La présence réelle  Ajouter une vignette

[author:name]
[article:author_info]

Être en rapport avec le réel, c’est aussi sentir le frémissement de l'esprit vivant au coeur des oeuvres d'art dignes de ce nom. C’est de cette vie que témoigne George Steiner dans Le sens du sens, Présences réelles. Il nous invite par là à assimiler l'art à l'Incarnation.

«[...] C’est seulement par la foi dans la réelle présence de l’esprit vivant au coeur des grandes oeuvres d’art que l’on peut échapper au nihilisme. Je ne peux parvenir à aucune conception rigoureuse d’une possible détermination du sens ou de l’existence quelconque qui ne parie pas sur une transcendance, une présence réelle, dans l’acte et le produit de l’art sérieux, qu’il soit verbal, musical ou art des formes matérielles». (George Steiner, Le sens du sens, Librairie philosophique J. Vrin, 1988, p. 67).

La prochaine citation nous met dans la présence réelle... et amicale de George Steiner et de tous les chefs-d’oeuvre qu’il aime, que nous aimons et que désormais nous aimerons en pensant à lui. Steiner veut d’abord nous rassurer. Présence réelle, mystère, ce ne sont pas, dit-il, des mots savants. Nous les vivons chaque fois «qu’une mélodie en vient à nous habiter, à nous posséder même sans y être invitée, chaque fois qu’un poème, un passage de prose s’empare de notre pensée et de nos sentiments, pénètre les méandres de notre mémoire et de notre sentiment du futur, chaque fois qu’un tableau métamorphose les paysages de nos perceptions antérieures (les peupliers sont en flamme après Van Gogh, les viaducs marchent après Klee). Être investi par la musique, l’art, la littérature, être rendu responsable d’une telle habitation comme un hôte l’est de son invité - peut-être inconnu, inattendu -, c’est faire l’expérience du mystère banal d’une présence réelle» (ibid., p. 63).

Ces expériences appartiennent à l’immensité du lieu commun. Steiner précise ainsi ce qu’il entend par présence réelle: «Là où nous lisons vraiment, là où l’expérience doit être celle du sens, nous faisons comme si le texte (le morceau de musique, l’oeuvre d’art) incarnait (la notion a ses fondements dans le sacré) une présence réelle d’un être signifiant. Cette présence réelle, comme dans une icône, comme dans la métaphore réalisée du pain et du vin consacrés, est finalement irréductible à toute articulation formelle, à toute déconstruction analytique et toute paraphrase»(ibid., p. 62).

Steiner est bien conscient de la difficulté de rendre compte de convictions comme la sienne dans le contexte créé d’une part par le positivisme logique, le déconstructivisme et d’autre part par ce qu’il appelle l’éclectisme libéral, qui n’est rien d’autre que le relativisme découlant d’une liberté qui en permettant tout, nivelle tout également. Mais, écrit-il, «l’inévitable embarras qui doit accompagner tout aveu public de mystère me semble préférable aux faux-fuyants et aux déficits conceptuels de l’herméneutique contemporaine.»

[article:attachments]

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]

Humaniser l'écologie  Ajouter une vignette

[author:name]
[article:author_info]

Texte d'une conférence prononcée en octobre 1979 au collloue Le pouvoir local et régional organisé par la revue Critère à Trois-Rivières, Québec.

« Dès le point de départ, il est essentiel de mettre de côté certains mythes qui existent aujourd'hui à l'intérieur du mouvement écologique et du mouvement pour la sauvegarde de l'environnement, mythes dont l'emprise est très forte.

Je ne me considère pas comme un «environnementaliste», que cela soit très clair, mais comme un écologiste. Il importe d'établir une distinction très nette entre «environnementalisme» et «écologisme». Les sciences de l’environnement sont des sciences d'engineering. Le grand projet des «ingénieurs», c'est de transformer la nature en harmonieuse machine, admirablement montée, parfaitement aérodynamisée, aussi efficace qu'élégante, que nous pouvons contrôler et dominer de la même façon que nous dominons et contrôlons une automobile - tout en espérant, bien sûr, que cette machine n'aura aucun effet secondaire néfaste sur nos vies. Ah, si seulement les arbres poussaient avec régularité, si seulement nous pouvions faire disparaître de l'environnement les facteurs cancérigènes, alors il serait possible de vivre avec la nature et de la contrôler de la bonne façon (appropriately).

Je n'aime pas la «technologie appropriée» (appropriate technology), j'aime la technologie qui libère ou la technologie libertaire. Expliquons-nous. La nature est vivante et nous faisons partie de la nature. L'important pour nous, ce n'est pas de contrôler la nature, mais de nous y intégrer, de devenir une entité à l'intérieur de la nature, qui fasse preuve d'une prise de conscience de cette même nature, qui la comprenne, qui y incorpore du rationnel et du mental. La nature n'est pas une machine, de la même façon que les personnes ne sont pas des machines.
Si nous concevons la nature comme une machine qu'il nous est donné de contrôler et de dominer, alors nous en arrivons à concevoir les personnes aussi comme des machines susceptibles de contrôle et de domination. Je ne suis pas du tout d'accord avec le point de vue environnementaliste qui nous recommande de nettoyer la nature et d'«arranger» la nature de façon à pouvoir la dominer, de la même façon que les hommes dominent les femmes, que les vieux dominent les jeunes, que les êtres humains dominent les êtres humains.

L'écologie est surtout et avant tout une certaine «vision du monde», une sensibilité particulière, et non pas simplement une science. C'est un art qui nous apprend à vivre-avec, à vivre en symbiose, et non pas à manipuler; qui nous apprend à nous ajuster et à nous adapter, et non pas à contrôler; qui nous apprend à promouvoir la vie et non pas la mort, à voir ce qui nous entoure comme des organismes et non pas comme des machines.

L'écologie ne s'intéresse pas à la domination, mais se préoccupe de vivre en harmonie avec la nature parce que nous pouvons vivre en harmonie l'un avec l'autre. C'est là l'essence de l'écologie. Si nous adoptons des rapports hiérarchiques les uns avec les autres, la nature devient à son tour elle aussi un objet que l'on peut dominer, contrôler. Notre attitude envers la nature dépend du genre de rapports que nous entretenons entre nous. Il n'y aura pas de solution au problème écologique tant que nous n'aurons pas fait disparaître la domination des humains entre eux, et conséquemment la domination de l'humanité sur la nature.


Régionalisme

Une autre chose me tient à coeur: la possibilité d'un régionalisme humaniste, par opposition à un régionalisme qui ne sert qu'à renforcer la centralisation. Aux États-Unis, aujourd'hui, on parle beaucoup de régionalisme. On prend quatre villes et on les amalgame pour qu'elles n'en fassent plus qu'une. On élimine les maires et on invente un nouveau poste: le «manager» de la ville. Personne n'élit ce manager, il est nommé d'office. Du reste, «il» est toujours un mâle. Il devient le technocrate qui administre quatre villes au lieu d'une. Ensuite, on répète le coup avec cinq ou dix villes et on appelle ça du «régionalisme».

Ce n'est pas du régionalisme, c'est une technique de centralisation qui sert à détruire une région, à la rendre homogène. Le vrai régionalisme, lui, permet à la base vivante d'une société de retrouver son sens de la communauté, de redevenir cette communauté. Le régionalisme, c'est non seulement la découverte de la réalité d'une région ou de l'existence de plusieurs régions qui forment ensemble un pays, un État ou une province, c'est aussi et d'abord. la redécouverte du «voisinage». Sans voisinage, il n'y a pas de régionalisme. Le vrai régionalisme ne peut s'obtenir que par l'intégration et la fédération des villes, en partant de la base pour aller vers le haut.
Le «régionalisme» qu'on essaie d'implanter en Floride, par exemple, n'est qu'une étape vers une massive centralisation. On utilise le terme de «régionalisme», bien sûr, mais dans le but de solidifier le gouvernement de l'État, d'affaiblir les gouvernements locaux et d’anéantir le pouvoir local... au nom du régionalisme.

