Au pays des vieux conservateurs
Le Québec fait exception à ce mouvement quasi universel; sans véritable constitution qui détaille ses institutions politiques, il laisse un vieux droit non écrit et un assemblage de lois les définir. Aucun autre État du Dominion canadien, il est vrai, ne possède de constitution au sens formel. L'idée moderne de démocratie a convaincu les Américains, les Latins et les germanophones de se donner une constitution écrite, voulue du peuple. Pourquoi le Québec n'a-t-il jamais suivi leur exemple?
On répondra que jamais dans l'histoire du Québec, la population n'a pu prendre part à la fondation du régime politique; qu'on examine l'acte de 1791, l'union forcée de 1840, le Dominion de 1867 ou la réforme de 1982, l'entreprise constituante a toujours échappé au peuple. La tradition politique explique aussi l'absence d'une constitution du Québec. Sauf exceptions, les parlementaires canadiens et québécois ont plutôt adhéré à la vision anglaise de la constitution.
Cette vision doit beaucoup au parlementaire britannique Edmund Burke, né à Dublin en 1729, mort en 1797, qui passa à l'histoire par sa défense du conservatisme contre la prétention des révolutionnaires français de fonder un ordre nouveau. Sympathique aux catholiques irlandais et aux Américains, Burke combattit pourtant les droits de l'homme, construction abstraite, pour leur préférer les droits des Anglais, héritage du passé. Pour Burke, la constitution n'est pas un texte sciemment écrit pour instituer l'État: oeuvre patiente du temps, elle accumule les coutumes, les usages et les traditions grâce auxquels les institutions prennent corps. La constitution est un tout organique qui échappe à la raison, dès lors réfractaire à toute forme de contrat entre gouvernés et gouvernants. Le suffrage du temps, non celui du peuple, investit donc la constitution d'autorité et fait s'accroître, petit à petit, les libertés politiques.
La constitution «organique» va de pair avec les inégalités sociales. Les classes laborieuses sont trop nombreuses et ignorantes pour se gouverner; il leur faut une aristocratie éclairée qui gouverne en leur nom. Sans principe aristocratique, «tout Dominion risque de succomber au despotisme du Prince, ou à la brutale tyrannie d'une populace féroce et irréligieuse». Burke aspirait à un équilibre entre le peuple, l'aristocratie et le monarque que menaçait le suffrage populaire. Comme le peuple est le bénéficiaire d'un bien qu'il n'administre pas lui-même, la souveraineté revient alors au Parlement et au roi.
Burke espérait maintenir la démocratie anglaise dans l'immobilité. La Grande-Bretagne finit toutefois par adopter les réformes sociales que Burke abhorrait et par rendre le suffrage universel. Le bipartisme, l'alternance et la primauté du premier ministre sur le monarque prirent aussi forme, sur l'île d'Albion comme dans ses colonies. La vision burkéenne de la constitution devait néanmoins perdurer, notamment en 1867 dans le Dominion du Canada. Sa constitution était l'ouvrage des parlementaires anglais et canadiens, fiduciaires des intérêts de peuples écartés de l'entreprise constituante. À l'inverse des constitutions modernes, elle n'ambitionnait pas d'organiser systématiquement le pouvoir; elle offrait plutôt la garantie d'un régime à l'anglaise, transplanté dans un cadre fédéral. Le texte de 1867 ne disait pas tout; le droit coutumier anglais compléterait le petit noyau de règles écrites. Le Canada naissait donc en héritant d'une constitution organique semi-écrite, sans ériger sa liberté par la voix du peuple.
La réforme de 1982 n'a ni effacé, ni corrigé ce vieux legs du passé. Le droit non écrit définit toujours le parlementarisme et les prérogatives du pouvoir exécutif. Or l'étrangeté de la situation ne frappe personne. Chanter la majesté du droit non-écrit avait peut-être du sens à l'époque de Burke, où une aristocratie régnait sur des «masses» enfermées dans le manteau de la tradition, de la coutume et de la religion. Aujourd'hui, la société s'est émancipée de ces reines anciennes, et la démocratie est devenue l'affaire de toutes et de tous. L'instruction, plus répandue, donne aux citoyens assez de lumières pour juger des choses de l'État. Ils sont en droit de réclamer que leur constitution détaille sans faux-fuyants les pouvoirs de leurs gouvernants.
