À la lumière de l'histoire
Le Québec dit: Je me souviens! Le Canada répond: D’un océan à l’autre! L’un est uni par le temps, l’autre par l’espace. Faudra-t-il un Einstein, et une théorie de la relativité politique, pour associer ce temps à cet espace?
Quand on demande aux Canadiens pourquoi ils sont attachés à leur pays, on entend souvent cette réponse: «Le Canada c’est les États-Unis avec en plus les programmes sociaux.» Ces paroles n’ont rien de très rassurant. Un pays c’est d’abord une longue histoire, et non un programme social planifié il y a quelques décennies et pouvant être supprimé par un choix politique ou en raison de contraintes économiques.
Est-ce à cause de leur préférence d’une part pour les programmes sociaux et d’autre part pour les droits individuels à l’américaine, que les Ontariens n’ont pas célébré en 1791 le bicentenaire de leur province et que les Canadiens en général, à l’exception des Québécois, ne semblent pas s’être souvenus que c’est en 1791 également que le mot Canada a été employé pour la première fois depuis la conquête? En 1992 c’est le dixième anniversaire de la Constitution de 1982 qu’on a célébré au Canada.
Il est fort possible que ce soit dans l’histoire que l’on puisse trouver à la fois les causes profondes du malaise canadien et les remèdes les plus appropriés. Voici quelques grands événements interprétés à la lumière des travaux historiques les plus récents.
1759
Bataille des Plaines d’Abraham et occupation de Québec par les Anglais.
1760
Capitulation de Montréal.
Les Français et les Canadiens perdent leur guerre contre l’Angleterre. Contre l'Angleterre et non contre les habitants de Toronto et de Vancouver. Ces villes n’existaient pas alors. Certes de nombreux sujets britanniques profiteront de la victoire de leur pays pour occuper une position dominante dans la société canadienne, mais l’Angleterre, qui seule aurait eu le droit de le faire, ne fera pas sentir longtemps aux Canadiens l’humiliation de la défaite. En leur accordant progressivement, en 1774 puis en 1791 une Constitution analogue à la sienne, elle les rétablira dans toute leur dignité, elle leur reconnaîtra l’égalité avec ses colonies peuplées de ses anciens sujets.
Contre un ennemi terrassé, ne pas user de toute sa force, quand on le pourrait, c’est pour une personne comme pour un pays le signe par excellence de l’humanité. Inspirée par Edmund Burke, William Pitt, George Grenville, l’Angleterre a eu cette humanité à l’égard des Canadiens. De nombreux historiens donneront des interprétations réductrices de cette humanité. Ces interprétations, on le verra, ne tiennent pas. Que l’Angleterre ait voulu dans ce cas faire coïncider ses intérêts avec ses idéaux, qui voudrait le lui reprocher. Il lui aura suffi, pour avoir droit à l’admiration universelle, de relever l’ennemi qu’elle venait d’abattre.
1763
Traité de Paris. La France ne conserve de son immense Empire nord-américain que les minuscules îles de Saint-Pierre et Miquelon.
1763
Proclamation royale: La Nouvelle-France laurentienne ou Canada devient la Province of Quebec.
L’administration de la colonie est assurée par un gouverneur assisté d’un Conseil d’où sont exclus les Canadiens qui ne peuvent prêter le serment antipapiste exigé d’eux. De nouvelles frontières sont tracées. Il faut remonter à cet Acte pour bien comprendre les fondements juridiques des revendications des Amérindiens.
