François, pape de l’Occident lointain
Un reportage de TV5Monde présentait également le pontife défunt comme « premier pape non occidental de l’ère moderne. » Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu’il venait d’Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l’Occident ? Ce genre de jugements reflète aussi une certaine manière de considérer l’Occident, notion floue, fluctuante, à géométrie variable, qu’on élargit ou restreint selon les ingrédients ou les cultures que l’on aimerait voir se rapprocher ou s’éloigner les uns des autres.

La mort du pape François a déclenché une onde de choc planétaire et un tsunami de commentaires sur sa vie, son message, son pontificat. De ce flot de nouvelles ressort une affirmation surprenante, reprise par plusieurs médias, suivant laquelle François aurait été le premier pape non occidental des temps modernes. Le professeur Stan Chu Ho écrit, dans le magazine en ligne The Conversation : « Le pape François fut le premier pape originaire des Amériques, le premier pape jésuite, le premier à choisir le nom de François et le premier à venir de l’extérieur de l’Occident à l’époque moderne[1]. » Un reportage de TV5Monde présentait également le pontife défunt comme « premier pape non occidental de l’ère moderne[2]. » Un article publié dans le Wall Street Journal a souligné que l’élévation d’un Argentin à la papauté était le signe que l’Église allait prendre un tournant non occidental dans son effort de modernisation[3]. En première page du quotidien catholique La Croix, Louis Besmond de Senneville avance ceci à propos de François : « De fait, il fut le premier pape à prendre acte du grand basculement de l’Église catholique en dehors de l’Occident, identifiant clairement l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique comme synonymes de son avenir[4]. » En somme, selon ce texte et plusieurs autres qu’il serait fastidieux de citer, François a été un pape non occidental parce qu’il venait d’Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l’Occident ?
Ce genre de jugements reflète aussi une certaine manière de considérer l’Occident, notion floue, fluctuante, à géométrie variable, qu’on élargit ou restreint selon les ingrédients ou les cultures que l’on aimerait voir se rapprocher ou s’éloigner les uns des autres. Depuis la réélection de Donald Trump à la présidence américaine, plusieurs analyses ont conclu que l’Occident entrait en crise, que les États-Unis avaient renoncé à en prendre la tête ou qu’ils avaient trahi leurs alliés occidentaux de toujours pour nouer des alliances contre nature avec des puissances orientales peu recommandables comme la Russie impériale de Poutine. La journaliste Isabelle Lasserre écrit, dans le Figaro, que Donald Trump a « mis K.O. la notion d’Occident », en raison de ce qu’il a brisé l’alliance qui s’était ressoudée entre les Américains et les Européens pour défendre l’Ukraine agressée par la Russie[5]. Il a ainsi défait cet « Occident collectif » pour se rapprocher des positions poutiniennes. Pour le théologien et éditeur Jean-François Colosimo, cet Occident constitue depuis 1945 un « consortium » réunissant les États-Unis et l’Europe occidentale, qui aurait toutefois perdu toute consistance. Cette dislocation serait attribuable, d’une part, au désintérêt des Américains pour le vieux continent, et d’autre part, à l’assaut de néo-empires qui contestent à cette alliance son hégémonie. La notion d’Occident serait donc à mettre au rancart, « c’est un concept imaginaire, mobile et, à la fin, vide », affirme-t-il sans ambages.
Pendant longtemps, l’Occident se définissait par rapport à l’Orient, autre notion floue, s’il en est. Historiquement, l’Occident correspondait à la partie ouest de l’Empire romain, divisé en deux après la mort de l’empereur Théodose en 385.
