Une constitution pour le peuple québécois

Marc Chevrier
Une constitution serait l'occasion pour le Québec d'affirmer clairement son droit de s'autodéterminer, soit dans un préambule, soit dans des articles liminaires. Ce serait une façon pour lui de se procurer une police d'assurance sur sa liberté politique. Publié dans L'Agora, vol. 2, no 10, été 1995, p. 13-14
Imaginez que le référendum de 1995 porte sur un projet affirmant la liberté politique des Québécois. Ce projet, modeste mais néanmoins réalisable, mettrait à contribution les citoyens du Québec. Oui, ce projet est possible, et il n'exige pas des Québécois qu'ils renoncent à une plus grande autonomie ou à la souveraineté. Ce projet est de ceux que des sociétés parvenues à maturité entreprennent d'emblée : se donner une constitution.

De grands pays, comme des petits, ont leur constitution; des collectivités et des peuples, fédérés ou autonomes, ont la leur aussi. Mais le Québec n'a point la sienne; son histoire ne lui a pas laissé la chance de s'en donner une.

Avant 1867, le Québec ou le Canada français n'avaient aucune existence politique, et partant, aucune liberté collective. Le Canada français vivait dans un régime d'union conçu pour lui faire perdre sa liberté; il était sans Etat et sans constitution. En 1866, les deux chambres du Canada-Uni n'ont même pas sollicité l'avis du peuple canadien-français, ni tenu des élections, avant de demander à Londres de fonder une nouvelle colonie.

La constitution invisible
Certes, le Québec, en tant que province, a l'équivalent d'une constitution. Dans le cadre d'une loi coloniale du parlement de Londres, le Québec s'est donné depuis 1867 des lois publiques, dont l'ensemble forme une espèce de constitution invisible. Hélas, on n'y sent aucune idée directrice, l'influence d'aucun principe, car elles ne procèdent ni d'un document fondamental, ni de la volonté générale des Québécois. Et malgré l'émancipation économique et linguistique des Québécois, le Québec n'a toujours pas de loi fondamentale où il peut se reconnaître. Au contraire, il vit depuis 1982 sous le régime d'une constitution fédérale qui, si elle reconnaît les Autochtones comme peuples et encense le multiculturalisme, soumet le Québec et ses aspirations nationales à la loi d'airain d'un libéralisme implacable.

Un exercice de style...
Généralement, une constitution écrite joue une double fonction : organiser et limiter les pouvoirs publics; accorder aux citoyens des garanties de leurs libertés. Une constitution, c'est cependant plus qu'une technique d'organisation politique. C'est un symbole ralliant les énergies d'un peuple à une idée commune; pour un peuple, c'est un moyen de s'affirmer et d'accéder à une conscience politique de son existence. C'est une source commune d'idées, qui alimente pour les générations à venir les débats et les projets de société. C'est un témoignage de maturité par lequel un peuple fait la part des droits qu'il se réserve de ceux qu'il accorde à ses minorités. C'est aussi un instrument d'imagination politique, grâce auquel une société fait l'expérience d'institutions et de valeurs nouvelles.

Au Québec, on associe le bénéfice d'une constitution québécoise à la souveraineté. On tient le raisonnement suivant : Les pays souverains ont leur constitution; le Québec n'est pas un pays souverain, donc il ne mérite pas de constitution. On voit mal l'intérêt d'une constitution québécoise qui, ne changeant en rien le statut politique du Québec, s'insérerait benoîtement dans l'ordre fédéral canadien. Ce serait semble-t-il un pur exercice de style.

Ou une véritable affirmation?
Malgré l'avis des sceptiques, je crois que le Québec, pour l'heure, aurait grand profit à tirer de la réalisation d'un projet politique modeste, consacrant la liberté politique des Québécois. Il n'est pas nécessaire que les Québécois aient un ambassadeur à l'ONU pour exercer leur pouvoir constituant. Il y a plusieurs raisons pour que le peuple québécois dote sans tarder de sa propre constitution. Tout d'abord, se donner une constitution, c'est pour le Québec une façon d'exercer sa liberté politique et de signifier au monde sa volonté de se considérer comme une société politique à part entière. Depuis l'époque de la Nouvelle-France, ce sont des puissances extérieures, des capitales lointaines ou jalouses, qui ont tâché de définir le Canada français du XIXe siècle ou le Québec moderne du XXième. Depuis le gouvernement de Jean Lesage, le Québec a tenté en vain de trouver au sein du Canada un statut s'accordant avec ses aspirations. Les échecs de la réforme de la Constitution fédérale en témoignent. Le Québec ne peut aujourd'hui compter que sur lui-même; attendre du Canada qu'il le reconnaisse comme société distincte ou comme peuple fondateur lui a peu profité.

Ensuite, une constitution serait l'occasion pour le Québec d'affirmer clairement son droit de s'autodéterminer, soit dans un préambule, soit dans des articles liminaires. Ce serait une façon pour lui de se procurer une police d'assurance sur sa liberté politique. Par une telle déclaration, le Québec serait loin de consacrer le statu quo fédéral; elle exprimerait en toutes lettres la vocation du Québec à affirmer sa personnalité nationale et à trouver un statut politique qui soit en accord avec elle. Cette constitution pourrait prévoir des dispositions transitoires, qui deviendraient effectives dans l'éventualité d'un Québec plus autonome. Ainsi, même inscrite dans l'ordre constitutionnel canadien, elle ouvrirait une fenêtre sur l'avenir et le changement.
La Constitution fédérale astreint le Québec à des devoirs vis-à-vis de sa minorité anglophone. Il peut aussi lui accorder des protections de lui-même, comme à ses communautés autochtones, ce dont il pourra inscrire le principe dans sa constitution. De même, il peut manifester dans un préambule son soutien aux communautés francophones hors Québec. Le Québec possède déjà une Charte des droits, dont la Cour suprême a reconnu la valeur quasi constitutionnelle. Il pourra l'incorporer dans sa constitution et profiter de cette occasion pour revoir les droits qui y sont proclamés et les augmenter.