Le vrai régionalisme ne doit pas mener à la centralisation, mais plutôt à la décentralisation, et doit rejoindre la communauté elle-même, base du «voisinage». Et si nous n'arrivons pas -à trouver au niveau du voisinage les fondements qui nous permettraient de coordonner les personnes et de former une société vraiment libertaire, non hiérarchique et démocratique, alors tous nos efforts seront vains. Le mot «régionalisme» ne sera plus qu'un synonyme de «fascisme», rien d'autre. Il ne faut jamais oublier cela.

Les villes de Montréal, de Trois-Rivières et de Québec doivent contrôler elles-mêmes leur propre destinée. Il en est ainsi également de leurs quartiers respectifs. Le quartier St-Jacques à Montréal, les différents quartiers de Trois-Rivières ou de Québec doivent, eux aussi, pouvoir décider de leur sort. Les quartiers doivent posséder ce pouvoir fondamental d'autodétermination sans lequel on ne saurait les grouper ensemble pour former une région.


Small is beautiful?

J'aime ce qui est «petit», mais je ne pense pas que tout ce qui est petit soit beau. Je ne pense pas qu'un petit bureau de courtiers en valeurs immobilières soit beau. Je ne pense pas qu'une petite balle de fusil, une petite mitraillette ou un petit pistolet soient beaux. Je ne pense pas qu'une petite ferme, qui se spécialise uniquement en orchidées de serre, soit belle. Je ne pense pas qu'un téléviseur ou un micro-circuit intégré soient beaux, surtout si on implante ce dernier dans le cerveau d'une personne pour lui donner des ordres et lui dicter ce qu'elle doit penser.
«Small is beautiful» ne se vérifie pas toujours. Ce qui est petit doit être humain. Tous doivent pouvoir le comprendre et l'aborder à cause de sa simplicité. Il faut que les gens puissent démystifier le mystère du «complexe», du monstrueusement technique. Au collège Goddard, où j'ai l'agréable tâche, comme coordonnateur, de participer à un programme d’études écologiques, nous n'utilisons que de petites choses qui sont surtout et avant tout des choses simples. Tout le monde comprend de quoi il s'agit et ça marche. Nous ne sommes pas obligés de lire les rapports du gouvernement et prendre leurs suggestions. Nous utilisons nos mains et nos yeux pour appliquer les technologies que nous avons choisies. Notre expérience nous permet de découvrir à quel point ce qui est simple est plus efficace que ce qui est complexe. En fait, c'est le degré de simplicité et d'humanité d'une chose plutôt que son volume, qui détermine sa beauté.
Toute cette emphase que l'on met aujourd'hui sur «small is beautiful» me fait très peur. C'est ce genre d'attitude qui permet à la corporation ITT, gigantesque et monstrueuse multinationale qui contrôle presque la moitié du globe, de nous équiper de «petits» récepteurs, de «petits» téléphones. Il permet également au système américain des télécommunications de nous livrer de «petits» téléviseurs et de nous injecter les mêmes poisons à plus «petites» doses.


Futurisme

Je ne suis pas un futuriste ... parce que je n'utilise pas ce qui existe aujourd'hui pour essayer de projeter ce qui existera demain. Je n'aime pas Herman Kahn qui propose de «chimifier» tout le globe afin de pouvoir nourrir dix mille milliards de personnes. Je n'aime même pas Buckminster Fuller qui propose comme solution au problème de la pollution d'installer un dôme géodésique au-dessus de Manhattan. Je ne veux pas vivre et circuler sous un dôme alors qu'à l'extérieur, dans les ghettos noirs et portoricains, la pollution de l'air est considérable au pied des tours et des cheminées de la Consolidated Edison Corporation, une de nos monstrueuses centrales électriques.

C'est peut-être là du futurisme, mais ce n'est pas le rêve de la liberté et de l'émancipation que nous propose l'écologie en tant qu'espoir et vision d'avenir pour l'humanité. Le futurisme se base sur ce qui existe aujourd'hui pour faire la projection d'un avenir qui ne peut être que prisonnier de ce qui existe aujourd'hui. Le futurisme ne fait que multiplier le présent par trois, par quatre, par cinq. Mais ce que nous multiplions ainsi, que ce soit deux, six ou dix milliards de personnes, ce sont toujours des êtres humains vivant tout comme aujourd'hui. Aucune différence: même nourriture chimifiée, même agrobusiness empoisonneuse, même pollution, mêmes villes monstrueuses, si ce n'est qu'elles sont encore plus hautes.

Bucky Fuller pourra bâtir une ville capable de contenir un million d’habitants, construire en forme de tétraèdre pyramidal et flottant au-dessus de l'Atlantique ... et rien n'aura changé. La centralisation sera toujours la même. Paolo Soleri pourra élever de gigantesques tours, semblables aux tours de réfrigération des centrales nucléaires, mais de la hauteur de l'Empire State Building. C'est peut être là du futurisme, mais toujours il s'agit de la monstruosité actuelle... en plus grand : plus élaborée, plus horrible, plus concentrée, capable de maintenir plus de gens dans l'état de pauvreté spirituelle qui caractérise la vie d'aujourd'hui.

Je n'ai aucune envie de conserver l'énergie physique aux dépens de l'énergie spirituelle. Si, pour conserver l'énergie, je dois toujours porter les mêmes habits, décorés ou non, toujours manger la même nourriture, vivre de la même façon que tout le monde - et il faut bien comprendre que l'obsession contemporaine de l'homogénéité, de l'uniformité et de la dépersonnalisation n'est que l'autre visage de l'efficacité et de la conservation de l'énergie - si je dois vivre d'une façon parfaitement déshumanisée, je préfère ne pas vivre du tout dans une telle société.
Notre société, aujourd'hui, n'arrête pas de nous proposer le mythe ou plutôt le cauchemar d'une société efficace, conservatrice d'énergie, planifiée, rationalisée, totalitaire, le tout au nom de la futurologie. C'est, ni plus ni moins, s'emparer du futur pour l'abolir. Il n'y a pas de futur lorsque le futur ne diffère du présent que par la quantité.

Non, je ne suis pas un futuriste. C'est avec beaucoup de fierté, pourtant, que je me considère comme un utopiste. Ce que nous devons créer, c'est quelque chose de nouveau, de révolutionnaire, de radicalement différent. C'est la seule façon de découvrir un nouveau futur pour la société - un futur érigé sur l'autodétermination des humains en regard de leur avenir, sur une décentralisation qui n'est pas annulée et masquée par un «régionalisme» concentré et totalitaire.


Énergie spirituelle

Il faut bien comprendre que si les villages et les petite villes veulent former les éléments constitutifs réels d'une région, si l'accent doit être mis sur l'écologie en insistant sur la nécessité d'avoir une société libertaire, affranchie de toutes les formes de domination sur la nature et les personnes, si l'on veut promouvoir un égalitarisme qui abolit non seulement les classes sociales, comme en Chine et en URSS, mais aussi la hiérarchie dans la famille elle-même, c'est alors qu'au plus profond de la sensibilité et de l'expérience humaine la question d'un vrai régionalisme écologique s'éclaire d'une lumière complètement différente et nouvelle.
Lorsque nous parlons de conservation d'énergie, notre premier souci devrait être la conservation de l'énergie spirituelle, celle qui permet aux personnes de se développer pleinement, laisse libre cours à leurs potentialités et les encourage à persévérer; cela, à quelque niveau que ce soit et dans toutes les sphères d'expérience. Il s'agit, en somme, du contrôle de chacun sur sa vie de tous les jours.

Je ne suis pas intéressé à contrôler l'histoire, ni le futur. Je veux contrôler le présent, aujourd'hui. Je veux que cette autonomie puisse commencer chez moi, dans le foyer que je partage avec d'autres personnes, dans ma communauté, ce «voisinage» que je partage également avec d'autres.

La première chose qu'il faut conserver, avant même l'énergie physique, avant même d'apprendre les valeurs qui aboutiront à la conservation de l'énergie physique, avant même d'apprendre à distinguer nos vrais besoins des faux besoins que la télévision et les mass media nous ont vendus de force - en nous traitant comme des objets -, c'est le contrôle de notre vie, notre vie quotidienne, et non l'histoire. C'est cela qu'il faut retrouver.

