L'éducation en Angleterre
C'est un établissement libre, privé, non subventionné par l'Etat; fondé jadis par un legs, et, par conséquent, pourvu d'un domaine et d'un revenu héréditaires. Parfois, le revenu de ce domaine est très grand; à Harrow il est .petit (1 100 livres sterling). Grand ou petit, il est administré par un conseil de fidéicommissaires qui se recrutent par élection. Ici ils sont six, grands seigneurs et propriétaires du voisinage, qui ont autorité pour les changements considérables et pour le choix du head master. Mais la principale pièce de la machine est la société des professeurs maîtres de pension; chacun d'eux fait un cours (grec, latin, français, mathématiques, etc.), et, en outre, loge et nourrit chez soi de dix à trente pensionnaires. — Quand il n'en a qu'une dizaine, il les fait manger à sa table, avec sa famille; parfois, s'ils sont plus nombreux, ils mangent à deux tables présidées par des dames de la maison. — Ordinairement, ils sont deux dans une chambre; les plus grands ont une chambre entière. — Ainsi, l'enfant transplanté dans l'école y retrouve une image de la maison paternelle, d'autant plus qu'en Angleterre les familles sont nombreuses. Il a son logis, il dîne à trois pas d'une dame, il est une personne parmi des personnes; il vit dans un milieu naturel et complet, et n'est pas, comme chez nous, soumis à un communisme de caserne.
Autre différence: chez nous, un lycée est une grande boîte de pierres où l'on entre par un seul trou muni d'une grille et d'un portier; à l'intérieur sont quelques cours semblables à des préaux, parfois une pauvre rangée d'arbres, en revanche beaucoup de murs. Comme la boîte est toujours dans une grande ville, le jeune homme qui dépasse la grille ne trouve, au delà comme en deçà, que du plâtre et des moellons. — Ici, l'école est dans une petite ville, avec cent issues libres sur la campagne. A Eton, autour de la vieille cour centrale, je voyais les roses, les lierres, les chèvrefeuilles monter partout le long des bâtiments; au delà, sont de riches prairies où des ormes monstrueux étendent leurs branches séculaires; près d'eux, une rivière verte et luisante; sur les eaux, des cygnes; dans les îles, des boeufs qui ruminent; le courant tourne et s'enfonce à l'horizon dans les feuillages. — A Harrow, le paysage est moins gracieux; mais la verdure et le grand air ne manquent pas; une prairie de cinq ou six hectares appartient à l'école, et fournit un emplacement au jeu de cricket. Je rencontre les petits en veste noire, les grands en habit noir, tous coiffés du petit chapeau de paille, non seulement dans la ville, mais hors de la ville, le long des haies, au bord de l'étang; on voit à leurs brodequins boueux qu'ils sont toujours sur les routes et dans les prés humides.— Ainsi, l'adolescence se passe chez nous sous une cloche artificielle, à travers laquelle suinte l'atmosphère morale et physique d'une capitale; chez eux, à l'air libre, sans séquestre d'aucune sorte, dans la fréquentation constante des champs, des eaux et des bois. Or c'est un grand point pour le corps, l'imagination, l'esprit, et le caractère que de se développer dans un milieu sain, calme et conforme aux sourdes exigences de leurs instincts.
Au total, la nature humaine est ici plus respectée et plus intacte. Sous cette éducation, les enfants ressemblent aux arbres d'un jardin anglais; sous la nôtre, aux charmilles tondues et alignées de Versailles.— Par exemple, ici, les enfants sont presque aussi libres que des étudiants; ils sont tenus d'assister aux classes, aux répétitions, au dîner, et de rentrer le soir à une heure fixée, rien de plus; le reste de la journée leur appartient; à eux de l'employer à leur guise. La seule charge qui pèse sur ces heures libres est l'obligation de faire le devoir prescrit; mais ils peuvent le faire où ils veulent et quand ils veulent; ils travaillent chez eux ou ailleurs. J'en vois qui étudient chez le libraire, d'autres lisent assis sur une balustrade. lis suivent leur goût, errent où il leur plaît. On les voit dans les rues, chez le pâtissier, chez le marchand de saucisses; ils vont courir dans la campagne, pêcher, patiner, se baigner, dénicher des nids. Ils sont maîtres de leur temps et aussi de leur argent, se donnent des goûters, achètent pour orner leur chambre. Il paraît que, s'ils font des dettes, on vend aux enchères leur petit mobilier privé. — Initiative et responsabilité; il est curieux de voir des bambins de douze ans élevés jusqu'à la dignité d'hommes.