Alors que la constitution américaine consacre plus de mille mots à délimiter les pouvoirs du président, la constitution «organique» canadienne ne dit mot de la fonction de premier ministre. L'absence d'une séparation efficace des pouvoirs et d'une description rigoureuse de l'exécutif a ainsi laissé se concentrer dans les mains du premier ministre fédéral un pouvoir que plusieurs ont qualifié d'impérial. Une démocratie, pour évoluer, ne peut toujours fuir dans le non-dit, ni compter sur la seule sagesse des juges. Il est curieux qu'une société qui se pique d'intégrer ses immigrants et de conclure avec eux un contrat «moral» ne puisse fournir à ses citoyens un texte compréhensible du «contrat» politique fondateur. Dans un Canada où l'on se rend malade à parler constitution, le virus paraît assez imaginaire.
En cette matière, le Québec n'est pas moins burkéen que le reste du Canada. Il a eu beau avoir codifié son droit privé en 1866 et en 1991, l'idée de mettre de l'ordre dans son droit public ne s'est toujours pas imposée. Au tournant des années 1960, l'idée d'une constitution québécoise commença à germer. Daniel Johnson y fit écho à plusieurs reprises. On débattit beaucoup d'un projet de constitution du Québec au Comité de la constitution créé en 1963 par Jean Lesage; vers 1968-69, une belle unanimité de vues finit par accorder Jean-Jacques Bertrand, René Lévesque, Jean Lesage et Jérôme Choquette. En novembre 1969, lors des États généraux du Canada français, les délégués québécois se prononcèrent massivement pour une constitution du Québec. Elle devait entre autres affirmer le droit des Québécois à l'autodétermination, comporter une charte des droits, une description des frontières et des symboles de l'État, et introduire plus de démocratie directe. Elle devait aussi prévoir un Conseil constitutionnel québécois et la nomination des juges par concours.
L'idée d'une constitution réapparaîtrait encore sur la scène publique. En 1985, Jacques-Yvan Morin publia une excellente étude qui montrait que malgré les contraintes de l'ordre fédéral, le Québec possède, en tant qu'État fédéré, la capacité d'adopter une constitution écrite. La constitution du Québec serait-elle comme ces eaux glaciales qui stagnent dans les profondeurs océaniques avant de remonter à la surface? La Révolution tranquille a révélé ce paradoxe: très conservateur à l'égard de sa constitution, le Québec l'a été si peu pour le reste.
Pour élaborer une constitution du Québec, il faudra savoir décrire et équilibrer les pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire et administratif. Les lois actuelles sont ou incomplètes, ou vétustes; aucun tableau d'ensemble n'en émerge pour éclairer la pluralité des citoyens. La rédaction de cette constitution peut être l'occasion de poursuivre la réforme du parlementarisme commencée dans les années 1960. Sans pouvoir abolir unilatéralement la charge de lieutenant-gouverneur, le Québec peut conférer à ses institutions une allure plus républicaine. Faut-il ressusciter au parlement une seconde chambre, élue cette fois, revoir les relations entre l'exécutif et le parlement ou introduire plus de démocratie directe? D'autres préféreront inclure dans la constitution de plus grandes protections pour les minorités, ajouter de nouveaux droits sociaux ou environnementaux ou préciser davantage à quelles conditions le législateur peut limiter les droits ou y déroger. D'autres voudront compléter ces droits par les devoirs et responsabilités du citoyen, nécessaires ingrédients d'une citoyenneté québécoise. Toute entreprise constituante comporte le risque d'assujettir la gouverne politique à des exigences irréalistes; en cela, elle est un test de maturité politique.
Les sceptiques verront dans une constitution du Québec une obsession fétiche, un projet futile, dangereux ou contraire à la tradition. Encore aujourd'hui, des conservateurs voudraient que le Québec, au lieu d'agir et de parler, continue de refléter avec une docilité placide l'image qu'un legs supposé glorieux lui a assignée en 1867. Les traditions fécondes sont de précieux héritages; encore faut-il que chaque nouvelle génération les reçoive sous bénéfice d'inventaire. Tout peuple faiblit, s'il ne persévère dans une constitution qui le met au pouvoir, le munit d'un État et lui attache des protections pour ses libertés. L'adoption d'une constitution ne presse certes pas autant que ces questions urgentes que les gouvernants doivent résoudre au jour le jour. Elle engage cependant la dignité démocratique des citoyens et sollicite leur capacité de se projeter dans l'avenir. Une collectivité qui doute trop d'elle-même ne se voit guère transmettre à ses enfants le flambeau d'une constitution. À persister dans le doute, et à ne rechercher dans l'immédiat que la fortune et la quiétude, on risque d'oublier de laisser un héritage.