Alerte à la complaisance organisée et à la négligence scolaire
Le système d’éducation québécois met en danger la jeunesse, estiment deux professeurs de l’enseignement supérieur. Voici leur diagnostic et leurs solutions.
Les enfants québécois sont systématiquement privés d’un nombre abusivement important d’outils qui leur permettront un jour de jouer pleinement leur rôle de citoyen. Ce faisant, on réduit leur rôle à leur productivité en les cantonnant à celui de consommateur. Voici les lacunes dont nous sommes témoins : Un courant issu des nouvelles pédagogies, le socioconstructivisme, prive les élèves d’importants savoirs de base pourtant nécessaires à leur apprentissage. Cette « démarche stratégique d’enseignement au primaire et au secondaire (DSEPS) », adoptée en accord avec le programme du ministère de l’Éducation, « ne repose pas sur la transmission de connaissances (notions), mais sur l’aide à l’apprentissage », lit-on dans Contre la réforme. La dérive idéologique du système d’éducation québécois de Normand Baillargeon au PUM.
L’élève, qu’on astreint à présumer « qu’il est au centre de ses apprentissages et qu’il en est le premier responsable », est dès lors privé du soutien académique naturel et fondamental auquel il a droit. Vulnérabiliser ainsi l’élève par l’enflure de son propre ego crée une illusion néfaste et une pression surdimensionnée (se traduisant par de l’anxiété, de l’insécurité, etc.) qui nuisent à son développement affectif et cognitif. Le professeur relégué au rôle de « médiateur », dans une « approche par compétences », dénature le savoir ainsi conçu comme une entreprise de « co-construction », redevable de l’interaction des élèves entre eux et non comme le résultat d’une œuvre de civilisation qu’il faut intégrer avant de pouvoir la faire avancer par un travail de critique éclairée.
Ainsi dépossédée par la confiscation du rôle de l’enseignant comme passeur de savoir et de culture au profit d’un rôle édulcoré « d’animateur », l’école, paradoxalement, bâillonne les étudiants dans leur quête de devenir eux-mêmes auteurs de leur vie et de leur bonheur en tant qu’artisans du progrès de la cité. Les universitaires et les fonctionnaires, apprentis sorciers des « sciences » de l’éducation, prennent appui les uns sur les autres pour établir la légitimité de cette vision pédagogique fortement idéologisée qui fait volontairement et énergiquement main basse sur l’instruction publique et pervertit le devoir de former adéquatement les élèves et les enseignants.
La misère culturelle et la pauvreté intellectuelle auxquelles ce pédagogisme cantonne les élèves, n’ont d’égale que l’aveugle collusion entre les ministères de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur et les facultés d’Éducation. Celle-ci apparaît clairement comme une forme de complaisance volontaire et systématique qui confine au « délit d’initiés » depuis plus de 25 ans, et ce, sans reddition de comptes. Afin de rester dans l’ombre, cette complaisante collusion se traduit obligatoirement par la promotion automatique des élèves, l’exclusion du redoublement, le tripotage des notes et le simulacre d’une diplomation vide qui ne trompe même plus les élèves. De plus en plus nombreux à comprendre qu’ils n’ont été ni à l’école du savoir ni à celle de l’effort, ils préfèrent le décrochage à l’échec. À moins qu’ils ne deviennent les premiers utilisateurs de ChatGPT et servent tout naturellement de relais entre l’intrusion des TIC (technologies de l’information et des communications) et une pédagogie de l’utilitaire qui évacue le savoir pour lui-même autant que le maître.
Ils et elles nous reprocheront demain d’avoir chouchouté leur « estime de soi » au lieu de les avoir confrontés à des exigences musclées. Les diplômes au rabais, les baisses de niveaux d’exigences et de contenus successifs, les multiples réformes, la spoliation du rôle d’enseignant, tirent vers le bas les facultés d’Éducation, leurs professeurs et leurs diplômés. Les quotas de réussite gonflés artificiellement nous donnent des cohortes dégarnies sur le plan du savoir et de la culture mais « brevetées » et embauchées pour faire l’école. Une école qui fait preuve de négligence en délaissant les « pourquoi » porteurs de sens pour des « comment » porteurs d’efficacité, de consommation et donc de profits.
Pour couronner le tout, et depuis la réforme initiée en 1999-2000, 1400 fonctionnaires de l’éducation et 16 ministres en 20 ans auront produit 27 % d’analphabètes fonctionnels chez les diplômés universitaires et presque 48 % de la population du Québec. La littératie, l’alphabétisation et la numératie, dont elles sont les otages, en souffrent depuis plus de 20 ans. Ces éléments témoignent d’une situation grave qui a un impact sur le développement de nos enfants et sur le futur du Québec. Nous vous les signalons donc respectueusement et espérons que vous saurez prendre les mesures nécessaires. C’est là un appel à l’aide qu’il serait irresponsable d’ignorer.
Les pistes de solution ne manquent pourtant pas.
Plus de savoir ne veut certainement pas dire moins de pédagogie mais assurément moins de pédagogisme. Nos facultés de sciences de l’éducation souffrent de cette surdose justement. En 4 années de baccalauréat, les futurs enseignants n’auront consacré que quelques crédits à une matière qu’ils devront enseigner. Ils enseignent donc une matière apprise que superficiellement. À preuve, leur connaissance réduite de leurs contenus et du français au sortir de leurs études ! Pour faire entrer plus de savoir dans nos écoles, pourquoi ne pas revenir à une formule éprouvée : pour enseigner une matière dans nos écoles, les enseignants devraient minimalement posséder un baccalauréat universitaire dans ce domaine. Une formation complète en mathématique pour enseigner cette matière et ainsi de suite.