Huit heures de travail par jour, au maximum; le plus souvent, six ou sept; chez nous onze, ce qui est déraisonnable. L'adolescent a besoin de mouvement physique; il est contre nature de l'obliger à être un pur cerveau, un cul-de-jatte sédentaire. Ici les jeux athlétiques, la paume, le ballon, la course, le canotage, et surtout le cricket, occupent tous les jours une partie de la journée; en outre, deux ou trois fois par semaine, les classes cessent à midi pour leur faire place. L'amour-propre s'en mêle; chaque école veut l'emporter sur ses rivales et envoie au concours des rameurs et des joueurs soigneusement exercés et choisis. Harrow a battu Eton l'an dernier et espère vaincre encore cette année. Aujourd'hui, onze des plus grands et des plus adroits soutiennent l'honneur de l'école contre onze joueurs venus de Londres; deux porte-drapeaux, l'étendard à la main; marquent les limites; des centaines de jeunes gens sont sur les flancs, à distance, et applaudissent aux coups heureux. L'affaire est sérieuse: les adversaires appartiennent à un club célèbre de cricketers, tous d'une adresse, d'une force et d'un sang-froid admirables; les jeunes gens ont le droit de se passionner pour un exercice que des hommes faits prennent pour principal objet de leur vie.— Effectivement, il y a dans ce pays des gentlemen dont l'ambition et le régime sont ceux d'un athlète grec; ils s'imposent une nourriture particulière, ils s'abstiennent de tout excès de table et de boisson; ils se font des muscles et se soumettent à un savant système d'entraînement. Une fois préparés, ils vont disputer le prix du canotage ou du cricket dans tous les grands jeux de l'Angleterre, même au delà, en Amérique. On me cite une bande de onze cricketers qui, à cet effet, sont allés en Australie; comme autrefois les athlètes du Pont ou de Marseille allaient à Olympie. — Rien d'étonnant si les adolescents se prennent d'enthousiasme pour des jeux si autorisés; le chef des onze au cricket, le capitaine des huit rameurs est dans l'école un personnage plus important que le premier scholar (humaniste) de la classe.
Voilà déjà des germes d'association, un apprentissage du commandement et de l'obéissance, puisque chaque bande qui joue au cricket accepte une discipline et se donne un chef. — Mais le principe s'applique bien plus largement encore; enfants et, jeunes gens forment ensemble un corps organisé, une sorte de petit État distinct qui a ses chefs et ses lois. Ces chefs sont les élèves de la plus haute classe (sixth form), plus spécialement les quinze premiers élèves de l'école (monitors), et, dans chaque pension, le premier élève. Ils maintiennent l'ordre, font exécuter le règlement, et, en général, tiennent la place de nos maîtres d'études. Ils empêchent les forts de brutaliser les faibles, sont arbitres des disputes, interviennent lorsqu'un enfant s'est fait quelque mauvaise affaire avec un villageois ou un boutiquier, punissent les délinquants. Bref, ici, les élèves sont gouvernés par les élèves, et chacun, après avoir subi l'autorité, l'exerce à son tour. Pendant la dernière année, il est enrôlé du côté de la règle, il la fait prévaloir, il en sent l'utilité, il l'adopte de cœur au lieu de regimber contre elle, ce que ne manque pas de faire un écolier français. — Partant, quand il sort de l'école et qu'il entre dans la vie, il est moins disposé à trouver la règle absurde et l'autorité ridicule; il conçoit la liberté et la subordination; il est plus près de comprendre