Toujours est-il que l’idée d’Occident n’est pas près de disparaître, soit qu’on l’invoque, parce que l’on craint sa disparition, son déclassement, sa décadence, soit qu’il est accusé de crimes, d’actes de colonialisme et de déprédation, d’avoir exporté sa civilisation au mépris de celles qu’il a éclipsées par sa force et sa superbe. Retenons des propos de Colosimo que l’Occident constitue une notion « mobile ». Depuis la guerre de la Russie contre l’Ukraine, ce dernier apparaît souvent tel un club atlantiste, une alliance de l’Atlantique Nord, qui se distingue par son adhésion, certes discutée, aux principes de la démocratie libérale. Contre lui se dresseraient la Russie néo-tsariste de Poutine, renouant avec le byzantinisme fusionnel du pouvoir et de l’autel, ainsi que ce nouveau conglomérat géopolitique, appelé désormais le Sud global, qui comprendrait l’Amérique latine, l’Afrique et une bonne portion de l’Asie. Pendant longtemps, l’Occident se définissait par rapport à l’Orient, autre notion floue, s’il en est. Historiquement, l’Occident correspondait à la partie ouest de l’Empire romain, divisé en deux après la mort de l’empereur Théodose en 385. L’empire de Charlemagne, puis le Saint-Empire romain germanique ravivèrent à leur manière l’idée d’un bloc occidental, distinct d’un Orient byzantin et orthodoxe, passé en partie à l’Islam après la chute de Constantinople en 1453. La pratique de la religion orthodoxe a cependant cessé de servir au partage entre l’Occident et l’Orient, tel qu’en témoigne la volonté de nombreux orthodoxes ukrainiens de se rattacher aux démocraties européennes, qu’ont rejointes déjà la Roumanie, la Grèce et la Bulgarie. De même, l’Occident a traversé l’Atlantique, puisqu’on y range d’emblée les États-Unis, longtemps considérés comme son chef de file avant la réélection de Donald Trump en novembre 2024, ainsi que le Canada. Certains y intègrent même l’Australie, la Nouvelle-Zélande, voire le Japon, occidentalisé par sa capitulation en 1945. Mais pourquoi faudrait-il que l’Occident s’arrête au Rio Grande ?
À l’inverse de Colosimo, certains ont tenté de donner quelque consistance à la notion d’Occident, comme l’historien des idées politiques Philippe Nemo. L’historien renonce au projet de rattacher l’Occident à un territoire ou à des peuples en particulier. Il s’agit avant tout d’une forme civilisationnelle qui a émergé à travers une série de révolutions politiques et de métamorphoses sociales et religieuses, lesquelles avaient eu pour point de départ le « miracle » de la cité grecque et l’humanisme juridique romain. L’apport décisif du christianisme, puis les révolutions démocratiques survenues en Hollande, en Angleterre, aux États-Unis et en France, ainsi qu’ailleurs en Europe, ont façonné peu à peu une « culture successivement portée par plusieurs peuples[6]. » Cette culture aboutit au projet moderne de la démocratie libérale, que certains pays incarneraient mieux que d’autres. Il est clair que dans l’esprit de Nemo, l’Occident est constitué d’un noyau dur, formé de l’Europe occidentale (mais point entièrement la Grèce à son avis) ainsi que du Canada et des États-Unis. « Toutes ces sociétés sont occidentales en profondeur[7] », écrit Nemo dans son texte publié en 2004. Peut-être faudrait-il réviser le jugement de Nemo sur ces pays, au vu de l’engouement pour les idées de décolonialisme et de désoccidentalisation parmi une fraction influente des élites intellectuelles qui voient dans l’Occident davantage un legs embarrassant à dissoudre qu’un héritage à cultiver.
Nemo définit ensuite les pays proches de l’Occident, parmi lesquels il range l’Amérique latine. Les raisons qui le conduisent à introduire une certaine distance entre elle et lui sont les suivantes. L’Espagne et le Portugal ont colonisé certes une bonne partie des Amériques, mais sans avoir intégré, au contraire de l’Angleterre et de la France, tous les éléments sociohistoriques qui seront déterminants pour la naissance de la démocratie libérale. Il existe encore dans cette Amérique de fortes communautés autochtones, « peu transformées en profondeur par la culture des pays colonisateurs[8] » ; puis, ce sous-continent s’éloignerait de l’Occident par la prégnance du marxisme dans plusieurs pays, sans compter le régime communiste de Castro à Cuba.