Plus de pédagogie, moins de pédagogisme. Pourquoi les détenteurs d’un baccalauréat universitaire dans une discipline autre que les sciences de l’éducation ne pourraient-ils pas enseigner leur matière, autant au primaire qu’au secondaire, à la suite d’une formation accélérée et condensée ? Poser la question c’est y répondre. Après avoir passé une vingtaine d’années sur les bancs de l’école, ces nouveaux diplômés doivent avoir une assez bonne idée des pédagogies qui fonctionnent. Ils doivent bien se souvenir des professeurs qui ont su les motiver, les encourager, les soutenir. Évidemment, il ne suffit pas de savoir pour bien enseigner. Ceux et celles qui ont passé deux décennies derrière un pupitre ou dans un amphithéâtre le savent souvent trop bien. Mais ils ne savent pas nécessairement s’ils possèdent tous les savoir-faire, certes perfectibles, d’un « bon prof ». Parmi ces savoir-faire de base, mentionnons minimalement : capacités de communication à l’oral et à l’écrit, capacité de conceptualisation et de critique de sa matière et, enfin, capacité de travail et de gestion des dynamiques de groupe. Une formation pratique courte et accélérée leur permettrait d’évaluer leurs capacités et talents en ce sens.
Plus de solidarité, moins de solitude. La formation au rôle d’enseignant dépasse de beaucoup l’assimilation des techniques pédagogiques. Le métier d’enseignant requiert, comme tous les autres métiers ou sports, environ dix mille heures de pratique pour atteindre une certaine excellence. La pratique se fait sur le tas, en le faisant, avec des coachs, que ce soit sur le plancher de la classe comme sur la patinoire dans le cas du hockey. Sur le tas aussi avec des aspirants passionnés qui veulent devenir vraiment bons dans leur discipline.
Plus de passion. Les enseignants et enseignantes qui ont du métier savent d’expérience que ce qui est retenu passe plus par leur passion que par leur discours. Il y aurait certainement un supplément de passion dans nos écoles si les enseignants étaient plus passionnés de leur matière que de la pédagogie ou au moins s’il y avait un meilleur équilibre entre savoir et passion que celui qui est induit par le pédagogisme actuel. Il ne suffit pas d’être féru, il faut aussi être passionné sinon rien ne passe. D’où le fort taux d’analphabètes fonctionnels dans nos universités.
Plus de liberté. C’est bien connu ; la liberté nourrit la passion. Combien de reportages avons-nous vus sur diverses expériences de lutte au décrochage ? Ces expériences passent par toutes sortes d’activités. Du montage de mouches au judo en passant par la boxe, le karaté, l’entrepreneuriat et le bénévolat. Elles ont en commun d’avoir été choisies et, encore une fois, d’être supervisées, coachées, parrainées par des passionnés experts du domaine.
Plus d’air. Demander à nos jeunes garçons de rester assis sur une chaise pendant plusieurs heures par jour est une forme de supplice. En pleine croissance, débordants d’énergie, ils ont un vrai besoin biologique de « brûler leur avoine ». Tout bon cavalier sait ça. La concentration sur le travail est impossible, à l’école comme au manège. Tant que le surplus d’énergie n’est pas consommé, pas de calme possible ni de vrai travail possible. Il ne s’agit pas seulement des garçons. Nous habitons un territoire ; pour le connaître et l’aimer, il faut le parcourir. Il faut épuiser toutes ses ressources de connaissances, de sensations et de sentiments. Les garçons autant que les filles ont besoin, comme on dit, de « prendre l’air ». Ce n’est pas seulement une question pulmonaire ou de ventilation, c’est une question de pays, de territoire, question de connaître et d’aimer. L’école doit sortir de ses murs de béton pour plus qu’un « cours vert » par saison ou par discipline.
Plus de convivialité. La convivialité se nourrit du respect de l’autre ; donc d’une certaine discipline ; discipline de soi, discipline dans ses rapports aux autres. Cette discipline est impossible sans une certaine forme d’autorité ; pas d’autoritarisme, mais d’autorité. Autorité des textes, autorité des maîtres, la deuxième s’appuyant sur la première. Plus de culture. Convivialité et autorité ramènent au fait que le savoir n’est ni une question d’opinion ni une question de croyances. Le savoir est le résultat d’un long processus de questionnement de la réalité soumis à la critique.
Plus de culture. Passion, liberté, solidarité, convivialité se conjuguent dans une culture qui dépasse toute pédagogie et à plus forte raison tout pédagogisme. L’école était et doit redevenir un lieu de culture. C’est la culture qui forme des citoyens d’une communauté plutôt que des travailleurs ou des consommateurs individualistes obsédés de leur nombril et de leurs droits. Cette culture doit imprégner toute l’école, tout le milieu de l’éducation. Cette culture ne peut pas être confinée dans un cours de « citoyenneté ». Sans cette culture, l’éducation ne devient qu’un lieu d’entraînement à occuper des fonctions dans un appareil de production de biens ou de services, dans une course à identifier les meilleurs, les « gagnants », à les noter, à les célébrer. Les autres, les deuxièmes, les troisièmes, ceux du bout de la ligne servent à entretenir la machine, à produire en attendant le chômage ou la retraite. Sans la culture, c’est la barbarie qui s’infiltre par l’incivilité, la violence, l’indolence, le refus de savoir ; bref, le refus de la civilisation.