les conditions d'une société, les droits et les devoirs d'un citoyen. — Outre cette préparation générale, il en a une particulière. Les grands forment entre eux des debating societies, où ils discutent des questions de morale et de politique; le principal de l'école n'en est que le président honoraire. Après que les jeunes orateurs ont parlé, les assistants votent; un procès-verbal résume les arguments et le débat; c'est un parlement en miniature. — En outre, trois des plus âgés publient une revue, le Triumvirat. Leur but «est d'éveiller dans leurs camarades des idées un peu plus larges de patriotisme, et de les intéresser aux affaires du pays.» Ils sont de l'opposition conservatrice, raisonnent sur l'alliance française, sur les élections, sur le droit électoral. Quelques lieux communs et un peu d'enflure; mais le bon sens ne manque point; par exemple, à propos du droit de suffrage qu'ils veulent élargir, mais seulement jusqu'à un certain point, ils font appel à l'expérience de leur jeune lecteur; celui-ci en vacances, à la campagne, a pu voir que les villageois, les boutiquiers de la classe proposée sont assez intelligents et instruits pour bien voter; ainsi l'argument est pratique, tiré des laits, et non d'une théorie pompeuse. — Je viens de lire un numéro de cette revue; certainement nos élèves de rhétorique n'ont pas à beaucoup près ce degré de culture et d'information politiques. — Ajoutons encore un trait; tous, ou presque tous, sont religieux; ils seraient choqués d'une parole irrévérencieuse; ils chantent sérieusement à la chapelle. Depuis Arnold, le but de l'éducation est de faire d'eux des gentlemen chrétiens; la plupart pratiquent, reçoivent la communion, et d'eux-mêmes font leur prière le soir. Ainsi, quand ils entrent dans le monde, ils sont les défenseurs et non les adversaires du grand établissement ecclésiastique, de la religion nationale.
De tous côtés j'arrive à la même conclusion: il n'y a pas en Angleterre de séparation profonde entre la vie de l'enfant et celle de l'homme fait; l'école et la société sont de plain-pied, sans mur ou fossé intermédiaire; l'une conduit et prépare à l'autre. L'adolescent ne sort pas comme chez nous d'une serre à compartiments, d'un régime exceptionnel, d'une atmosphère spéciale. Il n'est pas troublé, désorienté par le changement d'air; non seulement il a cultivé son esprit, mais encore il a fait l'apprentissage de la vie; non seulement il a des idées, mais encore ses idées sont appropriées au monde qui le reçoit. En politique, en religion, il trouve à vingt ans des cadres tout prêts, auxquels ses goûts et ses facultés se sont d'avance adaptés. De cette façon, il échappe plus aisément au scepticisme, il est plus vite rangé; il tâtonne moins pour trouver l'emploi de ses forces. — Tous ceux que je vois en classe, dans les champs et dans les rues, ont l'air healthy and active, décidés, énergiques. Évidemment, à mes yeux du moins, ils sont plus enfants et plus hommes: plus enfants, c'est-à-dire plus amateurs du jeu et moins disposés à dépasser les limites de leur âge; plus hommes, c'est-à-dire plus libres, plus capables de se gouverner et d'agir. — Au contraire, l'écolier français, surtout l'interne de nos collèges, est ennuyé, aigri, affiné, précoce, trop précoce; il est en cage, et son imagination fermente. — À tous ces égards, et pour ce qui regarde la formation du caractère, l'éducation anglaise est meilleure; elle prépare mieux au monde et fait les âmes plus saines.