Le monde d'aujourd'hui ne souffre pas d'apathie, c'est là une des erreurs les plus répandues et un des messages les plus trompeurs que les mass media essaient de nous faire avaler dans le but justement de nous rendre apathiques, mais bien d'impuissance: nous nous sentons impuissants. À cause de cela, nous nous tournons vers notre propre intérieur - la seule chose que nous espérons pouvoir comprendre - ou bien nous nous concentrons sur les relations nucléaires que nous pouvons établir avec un, deux, trois ou quatre individus dans l'espoir de retrouver un sentiment de puissance ou de contrôle.

Il ne s'agit pas d'un manque d'émotion, mais au contraire d'un surplus -d'émotion qui n'arrive pas à s'exprimer dans une société qui essaie d'engourdir nos sens par les mass media et de paralyser notre capacité de fonctionner par une bureaucratie politique qui a remplacé la vie sociale elle-même. Nous n'avons plus de familles, plus de communautés - cela est surtout vrai aux États-Unis, aujourd'hui - parce que partout autour de nous l'ordre social contemporain appauvrit et bannit l'expérience sous toutes ses formes. Il a remplacé toutes les formes de communauté, de voisinage et de famille, même les formes religieuses, spirituelles et académiques. Tout sens de la communauté a été remplacé par une seule machine: la bureaucratie.

Quoi que vous fassiez aujourd'hui, il vous faut un permis: cracher, respirer, traverser une rue, déménager, regarder. Quoi que vous fassiez, vous enfreignez une loi. À chaque étape du parcours, on vous met dans une camisole de force au moyen d'une bureaucratie qui remplace ce que la société faisait elle-même auparavant. La famille, la communauté, le voisinage, le quartier ou le village sont maintenant remplacés par la fourrière, le poste de police, le bureau de ceci ou de cela, le bureau de tout ce que vous pouvez imaginer. Et toujours, bien sûr, au nom de l'efficacité et de la conservation de l'énergie.


Citoyenneté

Un régionalisme écologique doit commencer par une redécouverte de la citoyenneté. Mais nous n'avons aucune idée de ce que signifie la citoyenneté aujourd'hui. Au mieux, vous êtes un citoyen si vous votez et payez des impôts. Sinon, taisez-vous. Si vous parlez, vous êtes un agitateur, un terroriste, ou, qui sait, un membre des Brigades rouges. Payez vos impôts et votez. À part cela, vous pouvez conduire votre auto et vous tuer sur une autoroute (à 120 km/h au Canada et 90 km/h aux États-Unis). Aller travailler, manier de fantastiques machines, bâtir des aciéries, des centrales nucléaires, tout ça, c'est très bien. Si vous n'êtes pas d'accord, taisez-vous, payez vos impôts et votez pour les candidats qu'on aura choisis pour vous.

Si Aristophane ou Périclès se réveillaient aujourd'hui pour observer notre société et la comparer à la société athénienne d'il y a 2500 ans, eh bien, malgré les horreurs de leur temps, ils ne pourraient que s'écrier: «Quoi! vous appelez ça de la citoyenneté? N'être même pas capable de parler, de discuter, de décider dans une situation concrète où les interlocuteurs sont face à face, n'être même pas capable d'exercer les droits que vous confiez à vos représentants élus ... c'est de la barbarie.» Et ils auraient raison, c'est de la barbarie.

Des politiciens «stylés» comme Pierre E. Trudeau, des génies comme Menachem Begin, ou des stratèges de premier ordre comme Jimmy Carter, ces «grandes lumières» seules peuvent gouverner la société! Par vous. Pourvu qu'elle ait un uniforme, seule une brute à qui on a appris à tirer peut posséder une arme à feu. Vous, vous ne le pouvez que si on vous enrôle dans l'armée ... et sous surveillance serrée. Autrement, vous êtes incapables de vous occuper correctement de vous-mêmes. Occupez-vous de l’industrie, mais pas de politique, vous en êtes incapables.

Il nous faut retrouver un nouveau sens de la compétence chez l'individu, non seulement en retournant à la communauté pour retrouver l'autodétermination et l'activité personnelle, mais également au «soi», à l'ego individuel, pour retrouver la foi en sa capacité de gérer la société. Que peut bien signifier l'autodétermination s'il n'y a pas de soi ou de moi qui puisse l'exercer? Que peut bien signifier l'activité personnelle s'il n'y a pas de soi, de personnalité, de structure de caractère, d'ego pour exercer le droit de prendre activement part aux décisions qui vont affecter la société et la transformer? Tout cela n'a pas de sens s'il n'y a pas d'individu à la base.

Nous sommes confrontés aujourd'hui à une crise gigantesque provoquée par notre désir de parvenir au régionalisme écologique. Il n'est pas uniquement question de nos rapports avec la nature, mais aussi de l'effort entrepris pour découvrir le sens de ce qu'est une région. Au fond, il s'agit de redécouvrir l'individu capable de devenir le citoyen actif qui peut participer aux décisions; redécouvrir également la -communauté, le voisinage, les quartiers, les villages et les villes s'autodéterminant dans des relations de personne à personne et refusant d'abandonner l'avenir aux mains de soi-disant experts, qui ne sont experts qu'en violence et domination.
Tout l'effort consiste à découvrir de nouvelles cités, une éthique nouvelle qui transformera notre perception et nos attitudes afin de ne plus chercher à nous dominer les uns les autres, mais plutôt à vivre en harmonie écologique, tout comme dans un réseau nourricier où chaque élément est nécessaire à l'unité du tout.

C'est, en somme, apprendre à se confédérer sans établir de chefs, de politiciens professionnels ou de bureaucrates qui trônent au-dessus de la société grâce a une sélection négative où «le pire est le mieux». Cela signifie qu'il faut apprendre non seulement à vivre en harmonie avec le monde environnant, avec les arbres et le monde inorganique des ruisseaux et des pierres, mais aussi et surtout qu'il faut apprendre à partager notre planète les uns avec les autres où le «bargain» fait place au cadeau comme but de la vie et où «l'achat et la vente» cèdent le pas à une distribution des biens selon les besoins de chacun, ses besoins réels et non ceux de la publicité.


À l'échelle humaine

Quand je parle de décentralisation, je ne parle pas d'efficacité. L'efficacité viendra plus tard. Ce qui me préoccupe d'abord, c'est l'échelle humaine, l'aptitude des humains à comprendre les conditions de leur vie pour mieux parvenir à les organiser. La finalité de la décentralisation n'est pas «small is beautiful», mais «human is beautiful». Je ne m'intéresse pas à la «technologie appropriée», parce que l'Atomic Energy Commission des États-Unis, qui se cache maintenant sous le nom de Department of Energy, pense que ce qui lui est approprié, ce sont les centrales nucléaires.

De grandes corporations, Mobil Oil et Exxon, Esso au Canada, sont totalement acquises à l'idée de l'énergie solaire et investissent dans ce domaine. Elles ont acheté un dixième des déserts aux États-Unis pour y installer d'énormes systèmes de cellules photo-voltaiques qu'elles relieront au reste du pays et au Canada par de gigantesques réseaux de lignes, de transmissions. Ainsi, ces corporations sont devenues «écologiques». Si c'est ça l'écologie, je préfère retourner au monde inorganique ou m'exiler sur la lune.

Si le futurisme implique l'aménagement de colonies spatiales ou de structures d'habitation de 10 km flottant sur l'océan dans lesquelles les gens vivront en contexte autoritaire, alors je préfère demeurer utopiste. Si cela vous semble tenir de la folie ou du délire, permettez-moi d'être plus concret. Voici une planète, la nôtre, occupée à se détruire elle-même, à tarir la vie de ses océans, à dénuder ses terres, à empoisonner sa population. 700,000 personnes sont atteintes du cancer chaque année aux États-Unis, les maladies cardio-vasculaires ou les maladies dites de dégénérescence commencent à frapper les gens dans la vingtaine et même des adolescents. Ces problèmes et de nombreux autres apparaissent au fur et à mesure que nous détruisons non seulement nos ressources naturelles mais la nature elle-même et ses systèmes écologiques complexes.

Ma thèse est simple: si vous pensez que ce tableau est irréaliste, alors laissez-moi vous présenter l'impensable: un monde qui, avec le temps, sera réduit à l'extrême: l'homme fera place au sable, les océans seront privés de toute vie, les régions de l'Amérique du Nord auront l'apparence de parcs industriels, les villes ne se distingueront pas les unes des autres, les personnes elles-mêmes seront indifférenciées et interchangeables.