Le titre de Canadien demeurera encore pendant quelques décennies l’apanage exclusif de ceux qu’on appelle aujourd’hui Québécois. «Il est à noter, écrit l’historien Denis Vaugeois, que le terme Canada, abandonné après le traité de Paris, n’était jamais sorti de l’usage. Le vainqueur de 1760 avait créé la Province of Quebec et rayé de l’usage officiel le mot Canada. Il évitait même de parler des «Canadiens» et préférait l’expression «nouveaux sujets» par opposition aux anciens sujets de sa Majesté. En 1987, Hugh Finlay souligne que: «certaines gens affectent d’appeler les sujets naturels du roi nouveaux Canadiens. Celui qui a mieux aimé, disent-ils, fixer au Canada sa résidence a perdu son titre d’Anglais. Les vieux Canadiens sont ceux que nous avons assujettis en 1760 et leurs descendants. Les nouveaux Canadiens comprennent les émigrés de l’Angleterre, de l’Écosse, de l’Irlande et des colonies, maintenant les États-Unis. Par la loi de la 14e année du règne de Sa Majesté actuelle (L’Acte de Québec) ils deviennent des Canadiens et Canadiens ils doivent rester toujours. Quelques-uns des sujets-nés de Sa Majesté ici soutiennent qu’il faut autant que possible tenir les nationaux de cette province à l’écart des autres colons et sans relation avec ceux-ci, afin de les faire servir de rempart solide entre nos établissements et les États-Unis.» (Québec 1792, Les acteurs, les institutions, les frontières, Montréal, Fides, 1992, page 75)
1774
L’Acte de Québec, voté au Parlement impérial une décennie après la proclamation royale de 1763, représente, avec l’Acte constitutionnel de 1791 et la Confédération un siècle plus tard, un des moments décisifs de l’histoire du projet politique canadien, tel qu’il a pris forme au cours d’un siècle et demi de souque à la corde politique et idéologique entre les tenants des philosophies conservatrices et libérales.
Pendant neuf ans, la classe politique anglaise a pousuivi, sur le sort de la nouvelle colonie, un débat alimenté par les réclamations et les exigences des partis anglais et français au Canada. Le parti français au Québec, en dépit de son nom, avait comme porte-parole officiel le gouverneur lui-même, Guy Carleton, un aristocrate anglo-irlandais qui était aussi un officier de carrière; quant au parti anglais, divers porte-parole de l’élite commerciale qui s’était établie dans la colonie depuis la conquête furent délégués à Londres pour plaider sa cause.
Au cours des neuf années de débat, la classe politique anglaise est passé d’un quasi-consensus autour de la position «whig» du parti anglais, c’est-à-dire de la philosophie héritée de la grande Révolution de 1688, selon laquelle tous les Anglais devaient jouir des mêmes libertés et être soumis aux mêmes lois, à une position tout à fait différente, dont Carleton s’était fait le défenseur. Cette position était que l’imposition d’un tel régime à la majorité française serait une injustice parce qu’elle mettrait ladite majorité à la merci d’une classe de gens que l’on qualifierait aujourd’hui de «carpet baggers». Cette expression intraduisible désigne les commerçants de bas étage que l’on retrouve dans le sillage des armées victorieuses. Son point de vue fut bien illustré par un incident relié à la discussion sur les clauses du Traité de Paris, dont l’une portait sur le taux auquel le gouvernement anglais allait racheter les billets français (des reconnaissances de dettes libellées en louis qui avaient été émises en Nouvelle France avant la conquête.) Un homme d’affaires anglais avait été informé d’avance de ce que le taux d’échange devait être et il écrivit à Dorchester pour lui proposer d’acheter avec lui les billets et de partager le profit qui résulterait de l’opération. Pour toute réponse Dorchester publia la lettre!
Comme le montre Philip Lawson dans sa magistrale exégèse des documents officiels et des journaux de l’époque, le résultat du débat en Angleterre fut un consensus plutôt différent au sein de la classe politique. Ce nouveau consensus reposait sur deux prémisses: que le Québec en tant que société méritait d’être sauvé et que l’erreur de la politique britannique en Irlande (la tentative d’imposer une domination protestante) devait être évitée. C’est là une illustration du l’esprit tory britannique: un respect de l’histoire et du caractère organique des sociétés.
Il arriva que l’adoption de la loi en 1774 précéda de quelques mois — sans en avoir en aucune manière été la cause —l’invasion américaine du Canada. Par la suite, l’interprétation la plus accréditée (bien qu’il y en ait eu d’autres) a été que la reconnaissance du catholicisme romain, de la langue française et du Code civil français n’avaient été que le prix à payer pour obtenir le soutien des Canadiens dans le conflit imminent avec les révolutionnaires américains.