«Quand je formai le projet d'écrire mon livre, dit l'auteur de Tom Brown, j'essayai de me représenter le type le plus fréquent d'un petit garçon anglais de la classe moyenne supérieure, tel que mon expérience me l'avait montré; et je maintins fidèlement ce type d'un bout à l'autre de mon histoire, en tâchant seulement de donner un bon spécimen du genre.» Le livre ainsi conçu eut un succès énorme. Jeunes gens et hommes faits, tous se reconnaissaient dans la peinture, et nous pouvons nous en servir en admettant avec l'auteur que le portrait fut, sinon flatté, du moins bienveillant. — Ni Tom ni son père ne se soucient beaucoup de l'instruction proprement dite. «Quel avis final vais-je lui donner, se demande le père? Lui conseillerai-je de bien s'appliquer, et lui dirai-je qu'on l'envoie à l'école pour qu il apprenne bien le latin et le, grec? Non, on ne l'envoie pas à l'école pour cela; du moins ce n'est pas principalement pour cela. Je ne donnerais pas un fétu pour les particules grecques ou pour le digamma, sa mère non plus. Pourquoi donc est-ce qu'on l'envoie à l'école? Ma foi, c'est en partie parce qu'il a envie d'y aller. Qu'il devienne un brave Anglais, utile, serviable, véridique, un gentleman, un chrétien, c'est tout ce que je désire.» — Et quand Tom, après quelques années, se demande ce qu'il est venu faire à l'école, il se répond à lui. même, après réflexion: «J'ai envie d'être le numéro 1 au cricket et au ballon, et à tous les autres jeux, et de savoir me servir de mes poings assez bien pour garantir ma tête contre les poings de tout autre homme, gentleman ou rustre. J'ai envie d'emporter d'ici assez de latin et de grec pour me soutenir à l'université convenablement. J'ai envie de laisser ici derrière moi la réputation d'un garçon qui n'a jamais brutalisé un petit ni tourné les talons devant un grand.» — Paroles remarquables et qui résument bien les sentiments ordinaires d'un père et d'un enfant anglais; la science et la culture d'esprit sont en dernière ligne: le caractère, le cœur, le courage, la force et l'adresse du corps sont au premier rang. Une telle éducation fait des lutteurs au moral et au physique, avec tous les avantages, mais aussi avec tous les inconvénients attachés à cette direction de l'âme et du corps.
Entre autres effets fâcheux, les instincts rudes se développent. «Les jeux viennent en premier rang, disait un maître d'Eton, les livres en second.» L'enfant met sa gloire, comme Tom Brown, à être bon athlète; il passe trois, quatre, cinq heures par jour en exercices bruyants et violents. A la course (Hares-and-Rounds), on patauge pendant des heures dans des champs labourés et dans des prés fangeux, on tombe dans la boue, on perd ses souliers, on se ramasse comme on peut. Au ballon (Foot ball), les groupes se précipitent les uns sur les autres; l'enfant qui se trouve dessous porte le poids de toute la masse; il y a des bras et des jambes luxés, des clavicules cassées. Au cricket, la grosse balle pesante est lancée avec tant de force que le joueur maladroit est renversé, s'il s'en laisse atteindre. Presque tous les jeux comportent habituellement des meurtrissures; on se fait gloire d'y être insensible, et, par une conséquence naturelle, on n'hésite pas plus à les infliger qu'à les subir. L'enfant devient combattant, boxeur. «Combattre avec ses poings, dit l'auteur de Tom Brown, est le procédé naturel et anglais des enfants anglais pour régler leurs querelles.» — Tous les hommes que j'ai rencontrés l'avaient employé à l'école, et il y est encore fréquent. — Cette sorte de duel a ses règles, son emplacement, son public, ses témoins. Chaque combattant a deux assistants qui lui épongent la figure et avancent le genou pour lui fournir un siège entre deux assauts; ces assauts se répètent et se prolongent parfois pendant une demi-heure. Le principe est qu'il faut continuer tant qu'on peut voir clair et se tenir sur ses jambes; à la fin de la bataille il y a des yeux pochés, des joues enflées et bleues, quelquefois un pouce démis, ou une lèvre fendue.
Par malheur les institutions de l'école poussent dans le même sens; outre les pensums, les retenues et la prison, on emploie les verges; dans certaines écoles, il suffit que le nom de l'élève soit inscrit trois fois sur le registre des punitions, pour qu'on lui fasse mettre bas son pantalon. Ce matin, à Harrow, on en avait fouetté quatre (quatorze coups, pas jusqu'au sang). C'est le principal à qui, dans tous les collèges, revient cet office aimable; il n'y a guère de proviseurs en France qui voulussent accepter à ce prix cent ou cent cinquante mille francs de traitement. — En principe, le fouet est pour tous, même pour les plus grands; mais il n'y a guère que les petits et les moyens qui le reçoivent. — Chose étrange, il n'est pas impopulaire; il y a cinquante ans, à Charterhouse, les élèves, apprenant qu'on voulait le remplacer par une amende, se révoltèrent aux cris de «A bas l'amende, vive le fouet !» et le lendemain refirent connaissance avec leurs verges bien-aimées. Des professeurs avec qui j'ai causé trouvent que ce châtiment n'est pas humiliant, et qu'il développe dans l'enfant le courage stoïque; selon eux, les coups sont la répression naturelle; il suffit que l'opinion n'y attache pas de honte, et que le patient ne se sente pas insulté. Au-dessous du head-master, les grands préposés à la discipline ont droit d'employer le même châtiment; à cet effet, dans certaines écoles, ils portent une canne et en usent.
