est laissé au hasard. Prières, leçons, exercices se succèdent sans relâche de telle sorte qu'aucun enfant ne puisse à aucun moment distraire son attention. La pédagogie s'apparente alors à une science des distributions, chaque élément se décomposant lui‑même en segments, de telle façon que les séries ainsi constituées s'enchaînent sans hiatus: ainsi la semaine se divise‑t‑elle en jours, qui n'ont pas tous la même valeur, la journée en leçons, la leçon elle‑même est ponctuée de signaux qui la scandent. Comme au théâtre, une machinerie se met en place destinée à permettre au maître de saisir d'un seul regard l'unité qui trouble l'harmonie en ne respectant pas les règles. Mais pour que l'oeil aille sans entrave au détail microscopique, il a fallu empêcher toute confusion, en sectionnant jusqu'à l'atome les trois éléments qui se combinent dans l'école: le temps, l'espace, les enfants eux‑mêmes.9
La rupture du filet
“The medium is the message! ” Jean Baptiste de la Salle, c'est déjà Kant ‑ qui soumettra la connaissance au temps et à l'espace ‑ c est déjà Linné, c'est déjà Lavoisier, c'est déjà Diderot. Les collèges des jésuites prendront admirablement le relais des petites écoles. Les anciens de ces maisons d'enseignement formeront les idées déjà contenues dans la discipline qui les aura formés. Par l'analyse et la classification des phénomènes, ils expliciteront le contenu implicite de leur éducation première. Jean Baptiste de la Salle est peut-être un personnage historique aussi important que Louis XIV; C’est lui qui commandait le peuple pendant que le roi commandait les armées. Louis XIV, comme plusieurs autres aristocrates et aussi, chose plus étonnante, comme les représentants des Lumières, ne voyait dans l'école qu'un instrument politique dont il fallait pouvoir arrêter le développement au moment opportun.
Qu'il y ait eu cassure, que des rouages essentiels aient été brisés dans la mécanique interne de notre système scolaire, il n'est plus possible d'en douter. Parmi les méthodes nouvelles utilisées - là où l'esprit de méthode existe encore ‑ seul l'enseignement programmé est dans la suite logique de la pédagogie lasallienne. Parmi les penseurs contemporains, seuls les behavioristes offrent un cadre conceptuel qui présente quelque analogie avec l'idée qu'on se faisait de l'ordre à l'époque des premières écoles. Parmi les groupements politiques présents dans le milieu scolaire, il n'y a guère que les marxistes orthodoxes qui auraient les dispositions psychologiques requises pour faire régner cet ordre.
Entre Jean Baptiste de la Salle et Jules Ferry, le grand apôtre de l'enseignement laïc en France, il n'y a pas vraiment eu de discontinuité, ni au niveau du médium, ni au niveau du message. De Bossuet à Condorcet et de Condorcet à Jules Ferry, la conception du temps et du progrès est demeurée la même pour l'essentiel. Certes, on était passé de la foi en Dieu à la foi en l'homme, mais de ce Dieu à cet homme, la distance était moins grande peut‑être qu'entre le Dieu du Nouveau Testament et le Dieu de l'Ancien. De Louis XIV à de Gaulle, les modèles proposés ou imposés aux enfants du peuple avaient toujours émané du même pouvoir central et de la même élite rassemblée autour de lui. Le Québec à cet égard n'avait été qu'une province française en retard par rapport aux autres.
Tout a craqué en même temps: le médium, le message, les méthodes, les modèles, les priorités. Toutes les ficelles de l'ancien système pendent désormais, rompues, comme les cordes du filet qui vient de céder sous la prise. Seuls les filets de quelques disciplines scientifiques et techniques ont résisté, encore qu'il arrive parfois que des étudiants d'informatique brisent les ordinateurs et que, dans les laboratoires de chimie, étudiants et professeurs s'entendent, avec la complicité de l'administration, pour fabriquer des bombes et de la mescaline.
Alfred de Vigny, qui avait déjà la nostalgie des “valeurs d'usage”, des “heures oubliées”, des détours imprévus”, des “amis rencontrés”, avait très clairement entrevu la fin par l'absurde d'un ordre que la terreur seule pourra sauver in extremis, s'il doit être sauvé.
Mais il faut triompher du temps et de l'espace ... La distance et le temps sont vaincus. La science Trace autour de la terre un chemin triste et droit. Le Monde est rétréci par notre expérience
Et l'Equateur n'est plus qu'un anneau trop étroit. Plus de Hasard. Chacun glissera sur la ligne Immobile au seul rang que le départ assigne, Plongé dans un calcul silencieux et froid.
La demande sociale
Le simple fait de situer les problèmes actuels par rapport à l'ensemble du système scolaire permet d'éliminer bien des solutions que pourrait dicter une nostalgie mal éclairée. Il est évident, par exemple, qu'on ne pourra jamais rétablir la discipline dans les classes si on ne la rétablit pas en même temps à table, à l'église, dans l'écriture, dans la danse.
C'est sur la demande sociale qu'il faut d'abord s'interroger, non par opportunisme empirique, non pour flairer le vent; mais, ce qui est bien différent, pour découvrir la direction dans laquelle les courants profonds de la vie s'orientent. La vie n'étant pas transparente à elle‑même, les méthodes du statisticien enquêteur ne conviennent pas à ce type de recherche. Il faut mettre chaque réponse à l'épreuve en se demandant si elle s'intègre bien au système de celui qui la formule. On ne peut pas prendre très au sérieux les parents qui réclament plus de discipline à l'école et qui, à la maison, ne savent pas freiner les fringales télévisuelles de leurs enfants!
Les enfants des classes moyennes ont désormais des caprices d'aristocrates, ce qui n'a rien d'étonnant puisqu'ils sont traités comme des princes. lis se passionnent pour l'escrime, pour le ski, pour les techniques d'autosuffisance, pour les arts martiaux, pour l'écologie, pour les mathématiques, rarement pour la philosophie. Là où ils prennent leur plaisir on peut exiger d'eux toute la discipline qu'on voudra; dans le reste, ils atteignent leur seuil de tolérance de plus en plus vite. Jusqu'à trente ans, jusqu'à sa rencontre avec la statue d'Alexandre, Jules César n'avait rien fait qui vaille. Il n'avait songé qu'à ses plaisirs. Bien que tous les enfants capricieux ne soient pas des Césars, on peut toujours présumer qu'un sursaut tardif est possible pour plusieurs d'entre eux.
La sagesse du corps
Nos ancêtres ont voulu apprendre à lire, à écrire et à compter. Que voulons‑nous maintenant? Sentir? Vivre? Etre autonome? Plusieurs de ceux qui ont pris cet idéal à leur compte, comme Paul Goodman, reprochent aux écoles d'être des usines “servant à préparer un avenir où les obsessifs auront la garde des impulsifs.”" Il faut, reconnaissons‑le, que les impulsions soient bien faibles pour risquer ainsi d'être transformées en obsessions par une discipline qui n'est plus que l'ombre de ce qu'elle fut. Le caractère traumatisant des contraintes varie en fonction inverse de la vitalité de celui qui les subit. Il n'y a pas très longtemps, l'enfer le plus terrifiant parvenait à peine à tempérer les ardeurs amoureuses du forgeron de village. Au même moment, dans la bourgeoisie urbaine, l'enfer le plus édulcoré pouvait provoquer une névrose incurable.
Chez l'homme qui a assez de substance vitale pour la porter, la forme la plus achevée apparaît comme la fine fleur de la liberté et de l'autonomie. Chez celui qui est dépourvu de substance vitale, la même forme fait l'effet d'un masque paralysant.
“ Créer, c'est danser dans des chaînes ” (Valéry). Les chaînes toutefois ne libèrent pas tout le monde. Il faut avoir la puissance créatrice. Quand, dans le même esprit, Alain soutenait qu'il fallait maintenir les examens précisément parce qu'ils sont traumatisants, il présumait que ses étudiants avaient assez de tempérament pour faire face à l'épreuve par eux-mêmes. Que serait devenue sa philosophie s'il s'était subitement trouvé devant des élèves faisant plus confiance aux amphétamines qu'à eux‑mêmes?
Pour qu'une contrainte ait un effet libérateur, il ne suffit évidemment pas qu'elle soit proportionnée à la vitalité. Il faut aussi qu'elle corresponde à des intérêts. Tel enfant qui est incapable de se concentrer cinq minutes pendant une classe de français pourra, une heure plus tard, supporter un cours de judo astreignant avec la plus grande facilité.
L'échec de la pédagogie traditionnelle est imputable, dans des proportions qu'il serait difficile de préciser, à la fois à un affaiblissement de la vitalité et à un manque d'intérêt pour les activités proposées. Abordant la question sous un autre angle, Peter Marin remarque que ses étudiants n'ont pas assez d'identité pour juger des choses par eux‑mêmes. Comment pourraient‑ils accoucher d'une quelconque vérité dans ces conditions? Il ne leur reste donc qu'à se laisser prendre en charge par l'appareil éducatif.
So my students are uncertain of themselves ... they do not seem sufficiently convinced of their own intuitions, passions and strenghts to make judgments about thern or create alternative to them ... They have been mesmerized at the deepest levels of imagination, then partially awakened, with only a dim memory of what it might feel like to define things for oneself, to feel meaninq as a light and depth within the self."
Pour être sûr de quoi que ce soit, il faut être sûr de soi-même. De ce point de vue, une seule sensation, si elle est authentique, vaut mieux que mille grandes idées apprises à contrecoeur et à contretemps.