Sans doute, pour rédiger une Constitution du Québec, il faudra s'engager dans un travail de codification du droit public québécois, c'est-à-dire extraire de l'ensemble des lois régissant les institutions québécoises les règles et les principes les plus importants et les fondre dans un tout cohérent.

Une constitution québécoise devrait se subordonner à la Constitution canadienne. C'est une contrainte énorme, il est vrai, qui en limite la portée. Sauf à défier l'ordre constitutionnel canadien, le Québec ne pourra réformer ou abolir les privilèges des écoles confessionnelles ou le mode de nomination des juges des cours supérieures. Toutefois, une constitution préparée démocratiquement et approuvée par référendum par les Québécois aurait un grand retentissement.

Moyens pour adopter une constitution
Voilà pour les raisons, considérons maintenant les moyens. Engager le Québec dans l'adoption d'une constitution pourrait paraître une entreprise hasardeuse, faute de précédent. En fait, si on regarde la vie politique québécoise contemporaine, on s'aperçoit qu'elle regorge d'activités constituantes. La commission Bélanger-Campeau, comme les plus récentes commissions régionales de consultation, se sont comportées d'une certaine manière comme des constituantes, cherchant d'une part à sonder l'opinion générale des Québécois et d'autre part à la cristalliser par des principes ou un projet politique. Une commission constitutionnelle élargie, créée par l'Assemblée nationale et fonctionnant sur le modèle de la commission Bélanger-Campeau, pourrait recevoir le mandat d'élaborer un projet de constitution. Composée de parlementaires québécois et de représentants des forces vives du Québec, elle pourrait tenir des audiences publiques itinérantes et entendre l'avis de tous, experts, associations et citoyens, sur la matière d'un projet de constitution. Assistée d'une équipe de légistes, elle préparerait un projet de constitution qu'elle remettrait à l'Assemblée nationale, qui pourrait l'étudier en commission parlementaire, et l'améliorer, au besoin. A l'occasion d'un référendum, les Québécois seraient invités à prendre connaissance du projet final, à en débattre et à se prononcer. S'ils l'approuvent, l'Assemblée nationale l'adoptera comme sa loi fondamentale.
Si le Québec veut innover, il pourra confier la préparation du projet de constitution à une convention constitutionnelle. Il devra alors organiser des élections spéciales, dans le but de choisir un certain nombre de délégués dont le seul mandat sera de préparer un projet de constitution conforme à l'intérêt général des Québécois. Une fois le projet achevé, la convention est alors dissoute et le projet remis à l'Assemblée nationale.

La préparation d'une constitution dans le cadre de consultations publiques peut susciter des attentes qu'une constitution ne peut combler. Une constitution ne peut garantir des emplois, la sécurité sociale ou la santé pour tous. Elle est faite de principes, de règles et de valeurs fondamentales. Elle ne vise pas à dissiper le mécontentement du temps présent; elle regarde au-delà du présent. Elle n'incarne pas la volonté d'un gouvernement ou d'un parti; sa matière n'est pas la vie politique ordinaire. Son objet est la préservation des institutions et de toutes les libertés. Bref, si c'est un élément d'un projet de société, ce ne l'est pas tout entier; une constitution n'en fournit que l'architecture.

En une époque où les juristes et la société poussent le droit à régir tous les aspects de la vie sociale, la préparation d'une constitution peut aussi dégénérer en une surenchère du droit et des droits. On imagine aisément qu'une pléiade de groupes se pressent devant la commission constitutionnelle pour réclamer la protection de leurs revendications. Une constitution tient sa force de ses propres limites; si elle embrasse tout, elle se transforme en un cahier de doléances sans portée.

La préparation d'une constitution québécoise soulèvera des débats sur l'opportunité d'y inscrire ou non certaines matières. Par exemple, nos parlementaires et nos édiles municipaux risquent fort de se quereller sur celle d'enchâsser le principe de l'autonomie municipale ou celui du financement des municipalités. Ce débat, comme bien d'autres, fait néanmoins partie du programme normal d'une commission constitutionnelle ou d'une convention. Toutefois, afin d'orienter le travail de la commission, l'Assemblée nationale pourrait donner à la commission constitutionnelle des instructions sur les matières à traiter et sur les principes à consacrer.
Depuis le rapatriement de la constitution de 1981, le Québec se cherche une voie; il ne sait encore comment concrétiser sa liberté politique; il voudrait être un pays, mais veut la sécurité d'une province. L'ombre d'un référendum plane; l'opinion se divise, ou erre sans projet. Avant de changer de régime, le Québec a peut-être besoin de souffler et de découvrir sa liberté collective par de nouvelles voies. L'adoption d'une constitution du peuple québécois est l'une d'elles. C'est certes un projet moins ambitieux que la souveraineté du Québec ou la réforme du Canada, mais il n'empêche ni l'un, ni l'autre; au contraire; au contraire, il y conduit.

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