Ici il faut parler d'une institution choquante, le fagging, ou obligation pour les petits d'être les domestiques des grands. Elle s'est modifiée, adoucie à Harrow, Rugby et dans quelques autres établissements; mais, en soi, elle demeure toujours mauvaise; car elle est une école de brutalité et pousse l'enfant anglais du côté où il penche, vers tous les excès que comporte le tempérament énergique, violent, tyrannique et dur. Une dame que nous connaissons et qui, à la vérité, est d'origine étrangère, n'a pu se résoudre à soumettre son fils au fagging, et l'a mis dans un lycée de Paris. — D'après des enquêtes officielles, les petits sont des valets et des esclaves. Chaque grand en a plusieurs qui sont tenus de faire ses commissions, de balayer sa chambre, de nettoyer ses chandeliers, de faire rôtir son pain et son fromage, de l'éveiller à l'heure dite, d'assister à ses jeux, souvent pendant deux ou trois heures par jour, de courir après ses balles et de les lui rendre, d'être à ses ordres pendant tout le temps qu'il travaille, de subir ses caprices. «Au collège de Westminster, la vie d'un boursier de première année est une servitude si continue, qu'il lui est impossible de trouver le temps nécessaire pour les études. Je mets en fait, dit l'un des témoins, que du 1er janvier au 31 décembre, le jeune boursier n'a pas à lui un seul moment qui soit à l'abri d'une interruption. A trois heures et demie du matin, deux des plus jeunes, désignés à tour de rôle, se lèvent pour allumer le feu, faire chauffer l'eau, réveiller ceux des grands qui leur en ont donné l'ordre. Souvent l'ancien, réveillé à quatre heures, ne se lève qu'à sept heures et demi; il faut alors l'avertir de demi-heure en demi-heure... Cette corvée revient pour chaque enfant deux ou trois fois par semaine.» — Ajoutez toutes celles de la journée, toutes celles du soir. «Les anciens aiment beaucoup le thé, il leur en faut trois fois par soirée, sans préjudice du café... Toutes les deux minutes, il lui faut remplir les bouilloires...» Un des témoins raconte que le samedi soir, jour de sortie à Westminster, quand son fils arrivait du collège, l'enfant était tellement accablé par la privation du sommeil, qu'il n'avait rien de plus pressé que d'aller dormir. — Pour maintenir une obéissance si ponctuelle et si minutieuse, les grands emploient la terreur. «Les soufflets, les coups de pied ne sont pour eux qu'une gentillesse ordinaire, cela ne compte pas au nombre des punitions... Au premier degré des vraies punitions sont. les soufflets systématiques; le patient doit laisser pendre ses bras le long de son corps et présenter sa tête à une douzaine de soufflets appliqués à droite et à gauche.» D'autres fois, il pose la paume de la main sur une table; avec le tranchant d'un couteau de bois, on frappe sur le dos de cette main, parfois jusqu'à y faire une entaille.» Vient ensuite la bastonnade, puis les deux espèces de «tannage.» L'enfant est frappé sur le gras de la jambe avec une raquette de paume, qui l'écorche et fait couler son sang. Il pose le pied sur un évier haut comme une table; l'exécuteur prend son élan à trois ou quatre pas en arrière et vient frapper à coups de pied sur la partie ainsi découverte. «J'ai entendu parler, dit le rapporteur, de deux ou trois cas où les enfants ont été si cruellement meurtris, qu'ils sont restés longtemps sans prendre part aux jeux et aux autres exercices.» — Tom Brown est berné dans une couverture, et on le lance si fort, qu'il va choquer le plafond. «Un jour, ayant refusé de vendre à des grands son billet de loterie, il est saisi, couché le long du foyer allumé, et rôti (à la lettre), tellement, qu'il est prêt de s'évanouir. La chose a eu lieu, le roman n'a fait que copier un fait authentique.