L’Acte de Québec contribua sans aucun doute à consolider la loyauté canadienne à la couronne britannique, mais Lawson a démontré que ce ne fut pas là le motif qui avait inspiré l’Acte.
En effet 700 miliciens canadiens participèrent à la défense de la ville de Québec quand elle fut assiégée par les troupes américaines entre septembre 1774 et janvier 1775. Il fut ainsi démontré qu’au Canada l’on pouvait être à la fois catholique de langue française et loyal officier de la Couronne, ce qui n’était pas possible en Angleterre.
C’est ainsi que l’intuition tory de Carleton, selon laquelle la société du Québec avait le plus grand respect pour la culture canadienne et son savoir-vivre transférerait sa loyauté de la couronne française à la couronne britannique en échange du respect et de la protection, aurait triomphé de l’idée whig selon laquelle il aurait fallu éliminer les particularismes culturels qui étaient incompatibles avec les exigences d’un ensemble commun de règles de jeu libérales susceptibles de transformer des paysans attachés à leurs traditions en agents économiques libres!
1791
L’Acte constitutionnel
Voici peut-être l’épisode le plus significatif et le plus lourd de conséquences de toute l’histoire de la Province of Quebec aussi bien que du Canada en général.
On a alors reproché à l’Angleterre d’avoir créé une société indistincte, où les anciens Canadiens avaient les mêmes droits que les nouveaux. C’est cette société indistincte qui deviendra la société distincte que les autres Canadiens refusent aujourd’hui de reconnaître.
Les deux grands enjeux sont les institutions parlementaires et le partage du pouvoir entre anciens et nouveaux Canadiens.
Le Québec a souligné l’importance que présentent à ses yeux ces institutions en tenant, à l’automne 1992, un Symposium international sur la démocratie, à l’ occasion duquel madame Lise Bacon, au nom du Premier ministre Robert Bourassa, a rappelé que les Québécois n’ont jamais usé de violence pour accéder à la démocratie et que la conquête de leurs droits politiques a toujours été associée à la sauvegarde de leur identité française. Dans le même discours inaugural, madame Bacon a aussi cité Alexis de Tocqueville, l’auteur de La démocratie en Amérique. «Le Bas-Canada forme un État à part. Or, dans le Bas-Canada, la population française est à la population anglaise dans une proportion de dix contre un. Elle est compacte, elle a son gouvernement, son Parlement à elle. Elle forme véritablement un corps de nation distinct.» (Actes du Symposium international sur la démocratie, Gouvernement du Québec.)
Par cette citation, Madame Bacon évoquait l’une des premières reconnaissances du Québec en tant que nation et était le porte-parole de la très grande majorité des Québécois actuels.
L’Acte constitutionnel avait été précédé au Parlement de Londres par des débats dont les principales conclusions s’apparentent au jugement de Tocqueville. Le Parlement de Londres était à ce moment sous l’ascendant de deux jeunes aristocrates qui étaient aussi des amis: William Pitt et George Grenville; dans l’opposition il y avait notamment Edmund Burke, aussi célèbre pour sa critique de la Révolution française que pour ses talents d’orateur.
Le projet de loi de lord Grenville prévoyait la division de la Province of Quebec en deux parties: le Bas-Canada (futur Québec) et le Haut-Canada. (future Ontario). Chacune de ces deux nouvelles entités allait être dotée d’un Parlement analogue à celui de Londres. Notons au passage que c’est la première fois depuis 1763 que le mot Canada est utilisé. La nouvelle Constitution allait, à certains égards, s’avérer plus libérale que celle qui était en vigueur en Angleterre au même moment. Au pays de lord Grenville ni les juifs, ni les catholiques n’avaient droit de vote. Ce droit leur sera accordé dans le nouveau Canada où des femmes et des Indiens pourront voter également. C’était, pour ce qui est du droit de vote, la Constitution la plus libérale de l’époque, même en tenant compte des États-Unis.