De ce point de vue également, beaucoup de paysans illettrés représentent un type d'humanité supérieur à celui de “l'homme instruit”, qui “sait tout mais qui ne sait que cela”. Quant aux aristocrates, c'est de toute évidence leur quant à soi qui les a toujours tenus à l'écart de la chose scolaire. Lady Chatterly en tête, ils ont toujours eu plus d'affinités avec les gardes‑chasse qu'avec les précepteurs!
Sagesse du corps! Peter Marin complète sa pensée en reprenant ce thème nietzschéen de façon originale:
Wisdom is really a gesture, the natural sap of being alive, the intelligent shape given to aliveness, and it is not separable from things, does not come from outside of us, cannot be taught or learned, but is simply in life, infusing when it is found whatever we say or do.12
Cet idéal élémentaire mérite la plus grande attention. S'il n'est pas d'abord atteint, tous les autres idéaux risquent fort d'être compensatoires. Mais sans le dire expressément, c'est à l'ascèse que Peter Marin nous invite en nous le proposant. Nos sens sont en général beaucoup trop surmenés pour être capables de recevoir l'empreinte vierge des choses et des êtres. Ils se défendent contre la demande excessive en devenant des instruments d'abstraction analogues à l'intelligence. Ce n'est plus le réel mais une caricature du réel qui entre en nous. Du même coup, l'identité s'effrite. Car l'identité se forme et se maintient par le contact avec le réel. Elle est une colonne intérieure dont chaque pierre est une sensation vraie. Si l'on veut retrouver la sève de la vie, il faut absolument s'éloigner des sollicitations, faire le vide, et attendre.
Peu à peu le silence devient le contraire du vide. On entend “Ie tressaillement des choses invisibles”. Puis un jour, sans qu’ on sache précisément comment la chose est devenue possible, on prend un plaisir attendrissant à reconnaître un oiseau à son cri et à son vol. Chacune de ces humbles découvertes de nos sens élève le coefficient de vérité dont nous sommes capables dans nos rapports avec nous‑mêmes et avec les autres. Celui qui a ainsi repris vie peut sans risques danser dans des chaînes. Ayant retrouvé son contrepoids naturel, sa raison peut s'exercer sans être cause de frustration! Le composé humain a retrouvé son équilibre et son harmonie. Si la demande sociale porte vraiment sur le sentir, sur l'enracinement, on verra bientôt apparaître des monastères épicuriens.
Des examens sans écoles
La sécurité, qui est la condition du sentir et qui, de plus, est une valeur féminine, donc une valeur à la hausse, fait aussi partie de la demande sociale. Or la sécurité exige la sélection par l'école. Il n'y a donc pas lieu de se réjouir de la dévaluation des diplômes même si on est égalitariste ou partisan de la société sans écoles. Les sociétés ont le choix entre la sélection scolaire et la sélection naturelle, laquelle n'est possible que dans des conditions elles‑mêmes naturelles qui n'existent guère à l'heure des satellites.
Dans un village ou dans une tribu, on se tourne d'instinct, en cas de danger surtout, vers l'homme le plus courageux et le plus rusé. Quand vient le temps de construire les bateaux, on fait appel au meilleur menuisier. C'est de cette façon que les héros de l'Illiade ont été choisis par leur peuple. Ulysse n'a sûrement pas été sélectionné par un système scolaire.
Ce n'est malheureusement pas sous la feuillée qu'on peut trouver les hommes les plus aptes à fabriquer des satellites, à désamorcer des complots ou à redresser une économie, toutes choses encore nécessaires à la sécurité et à l'indépendance des Etats. Si nous retournons un jour à nos villages sans avoir pris soin d'assurer nos arrières technologiques, ce sera sûrement sous la protection d'un ennemi plus ingénieur que berger!
Mais d'autre part, qui voudra encore défendre une civilisation d'où les valeurs d'usage auront été complètement éliminées? Le mépris croissant des occidentaux pour leur civilisation et leurs institutions est un phénomène au moins aussi inquiétant que le serait un retard sur le plan technologique.
Notre sécurité et notre liberté exigent donc deux séries de choses en apparence incompatibles: des spécialistes de plus en plus compétents et des leaders de plus en plus humains, des services professionnels et des valeurs d'usage, une sélection scolaire plus rigoureuse et une sélection naturelle plus répandue.
En Israël où, d'une part, il n'a pas été possible de s'illusionner sur les conditions de la sécurité et de la liberté et où, d'autre part, la vie communautaire a vraiment existé, on a trouvé une solution originale qui pourrait facilement être appliquée ailleurs: la séparation de la scolarité et de la certification. C'est d'abord la présence d'un fort pourcentage des jeunes dans les forces armées qui a incité les autorités israéliennes à autoriser le libre accès au baccalauréat. Par la suite, tout le monde a pu, à certaines conditions, se prévaloir de ce privilège. A Montréal, par exemple, il y a à l'heure actuelle quelques jeunes Israéliens qui pourront, à des dates déterminées, se rendre au consulat de leur pays pour passer les examens du baccalauréat; ces examens, ils auront eu le loisir de les préparer tout en profitant de leur séjour pour s'initier aux valeurs d'usage des Québécois.
Etant donné l'état actuel de notre système scolaire, cette solution pourrait être appliquée ici, du moins à partir du deuxième cycle du secondaire, sans causer de bouleversements majeurs. Ce serait une solution de continuité, non de rupture. Un professeur de collège fort consciencieux nous racontait récemment qu'à la fin de la session d'automne, un étudiant qu'il n'avait jamais vu en classe lui remit, d'un seul coup, tous les travaux exigés pendant la session. Heureusement, dit le professeur, les travaux étaient illisibles et de très longs extraits avaient été tirés d'articles que j'avais moi‑même écrits. J'ai fait échouer l'étudiant en question. Mais si ses travaux avaient été bons, je me serais senti obligé de le faire passer .13 Si ce procédé peut réussir dans un cours, il peut réussir dans 6, il peut réussir dans 24. Un étudiant peut donc à l'heure actuelle obtenir un diplôme d'études collégiales sans avoir suivi un seul cours. Il suffit qu'il remette des travaux passables à la fin de chaque cours. Entendons par-là que ce n'est même pas le progrès, si relatif soit‑il, qui est récompensé mais l'effort, lequel est souvent Plus un effort de bonne volonté qu'un véritable effort intellectuel.
Inflation ‑ déflation
La situation actuelle est absurde, dans les collèges tout au moins. On peut présumer que les mêmes causes produisent les mêmes effets aux autres niveaux. L'inscription à un cours fait foi de tout. Le professeur est juge et partie. Il ne peut jamais faire échouer un étudiant sans penser que le même étudiant aurait fort bien pu réussir s'il avait suivi le même cours avec le collègue voisin. Le professeur complaisant ne peut d'ailleurs pas être blâmé. A quoi pourrait‑il reconnaître que les objectifs correspondant aux exigences du diplôme ont été atteints? Dans des disciplines telles que le français, la philosophie, l'histoire et les sciences humaines en général, les exigences du diplôme n'ont jamais été précisées. Et il paraît que l'incertitude gagne les disciplines scientifiques. Résultat: il y a des gens qui, au moment où ils s'inscrivent au premier cours de telle ou telle discipline, sont plus compétents dans ces disciplines qu'une bonne partie de ceux qui, l'année précédente, ont reçu un diplôme sanctionnant deux années de scolarité et donnant droit à toutes sortes d'avantages. De telles injustices, dira‑t‑on, ont toujours existé dans les écoles. Outre que ce n'est pas là une raison de les perpétuer, il y a tout lieu de croire que jamais la situation n'a été aussi lamentable que maintenant.
Comment peut‑on, dans de telles conditions, exiger qu'un homme de quarante ou cinquante ans, qui a déjà fait ses preuves, retourne à l'école pendant deux ou trois ans ou, s'il ne peut y aller que le soir, pendant cinq ou dix ans? Ce n'est pas tolérable. Le diplôme se vide de son contenu mais il demeure impossible de faire reconnaître le contenu acquis hors de l'école. Inflation d'un côté, déflation de l'autre.
Si la confusion actuelle persiste, il faudra, donnant ainsi raison aux critiques les plus pessimistes, admettre que le système scolaire n'a qu'un objectif: accroître la dépendance des gens en les forçant à se soumettre à un processus absurde. Si tel est l'objectif, le pouvoir n'a d'ailleurs pas intérêt à redresser la situation. Plus le processus est absurde, plus il faut s'humilier pour s'y soumettre. Il suffit, pour ne pas détourner les gens, de maintenir certaines apparences, par exemple de présenter les relevés de notes sur du papier I.B.M., dans un ordre qui évoque la cohérence disparue.
La séparation de la scolarité et de la certification aurait aussi pour effet de libérer officiellement les auditoires captifs. Les enseignants captifs également. La captivité, on l'oublie parfois, existe aux deux extrémités de ce qu'on appelle, d'un mot hélas fort bien choisi, le processus éducatif. On n'endoctrine pas un auditoire captif. Il faut se mettre à la hauteur du sacrifice qu'il a fait de sa liberté en respectant cette même liberté scrupuleusement. La captivité n'est pas plus réjouissante pour le maître. La personne qui est jugée digne de former des jeunes ne devrait pas en être réduite à mendier des moments d'attention avec des procédés de moniteurs de terrains de jeux. On fait appel au médecin, à l'avocat, au plombier ou au serrurier quand on a besoin d'eux. L'enseignant a droit aux mêmes égards. Ce qui fait de lui un “mal aimé”, ce qui rend son métier si difficile, c'est le fait que ses clients passent le plus clair de leur temps à lui faire entrevoir que ses services ne sont pas désirés.
