Une constitution écrite pour le Québec
La campagne électorale en cours au Québec promet jusqu’ici une piètre récolte d’idées. Non que les sujets de débats manquent, mais nos leaders les effleurent, trop heureux de noircir l’adversaire pour une parole de trop. Néanmoins, dans ce brouhaha émerge une idée: doter, dès maintenant, le Québec d’une constitution écrite. L’idée n’est pas nouvelle ; beaucoup d’intellectuels et de figures publiques l’ont défendue, dont Guy Laforest, Michel Venne, Marc Brière, ainsi que Claude Béland, président du mouvement Démocratie et Citoyenneté du Québec qui a patronné en juin dernier la simulation d’une constituante avec un peu moins d’une centaine de citoyens. Malgré l’intérêt grandissant pour cette idée porteuse, les deux grands partis observent là-dessus un silence étonnant, et l’ADQ, qui a certes le mérite de la prôner, l’a mise en avant de façon plutôt malhabile. C’est à croire que les obstacles à ce projet proviennent des partis eux-mêmes plutôt que l’indifférence supposée de la population. Examinons de plus près la position de chacun des partis à cet égard.
Dans une allocution prononcée à l’Assemblée nationale en mai 2006, le ministre Benoît Pelletier a montré que l’idée de doter le Québec d’une constitution écrite, en tant qu’État fédéré, est juridiquement faisable et comporte de nombreux avantages. Bien que le ministre se soit gardé d’engager le gouvernement sur cette question, son intérêt pour la chose était évident. Sous Jean Lesage, un comité parlementaire avait déjà envisagé la question, mais depuis lors, les libéraux semblent la bouder. Et s’ils parlent de liberté politique du Québec, comme le fit Robert Bourassa en juin 1990, c’est pour déplorer une quête infructueuse de reconnaissance et de pouvoirs. Deux éléments sans doute empêchent les libéraux de poursuivre la politique de grandeur nationale de Lesage : 1- le conservatisme politique de ce parti de notables, encore gros d’avocats gagnés à la tradition anglaise de la constitution; 2- la croyance qu’une constitution québécoise serait une manoeuvre contraire au fédéralisme. Sur ce dernier point, qu’ils se détrompent. Jean-Charles Taché, l’un des inspirateurs au Québec de l’union fédérale de 1867, proposa en 1858, dans un ouvrage substantiel, que chaque État de l’union canadienne traduise sa liberté publique par une constitution écrite sanctionnée par un tribunal spécialisé. Une des exigences du fédéralisme, rappelle le penseur suisse Guy Héraud, est l’auto-organisation des collectivités fédérées. Principe bien compris des Suisses, à telle enseigne que leur nouvelle constitution fédérale de 1999 fait obligation aux cantons d’adopter une constitution écrite approuvée par le peuple. Principe aussi vivant chez les Américains, dont les États ont tous leur constitution, parfois très ancienne, qui symbolise le droit du peuple de se gouverner et de définir par lui-même le cadre d’exercice de sa liberté. Il n’y a que le Canada où les États fédérés ont moins le culte de leur liberté, encore vue comme une faveur impériale… Depuis cet automne, les libéraux se flattent de ce que le Québec soit reconnu comme nation. Étrange nation que celle qui se plaint encore d’une réforme constitutionnelle imposée sans rien faire pour consacrer démocratiquement sa propre liberté.
De prime abord, le projet d’une constitution interne québécoise devrait enthousiasmer le parti Québécois. N’est-ce pas là un préalable à l’édification d’un pays ? Mais pour les stratèges péquistes, il n’est de constitution qui vaille que celle d’un Québec indépendant. Quant à plancher sur la constitution d’un État provincial, dans l’attente d’un grand Oui, c’est pour eux un triste pis-aller, ou un piège risquant de redorer les bienfaits du régime canadien. Plusieurs souverainistes, tels que Daniel Turp, ne partagent pas ces réticences et sont persuadés qu’une constitution interne préparerait d’autant mieux le peuple québécois à l’indépendance politique qu’il ferait l’expérience concrète de sa liberté fondatrice. Mais après avoir gouverné pendant environ 18 ans, donné au Québec cinq premiers ministres, tenu et perdu deux référendums, le parti Québécois rêve encore d’un Rubicon franchi d’un seul coup, à la suite d’un référendum vers lequel il courrait dare-dare sitôt élu, sans s’attarder à de modestes mais réalistes exercices d’affirmation nationale. Il est bon d’avoir des rêves en politique, pourvu qu’ils mènent un jour vers un surcroît de réalité.
L’ADQ est le seul parti à avoir compris que l’adoption d’une constitution du Québec serait une formidable occasion pour les Québécois de clarifier et d’énoncer les valeurs et idéaux qui cimentent la nation. Faudrait-il par exemple inscrire la laïcité dans une constitution du Québec ou quelque autre principe de séparation des religions et de l’État, c’est là un débat fondamental dont on ne voit pas pourquoi les Québécois devraient être dispensés. Toutefois, une constitution, si grandes soient ses visées, ne peut régler dans le détail les modalités de coexistence des croyances dans les sphères privée et publique.
La proposition de l’ADQ tiendrait la route n’était sa volonté d’enchâsser l’appellation « État autonome du Québec » aux vagues contours. Quelle mystérieuse créature que ce concept! Tout d’abord, dire que le Québec est un État n’a rien de révolutionnaire ; c’est l’équivalent correct en français du concept anglais de « province ». « L’État du Québec » est l’appellation déjà consacrée, on l’a oublié, par la loi 99 adoptée par le gouvernement Bouchard en 1999. Ensuite, un État fédéré est nécessairement autonome. Pourquoi le dire ? En Russie, certaines entités fédérées de moindre importance portent cet adjectif distinctif. Mario Dumont songe-t-il pour le Québec au statut du district autonome de Tchouktches? Ensuite, on ne sait si la constitution d’un Québec autonome s’accorderait avec la constitution canadienne. Tout ce que le Québec peut faire seul pour agrandir le cercle de son autonomie, c’est d’établir la prééminence de la Charte québécoise sur la Charte canadienne, voire de confier l’interprétation de cette première à un tribunal relevant de l’Assemblée nationale. Pour ce faire, il faut adopter une clause dérogatoire – l’article 33 – et d’autres clauses connues des juristes. Bref, l’ADQ doit clarifier ce qu’il entend faire avec cette constitution et en préciser notamment la procédure d’adoption.
L’automne dernier, Radio-Canada a organisé cinq tables rondes autour de l’héritage d’Hubert Aquin. Pour ce dernier, la fatigue culturelle du Canada français se signalait par son incapacité de s’assumer comme culture globale. Depuis la Révolution tranquille, les Québécois se sont mis à agir là où, à l’époque de la survivance, ils se voyaient inaptes. Il leur reste cependant à définir par eux-mêmes leur grammaire politique, ce que font normalement les peuples libres. Qu’attendons-nous ?
Marc Chevrier
Professeur de science politique
Département de science politique
Université du Québec à Montréal