À l'instar des étudiants français de Mai 68, si nous ne pensons pas qu'il faille «être réalistes et exiger l'impossible», nous en arriverons à l'impensable: un monde qui sera mort, spirituellement, avant de l'être biologiquement. »

[article:attachments]

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]

Le renoncement à la santé  Ajouter une vignette

[author:name]
[article:author_info]

Après avoir ouvert l'ère de la critique des systèmes de santé technicisés, Illich a des regrets: il se demande si, en s'intéressant comme il l'a fait à la médecine, il n'a pas contribué à aggraver le problème qui lui paraît fondamental: l'obsession de la santé parfaite. Voici le texte de la conférence qu'il a prononcé, au milieu de la décennie 1990, à un congrès de l'Association des directeurs généraux des services de santé et des services sociaux du Québec.

Voici vingt ans, j'ai publié un ouvrage intitulé Némésis médicale. Il s'ouvrait sur cette phrase: «L'entreprise médicale est devenue un danger majeur pour la santé». À l'époque, cette formulation était puissamment chargée de sens. La lirais-je chez un auteur d'aujourd'hui que je riposterais: «Et puis après ?» En effet, le danger majeur ne réside plus dans l'entreprise médicale, mais dans la quête de la santé.

Dans la discussion universelle actuelle sur les systèmes de santé, deux mots reviennent très fréquemment: «santé» et «responsabilité». Ces termes entrent dans deux types de discours. D'un côté, les soins de santé sont considérés comme une responsabilité incombant à l'État, aux professionnels ou aux gestionnaires; de l'autre, on estime que chacun doit être responsable de sa santé. «Prendre en main la responsabilité de sa santé», tel est actuellement le slogan qui a la préférence, et est en passe d'être annexé par le sens commun. Le fait que je parle au Québec, dans une communauté politique qui s'efforce de distancier ses principes directeurs des modes internationales, m'encourage à critiquer ces positions. Voilà pourquoi je veux argumenter le bien-fondé d'opposer un «NON!» catégorique à l'idée de rendre publiquement les citoyens comptables de leur santé. Et aujourd'hui, en 1994, je suis loin d'être le seul à adopter cette attitude.

Mais il y a là un risque. Notre «Non, merci!» devant la perspective d'une nouvelle politique sanitaire peut être interprété et exploité de cinq façons différentes pour faire exactement l'inverse de ce à quoi nous visons.

1. En premier lieu, certains comprennent que le «non» à la santé sous la responsabilité personnelle de chacun implique qu'une mise en tutelle du citoyen s'impose. La santé, prétend-on, est trop précieuse, trop sacrée pour être laissée à la discrétion des profanes. Je rejette catégoriquement cette arrogante imputation d'incapacité. Depuis trente ans, j'ai défendu publiquement la décriminalisation totale des pratiques d'auto-intoxication, ce qui n'implique nullement que je leur donne une caution morale. Et je persiste à prôner l'abolition de toutes les dispositions légales à l'encontre de la consommation de drogues et des méthodes curatives non classiques ou non homologuées. Dans le sillage de Paul Goodman, je fonde mon insistance sur la décriminalisation sur le respect que nous devons à la dignité des plus faibles.

2. Deuxièmement, mon «non» fondamental n'a aucun rapport avec la rareté présumée des agents curatifs. Aujourd'hui, des populations succombent en masse à la famine, et non par manque d'interventions médicales ou chirurgicales. Et plus les gens sont pauvres, plus ils sont susceptibles d'être les victimes impuissantes d'une médecine au rabais. Pendant vingt ans, j'ai défendu l'idée que la consommation médicale, au-delà d'un seuil très bas, devrait être frappée de taxes de luxe comme le sont l'alcool, le tabac et les loteries. En taxant les dialyses, les pontages et les ACT, on obtiendrait les moyens de financer pour tous - même à Sumatra - des interventions médicales simples telle que l'appendicectomie.

3. En élevant mon «non», je ne me pose pas en penseur planétaire s'efforçant de frayer la voie à une dictature écologique. Je n'imagine pas qu'il puisse exister un quelconque système de régulation capable de nous sauver du déluge de poisons, de radiations, de biens et de services qui rendent plus malades que jamais les hommes et les animaux. Ce monde ne comporte pas d'issues de secours. Je vis dans une réalité fabriquée, constamment plus éloignée de la création. Je sais aujourd'hui ce que cela signifie et quelles horreurs menacent chacun de nous. Il y a quelques décennies, je l'ignorais. Il me semblait alors possible de prendre ma part de responsabilité dans le remodelage de ce monde artificiel. Aujourd'hui, j'ai appris ce qu'est l'impuissance. La «responsabilité» est désormais une illusion. Dans ce monde-là, «être bien portant» ou «bien soigné» se ramène à une combinaison de trois facteurs: prestations techniques, protection de l'environnement et adaptation aux conséquences de la technologie, facteurs qui constituent inévitablement des privilèges.

Dans la vallée mexicaine qui m'est familière, le village continue de dénommer ses fêtes populaires d'après le cycle de plantation et de croissance du maïs bleu, mais il y a déjà quinze ans que cette céréale elle-même n'est plus qu'un souvenir. Et l'argent manque pour financer les techniques de culture d'hybrides, par ailleurs destructrices. Et il n'y a aucune protection contre les nuages délétères que répand la grande exploitation agro-alimentaire du lieu. Mais on ouvre de nouveaux centres voués à la pédagogie sanitaire, ce qui permet de jeter quelques rognures à la piétaille enthousiaste des verts. C'est pourquoi mon «non!» n'est assurément pas un «oui» à une pédagogie de la santé qui implique la gestion de systèmes toxiques.

4. Si je dis «non!», ce n'est pas pour défendre une nouvelle éthique de la souffrance SOUS la direction de conseillers des endeuillés et d'accompagnateurs des moribonds qui trouvent dans la maladie et la mort modernes un moyen de se révéler à eux-mêmes. Je ne me range pas non plus dans le camp de ces gnostiques et philosophes qui nous proposent d'admettre les inéluctables épidémies de l'âge postindustriel comme une sorte de santé sublimée. Je ne réserve nul «oui» au monde de la sujétion totale, à la médiatisation de l'impudence, tellement en vogue chez les philosophes du post-modernisme. Moi, je m'applique à cultiver l'indignation. L'art moderne de souffrir exige d'affronter une angoisse sans précédent. Il ne peut être enseigné mais seulement appris dans une amitié toujours renforcée.

Ce qui nous accable aujourd'hui est entièrement nouveau. Ce qui détermine notre époque depuis Rachel Carson, c'est l'acceptation
«réaliste» croissante d'une perniciosité sans fin qui est aujourd'hui le thème de pompeux débats sur les orientations et les besoins en matière d'atome, de gènes et d'interventions neurologiques. Voilà. Contrairement à la mort, à la pestilence et aux démons, ces maux-là n'ont aucun sens. Bien que dus à l'homme, ils relèvent d'un ordre non humain. Ils nous réduisent à l'impuissance, à l'incapacité, à l'aboulie. Ces maux, nous pouvons les subir, en pâtir, mais non leur donner un sens, les interpréter. Seul celui qui trouve sa joie dans ses amis est capable de leur résister. Aussi y a-t-il un univers entre notre «Non!» et toutes les acceptations dociles des retombées secondaires du progrès.

5. Enfin, il serait stupide ou malveillant de taxer d'indifférence cynique le «non!» à la pénalisation des comportements antihygiéniques. Au contraire! Dans mes réflexions, la première place est occupée par la multitude, par ces gens innombrables dont quatre décennies de développement ont détruit l'espace architectural, technique et culturel d'où les arts traditionnels de souffrir et de mourir tiraient leur sève. Aujourd'hui, la vaste majorité des hommes est pauvre, et les sous-développés deviennent encore plus pauvres. Lorsque nous disons «non!» à l'implantation de systèmes qui promeuvent la quête de la «santé», chez nous ou à l'extérieur, nous parlons avant tout de quelque chose qui m'apparaît impensable: quatre milliards d'hommes plongés dans la misère neuve du développement. Nous ne pourrons tenter d'être à côté d'eux que si nous disons d'abord «Non, merci».

