Bilan de la réforme de 1982
Tout d'abord, les adversaires de l'enchâssement d'une charte des droits se sont tus. Si l'exercice que les juges ont fait de leur nouveau pouvoir a prêté flanc à la critique, il est peu de voix qui réclament le rétablissement intégral de la primauté parlementaire. On pourrait certes souhaiter que les juges soient nommés autrement et que leur pouvoir soit mieux encadré; il semble toutefois que la population se soit habituée à leur autorité accrue. La situation canadienne n'est pas unique; le contrôle des lois par les tribunaux se généralise à travers le monde. Même la Grande-Bretagne a suivi le courant; depuis octobre 2000, ses juges appliquent la Convention européenne des droits de l'homme, sans pouvoir annuler les lois incompatibles.
Plusieurs décisions de la Cour suprême ont fait craindre le gouvernement des juges. Les juges ne gouvernent pas au sens strict mais en interprétant, parfois très librement, la Charte canadienne; ils créent des normes, une forme de législation supérieure à celle des élus. Ce faisant, les juges croient pouvoir élaborer des solutions globales à des problèmes politiques ou moraux. Le pouvoir des juges est d'autant plus grand qu'ils interprètent de vagues libellés insérés dans une Constitution semi-écrite dont les principes ne sont pas explicités. Ils se sont même donné le pouvoir de rectifier les textes violant la Charte canadienne, bien qu'ils aient été réticents, depuis l'affaire Vriend, à l'utiliser.
Cependant, depuis le début des années 90, la Cour suprême a desserré l'étau de son contrôle. En proportion, moins de lois et plus d'actes de l'administration sont révisés par la cour. Avec le temps, la cour est devenue moins prompte à annuler les lois, en particulier lorsqu'il s'agit des arbitrages complexes du législateur en matière sociale.
La réforme de 1982 a aussi renforcé le pouvoir d'acteurs autres que les juges. Ainsi les avocats des administrations de la justice exercent un contrôle préalable sur la conformité des projets de lois avec le droit constitutionnel. Sur les procureurs généraux pèse la responsabilité de défendre la justification des lois contestées au nom de la Charte canadienne. Des groupes représentant notamment les autochtones, les femmes et les minorités sexuelles et linguistiques se sont mobilisés pour faire valoir leurs droits devant les tribunaux, souvent à titre d'intervenants. Comme l'admit lui-même l'ex-juge en chef Antonio Lamer, le procès constitutionnel est devenu comparable à une commission parlementaire. Curieusement, ce sont les entreprises privées qui ont intenté le plus de procédures invoquant la Charte. Certains analystes croient aussi qu'en dehors des tribunaux, un réseau formé de commissions gouvernementales et de juristes entretient «l'industrie» de l'action judiciaire.
Les échecs des accords du lac Meech et de Charlottetown ont illustré comment la réforme de 1982, par sa portée symbolique, a brisé le monopole des exécutifs sur la réforme constitutionnelle. Forts de droits leur accordant pouvoir et reconnaissance, des groupes minoritaires ont contesté ces accords contre lesquels ils ont réussi à retourner une partie de l'opinion publique. Il a même fallu consulter la population par référendum sur l'accord de Charlottetown en octobre 1992, une première dans l'histoire du pays.
Une institution centriste
À première vue, ces développements confortent la démocratie au Canada. Les tribunaux sont devenus de nouveaux forums donnant une voix à des minorités mal servies par la démocratie parlementaire. Le contrôle judiciaire a instauré un processus continu de discussion qui permet aux citoyens de remettre en question les lois sur la base de leurs droits.
L'engouement pour l'action judiciaire n'a pas que des effets heureux. Certains craignent que la Cour suprême ne soit devenue captive des groupes «chartistes», au détriment de l'esprit libéral de la Charte. En réalité, la cour s'est comportée comme une institution centriste. Elle s'est réclamée tantôt de l'individualisme libéral au profit de la grande entreprise et des minorités, tantôt d'une vision «providentialiste» des droits pour étendre la protection des lois sociales.
Par ailleurs, on peut se demander si la Cour suprême est apte à traiter les vastes questions dont elle est saisie. Elle a tendance à considérer ses jugements comme des opérations de technique juridique, éprouvant du mal à tenir compte des données sociales complexes sous-jacentes aux contestations. Cela ne l'a pas empêchée d'exiger du législateur qu'il limite le moins possible les droits individuels en se basant sur des études scientifiques, comme si légiférer était une science. Enfin, en absolutisant les droits, la Charte a rendu les débats politiques plus âpres.
Conformisme
La réforme de 1982 a-t-elle fait du Canada une société plus libérale? Oui, certes, si le libéralisme signifie la garantie des droits individuels contre les atteintes de l'État. Par contre, si le libéralisme implique l'idéal d'autonomie qui incite l'individu à penser par lui-même, la Charte canadienne semble avoir engendré une forme de conformisme. Ainsi, les parlementaires reçoivent, sans discuter, les décisions des tribunaux investis d'une autorité infaillible. Papisme légal?
La grande ironie de la réforme de 1982 est que, après avoir enfin doté le Canada d'une procédure d'amendement à lui pour moderniser sa Constitution, cette procédure s'est révélée, à l'usage, plutôt impraticable. Le statu quo est maintenant paré de vertu, et le différend Québec-Canada est laissé pendant. Toutefois, la Constitution, loin d'être gelée, se transforme sous l'impulsion de la créativité judiciaire, comme l'avis de la Cour suprême sur la «sécession» du Québec en fournit l'exemple. Là réside peut-être l'héritage Trudeau: unifier une société dans un Etat qui évolue par le droit, le moins possible par le changement politique.