Là s’arrête cependant la liste des aspects positifs de cette Constitution. Voici les principaux aspects négatifs tels que les a vus la politicologue Kaye Holloway. «La responsabilité ministérielle, clé de voûte du système parlementaire britannique en est absente. Aussi, si, en principe une loi n’est valable qu’avec l’accord du législatif et de l’exécutif, l’Assemblée n’a aucun pouvoir de contrôle des actes du gouvernement puisque celui-ci dispose à son gré des revenus provinciaux. Il n’est donc pas surprenant que ce soit sur ce point, le contrôle des finances publiques, que l’Assemblée se soit transformée en un champ de bataille.»,
Kaye Holloway donne ensuite les précisions suivantes: « Si à l’Assemblée, les Canadiens français sont forcément majoritaires, il n’en est pas de même des deux Conseils: sept Canadiens français sur 16 au Conseil législatif et quatre sur neuf au Conseil exécutif sans parler de l’administration où la représentation canadienne française est encore plus minoritaire. Sur 31 personnes nommées au Conseil exécutif entre 1793 et 1828, 25 sont anglophones et six seulement sont francophones. Sur 30 juges, 11 seulement sont francophones.» (Le Canada, Pourquoi l’impasse? Tome 1, Éditions Nouvelle Optique, Montréal 1984, p. 43).
Subissant l’influence de plusieurs nouveaux Canadiens influents, le Gouverneur Dorchester avait soumis un projet de constitution bien différent: une fédération de toutes les colonies demeurées britanniques (Terre-Neuve, Nouvelle-Écosse, Bas-Canada, Haut-Canada) dont les lois auraient nécessité l’appui d’une double majorité: majorité de députés représentant une majorité de provinces. Ainsi le Bas-Canada, beaucoup plus populeux (114 000 en 1984) que l’ensemble des autres provinces, aurait subi la loi de la majorité des provinces. Ce projet de constitution avait été élaboré par un ardent partisan de l’assimilation des francophones: le juge William Smith. Cette façon de mettre les anciens Canadiens au pas sera une tentation permanente pour les nouveaux Canadiens de toutes les époques. L’idée de 10 provinces également représentées dans un Sénat ayant plus de pouvoir est la forme la plus récente de cette tentation.
Lord Grenville rejeta catégoriquement ce projet et il conclut son discours en faveur de l’Acte constitutionnel dans ces termes peu équivoques: «On a appelé préjugés l’attachement des habitants français du Canada pour leurs coutumes, leurs lois et leurs moeurs, qu’ils préfèrent à celles de l’Angleterre. Je dis qu’un tel attachement mérite un meilleur nom que celui de préjugé. C’est un attachement fondé sur la raison, et sur quelque chose de mieux que la raison, sur les meilleurs sentiments du coeur humain.»
«Les Canadiens, avait dit de son côté William Pitt, seront maîtres de choisir leur orientation.[...] Ce sera l’expérience qui devra enseigner aux Canadiens que les Lois anglaises sont les meilleures.»
Il sera difficile d’aller plus loin qu’Edmund Burke dans la reconnaissance du Québec comme société distincte, sinon comme nation. Selon lui, «Toute tentative d’unir des peuples si différents par les lois, la langue et les manières était hautement absurde; et le fait d’unir les vainqueurs aux vaincus ne peut que susciter des sentiments désagréables et des distinctions fondées sur l’envie. Une telle mesure équivaut à semer les graines de la discorde. »
Ces trois extraits rappellent par leur élévation les plus belles heures de la vie politique universelle. Pitt, Grenville et Burke sont à une hauteur morale comparable à celle de Solon, quand il établit l’État de droit à Athènes, ou à celle de leur compatriote Thomas More quand il lutta à la fois pour assainir l’administration de la justice en Angleterre et pour limiter les abus des grands propriétaires terriens, ou encore de Jefferson quand il prépara la Déclaration d’indépendance.