Les motifs de mon «non» éthique ne me mettent donc pas au service de ces cinq réalités actuelles que sont: le paternalisme professionnel, l'idéologie de la rareté, l'esprit de système, la psychologie de la libération, et ce «sens commun» désormais à la mode qui affirme que l'auto-assistance, l'autonomie, ou même la responsabilité de soi-même sont, pour les pauvres, les seules chances de survivre en supportant les conséquences de l'enrichissement du reste du monde. Je formule mon «non» éthique à la poursuite de ma santé sous ma propre responsabilité parce que moi je veux chercher mon équilibre dans l'apprentissage de l'art de souffrir et de l'auto-limitation dans la recherche du soulagement. La poursuite de la santé normative (conforme aux normes) ne pourrait qu'entraîner l'intériorisation des systèmes mondiaux dans le moi, à la manière d'un impératif catégorique. Le renoncement à la «santé» que j'oppose à cette autolimitation réaliste me semble être le point de départ d'une conduite éthiquement, esthétiquement et eudémoniquement adaptée à notre temps. Mais, pour suivre cette argumentation, il nous faut d'abord remonter à la sociogenèse historique de ce à quoi nous voulons renoncer.

La conception moderne de la santé

La conception de la santé dans la modernité européenne représente une rupture par rapport à la tradition d'Hippocrate et de Galien, familière à l'historien. Pour les philosophes grecs, la «santé» se concevait comme une combinaison harmonieuse, un ordre équilibré, un jeu réciproque des éléments fondamentaux. Était en bonne santé celui qui s'intégrait dans l'harmonie de la totalité de son monde selon le temps et le lieu où il voyait le jour. Pour Platon, la santé était une vertu somatique. Mais depuis le XVIIe siècle, la volonté de maîtriser la nature a remplacé l'idéal de «la santé en tant qu'équilibre tolérable» par la conception d'une condition humaine dont on peut régir les paramètres. Dans la Déclaration d'indépendance des États-Unis est affirmé le droit à la recherche du bonheur. Le droit à la santé se matérialisa de façon parallèle en France. Dès lors, on s'estimait aussi fondé à dire «ma santé» qu'à dire «mon corps». À l'instar de l'idée voulant que l'État garantisse la recherche du bonheur, la quête moderne de la santé est le fruit d'un individualisme possessif.

Il ne pouvait y avoir moyen plus brutal, et en même temps plus convaincant, de légitimer une société fondée sur l'avidité personnelle. De façon parallèle, la notion de responsabilité de l'individu fut admise dans les sociétés gouvernées démocratiquement. La responsabilité revêtit alors la forme d'un pouvoir éthique sur des régions toujours plus lointaines de la société et sur des formes toujours plus spécialisées de prestations par des services «générateurs-de-bonheur».

De nos jours, la santé et la responsabilité sont des concepts normatifs qui n'indiquent plus aucune voie à suivre. Si j'essaie de structurer ma vie en fonction de tels idéaux irrécouvrables, ils deviennent pernicieux - je me rends malade. Pour vivre convenablement aujourd'hui, il me faut renoncer décisivement à la santé et à la responsabilité. Je dis renoncer et non point ignorer, et je n'emploie pas ce terme pour connoter l'indifférence. Je dois accepter l'impuissance, déplorer ce qui a disparu, renoncer à l'irrécouvrable. Je dois assumer l'impuissance qui peut même me priver de mon conscient, de mes sens.

Je crois profondément à la possibilité du renoncement. Et ce n'est pas par calcul. Le renoncement signifie et exige plus que de pleurer l'irrécouvrable. Il peut vous libérer de l'impuissance. Il n'a aucun rapport avec la résignation, l'incapacité ou même le refoulement. Mais, de nos jours, le renoncement n'est pas un concept familier. Nous n'avons plus de mot pour désigner le renoncement courageux, discipliné, lucide sur soi-même, qui s'accomplit en commun - or, c'est ce que j'évoque ici. Je l'appellerai l'ascèse. J'aurais préféré un autre terme, car l'ascèse nous fait songer à Flaubert et à son saint Antoine au désert, qui repousse la tentation du vin, de la chair et des parfums. En effet, le renoncement dont je parle n'a pas grand-chose à voir avec cette attitude.

Une époque abstraite

Nous vivons dans une époque abstraite et désincarnée. Les certitudes sur lesquelles elle repose sont largement dépourvues de sens. Mais leur acceptation mondiale leur confère une apparence d'indépendance par rapport à la culture et à l'histoire. Ce que j'appellerai l'ascèse épistémologique ouvre la voie à l'abandon de ces certitudes axiomatiques sur lesquelles se fonde en notre temps la vision du monde. J'évoque ici une discipline conviviale et pratiquée de façon critique. Les prétendues valeurs de la santé et de la responsabilité font partie des certitudes que je viens d'évoquer. Quand on les examine en profondeur, on constate que ce sont des phénomènes puissamment morbides et des facteurs de désorientation. Voilà pourquoi je considère l'invitation à assumer la responsabilité de ma santé dénuée de sens, fallacieuse, indécente et, d'une façon très particulière, blasphématoire.

Ce qu'on appelle la «santé» est aujourd'hui une source de confusion pour bien des gens. Les experts dissertent savamment sur les «systèmes de santé». Certaines personnes croient qu'à défaut d'un accès à des traitements élaborés et coûteux, les maladies séviraient. Chacun s'inquiète de l'augmentation des «dépenses de santé». On entend même parler d'une «crise des soins de santé». Je souhaite donner mon sentiment sur ces questions.

Tout d'abord, je crois nécessaire de réaffirmer la vérité de la condition humaine: j'ai mal; je souffre de certains troubles; il est certain que je mourrai. Certains éprouvent plus intensément la douleur, d'autres sont atteints de troubles plus débilitants, mais nous affronterons tous pareillement la mort.

En regardant autour de moi, je constate que nous avons une grande capacité de nous porter mutuellement assistance, particulièrement lors des naissances, des accidents et des trépas - et ainsi en va-t-il ailleurs dans le temps et l'espace. À moins d'être désaxées par des nouveautés historiques, nos maisonnées, en étroite coopération avec la communauté environnante, ont été admirablement accueillantes, c'est-à-dire, de manière générale, aptes à répondre positivement aux véritables besoins humains: vivre, célébrer et mourir.

En opposition avec ce vécu, certains d'entre nous en sont venus à croire aujourd'hui que nous avons un besoin désespéré de fournitures marchandes standardisées, entrant toutes sous le label de la «santé», conçues et fournies par un système de services professionnels. Certains s'efforcent de nous convaincre que le nouveau-né arrive en ce monde non seulement sans forces ni capacités, nécessitant donc les tendres soins de la maisonnée mais aussi malade, exigeant un traitement spécifique administré par des experts autocertifiés. D'autres croient qu'il faut constamment aux adultes des médicaments et des interventions pour qu'ils atteignent la vieillesse, tandis que les mourants ont besoin de soins médicaux dits palliatifs.

L'asservissement au mythe technique

Nombreux sont ceux qui ont oublié - ou ne sont plus capables d'en jouir - ces façons de vivre régies par le bon sens, qui contribuent au bien-être des personnes et à leur capacité de guérir d'une maladie. Beaucoup se sont laissés asservir à un mythe technique qui s'autoglorifie, et dont cependant ils se plaignent parce que, de manière impersonnelle, il appauvrit le plus grand nombre et enrichit une minorité.

Je constate, pour le déplorer, que beaucoup d'entre nous entretiennent l'étrange illusion que tout un chacun a «droit» à quelque chose qui s'appelle les «soins de santé». Ainsi se trouve-t-on légitimé à recevoir le plus récent assortiment de thérapies techniques, fondé sur le diagnostic d'un professionnel quelconque, afin de survivre plus longtemps dans un état qui est souvent affreux, douloureux ou simplement fastidieux.
J'estime le temps venu d'énoncer clairement que ces conditions et ces situations spécifiques sont des facteurs de morbidité, bien plus que ne le sont les maladies elles-mêmes. Les symptômes que la médecine moderne s'efforce de traiter n'ont guère de rapport avec l'état de notre corps; ils sont, bien davantage, les signes des préjugés et des désordres propres aux façons modernes de travailler, de se distraire, de vivre.
Pourtant, beaucoup d'entre nous sont fascinés par l'éclat des «solutions» high-tech. Nous croyons pathétiquement aux remèdes miracles, nous croyons faussement que toute douleur est un mal qu'il faut supprimer, nous voulons retarder la mort à n'importe quel prix.

