Drapeau Jean [Dossier biographique]

Quand Jean Drapeau nous parlait

Marc Chevrier

Se plaçant sous le patronage de Lionel Groulx pour qui le Canada français appartenait à l’espèce tragique des peuples au bord du néant, Drapeau élabore dans un ouvrage publié en 1959 une pensée constitutionnelle, doublée d’un plan économique. Avant même Jean Lesage, Drapeau défend la construction d'un véritable « État du Québec ».

Affiche de Jean Drapeau, candidat pour le Bloc populaire canadien, 1944 (Archives de la Ville de Montréal/P100-5-1-D008-001)
Le Québec aime associer la « Révolution tranquille », quoi que l’on pense de cette révolution prétendue, à quelques instigateurs clés : Jean Lesage, Paul Gérin-Lajoie, René Lévesque, à la limite Paul Sauvé, successeur improvisé de son maître Duplessis décédé en 1959; Sauvé, cet éphémère premier ministre auquel on a prêté l’emploi visionnaire du mot « désormais », en était pourtant fort économe. Mais l’année 1959 mérite quand même une attention renouvelée : un acteur politique s’était alors tourné vers ses concitoyens pour les entretenir de constitution nationale, ainsi que d’indépendance politique et économique. Il s’agit de Jean Drapeau. Eh oui, le célèbre maire de Montréal, évincé de son poste par Sarto Fournier en 1957 et donc renvoyé dans l’opposition. Sa défaite frappa d’étonnement le Québec, et ce bagarreur qui avait tenté de se faire élire comme député du Bloc populaire canadien en 1944 dut se redéfinir, en élargissant sa réflexion. Il multiplia les conférences puis publia en 1959 un recueil de ses textes sous un titre intimiste et direct : Jean Drapeau vous parle[1]. Se plaçant sous le patronage de Lionel Groulx pour qui le Canada français appartenait à l’espèce tragique des peuples au bord du néant, Drapeau élabore une pensée constitutionnelle, doublée d’un plan économique, une combinaison rare chez les avocats de son époque. Son ouvrage, réédité la même année à 15 000 exemplaires, comporte une préface signée par André Laurendeau qui salue la capacité de ressaisissement, de « résilience » dirait-on aujourd’hui, de l’homme, travailleur, frondeur, fougueux.

Qu'avance-t-il ? Il en appelle à une révolution « pacifique » rompant avec la vision duplessiste de l’autonomie et qui redéfinirait le Canada français, en particulier le Québec, de fond en comble. Drapeau n’y va pas de main morte dans le choix des termes : « Abattre le régime et changer le système ». Avant même que ne le dît Jean Lesage, Drapeau veut construire un véritable « État du Québec ». Or, l’autonomie constitutionnelle que l’état du Québec doit réaffirmer au sein du Canada, vu comme une « fédération d’États », et qui doit se traduire par la primauté des « États provinciaux » dans l’ordre fédéral canadien, irait de pair avec ce que Drapeau nomme une charte provinciale. Un Québec aspirant à l’autonomie ne peut se suffire de dénoncer le centralisme d’Ottawa et d’en contrer les empiètements au cas par cas. L’autonomie étant une valeur suprême qui doit être placée au-dessus des divisions partisanes, elle doit remplir une condition première, à savoir « doter l’État du Québec d’une constitution où soient consacrés quelques principes intangibles, l’autonomie au premier chef. »

Drapeau n’y va pas de main morte dans le choix des termes : « Abattre le régime et changer le système ».

Cette constitution-charte contiendrait les éléments suivants :

  • L’énumération des pouvoirs et prérogatives constitutionnelles du Québec.
  • « L’organisation de l’État provincial ».
  • « Les caractéristiques culturelles propres à l’État du Québec ».
  • « Une définition des droits du citoyen », assortie de la création d’un Conseil constitutionnel du Québec, « institution permanente, formée de juristes, économistes, sociologues, historiens éminents », « qui serait le gardien de la Constitution que le peuple se sera donnée. » Les décisions de ce conseil ne seraient « appelables que par voie de référendum. »

En réalité, c’est une forme de constitution républicaine que propose Drapeau, puisqu’elle doit être ratifiée par le peuple. Il écrit : « Une fois cette constitution de l’État du Québec rédigée […] il y aura lieu de la soumettre au peuple de la province par voie de référendum. » L’idée de doter le Québec de son propre Conseil constitutionnel sera d’ailleurs reprise par d’autres, comme le juriste Jacques-Yvan Morin dans les années 1960.