Parmi les expériences désagréables que peut vivre un professeur, il en est une qui est particulièrement démoralisante: l'absence au deuxième ou au troisième cours d'un étudiant qui, au premier cours, avait paru très intéressé. Sans trop se l'avouer, on puisait son courage dans son regard bienveillant. Que s'est‑il passé? Il y a dix ans, cette absence aurait été un signe de mépris ou d'agressivité. Mais les choses ont changé. L'étudiant se croyait à la télévision. Il a tout simplement changé de poste ou fermé temporairement l'appareil, le temps de fumer un joint. Il était sans doute réellement intéressé, mais pas au point de s'imposer le devoir de venir entendre la suite de l'émission. Pouvait‑il seulement soupçonner qu'il était en son pouvoir de faire souffrir son professeur? Ces souffrances‑là, personne ne les devine parce que personne ne les avoue. Ce sont les souffrances les mieux refoulées du monde. L'amour‑propre ne peut pas en tolérer l'aveu. La présence obligatoire était un baume pour le moi du professeur. Il avait toujours l'impression que c'était un peu pour lui‑même que les étudiants revenaient fidèlement. Cela parfois suffisait à lui donner le goût de préparer ses cours et de les donner.
Entre des professeurs et des étudiants libres de part et d'autre, des ententes conformes aux intérêts et aux aptitudes de chaque partie pourraient facilement être conclues. Si un bon système d'examens était mis en place, il pourrait en résulter une situation d'ensemble telle que les étudiants et professeurs se rencontreraient plus fréquemment. Quoi qu'il en soit, il faut remédier à la situation actuelle. En éducation, on est encore à l'époque où le roi choisissait les conjoints de ses sujets en âge de se marier.
On a fait de l'enseignement un service public semblable à la police ou aux hôpitaux. Cet état de chose est devenu anachronique. Il suffit aux policiers de quelques heures de grève pour établir la preuve de leur nécessité. Les enseignants peuvent rester deux mois en grève sans qu'on s'inquiète outre mesure autour d'eux. Leurs services ne sont pas plus essentiels que ceux des journalistes. Ne serait‑ce pas parce qu'ils sont intimement convaincus de ne pas être un service public que les enseignants, par le biais de leurs syndicats, considèrent le gouvernement comme un employeur ordinaire?
Il y a bien d'autres raisons de croire que les enseignants ne sont plus en situation de monopole. L'écriture, nous l'avons déjà dit, était à l'origine une technique très complexe. Elle était l'apanage exclusif des maîtres d'écriture, lesquels formaient, à Paris du moins, une corporation aussi puissante, toute proportion gardée, que les actuels syndicats d'enseignants. Moyennant des honoraires élevés, les secrets de cette technique pouvaient être révélés aux bourgeois et aux aristocrates désireux de les maîtriser. Quand les petites écoles ont commencé à se multiplier, quand tout s'est simplifié, y compris l'apprentissage de l'écriture, les membres de la Corporation des Maîtres d'Ecriture ont éprouvé de vives inquiétudes pour la majesté de leur art et la solidité de leurs privilèges, ce qui les a amenés à poursuivre les maîtres des petites écoles en justice. En 1598, ils ont obtenu une sentence “interdisant aux dits maîtres de donner des exemples d'écriture dépassant les monosyllables”14 Cette victoire fut sans effet sur le cours des choses. L'impulsion nouvelle était donnée. Rien n'allait empêcher les F.E.C. de faire leur révolution.
Depuis, l'apprentissage de l'écriture a continué à se simplifier. On observe maintenant un processus analogue dans presque toutes les branches du savoir et des techniques.
Les concurrents
Le Reader's Digest vient de publier un ouvrage sur le bricolage, qui va, mine de rien, ébranler bien des habitudes corporatives. Ce manuel est si bien fait qu'en suivant bien les indications, tout homme d'intelligence moyenne peut construire lui‑même sa propre maison, pourvu qu'il soit doué d'une certaine adresse. Grâce à la matière plastique et à la colle, la plomberie, par exemple, est devenue un véritable jeu d'enfants.
Il n'y a pas de limites à l'amélioration des ouvrages de ce genre. Chacun pourra bientôt monter de ses propres mains l'alambic dans lequel il distillera l'alcool nécessaire à sa voiture et à son chauffage. Confiné initialement à la contre-culture, l'idéal d'autosuffisance gagne chaque jour de nouveaux adeptes. Déjà les librairies regorgent de petits ouvrages pratiques, qui ne sont d'ailleurs petits que par comparaison à la grandeur d'emprunt de la plupart des théories. Chaque nouvelle information transmise par ce canal affaiblit le monopole scolaire. Quant à l'audio‑visuel, il y a tout lieu de croire que la révolution dans ce domaine n'en est qu'à sa première phase. Depuis quelques années, les gens ont la possibilité d'écouter leurs émissions préférées au moment qui leur convient. Ce nouveau besoin du public est déjà satisfait par les cassettes, par les enregistrements; et on annonce pour bientôt le disque facilement adaptable à l'appareil téléviseur. Grâce aux mêmes techniques, les meilleurs émissions produites à l'étranger pourront également devenir accessibles.
Illich verrait sans doute là une atteinte plus subtile à l'autonomie personnelle. Il se peut aussi qu'il s'agisse d'une domestication des media par les individus.
La vie, la capacité de relever de nouveaux défis aurait‑elle quitté l'école pour se réfugier chez les éditeurs et dans les media? N'a‑t‑on pas offert un cadeau empoisonné aux enseignants en leur cédant le pouvoir dans l'école? N'est‑ce pas une ville brûlée qu'on leur livrait? Le champ des vraies batailles n'était‑il pas ailleurs déjà? Aux U.S.A., le système des autoroutes était déjà en train de se faire quand on a abandonné les chemins de fer aux syndicats. Dans les collèges, les syndicats créés il y a dix ans à peine ont à peu près tous les pouvoirs maintenant. Il n'y a pas eu vraiment de résistance. La chose est suspecte. Les sociétés libérales modernes ont le pouvoir de contourner par des innovations techniques les problèmes politiques qu'elles ne sauraient régler sans heurts violents.
Notons enfin que les concurrents de l'école ont sur elle un avantage qui s'avèrera peut‑être décisif: ils sont sélectifs.
Leurs critères, telle la cote d'écoute pour la radio et la télévision, sont parfois d'une qualité douteuse. Du moins permettent‑ils de satisfaire un public qui, lorsqu'il veut s'instruire, fait preuve d'un flair remarquable. Qui choisit‑il comme maîtres? Judith Jasmin, René Lévesque, Fernand Séguin, Raymond Charette, Pierre Nadeau. Dans plusieurs maisons d'enseignement, on aurait refusé d'engager de tels maîtres pour des raisons idéologiques. Eussent‑ils été engagés, ils auraient eu le même traitement que leurs collègues les plus médiocres.
Un jour, à l'émission de Réal Giguère, on présenta face à face un trappeur partisan de la prime au loup et un vétérinaire doublé d'un écologiste qui s'y opposait. Les deux protagonistes ayant de la verve, il s'ensuivit une discussion passionnante. Sans que ce fût explicite, le téléspectateur était initié à la philosophie des sciences. Malheur au professeur qui le lendemain dans sa salle de cours s'attaquera au même sujet. Quelle maison d'enseignement peut avoir à sa disposition des moyens comparables à ceux d'un poste de télévision?
Les enseignants ont réussi leur révolution égalitariste sans apparemment se soucier du fait que, presque partout autour d'eux, et notamment dans le monde des media et du spectacle, le struggle for life demeurait la condition même de la réussite. Moyennant quoi, ils se sont placés dans une situation d'infériorité comparable à celle des pays qui, comme la Russie, ont fait leur révolution socialiste unilatéralement.
La séparation de la scolarité et de la certification pourrait incontestablement assainir le climat dans l'ensemble du système scolaire, Il faudrait, en premier lieu, préciser les exigences pour l'obtention de la note de passage dans chaque discipline de même que pour l'obtention de la moyenne requise pour le D.E.C. (Diplôme d'Etudes Collégiales). On constaterait peut‑être qu'il est impossible ‑ du moins dans certaines disciplines ‑ d'obtenir un consensus national sur une telle question. Auquel cas, il faudrait, soit dissoudre le système public, soit rendre facultatifs tous les cours où le consensus n'aurait pas été possible. À supposer qu’un consensus national soit possible pour toutes les disciplines ou, à défaut d'un consensus, une mise au pas, la séparation effective du diplôme et de la scolarité deviendrait possible. Les examens seraient terminaux. Un document officiel indiquerait, longtemps à l'avance, les sujets et les auteurs au programme à chaque session d'examens. Un cahier, comportant divers travaux et examens annotés, pourrait être distribué aux candidats afin de leur permettre de se faire une idée précise des critères de correction.
Les objections
Et on reviendrait ainsi au bachotage! Pas nécessairement. Avec un peu d'imagination, on pourrait retrouver les avantages de l'ancien baccalauréat sans en reproduire les aspects négatifs. Le baccalauréat ne touchait qu'un monde limité d'aptitudes et de disciplines. Pour remédier à cela, il suffirait qu'il y ait un examen dans chacune des disciplines offertes. Bien qu'elle corresponde toujours au rythme éternel de la raison, la dissertation en trois points devrait perdre de l'importance. Quand on prend la parole désormais, ce n'est plus pour faire un plaidoyer, un sermon ou un discours en trois points, mais pour se prononcer sur une question dans un laps de temps limité. Que ce soit dans une assemblée, dans un débat, à la radio ou à la télévision, on parle presque toujours avec un chronomètre sous les yeux. On pourrait facilement imaginer des épreuves qui préparent à ce type de performance.
Autre objection: c'est seulement en fréquentant l'école qu'on peut acquérir une culture cohérente. Encore faut‑il qu'il y ait de la cohérence dans l'école. Or ce n'est plus le cas.