La politique étant l’art du moindre mal, les actes admirables qu’on y observe ont toujours leur côté sombre, mais ils n’en demeurent pas moins admirables. C’est le cas de l’Acte constitutionnel. Certes l’Angleterre a maintenu une forme de tutelle sur le vaincu, mais elle l’a fait avec modération et en lui reconnaissant des droits qui lui permettraient d’évoluer vers une pleine égalité politique.
Hélas! de nombreux historiens, longtemps influents au Canada anglais, tel W.P.M. Kennedy, semblent avoir délibérément terni cet événement; par exemple, en accréditant la thèse selon laquelle les anciens Canadiens n’étaient pas dignes des institutions parlementaires, auxquelles d’ailleurs ils n’auraient pas été intéressés. Kennedy écrit à propos des anciens Canadiens: «an apathic, conservative, docile, and nonpolitical people» qui héritait en 1791 d’une Constitution qui exigeait connaissance et perspicacité. Ce cadeau, ajoutait-il, «if such it was, came unasked and unsought».
Cette conclusion, qui n’était pas dénuée de fondement il est vrai « selon le Chanoine Groulx les institutions parlementaires au Canada se présentaient «comme une importation plutôt artificielle», «comme un vêtement tout fait» (Kaye Holloway, op.cit.) »a été accréditée par un étrange oubli des archivistes fédéraux Adam Short et Arthur G. Doughty. En 1784, de nombreux sujets de sa Majesté avait envoyé à Londres une pétition en faveur d’une assemblée. Cette liste de 2 300 noms a été rédigée en deux versions, une anglaise et une française, la première comportant 855 noms, la seconde 1435 noms.
Short et Doughty ne citent que les 855 pétitionnaires inscrits sur la version anglaise. Dans la thèse qu’il a récemment consacrée à l’Acte constitutionnel, l’historien Pierre Tousignant n’a eu aucune peine à retrouver la liste française de 1435 noms, laquelle avait été publiée à Londres en 1791 et une seconde fois dans le Canadien en 1809. Voilà un exemple qui montre bien comment la méconnaissance ou la déformation des faits historiques peuvent attiser la division dans un pays.
Plutôt que de souligner l’élévation, le désintéressement des auteurs de l’Acte constitutionnel de 1791, de nombreux historiens canadiens, tant francophones qu’anglophones, ont soutenu qu’il s’agissait là, non d’un acte mûrement réfléchi et voulu pour lui-même mais d’une concession stratégique arrachée au parlement britannique par la crainte qu’inspirait la révolution française.
Voici ce que, dans Legacies of Fear, l’historien F. Murray Greenwood écrit à ce sujet: «Il n’existe pas l’ombre d’une preuve à l’apppui de ce point de vue et plusieurs objections semblent insurmontables. L’architecte de l’Acte consitutionnel, George Grenville, opta pour des assemblées avant tout en vue de réduire le déficit financier. Certes, pour le secrétaire d’État ce changement consitutionnel était aussi essentiel à la sécurité, mais les groupes qu’il tentait d’apaiser n’étaient pas Canadiens, mais Anglais, et l’influence révolutionnaire qui le préoccupait n’était pas celle de 1789, mais celle de 1776.» (Legacies of Fear, Law and Politics in Quebec in the Era of the French Revolution, University of Toronto Press, Toronto, Buffalo, London.)
À cette époque les Canadiens n’avaient aucune raison de s’opposer au caractère indistinct dont rêvaient Pitt et Grenville pour le nouveau pays. Même en tenant compte des nouveaux venus Loyalistes, les Français de souche étaient si nombreux qu’un pays unitaire et indistinct (sans discrimination) ne pouvait que les avantager. C’est la petite minorité loyaliste qui réclama et obtint de Londres la séparation du Haut-Canada du Bas-Canada.
1837-38
Si les habitants du Bas-Canada ont manqué de loyauté pendant ces années de rébellion ce fut à l’égard de leurs compatriotes qui prirent les armes, et non à l’égard du gouvernement de Sa Majesté. Comme l’écrit Elinor Kyte Senior dans Redcoats & Patriots,The rebellions in Lower Canada, «La majorité politique stable du Bas-Canada n’approuvait pas le recours à la force pour obtenir des avantages politiques.» Madame Kyte évalue à 7 000 le nombre de Canadiens qui étaient disposés à prendre les armes. «Cela signifie, poursuit-elle, que la vaste majorité des 650 000 habitants du Bas-Canada qui avaient soutenu le parti réformiste de Papineau refusèrent de soutenir la révolte.» (Canadian War Museum Historical Publication, No 20, p. 197).