J'en appelle à l'expérience personnelle de chacun, à la sensibilité des gens ordinaires, par opposition au diagnostic et aux décisions des professionnels. J'en appelle à la mémoire populaire, par opposition aux illusions du progrès. Prenons en considération les conditions de vie dans notre cercle familial et dans notre communauté, et non pas la qualité des prestations de «soins de santé»; la santé n'est pas une marchandise qu'on distribue, et les soins ne peuvent être prodigués par un système.

Oui, nous avons mal, nous tombons malade, nous mourons, mais également nous espérons, nous rions, nous célébrons; nous connaissons les joies de prendre soin les uns des autres; souvent nous sommes rétablis et guéris par divers moyens. Nous n'avons pas à suivre un chemin qui uniformise et banalise notre vécu.

J'invite chacun à détourner son regard, ses pensées, de la poursuite de la santé, et à cultiver l'art de vivre. Et, tout aussi importants aujourd'hui, l'art de souffrir, l'art de mourir.

[article:attachments]

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]

Les géants du Web : des prédateurs déguisés en bienfaiteurs ?  Ajouter une vignette

[author:name]
[article:author_info]


En ce moment, les messages de détresse se multiplient parmi les victimes des géants américains du Web. Au Québec, le gouvernement se penche en priorité sur le sort des journaux. Dans ce cas particulier, comme dans tous les autres, pour voir clair à la fin de l’exercice, il faut voir large au début, c’est-à-dire considérer l’ensemble du phénomène et poser les vraies questions : s’agit-il d’une nouvelle forme d’impérialisme, si oui, quelle est cette forme ? Les géants du Web ne seraient-ils pas d’autant plus redoutables en tant que prédateurs qu’ils se présentent avec succès comme des bienfaiteurs, qu’ils n’ont pas besoin de brandir le fouet tant ils distribuent de morceaux de sucre?

Jusqu’à ce jour, sauf exception, les empires avaient été créés par des États qui envoyaient des soldats conquérir de nouveaux territoires et imposaient ensuite des taxes à leurs habitants. Dans le cas de Rome, les soldats vaincus avaient le choix entre le suicide et l’esclavage. Cette façon de faire avait le mérite d’être dénuée de toute hypocrisie.

Sauf dans le cas de la conquête de ce qui devenu leur territoire, aux dépens des Amérindiens, des Français et des Espagnols, les Américains ont procédé autrement. Ils ont mené des guerres de libération, en Europe et en Corée notamment. Il leur importait plus d’acquérir de nouveaux marchés que d’imposer leur autorité politique. Ils ont même fait des dons aux pays libérés pour les aider à se redresser. Le Plan Marshall proposé aux Européens en 1945 en est un bel exemple. Il comportait toutefois des clauses, telle l’ouverture des marchés au cinéma de Hollywood, qui allaient s’avérer très payantes pour le généreux libérateur.

Vers 1930, les Américains tentèrent de conquérir le marché de la radio dans divers pays dont le Canada. Invoquant le principe de ce qu’on appellerait aujourd’hui la souveraineté culturelle, le Canada a réagi en créant la Société Radio-Canada. Dans le cas de la télévision, un quart de siècle plus tard, les Américains ont été plus habiles. Ils ont installé à leurs frais des studios à Toronto et à Montréal, ce qui a incité le Canada à adopter le norme américaine NTSC plutôt que la norme française SECAM ou allemande PAL. Ce fut une catastrophe pour la télévision canadienne anglaise. Pourquoi se limiter aux émissions produites à Toronto quand on a accès aux grandes chaînes américaines? On peut voir là l’une des raisons pour lesquelles les Canadiens anglais ont renoncé à leur identité de peuple fondateur pour s’engager dans la voie du multiculturalisme.

Aux premières heures d’Internet, au cours de la décennie 1970, les Américains manœuvrèrent avec une habileté telle qu’une norme unique, la norme TCP-IP allait s’imposer de façon durable. Cette décision, l’une des plus importantes du XXème siècle, a été prise par un groupe de techniciens sans l’ombre d’un débat public à l’échelle mondiale. Les informaticiens étaient déjà les maîtres du monde, avec la complicité des grands stratèges du Soft Power, c’est-à-dire de la domination culturelle, laquelle devint le premier objectif des États-Unis après la chute du mur de Berlin en 1989; la domination économique qui s’ensuivit ferait rougir d’envie tous les Crassus romains.

Le don, le culte de l’individu et la surabondance des choix offerts feraient le reste. Google, Facebook, YouTube, Netflix, toutes ces merveilles gratuites! Quel consommateur refuserait un tel cadeau ? Quel individu ne serait pas ensuite flatté de recevoir des messages publicitaires personnalisés et d’être ainsi confirmé dans sa toute-puissance par plus de choix que n’en avaient les rois, y compris les choix d’amis. Internet est en effet l’occasion rêvée de substituer la sociabilité élective du village global à la sociabilité obligée du village local, phénomène qui s’inscrit dans une mondialisation des rapports humains perçue comme de plus en plus nécessaire au fur et à mesure que la Terre apparaît comme la maison commune.

Le but de l’empire était ainsi atteint : dans les pays satellites, détacher l’individu de sa nation, de ses communautés de proximité et de son génie propre pour le rattacher au Marché, en lui imposant toutefois des taxes indirectes équivalant à plusieurs milliers de dollars par année. Qui en fera le décompte précis? Ne serait-ce pas la première responsabilité de nos gouvernements ? Qui saura expliquer au citoyen, sans le blesser, qu’il vend ainsi à des proxénètes de la finance son temps et sa disponibilité intérieure ? Pour être mis ensuite à contribution par son gouvernement afin de soutenir des journalistes et des commerçants spoliés par le détournement de la publicité vers les géants du Web.

Ce matin, samedi le 24 août 2019, j’ai entendu à la radio de Radio-Canada, un journaliste influent faire pendant de longues minutes une publicité gratuite pour le futur site de Walt Disney. Cela aura sans doute fait remonter la cote d’écoute de son émission, mais aussi rassurer ses auditeurs dans leur choix d’enrichir davantage des entreprises déjà démesurément riches. Hier je cherchais sur Google l’emplacement d’une galerie d’art à Eastman, en Estrie Qu’est-ce que je vois sur la carte, en caractères rouges? Une publicité pour un projet de développement domiciliaire. Google a son centre partout et sa circonférence nulle part. Un autre millier de dollars dont seront privés La Tribune de Sherbrooke et le site de la ville de Eastman.

La stratégie américaine du Soft Power fonctionne parfaitement. Et le Québec s’anglicise et s’américanise à la vitesse de Google. Que dire, que faire? Libres de renoncer en tant qu’individus à nos intérêts collectifs et à notre identité, nous ne pouvons que nous en prendre à nous-mêmes, sans espoir de solutions fiscales dignes de ce nom, car les Américains peuvent, après le sucre, recourir au fouet en imposant de nouvelles taxes sur notre bois, notre électricité, nos avions ou nos trains.
Rien cependant n’oblige qui que ce soit à acheter de la publicité sur Google ou Facebook ou des livres sur Amazon. En Estrie, comme dans toutes les autres régions où un quotidien est menacé, les décideurs semblent avoir compris cela, ce qui les incite à faire preuve de lucidité, de liberté, de dignité et de détermination.

Voici une série de questions et de suggestions qui pourraient nous aider à éviter le pire.

Questions

• L’individu absolu, celui qui est coupé des anciennes appartenances, attendait-il ces moyens techniques et ce monde virtuel pour sortir de sa chrysalide? A-t-il le choix d’échapper ou non à l’ivresse des choix ou est-ce là une fatalité? Dans ses choix, qui le guide, selon quels critères, de quelle manière et dans quels intérêts?

• Dans quelle mesure les rapports humains virtuels sont-ils le prélude à des rapports concrets, incarnés, dans quelle mesure sont-ils des ersatz qui deviendront des facteurs d’isolement?