Désormais, le message de l'un annule le message de l'autre. La cohérence est due au hasard, quand elle existe. Seul un système d'examens digne de ce nom pourrait introduire de l'unité dans l'école.
Chose étonnante, Ivan Illich ne voit pas la séparation de la scolarité et du diplôme d'un très bon oeil; bien qu'il admette qu'elle présente certains avantages:
The most dangerous category of educational reformer is one who argues that knowledge can be produced. and sold much more effectively on an open market than on one controlied by school. These people argue that most skills can be easily acquired from skillmodels if the learner is truly interested in their acquisition; that indîvidual entitiements can provide a more equai purchasing power for education. They demand a careful separation of the process by which knowiedge îs acquired from the process by which it is measured and certified. These seem to me obvious statements. But it would be a fallacy tobelieve that the establishment of a free market for knowledge would constitute a radical alternative in education. The establishment of a free market would indeed abolish what i have previously called the hidden curriculum of present schooling ‑ its age specific attendance at a graded curriculum. Equally, a free market would at first give the appearance of counter acting what 1 have called the occult foundations of a schooled society: the "immigration syndrome", the institutional monopoly of teaching, and the ritual of lisear initiation. But at the same time a free market
in education would provide the alchernist with innu-merable hidden hands to fit each man into the multiple, tight little niches a more complex technocracy can provide.15
L'article dans lequel Illich s'exprime ainsi a pour titre “The alternative to schooling”. C'est un titre trompeur car Illich n'y propose aucune solution de rechange. Il ne prend même pas la peine d'indiquer comment pourrait s'opérer la transition entre le système actuel et le retour au village et à la sélection naturelle. Tout indique qu'il refuse d'assumer la contradiction qui existe entre les conditions de la sécurité et celles de l'autonomie. Certains de ses disciples ont fort heureusement été plus diserts que lui sur la question des solutions de rechange. C'est le cas en particulier de Walter Mossmann, auteur d'un article intitulé “Lutte antinucléaire et université populaire de Whylerwald”. Depuis quelques années, la région du Haut‑Rhin est la scène d'une vague de protestations soulevées par le projet d'implantation d'usines nucléaires françaises, allemandes et suisses. Se sentant menacés, les habitants du lieu, paysans pour la plupart, ont éprouvé le besoin d'être éclairés sur l'ensemble du problème. Trop heureux d'être enfin réclamés, les maîtres sont accourus, offrant leurs services bénévolement, les uns par idéal, les autres pour des raisons politiques. Journalistes, animateurs sociaux et syndicalistes sont de la partie. On parle d'énergie nucléaire et d'écologie, bien entendu, mais aussi de la croissance économique. Par ce biais, on est amené à expliquer la façon dont les décisions se prennent au gouvernement et dont l'information est transmise. Dans la ferveur générale, on ressuscite les vieilles chansons folkloriques, on organise des expositions d'artisanat.
À Whyl, en Allemagne, on occupe le terrain où les travaux d'excavation sont déjà amorcés. On construit bientôt une maison de l'amitié, sorte d'immense wigwam post‑industriel pouvant abriter deux ou trois cents personnes. Pendant que la fumée monte lentement du feu central, des représentants de diverses disciplines répondent aux questions des gens. L'université populaire de Whyl est née.
L'école où l'on apprend tout cela n'est pas vraiment localisée géographiquement, c'est un processus. Celui-ci se déroule aussi bien au café qu'à la maison paroissiale, à l'église, au téléphone, chez l'épicier, dans les champs ou sur le terrain de football, sur le chemin de l'usine ou dans une manifestation. C'est toutefois sur le terrain occupé que le processus est le plus concentré et continu, et c'est là que se situe sous sa forme institutionnalisée l'université populaire de Whyl.16
supposer que cette université puisse durer, ce qui n'est pas probable, il faudrait tout de même admettre que la société sans écoles ne sera pas une société sans église. C'est une croisade que Walter Mossmann décrit, une croisade en terre vierge. On aurait tort d'ironiser davantage. Rien ne prouve que les croisades donnaient une moins bonne formation que l'éducation permanente. Ce que le texte de Walter Mossmann démontre, c'est qu'une fois leur besoin immédiat de sécurité satisfait, les hommes ont besoin d'une Cause. L'éducation telle que nous la connaissons a été une croisade vers la terre des Lumières. On a alphabétisé les peuples comme jadis on les avait catéchisés. On veut maintenant les politiser. Prise en charge pour prise en charge, n'est‑il pas préférable d'en choisir une qui consisterait à préparer librement des examens portant sur l'histoire des croisades?
Le privé et le public
La séparation de la scolarité et du diplôme donnerait aussi un sens au débat sur l'enseignement privé. Ce débat n'a aucun sens puisque l'enseignement public n'existe pas vraiment au Québec. Nous n'avons ni inspecteurs ni examens. il y a des examens au secondaire, mais faut‑il en parier? Quant aux programmes, l'État en a le lointain contrôle, mais, sauf exception, les cadres sont tels qu'ils autorisent les dérogations les plus fantaisistes. L'État oblige les jeunes à fréquenter l'école, il distribue les subventions et il octroie les diplômes. Mais si on connaît le montant précis des subventions, on ignore à peu près tout de la valeur des diplômes, et on n'est pas toujours en mesure de dire si les enfants sont vraiment à l'école.
L'administration publique de l'éducation au Québec a été depuis ses débuts un acte de confiance ininterrompu aux enseignants, aux commissions scolaires, aux conseils d'administration des collèges et universités, Le système est accessible au publie, il n'est pas vraiment public. Il n'est même pas syndical. La vérité, c'est que ce n'est pas un système; c'est l'encadrement administratif du laisser‑faire culturel. Là où la rigueur de la discipline enseignée n'est pas en elle‑même une contrainte, il n'y a pas de limites à la liberté du professeur. Au moment où nous avons créé notre ministère de l'Éducation, la plupart des États en occident avaient déjà commencé à lâcher prise. C'était peut‑être sagesse de notre part que de laisser un rôle discret à l'État.
La correction impersonnelle
Les examens d'État seraient bien attendu corrigés de façon impersonnelle, ce qui ne veut pas dire que les résultats devraient nécessairement être communiqués de la même façon. On mettrait fin ainsi à la confusion débilitante des bons sentiments et des bonnes idées. On se refuse de plus en plus à porter sur les oeuvres des jugements de valeur faisant abstraction des hommes. Cette mentalité est particulièrement manifeste à l'école où le mot traumatisme répand son venin douceâtre depuis vingt ans. “Autre idée chrétienne devenue folle” dirait Chesterton. En rangeant l'intelligence parmi les privilèges de classe et la bêtise parmi les complexes, le Québec aura élargi le domaine de ces idées chrétiennes devenues folles. Cioran avait écrit: “Pour avoir rangé l'intelligence parmi les vertus et la bêtise parmi les vices, la France a élargi le domaine de la morale. De là son avantage sur les autres nations, sa vaporeuse suprématie. ”17
Les professeurs ne sont pas à blâmer. Pour pouvoir être dur sans méchanceté avec un être, il faut aimer cet être d'un amour qui suppose un minimum de familiarité, il faut le connaître assez pour savoir ce qu'il peut supporter sans être meurtri. Un tel amour est impossible quand un professeur rencontre trois cents étudiants nouveaux chaque année pour quelques heures et quand, de son côté, l'étudiant en est à son centième effort pour s'adapter à une figure paternelle nouvelle. Dans de telles conditions, on a toujours le sentiment que le mensonge est moins nocif que la vérité; ce qui est faux. La correction qui n'eût été qu'une bonne leçon à l'école devient une humiliation souvent insurmontable quand elle est infligée hors saison. Nous le savons tous par expérience.
À la fin de sa vie, le poète Mistral faisait invariablement les mêmes commentaires obligeants à ceux qui lui soumettaient des manuscrits. C'était sa façon d'éconduire des êtres à qui il ne pouvait pas offrir l'amitié qui permet de supporter la vérité. Est‑ce pour une raison semblable, qu'au moment de rendre les travaux, les professeurs ne font plus de commentaires négatifs en nommant les étudiants à qui ils sont destinés.
Malheureusement, le professeur, réduit à donner des illusions ou à récompenser l'effort, ne peut pas croire longtemps à ce qu'il enseigne. Et moins il y croit, moins il est disposé à se montrer exigeant. C'est le cercle vicieux. Les grands maîtres, dans tous les domaines, sont exigeants. Par définition. Aimant ce qu'ils font et le faisant bien, ils ne peuvent tolérer qu'on le fasse mal.
La correction impersonnelle aurait au moins l'avantage, pour l'étudiant, de ne pas pouvoir être ressentie, si elle est négative, comme une attaque dirigée contre sa personne. Quant au professeur, elle aurait l'avantage de ne pas mettre son jugement en conflit avec ses sentiments. Il faudrait évidemment tout mettre en oeuvre pour que chaque étudiant puisse avoir des liens étroits et continus avec au moins un professeur. Le fameux tutorat!
Une autre question se pose. Les grands maîtres ne sont pas politiquement obligés de décerner “x” diplômes chaque année; ils préfèrent n'avoir aucun disciple plutôt que de se résigner à en avoir de mauvais. Leur métier n'étant pas d'enseigner, mais de créer, personne ne pourra leur faire reproche d'être élitiste. Sous peine d'être accusés de ce crime d'élitisme, les enseignants sont tenus de délivrer des certificats de compétence en série. Peut‑on leur demander d'exiger l'excellence? Eux‑mêmes ne sont‑ils pas condamnés à la médiocrité? D'où ce mot, qui a fait rire et qui a blessé Plus d'un enseignant: “quand on ne peut pas faire une chose, on l'enseigne”.
