L'Encyclopédie sur la mort


Suicide et euthanasie: conflit de la morale simple et de la morale nuancée

Albert Bayet

Dans la Préface de Le suicide et la morale d'Albert Bayet (2007), François Isambert note: «Le drame est que la mort ne survient pas doucement comme le sommeil en fin de journée. Au minimum, elle se heurte à la résistance de celui qu'elle atteint et qui, nolens volens, lutte pour la vie [...] Elle devient tragédie lorsqu'elle rompt des liens affectifs forts (Voir à ce sujet le témoignage de Noëlle Châtelet, La dernière leçon, sur la mort volontaire de Madame Jospin, sa mère, 2005). Abréger les souffrances, mettre fin à un état sous-humain [...], il est certain que l'aspiration à mourir dans la dignité, c'est-à-dire à franchir le pas en pleine conscience, suppose non pas un raccourcissement en quelque sorte subreptice de la vie, mais une pleine liberté* face à la mort, ce qui suppose un certain courage que le terme euthanasie dans son acceptation courante, tend à occulter (Barrère et Lalou, Le Dossier confidentiel de l'euthanasie, 1962). Synonyme, le plus souvent de mort douce, il retrouve en fait la tradition religieuse de la Bonne Mort , c'est-à-dire avec la mort réconciliée (avec soi-même et avec les autres). C'est pourquoi il était important que soient explorés les motifs de ceux qui font campagne pour la lucidité dans la mort (Voir à ce sujet l'excellent livre de Mme Anita Hocqard, L'Euthanasie volontaire, PUF, 1999)
Publié pour la première fois en 1922 aux Éditions Félix Alcan, Le suicide et la morale avance des arguments pour et contre le suicide assisté ou l'euthanasie volontaire. Nous ne donnons ici que les conclusions auxquelles son auteur Albert Bayet est parvenu et qui n'ont rien perdu de leur pertinence dans le débat contemporain autour de l'euthanasie et du suicide assisté. Nous admettons, cependant, que les possibilités de soulager la douleur ont beaucoup progressé même si celles-ci sont encore en 2010 inégalement exploitées par la profession médicale et que certaines douleurs ne peuvent être soulagées, sans oublier d'un manque flagrant de lieux et de services de soins palliatifs*.

Des divers cas que les médecins ont examinés, un seul intéresse notre sujet, c'est le cas dans lequel l'incurable sollicite lui-même l'intervention qui doit hâter et adoucir sa fin, autrement dit demande qu'on l'assiste dans son suicide. [...]

Ces arguments professionnels sont loin d'être tous décisifs. Je n'en vois qu'un vraiment solide, c'est celui qui allègue que le médecin n'est pas fait pour tuer, qu'en le faisant il sortirait de son office, cesserait d'être dans son droit. [...] Aussi a-t-on l'impression que plusieurs de ces arguments professionnels sont surtout inspirés par l'ascendant secret de la morale simple: la mort volontaire étant toujours illicite, le médecin qui accepterait de collaborer à un suicide se rendrait complice d'un crime ou tout au moins d'une mauvaise action.

À l'inverse, dans le camp des partisans de l'euthanasie*, c'est bien la morale nuancée qui triomphe. Aucun d'eux ne parle de mettre à la disposition du premier venu les moyens de se détruire sans souffrances, ce qu'ils feraient évidemment si tous les suicides leur semblaient licites. Ce qu'ils disent c'est qu'en un cas et un cas seulement, les médecins pourraient, après examen, accorder une mort douce à qui la demande. [...]

Comme on le voit, il n'est nullement question de consacrer, en général, le droit au suicide*. On peut même dire qu'en principe, l'auteur des lignes qu'on vient de lire (Dr Binet-Sanglé) a peu de complaisance pour la mort volontaire. Ce qu'il n'admet pas, c'est que la prohibition soit absolue. «Notre société, explique-t-il, consacre en bien des cas le droit de tuer.» Elle serait donc mal venue à n'admettre en aucun droit de se tuer et celui d'aider autrui à se tuer. On dit que l'inviolabilité de la vie humaine est une «conquête de la civilisation». - «Jolie conquête, en vérité, que celle d'un principe qui condamne le cancéreux incurable à la plus horrible des morts.» Le Dr Hotz dit de même: «Quand une société guillotine, et amnistie les crimes passionnels, il est inadmissible qu'elle refuse de laisser les incurables se tuer ou de les tuer elle-même par un moyen qui présenterait toutes les garanties désirables de respect de la liberté individuelle.» Le Dr Regnault formule le principe au nom duquel il lui semble légitime d'autoriser et d'adoucir le suicide des incurables; c'est le grand principe altruiste*: «Agissons avec les autres comme nous voudrions qu'ils agissent avec nous-mêmes.» «Peut-être, ajoute-t-il, le jour n'est éloigné où ce qui est crime aujourd'hui sera considéré comme acte de solidarité et de bienveillante charité.» Enfin Georges Dumas déclare, en 1909, à la Sorbonne: «Pourquoi refuserait-on la mort à un incurable ou à un homme qui la réclame, lorsque la mort est pour lui l'affranchissement de douleurs intolérables?... Rien n'est plus absurde que la souffrance inutile, et rien n'est plus légitime que de chercher à s'en débarrasser.»

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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