• Pour faire face à la Chine, le monde libre a-t-il besoin de jouer le jeu de l’impérialisme américain ?

• La concurrence locale, régionale et nationale aux géants américains est-elle à jamais condamnée à l’échec sur le plan économique?

Suggestions

• Qu’un grand prix d’autonomie soit attribué chaque année à la région ou la ville qui innove le plus dans sa façon d’utiliser les nouvelles technologies au service des rapports de proximité; en créant par exemple un site présentant un tableau des compétences et des intérêts des habitants. Une recherche sur un auteur, un pays, un animal permettrait d’entrer en contact avec tous les habitants de la ville ou de la région qui ont mis ces sujets sur leur liste. Les petites fromageries et les petites brasseries font une rude et joyeuse concurrence aux géants de leur secteur. Une résilience semblable ne serait-elle pas possible sur Internet ?

• Que le ministre de l’éducation invite les enseignants à mettre les enfants en garde contre les pièges qui leur sont tendus par des écrans conçus pour les fasciner.

• Que, sans illusions sur les représailles probables, nos gouvernements se concertent entre eux et avec ceux des autres pays pour imposer des taxes justes aux géants. Que dans le même esprit, ils exigent des droits d’auteur justes et raisonnables pour tout contenu dépassant un certain seuil de fréquentation.

• N.B. Les auteurs d’un livre ont droit, chiffres approximatifs, à 10% du prix de vente du livre, l’éditeur à plus ou moins 30%, le distributeur à 20%, le libraire à 40%, le catalogue général à 0 %. Les étapes dans la publication en ligne sont grosso modo les mêmes mais tout l’argent va à l’auteur du catalogue, un catalogue dynamique appelé moteur de recherche.

• Que toute publicité destinée aux enfants, à commencer par la publicité ciblée, soit interdite,

• Que les médias subventionnés, dont Radio-Canada et Télé Québec fassent plus de publicité aux sites locaux et nationaux qu’aux sites américains.

• Que les éditeurs cessent de confier la vente de leurs livres à Amazon et autres prédateurs de cette taille et de cette immoralité. Que dans tous les livres, à l’endroit où l’on fait mention des organismes subventionnaires, on incite le lecteur à faire ses achats, en ligne ou en réalité, chez des libraires d’ici.

• Qu’on interdise la distribution des circulaires par des distributeurs comme Publisac. Que toute la publicité offerte sous cette forme transite par les journaux.



http://agora.qc.ca/documents/la_face_cachee_de_wikipedia

[article:attachments]

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]

La recherche d'une identité  Ajouter une vignette

[author:name]
[article:author_info]

L'homme dont la conscience est plus grande que le pouvoir des mots se fait naturellement poète. Quoi de plus naturel, par conséquent, que de l'interroger sur le sens de sa vie, de sa démarche, qui recoupe celle de chacun, et qu'il trame de ses mots vécus.

À l'affût de tout ce qui lui vient, vivant à la pointe de soi, il est sans doute à même, bien que là ne soit pas son propos, de projeter un éclairage sur toute chose qui, par l'instabilité même de sa délicatesse, à notre insu, est toujours en voie de changer en nous.

C'est dans cette perspective, - l'une quelconque parmi la multitude de celles que nous offre l'infini poème, - que nous aborderons ces textes de notre patrimoine, - l'ancien, tout aussi bien que celui qui se fait, - pour qu'ils nous révèlent, à vol d'oiseau, le cheminement des grands sentiers qui nous traversent.

«Sous le signe de Membertou

Tous les Jean Rivard des XVIIe et XVIIIe siècles s'occupaient à bâtir un pays neuf, à défricher une terre immense et densément boisée, à se défendre contre l'Indien et contre les Anglais. Et comme rien n'aide davantage à manier la cognée, la pioche ou la charrue, qu'une chanson, ce sont des rythmes comme ceux des "Écoliers de Pontoise" ou de "La blanche biche", ballades toutes de jadis, qui constituèrent notre première poésie.

Les sources se confondent donc, la française et la canadienne, en un ensemble d'oeuvres anonymes dont le but est de soutenir, en le manifestant, l'effort de tous ces bâtisseurs. Il s'agit, à l'origine, de souvenirs de la Vieille-France, oeuvres mémorisées qui eurent pour conséquence de donner des racines à nos défricheurs. Puis, peu à peu, sous l'influence du climat et de nos rudes conditions de vie, les gens d'ici se mettent à imiter leurs ancêtres français, plutôt que de se contenter de les répéter. L'habitant s'y dépeint, s'y retrouve, lui et son milieu, son terroir et sa volonté de survivance qui s'exprime jusqu'au dialecte. Essentiellement catholique, comme le sera toute la littérature canadienne jusqu'à nos jours, notre jeune poésie s'imprègne de la saveur de ces "quelques arpents de neige" que le philosophe de Ferney avait dédaignés.

Bien que Jacques Cartier et Samuel de Champlain nous aient laissé de pittoresques récits de voyages, c'est à Marc Lescarbot, compagnon de Champlain, que revient l'honneur d'avoir été notre premier poète. Son oeuvre, dans laquelle il s'adresse presque toujours à ses compatriotes du Vieux-Monde, en espérant de les intéresser aux choses du Nouveau, sera suivie d'une vivace et prolifique descendance.

"Je chante Membertou, le Sagamos", proclame-t-il en tête de son épopée, alors qu'au même moment, Les Relations des Jésuites rassemblent des écrits qui témoignent de la noblesse de ces "fils déchus de race surhumaine" qui prennent possession du sol. Et bien qu'en 1699 Mgr de Saint-Vallier se plaigne qu'on lise trop en Nouvelle-France, toute la littérature de l'époque n'en est une que d'action, utilitaire.

Avec l'inauguration, à Québec, en 1764, de la première imprimerie, les choses vont cependant changer. Sur le double archétype français et catholique va se concrétiser une littérature qui se fera graduellement nationaliste et canadienne.

Joseph Quesnel, Joseph Mermet et Michel Bibaud occuperont tout le tournant du XVIIIe siècle, jusqu'à Joseph Lenoir (1822-1861), poète de St-Henri qui annonce et prépare le romantisme parmi nous.

Joseph Quesnel (1749-1809) présente poésies, épîtres, satires, épigrammes et chansons. L'une de ses pièces est même jouée à Paris, en 1788. Joseph Mermet (1775-1820) manie une poésie plus claironnante, toute empreinte d'un lyrisme ample et fort, patriotique et guerrier, en maître d'armes qu'il était. Quant à Michel Bibaud (1782-1857), il est notre premier poète né au Canada et le premier à publier ses oeuvres sous forme de livres, l'habitude ayant été auparavant de s'en tenir aux journaux. Ses épîtres, rondels, épigrammes et chansons sont marqués au coin de l'art sévère d'une satire plus moraliste que lyrique.

C'est à ces trois sources que puiseront Fréchette et Crémazie, de même que tous ceux qui, jusqu'à Chapman, nous rappelleront que notre enfance canadienne a toujours été par nos mères bercée "Aux vieux refrains dolents des ballades normandes".


Un pays avant toute chose

Comme le dit un vieil adage,
Rien n'est si beau que son pays,
Et de le chanter c'est l'usage;
Le mien je chante à mes amis.
(G.E. Cartier)

Cette langue, en effet, née sur les lèvres des Gaulois, comme Chapman se plut à nous le dire, française indissolublement et catholique, comme la cloche de Louisbourg dont le pourtour en porte témoignage, sur ses racines outre-océanes donne bientôt des fleurs d'ici.

De ces premiers chants folkloriques jusqu'à nous, en passant par Gonzalve Desaulniers qui lui dédie, par son titre même, l'un de ses propres recueils, la France nous est nourricière.

"Salut à vous, bords chéris de nos pères", chantera François-Xavier Garneau, qui acclame de la sorte une France à la fois libératrice et libérée. Nérée Beauchemin présente ainsi ce nostalgique idéal de francitude qui traverse, intarissable, toute notre histoire:

Indivisibles patries,
Les deux Frances, pour toujours,
De tout notre coeur chéries,
Ne font qu'une en nos amours.

C'est à elle que l'on se réfère lorsque, voulant fustiger les velléités d'hermétisme de Guy Delahaye, on lui répondra que "notre esprit français n'est pas habitué à ces façons d'écrire" et qu'il "ne s'y habituera jamais".