Le maître, dans son atelier, peut exiger l'absolu. L'enseignant est condamné à n'exiger que des progrès relatifs. Plus l'éducation se démocratise, plus le sens de cette condamnation se précise. Un moment vient, hélas! où les progrès qu'on peut exiger sont si humbles qu'on ne voit plus le rapport qu'ils ont avec l'absolu. C'est le désespoir: on ne saisit plus le lien entre la classe où l'on se meut dans le relatif et l'atelier où l'on cherche l'absolu. On est alors tenté, soit de nier l'importance du maître, incarnation de l'absolu, soit d'ouvrir son propre atelier et de laisser la masse trouver par elle‑même la culture dont elle a besoin.
Pour échapper à l'absurde de la première tentation et à l'irréalisme de la seconde, il faudrait, d'une part, des examens qui mesurent les progrès relatifs et, d'autre part, des concours qui rappellent par leurs exigences l'atmosphère régnant dans l'atelier des maîtres. Examens et concours devraient donner accès à deux types d'institutions. En France, il y a les universités et les grandes écoles. Les grandes écoles sont contestées par certains. Elles sont néanmoins de plus en plus recherchées. Voici ce que le professeur George Vedel, universitaire lui‑même, a écrit à ce propos:
... (Le) décri (de l'université) ne se répand pas seulement dans les milieux bourgeois mais dans les milieux populaires, qui ne prennent pas au sérieux ces grèves universitaires dont la multiplication qui, finalement, ne gêne personne, tend à prouver que l'on peut vivre sans universités ...
Au hit‑parade de l'emploi, la montée des enseignants assurés par la profession ou l'administration elle‑même, loin des UER, est impressionnante. Plus impressionnante encore la façon dont les galons de “grande école” se conquièrent, non par la promotion de tel ou tel établissement extra‑universitaire, naguère obscur, mais par la comparaison avec l'image que le public se fait des universités. Voici quelques années, “les grandes écoles” c'étaient Polytechnique, Normale, Centrale, HEC. Aujourd'hui, dans la rubrique “admission aux grandes écoles”, la presse ‑ qui reflète sur ce point l'opinion générale ‑ place aussi d'obscurs instituts de troisième ordre qui ne sont devenus “grandes écoles” que parce que, dans le jugement du public, nos universités sont devenues “petites”.18
Aux U.S.A., les universités comme Harvard et Princeton jouent un rôle équivalent à celui des grandes écoles françaises. Au Québec, on semble hésiter encore entre la solution du Rwanda, où l'on a banni les normes, et les solutions françaises et américaines. Comme première mesure pour inaugurer l'ère de la qualité, nous pourrions peut‑être créer une institution semblable au Collège de France, où seraient nommés d'office tous les gagnants des prix du Québec.
Critique de l'élitisme
Faut‑il rappeler à ce propos que la critique de l'élitisme procède des mobiles les plus divers. il y a d'abord les mobiles nobles de ceux qui, ayant connu les plus hautes joies de l'esprit, ne peuvent pas se résigner à ne pas pouvoir les partager avec tous les hommes. Il y a en second lieu les mobiles bas qui ressemblent à ceux dont Ortega y Gasset fait état dans la Révolte des masses et Max Scheler dans L'homme du ressentiment. Il y a enfin les mobiles stratégiques qui sont eux‑mêmes de deux sortes: doctrinaires comme chez les marxistes, ou libertaires comme chez Illich. Les marxistes, du moins ceux de stricte observance, n'en ont pas contre l'élitisme en tant que tel mais contre la classe sociale qui est sensée avoir le monopole des modèles dits culturels. Ayant l'exemple des pays socialistes sous les yeux, ils savent très bien qu'une fois au pouvoir, ils créeront un système férocement compétitif. La lutte contre l'élitisme correspond au premier moment de leur stratégie. Elle a pour but de séduire l'homme‑masse et l'homme du ressentiment. Quant aux libertaires, c'est la sélection naturelle qu'ils veulent rétablir, laquelle n'est d'ailleurs pas incompatible avec la démocratie de base qui est le rêve avoué.
Dans l'université française, les marxistes ont pendant longtemps placé certaines valeurs au‑dessus de leur appartenance au parti. Dans les comités d'engagement, par exemple, ils votaient pour le candidat ayant le meilleur dossier et non Pour le membre du parti. Il semble toutefois que la situation se soit considérablement dégradée ces derniers temps. “De temps en temps ... écrit George Vedel, l'on voit, dans telle ou telle instance, passer des dossiers à travers lesquels on comprend qu'une coterie politique ou philosophique d'enseignants ou d'étudiants est en même temps une société de secours mutuels garantissant le diplôme, parfois la carrière.”19
En conséquence, les professeurs ont tendance à se regrouper dans des universités de gauche, de droite, de centre ou d'ailleurs. On peut penser que cette division, catastrophique par rapport au vieil idéal de l'université, aura au moins le mérite de clarifier la situation. Il y aura sans doute moins de fausses représentations à l'avenir. Le contenu apparaîtra plus clairement sur l'étiquette. Les auditoires demeurés captifs sauront de qui et de quoi ils sont captifs. On passera de la guérilla à la guerre ouverte. Il y aura moins d'escarmouches à l'intérieur des départements et plus de batailles rangées entre les institutions. L'unité perdue au niveau de l'université pourra être retrouvée sous forme de cohérence au niveau des constituantes. La cohérence organique n'est-elle pas préférable à l'unité purement formelle?
Au Québec, les marxistes sont d'autant plus agressifs à l'école qu'ils sont plus faibles dans l'ensemble de la société. Le libéralisme et l'objectivité dont ils ont eux‑mêmes bénéficié à leur engagement ne les ont pas empêchés de renier très tôt les valeurs que leurs homologues français ont respectées si longtemps. Le népotisme idéologique est pratiqué ouvertement dans un grand nombre de départements. Les candidats savent très bien quelle profession de foi il faut faire pour être engagé à tel ou tel endroit. Il faut voir dans ce dernier fait un signe qu'ici aussi la situation commence à se clarifier. Il y a d'autres signes. A l'U.O.U.A.M., le drapeau rouge a été hissé dans plusieurs sections, le drapeau bleu dans d'autres. Dans plusieurs collèges et universités, les départements non gouvernables ont commencé à se scinder. Aurons‑nous bientôt des institutions orientées? La chose est sans doute possible et souhaitable à Montréal, comme à Paris. Ailleurs, il faudra créer des écoles dans l'école.
Mais comment, dans ces conditions, sera‑t‑il possible d'instituer des examens et des concours nationaux? Les comités de correction seront immédiatement noyautés ou boycottés par les gens qui ne reconnaissent pas d'autres valeurs que la secte et la force et rien ne permet de penser, et surtout pas les précédents des dix dernières années, que l'État pourra employer des moyens assez intelligents et assez forts pour réussir là où les administrations locales ont échoué. Il resterait alors trois possibilités:
1. Que l'État, par faiblesse ou par naïveté, se fasse complice des saboteurs, auquel cas tous ceux qui préfèrent la libre connaissance et le gai savoir à l'endoctrinement et à l'anarchie devront se détourner de l'ensemble du système d'éducation. (L'État pourrait aussi poursuivre les mêmes objectifs délibérément, en appliquant les principes bien connus de la subversion par le haut.)
- Que l'État entre vraiment dans la bataille avec des moyens appropriés. Hypothèse peu vraisemblable. À l'heure actuelle, les représentants de l'État songent timidement à évaluer les institutions et ils annoncent à voix basse leurs intentions, mais quand on leur demande à voix haute par quelles sanctions ils entendent concrétiser leur évaluation, ils bredouillent des réponses diplomatiques. Preuve supplémentaire, s'il en faut, que la force est dans l'autre camp.
- Que l'État démissionne de façon explicite et définitive en cessant d'assumer une situation sur laquelle il a de moins en moins de contrôle. L'entière responsabilité de l'éducation serait alors laissée aux parents et aux étudiants. Ce principe est admis en Hollande et dans plusieurs autres pays nordiques, dont la Suède et le Danemark. En Hollande, tout groupe de parents peut, à l'élémentaire, obtenir des crédits de l'État pour avoir sa propre école à condition qu'il puisse rassembler 125, 100 ou 75 enfants selon que la municipalité atteint 100,000, 50,000 ou 25,000 habitants. Pour ceux qui appartiennent à des collectivités plus petites, divers accommodements sont possibles.
C'est là une application du principe de subsidiarité, qui invite à ramener les pouvoirs au plus bas niveau compatible avec l'intérêt de l'ensemble de la société. C'est là également une application du système des “vouchers”, lequel consiste à rattacher la subvention à l'enfant et non à l'institution. Ce système, qui fut le programme de l'Union Nationale du temps de Daniel Johnson, est aujourd'hui réclamé et obtenu parfois aux U.S.A. par les partisans de l'école libre .20
Cette troisième éventualité, la démission de l'État, Pourrait satisfaire les libertaires et la droite, c'est‑à‑dire à peu près tout le monde, car lorsqu'il 'agit d'éducation les hommes de gauche ont toujours beaucoup de peine à s'entendre avec leurs principes généraux.
Emulation et compétition
Le phénomène de la compétition doit aussi être repensé. Il existe dans le monde des affaires une compétition dont l'objectif est l'élimination pure et simple des concurrents. Cette compétition abstraite et totalitaire est provoquée par une démesure semblable à celle qui est à l'origine de tous les phénomènes de croissance exponentielle. Elle procède aussi de ce besoin excessif de se comparer que l'on retrouve dans toutes les formes d'hystérie et dans toutes les manifestations de l'insuffisance biologique ou Psychologique.