Disons que les motifs avancés par Nemo pour ne pas intégrer l’Amérique latine dans l’Occident sont plutôt faibles. On peut comprendre qu’un libéral comme Nemo abhorre le marxisme, mais il demeure que celui-ci est né en l’Occident, avant de s’exporter ensuite hors de lui, jusqu’en Chine. L’ouvrage Qu’est-ce que l’Occident ? postule que les Anglo-Saxons ont mieux réussi dans la voie de la modernité que les Latins, une assertion fort discutable. Il donne même en exemple les Canadiens français, qui auraient pu connaître le sort de l’Amérique latine, n’était l’intervention salutaire des Anglais, qui auraient tardivement « appliqué à leurs sujets francophones les principes démocratiques et libéraux qu’ils s’appliquaient à eux-mêmes[9]. » (En somme, Nemo reprend ici la bonne vieille thèse impériale chère à Pierre-Elliott Trudeau qui présume que le Canada français, étant prétendument incapable d’arriver à la démocratie par lui-même, doit être mis en tutelle par un peuple plus avancé.)
Mais que dirait un Latino-Américain de cette discussion ? Considérons les propos de l’écrivain mexicain et prix Nobel de littérature, Octavio Paz, qui revendique le rattachement plénier de l’Amérique latine à l’Occident. Il écrit : « Un Iranien, un Hindou ou un Chinois appartiennent à des civilisations différentes de celle de l’Occident. Nous, Latino-Américains, nous parlons espagnol ou portugais : nous sommes ou avons été chrétiens ; nos coutumes, nos institutions, nos arts et nos littératures viennent directement d’Espagne et du Portugal. C’est pourquoi nous représentons un des pôles américains de l’Occident : le second est constitué par les États-Unis et le Canada[10]. » Au contraire de Nemo, Paz ne voit pas dans la présence de communautés indiennes et noires des éléments disqualifiants pour participer à l’Occident. S’il reconnaît que le Portugal et l’Espagne ont transplanté dans leurs colonies américaines des institutions, une religion et des traditions intellectuelles pétries d’antimodernisme et que les indépendances latino-américaines ont souvent débouché sur des démocraties peu viables, il estime néanmoins que l’impérialisme américain a posé un redoutable obstacle à l’élan de modernisation des pays latino-américains, dont les États-Unis ont soutenu les tyrans. Dans la poésie de Paz, on voit l’histoire européenne se métisser avec celle du Mexique, la destruction de Ninive annoncer la chute de Moctezuma insomniaque devant Cortès, l’Iliade tragique de Homère conduire à la mort de Socrate, ainsi qu’à l’exécution de Robespierre, à la défaite d’un général espagnol à la bataille de Trafalgar et aux assassinats de Lincoln dans un théâtre, de Trotski à Mexico sur commandite de Staline, et du président mexicain Francisco Madero en 1913[11]. Il faut avoir séjourné à Mexico, cette ville-univers, pour saisir qu’elle compose un immense miroir de l’Occident, riche en contradictions, lequel s’est redéployé, après la rencontre, douloureuse et fracassante, avec une ancienne civilisation méso-américaine.