On peut donner diverses interprétations de ces faits. La loyauté à l’égard de la Couronne anglaise n’est pas la moins fondée. Voici comment Louis-Joseph Papineau témoignait de cette loyauté en 1820: «Qu’il me suffise de rappeler que sous le gouvernement français, gouvernement arbitraire et oppressif à l’extérieur et à l’intérieur, les intérêts de cette colonie ont été plus fréquemment négligés et mal administrés que ceux d’aucune autre partie des dépendances françaises.[...] George III, souverain respecté pour ses qualités morales et son attention à ses devoirs, succède à Louis XV, prince justement méprisé pour ses débauches et son peu d’attention aux besoins du peuple. Depuis cette époque le règne de la loi a succédé à celui de la violence, depuis ce jour les trésors, la marine et les armées de la Grande-Bretagne ont été employés pour nous procurer une protection efficace contre tout danger extérieur. [...] Maintenant la tolérance religieuse, le procès par jury, la plus sage des garanties qui aient jamais été établies pour la protection de l’innocence, la protection contre l’emprisonnement arbitraire, grâce au privilège de l’habeas corpus, le droit de n’obéir qu’aux lois faites par nous et adoptées par nos représentants, tous ces avantages sont devenus pour nous un droit de naissance et seront, je l’espère, un héritage durable de notre postériré! Pour les conserver, sachons agir comme des sujets anglais et des hommes indépendants.» (Gazette de Québec, 1820, citée par Cours d’histoire du Canada, (1814-1833), Tome III, Éd. Valiquette, Montréal, 1944)
Le même homme pouvait-il être convaincant quand il approuvait la révolte de ses compatriotes en 1837? Il a peut-être, même à ce moment, poussé un peu trop loin sa loyauté à la Couronne britannique en faisant preuve d’un courage plus que modéré.
On l’oublie parfois, il y avait aussi des réformistes dans le Haut-Canada. L’un de leurs chefs, William Lyon Mackenzie, sera partisan de la violence. L’obtention d’un gouvernement responsable était dans les deux Canadas l’enjeu principal. Dans le Bas-Canada, cet enjeu coïncidait avec les intérêts de la majorité francophone, laquelle avait progressivement découvert les limites de l’Acte constitutionnel de 1791.
1840
Lord Durham, le diplomate anglais qui fut chargé de faire la lumière sur les causes des soulèvements de 1837-38, appartenait à la plus pure tradition whig, libérale de son pays. Dans son rapport, le point de départ idéologique fut ce qu’il appelle «notre grande révolution de 1688». Quand il arriva au Canada en 1838, il constata, au Bas-Canada, la présence de «deux nations en guerre au sein d’un même État». La tension raciale était telle que Durham découvrit dans les deux camps des journaux si imprégnés de préjugés raciaux qu’il était impossible, en les lisant, de découvrir ce qui se passait réellement.
La race et la culture n’avaient pas beaucoup d’importance dans sa façon de voir les choses: il était un vrai libéral. Le progrès découlant de la force libératrice de l’industrie et du commerce et des principes libéraux, les trois facteurs de la prospérité anglo-américaine, étaient à ses yeux le cadeau de la race anglo-saxonne au monde.
On comprend qu’en dépit de tout ce qu’il avait observé et grandement admiré dans la culture canadienne « l’aménité qui caractérisait sa société civile, l’indépendance matérielle de l’importante classe agricole, constituée de propriétaires, le raffinement et la culture de son élite (proportionnellement importante), et le rôle civilisateur de l’Église catholique » il était d’avis qu’il serait préférable pour tout le monde, Français comme Anglais, que la marche du progrès ne rencontre aucun obstacle.