Si Drapeau répète plusieurs des griefs usuels contre le centralisme fédéral qui a faussé l’esprit de la constitution canadienne de 1867 et dont la commission Tremblay avait dressé un inventaire documenté dans son rapport publié en 1956, il allait de soi pour l’auteur que le Québec devait d’abord mettre de l’ordre dans sa propre maison. En somme, il est vain de réclamer que le Canada redevienne une fédération d’États, voire une « confédération d’États » par des pourparlers avec Ottawa et le reste du Canada, si le Québec refuse de s’ériger en entité dûment étatique dans son ordre politique interne, par l’exercice de la souveraineté populaire. Drapeau semble habité par un sentiment d’urgence, il pressent que les intrusions fédérales, notamment dans le financement des universités, risquent de changer les mentalités et les allégeances. S’agissant de cette intervention illégitime, il parle de « chantage discret mais réel, indirect et puissant ». Il ajoute : « L’affaire des octrois fédéraux aux universités en est un éloquent exemple. Et plus la solution à ce problème tardera, plus les millions accumulés à Ottawa exerceront sur nos universités une attraction légitime, deviendront un jour un aimant irrésistible. Ou le problème sera résolu — et il peut l’être valablement que dans le cadre d’une révision globale de la constitution — ou bien les “millions” eux finiront bien un jour par trancher le débat dans le sens que vous devinez. » Quelque 65 ans après la publication de ces phrases, la deuxième avenue de cette alternative s’est réalisée, à telle enseigne que les recteurs d’université au Québec se pavanent de diriger des succursales idéologiques et bureaucratiques du pouvoir impérial canadien.  

Avocat de l’économie de marché, Drapeau n’en réclame pas moins l’intervention de l’état québécois [...] pour créer des sociétés mixtes ou d’État.

Drapeau écrit aussi que le Canada français, à travers le Québec, doit « apporter une contribution originale au bien commun de l’humanité ». Or, il fait une lecture économique de cette exigence catholique de participation, qui passe par la prospérité matérielle et sociale, que seul un programme d’ensemble à long terme visant l’indépendance économique du Québec pourra assurer. Trop dépendants des capitaux anglo-américains pour exploiter leurs ressources naturelles, de l’hydro-électricité à la foresterie, les Canadiens français doivent apprendre à mener leurs propres entreprises, plutôt que d’occuper des emplois subalternes dans des succursales. « Nous nous trouvons, écrit-il, exactement dans la situation des peuples colonisés. » Servitude accentuée par la faiblesse du Canada, « devenu économiquement un vassal des États-Unis. » Autrement dit, « [c]omme nation, nous formons un groupe de prolétaires. » Avocat de l’économie de marché, Drapeau n’en réclame pas moins l’intervention de l’état québécois, qui peut prendre exemple sur plusieurs pays européens, pour créer des sociétés mixtes ou d’État et ainsi susciter une « association État-Capital privé québécois » mettant en valeur les richesses naturelles de la nation. Un ministère de la coopération, qui vanterait la formule du coopératisme tant prisé par les Québécois, complèterait les actions nouvelles que l’état du Québec devrait engager pour relever le niveau de l’éducation. C’est par ces réformes que Drapeau entrevoyait une « libération économique progressive » pour son peuple.

Tout cela a été écrit et dit en 1959, avant la réélection de l’auteur à la mairie de Montréal en octobre 1960, où il demeurera jusqu’en 1986. Mais qui a écouté Jean Drapeau ?


[1] Jean Drapeau, Jean Drapeau vous parle, 2e éd., Montréal, Les éditions de la cité, 1959, 124 p.

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