Cette description sommaire de l'homme compétitif correspond à celle que Scheler donne de l'arriviste dans L'homme du ressentirnent. Pour Scheler l'arriviste est l'envers du génie dont on pourrait dire qu'il est l'homme de la sensation vraie.
Le “génie” a de sa valeur et de sa richesse propres, de son enracinement à l'univers, un sentiment immédiat, irréfléchi, obscur qui remplit sa conscience à tout moment. Ce sentiment n'a rien à voir avec l'orgueil”, qui procède au contraire d'un affaiblissement du sens immédiat de sa valeur propre, et serait Plutôt une disposition secrète à se “confirmer” dans ce sentiment, un acte réfléchi “d'affirmation” de Soi.21 Ce sentiment naïf de ce qu'il vaut, sous‑jacent comme le tonus musculaire, Permet au “génie” de contempler avec sérénité les valeurs Positives des autres, dans toute la plénitude de leur contenu et de leur structure, et de laisser les autres en “jouir” en toute liberté. La multiplication même des valeurs positives lui procure la joie et le monde lui devient d'autant plus digne d’amour. 22
il faut bien se garder toutefois de prendre pour un trait de génie le défaitisme niveleur qui s'empare de ceux qui, souffrant du même besoin de se comparer que l'arriviste, n'ont pas assez de force pour passer à l'action. La convoitise de l'arriviste et l'indifférence du défaitiste sont deux phénomènes de signe contraire mais de même niveau. Le premier engendre une concurrence dénaturée; le second, un égalitarisme non moins dénaturé.
Il existe pourtant une forme de concurrence parfaitement saine et naturelle, où le besoin de comparaison est secondaire par rapport au sens du réel et de la perfection. Quoi de plus normal pour un jardinier que de désirer avoir le plus beau jardin du village. Les actes qu'entraîne un tel désir n'enlèvent rien à personne et ils sont pour la collectivité une source de richesse et de plaisirs esthétiques. La concurrence de ce genre, à laquelle il conviendrait de réserver le mot émulation, est la vie, la palpitation même des sociétés. Là où règnent la grisaille et la tristesse, on peut être sûr qu'elle est absente. Si nos écoles sont devenues si ternes, c'est, partiellement du moins, parce qu'en voulant éliminer la compétition, on a porté atteinte aux conditions de l'émulation, lesquelles sont aussi fragiles que l'équilibre écologique du Grand Nord. Pour les recréer dans les écoles, il faudra sans doute multiplier les petits potagers à l'intérieur de ces vastes kolkhozes que sont les polyvalentes, les cegeps et les universités.
Dans un milieu organique, rares sont les gens qui ne peuvent pas être reconnus, tant les types de compétence admis sont variés. Celui qui fauche bien le foin n'est pas écrasé par celui qui joue bien du violon, ni celui qui cultive bien les tomates par celui qui coupe bien le bois. Si l'on veut éviter que l'émulation ne dégénère en compétition ou en indifférence, il faut veiller à ce que la variété des dons reconnus permette le jeu des transferts et compensations nécessaires à l'estime de soi. Dans les collèges d'autrefois, dans les pensionnats surtout, l'atmosphère était saine de ce point de vue. à côté des forts en thème, il y avait les forts en musique, les forts en hockey, les forts en art et même les forts en vertu. Dans les groupes des nouveaux collèges qui n'existent que pour quelques heures, seuls peuvent être reconnus les talents qui sont directement reliés à l'objectif poursuivi.
La justice verticale
Mais même s'il devait bientôt prendre la forme de l'émulation, l'élitisme paraîtra inopportun aussi longtemps que les idées reçues sur la justice n'auront pas été revivifiées.
Au Québec, comme partout ailleurs dans le monde occidental, la démocratisation de l'éducation a été accomplie sous le signe de la justice horizontale. Cette justice procède d'une vision synchronique et instantanée des choses. Chaque groupe d'âge, isolé artificiellement des autres, est considéré comme étant formé de coureurs qui doivent prendre le départ sur une même ligne et au même moment. Cela s'appelle l'égalité des chances.
On a bien vite compris que la course était truquée, que chaque coureur avait au départ l'avance ou le retard que lui donnait son passé génétique ou social. Mais plutôt que de reviser l'idée qu'on se faisait de la justice, on a tenté de corriger la réalité. Les causes de l'avance, mais surtout celles du retard, ont fait l'objet d'une multitude de travaux savants. L'ensemble du système scolaire fut bientôt traversé par un immense remords: comment éviter que le désavantage initial de l'enfant défavorisé ne soit aggravé par des échecs scolaires? On se demanda ensuite comment utiliser l'école pour contrecarrer l'influence négative de la nature et de la société sur les individus. Le professeur Allan Bloom pose le problème ainsi:
It is questionable wether a university can pursue its proper end if it must be engaged in the fight against social inequality. But much more was being demanded of it. There was and is an opinion that natural inequalities are as offensive as social and conventional ones, and that it is the business of the university to correct the former as weil as the latter. Thus the university must declare a war on nature as weil as society in the name of equality.23
Ce qu'il faut surtout souligner, c'est la similitude entre la vision du monde qui sous‑tend l'idée de justice horizontale et celle qui est à la base du progrès indéfini, de la croissance exponentielle. Pour que les hommes d'aujourd'hui dilapident le passé et hypothèquent l'avenir comme ils le font, il faut qu'ils se sentent et qu'ils se veuillent coupés à la fois de leurs ancêtres et de leurs descendants, il faut qu'ils constituent une génération isolée ayant le même comportement égocentrique qu'un enfant frustré. La justice horizontale, qui n'est pas dénuée d'hypocrisie, est peut‑être avant tout un phénomène compensatoire grâce auquel notre conscience peut supporter de ne pas assumer sa responsabilité verticale: certes nous faisons abstraction de nos pères et de nos fils, mais en revanche voyez avec quelle générosité nous traitons nos frères!
La vérité est plutôt que, séparés de leurs pères et de leurs fils, les frères s'entredévorent en dévorant la nature. Et que leur vie est absurde, ce qui se comprend, le sens étant vertical.
Le mouvement écologique fait resurgir ces préoccupations reléguées au fond de l'inconscient par un siècle de justice horizontale. Nous sommes en train de redécouvrir que la terre appartient aussi à nos lointains descendants. Dans le même mouvement, nous découvrons que nous avons nous-mêmes des racines. Si cette découverte n'est pas le simple effet d'une mode, elle entraînera nécessairement une remise en question de tous les aspects de la vision horizontale du monde. C'est ce qui permet d'espérer que, malqré toutes les indications contraires, la deuxième phase de la réponse de l'éducation pourra se faire sous le signe de la qualité.
Les gènes comptent, mais nous les connaissons mal. Les richesses comptent, mais sans doute moins que l'affection et le bon sens des parents. Que savons‑nous des causes de l'inégalité? Rien qui nous permette de nier, dans la genèse d'un homme de qualité, l'importance des efforts obscurs accomplis dans les générations précédentes. En favorisant un être qui a de l'avance au point de départ, nous ne faisons que rendre justice à ses ancêtres, nous achevons l'oeuvre qu'ils ont commencée en amassant leur capital de civilisation. Cette continuité, dont presque tous les parents sentent la nécessité, n'est rien d'autre que l'émulation transposée à l'échelle des générations.
La justice horizontale doit donc être tempérée par la justice verticale. En pratique, cela signifie qu'on doit porter au moins autant d'attention aux exceptions positives qu'aux exceptions négatives.
Il y a, à l'heure actuelle, déséquilibre en faveur des exceptions négatives, sur lequel il ne faut d'ailleurs pas se méprendre. Le plus souvent, on n'assiste les gens dans le besoin qu'à la condition expresse que l'argent versé serve d'abord à payer des services professionnels. Si on dépense $16,000.00 par année pour le prisonnier, c'est moins pour l'honorer et le nourrir que pour payer sa cellule et l'équipe interdisciplinaire qui s'affaire autour de lui. Les milieux défavorisés produisent aussi des exceptions positives, mais il ne viendrait à l'idée de personne de consacrer $16,000.00 par année à leur épanouissement et à celui de leur famille. Pourquoi? Avec $16,000.00, on peut faire des voyages passionnants, acheter des livres, se reposer à la campagne les fins de semaine, toutes choses inaccessibles aux jeunes issus de milieux défavorisés.
Que l'étudiant en question fasse une dépression nerveuse pour cause de privations, et la société de nouveau se montrera généreuse, indéfiniment. La baguette magique, c'est la maladie. On est prêt à payer très cher pour désintoxiquer le buveur intempérant ou le drogué impénitent, on n'est pas en mesure de lui offrir le voyage ou les loisirs qui l'auraient peut‑être empêché d'abdiquer.
Certes, il est humain de commencer par s'occuper du plus faible. C'est ce que font les mères en général, mais il doit y avoir, là aussi, une médecine préventive à laquelle il faudrait songer un peu plus sérieusement.
Le sens du lointain appelle la pitié pour les forts. Nous ne savons pas ce que l'avenir nous réserve, mais nous savons qu'aucune société n'a pu survivre sans mettre en pratique de quelque manière le scandaleux précepte de l'évangile: à ceux qui ont beaucoup reçu, on donnera beaucoup ... Jean Baptiste de la Salle, celui qui a contribué le plus efficacement à la démocratisation de l'éducation, était issu de la haute bourgeoisie. Au Québec, le grand pionnier Jean Baptiste Meilleur était médecin. Il avait eu à l'époque le privilège d'aller étudier aux Etats‑Unis. Puisqu'il y a des riches, par l'argent, par le coeur ou par l'intelligence, vaut‑il mieux qu'ils soient empoisonnés par la mauvaise conscience ou qu'ils soient en état de dire un jour “noblesse oblige”?