Marcher vers la progrès signifiait qu’on efface tous les espoirs d’un vain nationalisme français, d’abord parce que aux yeux du libéral éclairé qu’était Durham, la nation française n’avait aucun espoir de survie à long terme, même si elle avait à ce moment un très haut taux de natalité; le second argument de Durham était que la présence du nationalisme français empêchait la législature du Bas-Canada de mettre à exécution le projet d’apporter aux chemins et aux voies navigables les améliorations qui s’imposaient et de mettre en place une infrastructure légale et institutionnelle adaptée à une société de marché.
La solution était de créer une entité politique dans laquelle les Canadiens seraient une minorité et où chacun serait traité également; pas de statut spécial pour les Canadiens! Ainsi le fonctionnement de la loi de la majorité dans un État conçu selon les principes libéraux d’une complète égalité politique aurait pour conséquence que les Canadiens seraient assimilés dans l’ordre, mais le plus rapidement possible.
Et c’est ce qui fut fait , pas précisément toutefois comme Durham l’avait recommandé, quand l’Union des deux Canada fut créée en 1840. Cette Union déposséda la nation française de l’instrument politique, le Parlement du Bas-Canada, qui lui avait été accordé en 1791 et , à la faveur du retrait des garanties accordées en 1774, a commencé à saper les appuis institutionnels de la nation française au Canada. C’est d’ailleurs pourquoi l’Union, qui dura de 1840 jusqu’à la Confédération en 1867 est souvent appelé «la deuxième conquête». L’Union ne donna pas les résultats prévisibles dans la perspective de la logique désincarnée du libéralisme whig de Durham. Il en était venu à la conclusion que des partis seraient constitués sur une base raciale, ce qui aurait permis aux populations anglaises jumelées du Bas et du Haut Canada de faire prévaloir leur immémoriale supériorité. Il avait cependant oublié de prévoir que les réformistes mécontents du Bas-Canada allaient, en s’associant aux réformistes nationalistes du Haut-Canada, former une majorité capable de contrôler le pays.
Détenant ainsi la balance du pouvoir, les nationalistes du Bas-Canada purent faire adopter des mesures sociales conçues pour assurer la conservation et la protection de la nations française.
Grâce à la Confédération, le Canada français rentra en possession de l’instrument politique qu’il avait perdu en 1840: un Parlement souverain dans sa sphère de juridiction.
1867
Lorsqu’on écrira l’histoire du fédéralisme au cours des 150 dernières années, le régime canadien de 1867 sera placé au rang des expériences globalement positives. Un tel jugement s’appuiera davantage sur la comparaison avec d’autres régimes similaires que sur la correspondance entre la pratique canadienne et la théorie du fédéralisme. Car dans les faits, le pacte de 1867 fut le résultat d’un compromis entre des gens comme J.A. MacDonald, qui souhaitaient l’union législative la plus centralisée possible et ceux qui, dans ce qui était alors la partie orientale du Canada-Uni, désiraient un véritable système fédéral capable de préserver les coutumes et les institutions qui faisaient la pérennité du peuple catholique de langue française.
MacDonald s’imaginait les provinces dans un rapport de subordination avec le gouvernement central, identique à la relation entre le Dominion du Canada et l’Empire britannique. Cette vision se retrouve en maints endroits dans le document constitutionnel de 1867: dans le pouvoir général de légiférer pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement, dans les pouvoirs résiduaire et déclaratoire attribués au gouvernement central, dans la possibilité de réserver et de désavouer les lois provinciales, dans la délimitation stricte des compétences des États fédérés. Avec le temps, la jurisprudence constitutionnelle, et notamment celle du comité judiciaire du Conseil privé, a affaibli cette hiérarchie et rapproché le système canadien des principes de base du fédéralisme: la souveraineté partagée entre des niveaux de gouvernement coordonnés, mais non subordonnés. Les grands juges britanniques comme les lords Haldane et Watson méritent donc d’être considérés, avec MacDonald, Cartier et les autres, parmi les fondateurs du fédéralisme canadien.
