L'Encyclopédie sur la mort


Le Droit de mourir (Extraits)

Hans Jonas

Hans Jonas expose, avec lucidité et habilité, la problématique en termes éthiques* du refus de traitement médical, de l'euthanasie, du suicide assisté* et du déploiement de la technologie médicale dans une dialectique qui intègre le droit* de mourir au devoir de vivre.
La vie elle-même n'existe pas en vertu d'un droit, mais d'une décision de nature: que je sois là vivant, c'est un fait pur et simple, qui doit sa seule force naturelle à l'équipement que représentent les capacités innées d'auto-conservation. Mais chez les humains, le fait, une fois là, requiert la sanction d'un droit, car vivre signifie poser des exigences au monde environnant, et donc dépend de leur acceptation par ce dernier. Dans la mesure où le monde environnant est celui des hommes, et où l'acceptation qu'il consent comporte un élément de volonté, un pareil accord de caractère global, tel qu'il fonde toute vie en communauté, aboutit à la reconnaissance du droit de vivre de l'individu par le grand nombre et, bien évidemment, à celle de ce même droit par l'individu pour tous les autres. Là réside le germe de tout ordre juridique. Tout autre droit, réparti de manière égale ou non, relevant du droit naturel ou positif, se déduit de ce droit originaire et de sa reconnaissance mutuelle par les sujets qu'il concerne. C'est donc à juste titre que la « vie» est citée en premier lieu, dans la Déclaration d'indépendance américaine, parmi les «droits inaliénables ». Et en vérité, l'humanité eut de tout temps (et a aujourd'hui encore) suffisamment à faire avec la découverte, la définition, la défense, l'obtention et la protection des multiples droits dans lesquels se particularise le droit de vivre.

Il est donc fort curieux que nous nous trouvions saisis depuis peu de la question d'un droit de mourir! Ce l'est d'autant plus que l'on recherche communément les droits pour promouvoir un bien, et que la mort passe pour un mal ou, au mieux, pour une réalité à laquelle il faut se résigner.

[...]

Et si, en dehors d'un droit de vivre, pouvait aussi être statué pour moi un devoir de vivre? D'autres alors (sous la forme de la «société») pourraient avoir non seulement un devoir vis-à-vis de mon droit de vivre, et par exemple de m'empêcher de mourir plus tôt que je n'y suis contraint, même si telle est ma volonté. [...] Un suicidaire garde toujours le dernier mot. [...] La contre-violence exercée à l'instant de la violence suicidaire n'oblige pas la personne à continuer de vivre, mais se borne à lui permettre d'ouvrir la question, à lui ouvrir l'occasion d'une nouvelle réflexion.

[...]

... la technique médicale moderne, même quand elle ne peut guérir ou calmer la douleur, ou procurer un délai supplémentaire de la vie qui vaille la peine, aussi court soit-il, est néanmoins en mesure à maints égards de retarder la fin au-delà du point où la vie ainsi prolongée garde encore son prix pour la patient lui-même, voir au-delà du point où ce dernier est encore capable de jugement. Cela désigne en général (abstraction faite de la chirurgie) un stade thérapeutique où la frontière entre la vie et la mort coïncide totalement avec celle entre la poursuite du traitement et la cessation de celui-ci : en d'autres termes, une étape où le traitement se limite à maintenir l'organisme en marche, sans améliorer son état en aucun sens (pour ne pas parler du tout de guérison).

[...]

... la défense du droit de mourir exige une nouvelle affirmation de la vocation de la médecine, afin que médecin et patients soient libérés de leur actuelle servitude. Le phénomène de l'impuissance du patient couplée avec le pouvoir des techniques retardant la mort sous contrôle public demande une telle réaffirmation. Or, il est possible, me semble-t-il, d'obtenir l'unanimité sur l'idée que la tutelle de la médecine a affaire avec la vie dans sa totalité ou, se rapprochant de cela au maximum, avec la conviction qu'elle est encore souhaitable. Garder brûlante la flamme de la vie et non simplement rougeoyante sa cendre, telle est la tâche de la médecine, pour autant qu'elle ait encore à veiller sur la braise. Mais cette tâche consiste aussi peu que possible à infliger douleurs et abaissement, pour obtenir juste la prolongation non souhaitée du processus d'extinction. De quelle manière une telle proclamation de principe peut se traduire dans une praxis légalement viable, cela demeure un chapitre assurément difficile en soi; [...] Mais, à partir du moment où le principe est affirmé, il existe un meilleur espoir que le médecin devienne à nouveau un serviteur humain du patient, au lieu d'un maître tyrannique et, de son côté, tyrannisé.
Ainsi est-ce donc en dernière instance la notion de vie, et non celle de mort, qui régit la question du «droit de mourir». Nous voici ramenés au début, lorsque le droit de vivre nous était apparu comme la source de tous les autres droits. Correctement et pleinement compris, il inclut aussi le droit de mourir.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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