D'ailleurs, dans les vies de Cowper, de lord Byron, de sir Robert Peel, on en trouve d'aussi révoltantes.— Sans doute, les traits qu'on vient de citer sont les plus sombres, et, comme les Anglais sont persévérants en matière de réforme, le tableau tend à s'éclaircir. Mais, même en supposant la réforme achevée, l'impression reste fâcheuse; car, en somme, l'école ainsi conduite est une sorte de société primitive où la force règne presque sans contrôle, d'autant plus que, par point d'honneur, les opprimés ne veulent jamais dénoncer les oppresseurs. Le maître intervient aussi peu que possible; il n'est pas, comme chez nous, le représentant perpétuel de l'humanité et de la justice; très rarement et dans très peu d'écoles, on en appelle à lui ou au conseil des grands. Les faibles sont livrés à eux-mêmes, ils n'ont qu'à pâtir et à patienter. Or quelle tentation pour un jeune homme vigoureux que la possession du pouvoir et le droit de frapper! Il n'est pas bon de donner carrière aux instincts de domination et de brutalité. Toujours l'usage conduit à l'abus; on s'excite aux exigences par les exigences qu'on pratique, aux coups par les coups qu'on porte; il ne faut jamais donner à l'homme l'occasion de devenir despote et bourreau. — Au total, l'éducation ainsi comprise n'est pas sans ressemblance avec celle des Lacédémoniens; elle endurcit le corps et trempe le caractère; mais, autant que je puis le conjecturer, elle aboutit souvent à faire des sportmen et des butors.
Naturellement la culture de l'esprit doit souffrir d'un pareil régime. «En voyant les jeunes gens prêts à tout sacrifier pour le cricket, en les voyant y consacrer un nombre d'heures et un enthousiasme hors de toute proportion avec ce qu'ils donnent à leur travail, en voyant que leur esprit en est si complètement envahi qu'ils ne parlent, ne pensent et ne rêvent que cricket, il n'est pas étonnant de trouver beaucoup de gens qui attribuent à cette manie de muscularité la misérable pauvreté des résultats intellectuels que nous obtenons.» — Un vice inconnu chez nous, et qui tient à cette prédominance du physique sur le moral, c'est la gloutonnerie et surtout le goût du vin; aussi l'une des fautes qui entraînent le fouet est l'ivresse; plusieurs se bourrent de mangeaille, et on trouve parmi eux des ivrognes précoces.
L'enseignement n'est pas tel qu'il faudrait pour contrebalancer ces goûts grossiers. Il n'a rien d'attrayant; il ne peut guère être considéré par les jeunes gens que comme une corvée; il est très peu littéraire et presque tout à fait technique. Il s'agit surtout de bien savoir le grec et le latin, de pouvoir écrire correctement en vers et en prose dans les deux langues; de fait, à force de mémoire et d'exercice, les plus forts y arrivent. — Sur un point, la connaissance et le maniement du grec, ils sont de beaucoup supérieurs aux élèves de nos lycées; j'ai entre les mains un cahier de devoirs couronnés où des scènes de Shakspeare sont très bien traduites en ïambiques grecs dans le style de Sophocle.— Mais sur les autres points, je les crois plus faibles. Leur latin, prose et vers, est moins élégant et moins pur que celui de nos bonnes compositions de rhétorique. Ils n'ont pas l'air de savoir véritablement l'histoire, ils racontent les légendes de Curtius et de Régulus comme des faits authentiques. Ils dissertent sur la chevalerie et le moyen âge en généralités vagues, comme on le faisait dans notre vieille Université. Ils ne paraissent pas sentir les différences de mœurs, de sentiments, d'idées, de caractères qu'amène le cours des siècles. Ils ne semblent pas avoir lu, comme nos bons écoliers, les ouvrages d'un véritable historien, d'un Thierry, d'un Michelet, d'un Guizot. En général, ils ont peu d'idées; si on excepte les questions présentes et pratiques de politique comtemporaine, un élève de rhétorique dans un lycée de Paris en a davantage. Ils ont lu beaucoup de textes classiques; mais l'explication qu'on leur en donne est toute grammaticale et positive. On ne fait pas ressortir la beauté du morceau, les délicatesses du style, le pathétique de la situation; on n'indique pas les procédés