Pendant plus d’un siècle, en somme, la fédération canadienne a oscillé entre des périodes de centralisation et de décentralisation, au gré des urgences, de l’évolution des forces entre les parties et des modes idéologiques. Les auteurs du compromis de 1867 furent assez sages pour comprendre qu’ils ne pourraient s’entendre sur une formule définissant l’identité nationale de leur nouvelle communauté politique. Ils préférèrent s’abstenir et laisser tout cela dans l’ambiguïté. Les partisans de l’Empire, les défenseurs québécois de la thèse des deux nations ou du pacte entre deux peuples fondateurs, de même que les promoteurs du nationalisme canadien au lendemain de la Première Guerre mondiale, purent y trouver leur compte. Il y avait bien sûr des tensions et toutes sortes de contradictions entre ces différentes approches. Mais dans le Canada de 1867, les perdants d’un jour pouvaient se consoler à l’idée qu’ils avaient toutes les chances d’être les gagnants du lendemain, tout le moins dans l’ordre des symboles.
L’esprit de 1867, ce fut celui de la flexibilité et d’une certaine ambiguïté dans la mécanique constitutionnelle. Malheureusement, cela ne devait pas durer.
1967
Quand l’année du centenaire de la Confédération canadienne commença, Daniel Johnson père se trouvait aux commandes d’un État du Québec galvanisé par les succès de la Révolution tranquille: nationalisation de l’électricité, restructuration de la bureaucratie, réforme du système d’éducation et renégociation de la dimension économique du fédéralisme. Depuis juin 1960, selon une formule de Gérard Bergeron, le Québec avait «poussé fort». En 1967, il allait pousser encore plus fort.
Outre la commémoration du centenaire, ce fut l’année de l’Exposition universelle de Montréal, deux événements propices à l’introspection et aux grands élans. Les Canadiens avaient l’impression d’assister à la renaissance de leur pays. Ce fut aussi l’année où le Canada français et le Québec exprimèrent de façon non équivoque leur insatisfaction face aux structures du système politique. Cette impatience s’exprima de façon magistrale sous la plume de Claude Ryan dans les pages du Devoir le 30 juin 1967, à la veille du centenaire. Le Canada français, rappela Ryan, voulait plus que des miettes: il souhaitait de nouveaux pouvoirs et une reconnaissance de son identité. En juillet, le célèbre cri du général de Gaulle, «Vive le Québec libre», suscita une invraisemblable tourmente.
À l’automne, les événements s’accélérèrent. René Lévesque publia son manifeste, Option-Québec. Quant à Pierre Elliott Trudeau, alors ministre fédéral de la Justice, il lança un recueil de ses articles, Le fédéralisme et la société canadienne française. Le mécontentement québécois s’exprima brutalement en octobre au congrès du Parti libéral provincial, lequel rejeta René Lévesque et son option de la souveraineté-association, tout en adoptant la thèse du statut particulier. Un mois plus tard, les États généraux du Canada français faisaient le point sur la situation critique du fédéralisme canadien. Tous les espoirs paraissaient permis.
Le Canada anglais ne resta pas insensible à tout ce tapage. Une conférence des premiers ministres provinciaux se tint à Toronto, à la fin de novembre. Daniel Johnson y réaffirma la résolution du Québec à obtenir des changements majeurs. D’après Claude Ryan, ce fut l’appel «le plus précis, le plus autorisé et le plus grave» jamais adressé par le Québec au Canada anglais. C’est donc sur fond de crise que la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme publia le premier volume de son rapport final le 5 décembre, sur les langues officielles. Ce volume insistait évidemment sur la dimension linguistique de l’égalité, mais sans négliger les aspects culturel et politique, ceux qui comptaient le plus aux yeux de Johnson.
À la fin de 1967, tout le monde au Canada anglais savait que le Québec voulait de véritables réformes. Cette année-là, tous les partis politiques fédéraux flirtèrent avec la thèse des deux nations, des deux peuples fondateurs. On sentait que le régime fédéral de 1867 était sur le point de subir de profondes métamorphoses. L’Histoire nous réservait des surprises. »