Mais que dirait un Latino-Américain de cette discussion ? Octavio Paz écrit : « Nous, Latino-Américains, nous parlons espagnol ou portugais : nous sommes ou avons été chrétiens ; nos coutumes, nos institutions, nos arts et nos littératures viennent directement d’Espagne et du Portugal. C’est pourquoi nous représentons un des pôles américains de l’Occident : le second est constitué par les États-Unis et le Canada. »
On a déjà dit de l’Amérique latine qu’elle forme l’Extrême-Occident[12]. L’extrémité de cette Amérique peut se comprendre au sens géographique — par rapport à un centre supposé européen ou nord atlantiste — comme au sens figuré, en tant que continent qui exacerbe des traits propres à l’Occident. Le pontificat de François a soudain mis en évidence que la vieille Église romaine pouvait se renouveler en appelant à sa tête un enfant de l’Occident lointain, de l’Occident périphérique — comme l’aurait peut-être dit lui-même Jorge Mario Bergoglio, né dans un faubourg de Buenos Aires, de parents d’ascendance italienne, dont le père, immigré du Piémont. Pendant des siècles, l’Italie et l’Espagne se rencontrèrent à travers le royaume des Deux-Siciles, qui vit le sud de l’Italie tomber sous la dépendance du roi d’Aragon, puis de la couronne espagnole, malgré quelques interruptions. Les deux pays se retrouvèrent de nouveau en Argentine, où les éléments les plus humbles de l’Italie immigrèrent en masse. Ce qu’a évoqué le pape François dans l’encyclique Fratelli Tutti : « En Argentine, la forte immigration italienne a marqué la culture de la société, et parmi les traits culturels de Buenos Aires la présence d’environ deux cent mille Juifs prend un relief important. » Le pape cite le cas de l’Argentine pour convaincre les États-Unis de ne pas craindre l’apport civilisateur des Latino-Américains : « la culture des latinos est “un ferment de valeurs et de possibilités qui peut faire beaucoup de bien aux États-Unis. […] Une forte immigration finit toujours par marquer et transformer la culture locale[13].” » Il est clair que l’Amérique états-unienne est actuellement divisée sur ses racines et son avenir : soit qu’elle prenne exemple du métissage argentin pour mêler davantage Latins, Anglo-Saxons et d’autres peuples encore, soit qu’elle se recentre sur son fonds anglo-saxon, pour minimiser la greffe latine venue du sud.
François fut aussi le premier pape jésuite. On a fait des bilans contrastés de la Compagnie de Jésus fondée par le Basque Iñigo de Loyola. Or, les premiers artisans de la Compagnie se distinguèrent par un désir dévorant d’Orient, qui poussa des missionnaires intrépides, comme François-Xavier et Matteo Ricci, à la rencontre de l’Indonésie, des Indes, du Japon et de la Chine. Ces hommes incarnaient, soutient l’historien Jean Lacouture, un christianisme renouvelé par l’esprit de la Renaissance, qui allie curiosité et soif de connaissance et que meut « une tension inlassable vers l’autre[14]. » Voilà qui définit bien l’apostolat du pape François qui, par ses missions et ses voyages, jusqu’en Papouasie–Nouvelle-Guinée, a porté à son zénith cet esprit explorateur des marges, des périphéries, sans lequel l’Occident serait resté rabougri.
L’auteur vient de publier chez Médiaspaul Les religions auprès de la cité
[1] Stan Chu Ho, « Pape François : pourquoi son pontificat a marqué l’Afrique, les pauvres et les marginalisés du monde », The conversation, 3 mars 2025, en ligne : https://theconversation.com/pape-francois-pourquoi-son-pontificat-a-marque-lafrique-les-pauvres-et-les-marginalises-du-monde-251166.
[2] Christian Eboulé, « Mort du pape François : quel bilan pour l’Afrique? », TV5Monde, 22 avril 2025, https://information.tv5monde.com/afrique/mort-du-pape-francois-quel-heritage-pour-lafrique-2770960.
[3] Walter Russel Mead, « The misunderstood Pontiff », Wall Street Journal, 22 avril 2025.
[4] « Le pape qui voulait réforme l’Église », La Croix, 22 avril.
[5] Isabelle Lasserre, « Donald Trump a mis K.O. la notion d’Occident », Le Figaro, 8 mars 2025.
[6] Philippe Nemo, Qu’est-ce que l’Occident? Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 9.
[7] Ibid., p. 108.
[8] Ibid., p. 110.
[9] Ibid., p. 151.
[10] Octavio Paz, Une planète et quatre ou cinq mondes, Paris, Gallimard, 1985, p. 189.
[11] Voir le poème « Pierre de soleil » (1957), dans Octavio Paz, Liberté sur parole, Paris, Gallimard, 1971.
[12] Alain Rouquié, Amérique Latine. Introduction à l’Extrême-Occident, Paris, Seuil, 1987, 439 p.
[13] Pape François, Lettre encyclique Fratelli Tutti, par. 135, 3 octobre 2020, site du Vatican : https://www.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20201003_enciclica-fratelli-tutti.html.
[14] Jean Lacouture, Jésuites. Une multibiographie, 1. Les conquérants, Paris, Seuil, 1991, p. 313.