de l'écrivain, les caractères de son talent, la tournure de son esprit; tout cela semblerait vague. Le maître ne parle pas aux élèves comme un critique à des gens de goût; il n'essaye pas d'affiner leur tact littéraire; il ne leur commente pas les grands écrivains de leur pays. — De même en mathématiques; il en enseigne plutôt les formules que l'esprit; le manuel de géométrie est toujours le texte d'Euclide appris par cœur et récité de même; la raison et le raisonnement n'ont qu'une place secondaire. «Trop souvent cet enseignement ne tend qu'à former des hellénistes et des calculateurs.» — Au contraire, le jeune Français qui a dix-neuf ans, possède, s'il est intelligent et s'il s'est appliqué, une instruction générale, quantité d'idées ébauchées, quelques demi-idées personnelles, une préférence décidée pour tels auteurs et tel genre de style, des commencements de théories, des vues vagues sur le beau, sur l'histoire, sur la philosophie, tout au moins le sentiment qu'il y a là de vastes questions d'importance capitale et sur lesquelles il a besoin de se faire un avis, besoin d'autant plus vif qu'autour de lui le scepticisme est dans l'air, que, le plus souvent, il a perdu ses croyances religieuses, que nulle doctrine universellement imposée ou acceptée n'est là pour arrêter son esprit flottant, et que, s'il veut s'ancrer dans un port, il est obligé de chercher le port et de fabriquer l'ancre. Ici, plusieurs Anglais distingués, quej'ai connus, considéraient leur éducation du collège et même de l'université comme une simple préparation, une gymnastique, un training de l'attention et de la mémoire, rien de plus. «Sortis de là, me disaient-ils, nous avons été obligé de refaire ou plutôt de faire notre éducation, d'acquérir par des lectures personnelles tout ce que nous pouvons savoir de philosophie, d'histoire, d'économie politique, de sciences naturelles, d'art, de littérature.» — On commence à remédier à ce défaut, à élargir aujourd'hui ce cercle; mais il est encore étroit, il a toujours pour centre Euclide et le vers saphique. Par suite, l'esprit, moins vite adulte, arrive plus tard aux vues d'ensemble.
Dernier détail et qui achève de marquer la différence des deux pays: en moyenne, la dépense d'un écolier à Harrow est de deux cents livres sterling par an. Combien de pères chez nous pourraient mettre cinq mille francs par an, à l'éducation de leur fils? — En France, un fonctionnaire, un homme attaché à l'une des professions dites libérales gagne le plus souvent trois mille francs à trente ans, cinq mille francs à cinquante; et, d'ordinaire, il n'a pour complément que le revenu d'un capital fort mince. Aussi, par compensation, l'entretien de son fils ne lui coûte que mille francs au collège, quatre cents francs au petit séminaire, et les bourses données par l'État sont nombreuses. On peut calculer, je crois, qu'une éducation classique coûte cinq fois moins cher en France qu'en Angleterre. — Ils reconnaissent eux-mêmes qu'un de leurs vices nationaux est l'habitude de la dépense excessive. Dans l'instruction primaire, la subvention du parlement ne fait qu'assister 8 500 écoles; la même subvention en entretiendrait 25 000 en France. Elle élèverait complètement 1 500 000 enfants français au lieu de 950 000 anglais. M. Arnold calcule «que les dépenses d'entretien et d'administration des écoles françaises sont, proportion gardée, le quart des écoles anglaises.» — A Oxford, où je vais demain, et, en général dans les universités, B... me dit qu'en moyenne, un étudiant dépense trois cents livres sterling par an; cependant deux cents livres par an suffisent; quelques-uns, à force d'économie, vivent avec cent livres. L'auteur de Tom Brown at Oxford cite un étudiant très pauvre quise tirait d'affaire avec soixante-quinze livres. mais parce qu'il avait le logement gratis, et à condition d'être méprisé. Chez nous, un étudiant en médecine ou en droit qui aurait soixante-quinze livres (1 875 fr.) et le logement, se trouverait tort à l'aise; beaucoup d'entre eux n'ont que quinze cents francs, et il ne vient pas à l'idée du plus riche de dédaigner son camarade pauvre.