La “reproduction”
L'exemple des fondateurs pose le problème de la “reproduction”, qui est au coeur des critiques les plus virulentes du système scolaire. Les ouvrages et articles qui traitent de cette question ne se comptent plus. En un mot, on reproche au système scolaire d'être un instrument à l'aide duquel les classes dirigeantes reproduisent la société, conformément à leurs intérêts. A la critique d'inspiration purement marxiste, s'est ajoutée ces dernières années une critique de type écologique, régionaliste ou libertaire qui, pour l'essentiel, s'attaque aux Etats centraux, leur reprochant surtout d'imposer uniformément des modèles culturels qui sont surtout des facteurs de déracinement.
Claude Duneton a traité de l'ensemble de ces questions avec un allant remarquable. Comment ne pas lui donner raison quand il s'indigne d'avoir à enseigner à des paysans méridionaux le récit de la noce de Madame Bovary.24
Certes, ce n'est pas bien méchant. Mon père se balafrait aussi quelquefois, les matins de foire, pour s'être rasé au saut du lit, avant d'aller à l'étable. Ce que je peux dire c'est que ces lignes n'ont pas été écrites, à l'origine, pour être lues par des paysans. Cette description de tondus à neuf était destinée à amuser les lecteurs éventuellement instruits, dont les réceptions de mariage avaient tout de même une autre gueule, si j'ose me permettre! 25
Mais ce qu'on peut dire de Flaubert, de Colette, voire même de Racine et de Balzac, peut‑on le dire de Victor Hugo, de Villon, de Rutebeuf, de Shakespeare? Ce qu'on peut reprocher à Mauriac, peut‑on le reprocher à Céline? Bonheur d'occasion est‑il un livre qui véhicule des préjugés de classe?
Mais pourquoi proposer d'autres grands auteurs, rétorquera Duneton?
Oh je sens venir l'objection! Que la Littérature n'a pas à tenir compte de... Que l'Art du Créateur est au‑dessus de, patati ... indivisible ... Eh! Dites! Eh! Mon oeil! ... je l'ai assez entendue la chanson! Ça aussi ca fait Partie de la vision: la Littérature avec un L grand comme une équerre de charpentier, l'Art immense et sacré, le Créateur sorti tout poilu de la cuisse de Jupiter ... De grâce! N'en jetez plus! ... En réalité on écrit toujours pour quelqu'un ... Monsieur Robbe‑Grillet dans un autre genre n'écrit pas ses livres pour tout un chacun mais pour des jeunes gens sérieux dont le but dans l'existence est d'étudier précisément, de déterminer avec exactitude l'art et la technique du Nouveau Roman.26
Les oeuvres vraiment universelles ne sont‑elles pas précisément celles qui ont été écrites pour chaque homme en particulier?
Ce sont amis que vent emporte
Et il pleuvait devant ma porte ...
Va‑t‑on priver les jeunes de l'accès à une telle poésie sous prétexte que certains chefs‑d'oeuvre imposés sont parfois des instruments d'humiliation? Dans ces conditions, qu'on ferme les écoles ou qu'on n'y fasse que des choses utiles. Puisqu'il n'y a plus de critères pour distinguer ce qui doit s’enseigner de ce qui ne doit pas s'enseigner, pourquoi préférer un arbitraire à un autre, celui du professeur à celui de, parents ou de la télévision? Mais il y des critères. L'universalité est le premier. L'originalité est le second. Chaque être humain est unique par son programme génétique autant que par la coloration de ses pensées et de ses sentiments. Si un auteur est vivant et vrai, rien de figé, rien d'anonyme ne s'interpose entre lui‑même et le monde, entre lui‑même et les archétypes. Avec le recul et l'attention, il est aussi facile de distinguer un tel auteur que de reconnaître un ami à son geste inimitable. Parmi nos contemporains, Céline en est un exemple parfait.
La culture populaire
Pour remplacer le grand art, qu'ils jugent aliénant, beaucoup de gens se tournent vers l'art populaire. Le débat sur le joual au Québec et sur les dialectes dans les pays européens illustre l'intérêt que suscite ce mouvement de retour aux sources.
Mais qu'est‑ce que l'art Populaire? Celui qui vient du peuple ou celui qui plaît au peuple? Il n'y a pas toujours coïncidence. À la réflexion, les risques d'aliénation sont encore plus grands du côté de l'art Populaire que du côté du grand art. Exemple: le petit Simard et la musique sentimentale qui a remplacé le chant grégorien dans les églises. L'art populaire est lié au pôle instinctif de l'homme. Son universalité est plus biologique que spirituelle: les bons violonneux jouent de leur instrument Comme l'oiseau fait son nid. Son originalité, c'est sa fidélité aux rythmes vitaux d'un peuple et non au caractère unique d'un individu. La danse à St‑Dilon n'est pas exclusivement une chanson de Vigneault.
On montrerait facilement qu'il y a autant de niveaux dans l'art populaire qu'il peut y en avoir dans le grand art, que, selon des modalités particulières, c'est la même perfection que l'on recherche dans les deux cas.
“La musique, dit Goethe, doit être sacrée ou sereine. Le caractère sacré de la musique d'église, le caractère serein et gai des mélodies populaires sont les deux angles autour desquels tourne toute la vraie musique. En ces deux points, elle produit toujours infailliblement le même effet: l'adoration ou la danse. Le mélange est aberrant; l'affaiblissement de l'un ou l'autre caractère entraîne la fadeur; veut‑elle se faire didactique ou descriptive, la musique devient aussitôt froide.”11
La confusion des niveaux produit le même effet dans toutes les formes d'art. Si l'architecture des cinquante dernières années au Québec est, sauf exception rare, si médiocre, c'est parce qu'elle est le produit d'une spontanéité populaire dénaturée par les apports extérieurs les plus hétéroclites et les plus artificiels. Le joual, par rapport à la langue de la Sagouine, est un mélange de même nature.
Que dans les écoles on enseigne d'abord l'art populaire, la chose est souhaitable en elle‑même. Pourvu que ce soit le vrai. Il n'y a d'ailleurs pas de meilleure introduction au grand art.
C'est le narcissisme culturel qu'il faut craindre. C'est lui qui, dans toutes les formes d'art, nous fait préférer le reflet médiocre au modèle exigeant. On est toujours un peu méprisant quand on essaie d'interpréter les besoins culturels des plus démunis que soi. “Pour élever quelqu'un, disait Simone Weil, il faut d'abord l'élever à ses propres yeux.” Dans L'enracinement, elle écrit:
Car l'objet de l'enseignement des “Lettres” est toujours la condition humaine, et c'est le peuple qui a l'expérience la plus réelle, la plus directe de la condition humaine.
Dans l'ensemble, sauf exception, les oeuvres de deuxième ordre et au‑dessous conviennent mieux à l'élite, et les oeuvres de tout premier ordre conviennent mieux au peuple.
Par exemple, quelle intensité de compréhension pourrait naître d'un contact entre le peuple et la poésie grecque qui a pour objet presque unique le malheur! Seulement il faudrait savoir la traduire et la présenter. Par exemple, un ouvrier, qui a l'angoisse du chômage enfoncée jusque dans la moelle des os, comprendrait l'état de Philoctète quand on lui enlève son arc, et le désespoir avec lequel il regarde ses mains impuissantes. Il comprendrait aussi qu'Electre a faim, ce qu'un bourgeois, excepté dans la période présente, est absolument incapable de comprendre ‑ y compris les éditeurs de la collection Budé.28
La vérité et la force
Il y a quelque chose d'insolite dans la fermeté avec laquelle Simone Weil affirme qu'il existe des choses de premier ordre et qu'elles sont destinées au peuple. Il y a longtemps déjà que l'audace, dans l'affirmation, ne va guère au‑delà du conditionnel. Ce malaise dans la vérité est au coeur de toutes les questions que nous avons soulevées jusqu'à maintenant; au coeur des sensations authentiques dont Illich et Peter Marin ont la nostalgie; au coeur du doute de Claude Duneton; au coeur de tous les débats concernant l'élitisme, l'évaluation, les programmes.
Les nouveaux philosophes se demandent si le discours dominant recouvre tout. L'auteur des Maîtres penseurs répond que la pensée libre et vraie n'existe que chez les marginaux: Hôlderlin, St‑Genet.
Quarante ans plus tôt, Simone Weil était remontée jusqu'à la racine du problème: “Y a‑t‑il, se demandait‑elle, un principe autre que la force à l'oeuvre dans l'univers?” “Si tout ici‑bas est soumis à la force, ajoutait‑elle, notre pensée aussi
y est soumise.” Par des réflexions de ce genre, Simone Weil interpellait par anticipation tous les savants qui se plaignent de ce qu'aujourd'hui l'université et, à sa suite, l'ensemble du système scolaire, soit envahie par les rapports de force; elle les invitait déjà à chercher la cause de leurs malheurs dans une conception de l'univers qu'ils ont eux‑mêmes élaborée et vulgarisée. Un mot résume cette conception: déterminisme.
Simone Weil était trop rigoureuse pour ne pas tenter de trouver d'abord des explications mécaniques aux phénomènes. Elle admettait donc l'hypothèse déterministe. Elle préférait toutefois le mot nécessité à cause de l'usage que Platon en fait. C'est dans Platon qu'elle a trouvé une doctrine révélant une compatibilité mystérieuse entre les explications mécanistes et la présence dans l'homme d'un désir du bien. Platon dit dans le Timée que le Bien règne sur la Nécessité par la persuasion. Prenant cette phrase comme fil conducteur, Simone Weil redécouvre une conception du monde, déjà présente chez Platon et chez les stoïciens, où les plus hautes exigences de vérité et de beauté, donc de bien, se trouvent réconciliées.
Dans le vocabulaire de Platon, le Bien c'est Dieu:
Dieu, écrit Simone Weil, ne fait pas violence aux causes secondes 'pour accomplir ses fins. Il accomplit toutes ses fins à travers le mécanisme inflexible de la nécessité sans y fausser un seul rouage. Sa sagesse reste en haut (et quand elle descend, c'est, comme nous le savons, avec la même discrétion). Chaque phénomène a deux raisons d'être dont l'une est sa cause dans le mécanisme de la nature, l'autre se place dans l'ordonnance providentielle du monde, et il n'est jamais permis d'user de l'une comme d'une explication sur le plan auquel appartient l'autre.
Cet aspect de l'ordre du monde doit aussi être imité par nous. Une fois un certain seuil passé, la partie surnaturelle de l'âme règne sur la partie naturelle non par violence, mais par persuasion, non par volonté mais par désir.29
Même si elle est omniprésente, la force n'est donc pas souveraine. Il y a dans l'univers un je ne sais quoi qui persuade la matière de s'incliner vers le bien et qui, à défaut de la convaincre toujours et totalement, ce qui équivaudrait à la supprimer, parvient parfois à la rendre belle, à l'imprégner d'une tendresse rappelant celle que l'abandon répand sur certains visages.
Dans l'Antiquité, l'amour de la beauté du monde tenait une très grande place dans les pensées et enveloppait la vie tout entière d'une merveilleuse poésie. Il en fut ainsi dans tous les peuples, en Chine, en Inde, en Grèce. Le stoïcisme grec, qui fut quelque chose de merveilleux et dont le christianisme primitif était infiniment proche, surtout la pensée de saint Jean, était à peu près exclusivement amour de la beauté du monde. Quant à Israël, certains endroits de l'Ancien Testament, dans les Psaumes, dans le livre de Job, dans Isaïe, dans les livres sapientiaux, enferment une expression incomparable de la beauté du monde.
Aujourd'hui on pourrait croire que la race blanche a presque perdu la sensibilité à la beauté du monde, et qu'elle a pris à tâche de la faire disparaître dans tous les continents où elle porte ses armes, son commerce et sa religion.30
Ces dernières lignes éclairent de façon singulière la grande révolte étudiante de la fin des années soixante. Il y avait eu la guerre du Vietnam. Le divorce entre la raison et la sensibilité, entre la vérité et la beauté était ressenti de plus en plus douloureusement; d'où l'importance de Marcuse. Dans les mouvements écologiques, qui prenaient forme, on commençait à se soucier concrètement de la beauté du monde à défaut de pouvoir la concevoir clairement.
Comment ne pas penser que la faillite de l'école est avant tout la faillite d'une science qui n'a pas su expliciter la Nécessité sans la couper du Bien, et sans du même coup faire basculer le désir dans cette démesure qui, après l'éruption des années soixante, est demeurée présente dans le monde à la manière d'une plaie non cicatrisée? L'université a récolté ce qu'elle a semé. Le docteur Gerschenkron, professeur à Harvard, confirme indirectement ce diagnostic lorsqu'il s'indigne de ce que, depuis la grande secousse, les préoccupations morales sont omniprésentes dans l'université.
In those years students spoke about everything. What mattered were questions of morals. The brain became much less important than other organs ... It is truly astonishing and at times quite shocking to me how much of conversation among professors nowadays deals with subjects that require neither previous study nor any real knowledge. The feelings of dif. ference between what is and what lis not a schol. arity statement has been considerably eroded. The elusive and ambiguous thing called "judgment" has tended to replace scientific inference. It is an lntegral part of the same phenomenon that ever so often subjective values are presented as tough they were the result of scientific cogitations.31
Cette moralité intempestive, presque sauvage, n'est‑ce pas le désir du Bien qui réapparaît gauchement après un trop long exil hors du domaine de la vérité?
Si l'on en croit Raymond Ryer, l'auteur de La Gnose de Princeton, il y a de plus en plus de grands universitaires qui s'efforcent de comprendre avant de s'indigner. Plusieurs semblent s'être engagés sur la voie qui a conduit à un mysticisme n'entretenant aucune complicité avec les forces obscures de l'univers et les zones sombres de la conscience. Rien ne prouve cependant que c'est à l'intérieur du système scolaire que les réponses à la question initiale de Simone Weil seront trouvées. Dans le passé, les réponses les plus adéquates furent élaborées dans des écoles philosophiques indépendantes ou dans le cadre des grandes religions.
“Zarathoustra n'est plus un savant!” Ayant exploré les dessous de l'esprit de méthode, il a compris que la purification personnelle en était le complément indispensable.
Mais s'il est relativement facile de s'entendre sur la validité d'une méthode objective, encore qu'on se fasse souvent des illusions sur ce point, il est par contre extrêmement difficile de distinguer le témoin pur au milieu de la foule des imposteurs. De tout temps, cette difficulté a profité aux imposteurs. Or, à travers eux, c'est encore la force qui triomphe.
Mais il arrive quelquefois que la faiblesse transparente triomphe de la force sans cesser d'être faible et d'être transparente. Tout reposera en définitive sur l'aptitude des peuples à reconnaître les êtres purs, qui veulent leur bien, et à préférer leur persuasion directe à la persuasion clandestine qui les gouverne actuellement, soit sous la forme de la publicité, soit sous celle, plus dangereuse encore, de la propagande.
Cette aptitude ne peut se manifester que dans des milieux organiques, que dans des sociétés à échelle humaine. De ce point de vue, l'intérêt pour les petites collectivités représente incontestablement un espoir.
1 “The alternative to schooling”, dans P. Marin, U. Stanley et K. Marin, The limits of schooling, Prentice‑Hall, inc. Englewood Cliffs, New Jersey, 1975.
“L'incompétence spécialisée”, introduction à H. Dauber, E. Verne, L'école à perpétuité, Paris, Seuil, 1977.
Le chômage créateur, Paris, Seuil, 1977.
2 I. Illich, Le chômage créateur, p. 62.
3 Peter F. Drucker, “The professor as featherbeader”, dans The chronicle
of higher education, 31 janvier 1977.
4 F. Furet et J. Ozouf, Lire et écrire, Paris, Editions de Minuit, 1977.
5 Op. cit., p. 97.
6 Ibid., p. 81.
7 Claude Duneton, Je suis comme une truie qui doute, Paris, Seuil, 1976.
8 Erasme, La civilité puérile, Ed. Ramsay, 1977.
9 R. Chartier, M.M. Compère, D. Julia, L'éducation en France du XVIe au XVIlle siècle, Paris, Sedes, 1976, p. 115.
10 Paul Goodman, dans The limits of schooling, op. cit., p. 63.
11 P. Marin, dans The limits of schooling, op. cit., p, 9.
12 P. Marin, op. cit., p. 11.
13 Pour ceux qui l'ignoreraient, soulignons que la présence aux cours n'est plus obligatoire depuis déjà longtemps.
14 L'éducation en France, op. cit., p. 55.
15 Ivan Illich, dans The limits of schooling, op. cit., pp. 74‑75.
16 Walter Mossmann, dans L'école à perpétuité, op. cit., p. 128.
17 Cioran, Syllogismes de l'amertume, Paris, Gallimard, coil. “Idées”, 1976, p. 129.
18 Georges Vedel, Pour que l'université ne meure, éd. Le Centurion, 1976, p. 30.
19 G. Vedel, op. cit., p. 27.
20 "One final note about the free schools. They will continue to have trouble surviving as long as the state continues to monopolize the money spent on education. It is largely through that monopolization that the state controis where the young goes to school and what they learn, and also, of course, where teachers can work and what they must teach. Most parents, having paid once, through taxes, for their children's education, are reluctant to put out any more money for schooling, even when they can afford it, and most of the time they can't. In that simple way, the state forces the young to attend the public schools and forces the teachers to teach there. Now, in a few communities, experiments are being conducted with what is called the "Voucher systern". Parents are given Vouchers by the state worth a certain amount of money toward their children's education. They may spend that voucher on any school they choose and the schools then turn in the vouchers to the state and are' reimbursed. Thus, the state, having taken the money fr rn the parents, Put it back in their hands to spend as they wish, and that new money, now in circulation, gives the free schools a chance to compete with public schools."
The limits of schooling, OP. cit., P. 17.
21 “Aussi l'orgueil tient‑il toujours à un défaut de cette conscience spontanée”.
22 Max Scheler, L'homme du ressentiment, Gallimard, 1958, p. 28.
23 AIlan Bloom, “The failure of university”, dans Daedalus, automne 1974, p. 64.
24 “Tout le monde était tondu à neuf, les oreilles s'écartaient des têtes, on était rasé de près; quelques‑uns même, qui s'étaient levés dès avant l'aube, n'ayant pas vu clair à se faire la barbe, avaient des balafres en diagonale sous le nez, ou, le long des mâchoires, des pelures d'épiderme larges comme des écus de trois francs, et qu'avait enflammées le grand air pendant la route, ce qui marbrait d'un peu de plaques roses toutes ces grosses faces blanches épanouies, (G. Flaubert)
25 C. Duneton, op. cit., p. 60.
26 C. Duneton, op. cit., p. 62.
27 Goethe, Maximen und Reflexionem, DTV, 1963, p. 58.
28 Simone Weil, L'enracinement, NRF, Gallimard, 1949, p. 94.
29 Simone Weil, intuition pré‑chrétienne, Ed. du Vieux Colombier, 1951, P. 31.
30 Simone Weil, Attente de Dieu, Ed. du Vieux Colombier, 1950, p. 149.
31 Gerschenkron, dans Daedalus, op. cit., no 1, p. 47.