Jean Charbonneau, l'un des fondateurs de l'École littéraire de Montréal, affirmera lui-même que tous les poètes regroupés à cette enseigne se sont appliqués à être français avant tout. C'est encore vers la France qu'alliés à Paul Morin, par qui "Les roses de Mossoul et les jasmins persans" se célébraient, les iconoclastes du terroir se tourneront, à l'heure du Nigog. Et c'est ce même Paul Morin qui, traduisant l'âme de son époque, nous confiera:

J'attends d'être mûri par la bonne souffrance
Pour un jour marier
Les mots canadiens aux rythmes de la France
Et l'érable au laurier.


L'érable et le laurier

Ces faiseurs de pays, dont nous sommes toujours, vivaient sur un sol neuf dans l'intimité des terres, des forêts, des abatis, des cours d'eau, dont leur existence même dépendait et dont ils recevaient les confidences. Ce sont donc les propos intimes de cette terre sauvage et des climats qui la défendent, que traduiront nos premiers poètes, les vrais pères d'une nation croisée de sangs indiens.

Joseph Quesnel nous livre quelque ruisseau familier: "Ô toi qui reposais sur ton urne tranquille", en vers subtils et intimistes. Quant à Joseph Lenoir, il fera figure de novateur en colorant ses textes d'exotisme.

Tout ce siècle passé, d'ailleurs, témoigne de la conquête de nos terres par le verbe et par le soc et, qu'il s'agisse du "Grand Meschacébé, voyageur taciturne" que chante Louis Fréchette, du Cap Éternité, qui a polarisé les soifs de Fréchette et de Gill ou de la forêt canadienne, il se plaît à proclamer les charmes de la nature.

Pour Fréchette, ce méditatif des fleurs et des feuilles volantes, les "Aurores boréales battent de l'aile comme d'étranges oiseaux", tandis que Chapman, poète des feuilles d'érable, les voit comme "un fluide clavier dont les étranges touches battent de l'aile ainsi que des oiseaux farouches".

Plus miniaturiste encore, Pamphile Lemay chantera la gerbe, les gouttelettes, les épis. Beauchemin immortalise les floraisons matutinales pendant que Desaulniers, poète des goélands et des forêts qui chantent, nous révèle un Rocher Percé autour duquel, à l'aube, "il semble que la mer s'éveille d'un long rêve".

Lozeau nous peint l'érable et Charbonneau, le hêtre. Charles Gill, cet habitué du Café Procope où Verlaine triomphait, nous fait participer à l'écrasement que cette même nature lui inflige. Le babil clair du ruisseau moussu lui est un torrent fougueux. Lozeau, de son côté, cette âme solitaire pour qui la nature n'est belle qu'en tant qu'elle lui rappelle un état d'âme, anime d'une vie tout intérieure le laurier et la feuille d'érable.

Et c'est sur cette lancée que l'École du terroir, où Albert Ferland présentera l'âme des bois, chantera le bouleau surtout, que Blanche Lamontagne-Beauregard, par nos champs et par nos rives, rêve sa Gaspésie et la moisson nouvelle.


Vieilles choses, vieilles gens

Sur ces terres qu'il apprivoise, c'est un peuple tout entier que le poète évoque, disant parfois sa joie de vivre, ou vénérant ses artisans, le bûcheron, le paysan et le coureur des bois, tous mus par une même aspiration à la vie agricole et rustique. Par son verbe, le poète fait de la dure nécessité un idéal.

À cette époque, c'est Napoléon Legendre qui sera le chantre par excellence de la famille et du foyer. Benjamin Sulte rimera le fermier, le paysan, le boisier, tandis que Alfred Morisset, peintre des habitants, présente avec entrain les veillées du bon vieux temps.

Les membres de l'École patriotique de Québec, qui se réunissent chez Crémazie, chantent, fin dix-neuvième, les soirées canadiennes, les joies et beautés de la vie rurale, le Canada, son histoire, sa nature, sa vie, ses fêtes, ses coutumes, ses légendes. L'épopée, ô paradoxe, s'y fait lyrique. Chapman dira le laboureur qui marche courbé dans le pré solitaire, "derrière deux grands boeufs ou deux grands percherons".

Pamphile Lemay, dans une poésie strictement terrienne et délectable, célèbre l'orme de Lotbinière et ces bois où "l'écho redit encore le chant rythmé des haches". Il y a des odeurs de clairière et de feux d'abatis vécus derrière un vers si bien ouvré!

L'École littéraire de Montréal publie en 1909, de Ferland, un recueil intitulé Le Terroir. D'identique allégeance, Desaulniers nous brosse, à la Millet, un Midi aux champs très ponctuel:

C'est midi, l'angélus, au clocher des villages
Tinte...
(Pendant que) près d'une meule
Où le foin s'est tassé, la maman toute seule,
Présente au nouveau-né son sein gonflé de lait,
Et sourit...
Son homme s'est signé dans un profond silence.

Nérée Beauchemin avait délimité, dans Patrie intime, les confins de cette poésie:

Je me suis fait une raison
De me plier à la mesure
Du petit cercle d'horizon
Qu'un coin de ciel natal azure.

C'est encore Beauchemin, précurseur du symbolisme chez nous qui, dans ses notes écrites en marge du poème, nous dépeint sa démarche, qui est celle de tout son siècle: "J'ai observé intensément les êtres et les choses qui m'entouraient et j'ai tenté de fixer quelques-uns de leurs aspects les plus frappants", précise-t-il.

À l'École de Montréal, cette observation permet au sentiment national de s'affiner et l'on y pressent déjà, à travers les excès d'un régionalisme qui, selon les termes mêmes d'Hermas Bastien, "risquait de dégénérer en indigénisme", que du terroir naîtra le nationalisme contemporain.


Notre maître le passé

Travaux des champs et amourettes paysannes, la paix rustique du foyer, tout, au fil des ans, se fixe en la mémoire des gens, leur donne des racines à même ce terreau de verbe dont le poète sans arrêt se fait le défricheur.

Moi je suis le vieil arbre oublié dans la plaine,
Et, pour tromper l'ennui dont ma pauvre âme est pleine,
J'aime à me souvenir des nids que j'ai bercés.

Ainsi s'exprime le poète des Vengeances ou de Tonkourou, en qui s'éclôt le souvenir des jours passés, tout comme un siècle auparavant, se chantait la mémoire de la "doulce France" sur nos rives. Les ans s'écoulent, se chargent de gloires, réelles ou fictives, qu'importe, jusqu'à Charles Gill, qui "rêve d'aller comme allaient nos ancêtres", et Chapman qui constate que notre langue française "est faite pour chanter les gloires d'autrefois".

Lozeau s'écoute vivre dans les poètes morts. Quand Ferland célèbre le laboureur, ce sont les laboureurs d'avant son époque qu'il aime à évoquer. En 1918, Louis-Joseph Doucet tourne toujours "vers les heures passées" ce regard si constamment posé sur les siècles anciens. Blanche Lamontagne-Beauregard, à la suite de Lemay, abordera le thème de nos vieilles maisons, tandis que Paul Morin, ce défenseur de l'art pour l'art, ce parnassien qui, ne vivant que pour l'éternelle Beauté, "sait l'orgueil des strophes ciselées", ne poursuivra pourtant son oeuvre, dans le secret de la belle impassibilité, qu'en allant à l'occasion "au cimetière silencieux, écouter la voix des ancêtres".

Puis, tout à coup, ce passé qui perdure est désormais soumis aux profanations des décades contemporaines: "Le passé dut être accepté avec la naissance, dira Paul-Marie Lapointe, il ne saurait être sacré. Nous sommes toujours quittes envers lui."

Même si Gilles Hénault et Jacques Brault vénèrent toujours le "Voyage au pays de Mémoire", Roland Giguère revient à la charge, évoquant et décriant parmi la Grande Main qui nous cloue au sol l'acharnement d'un peuple à vivre de ses souvenirs.

Suzanne Paradis traite ce passé comme l'une des grandes endémies du pays, pendant que Péloquin désire, cynique et nostalgique, "revenir à ce qui n'existe plus". Est-ce inquiétude, est-ce espérance, les monolithes désormais sont disloqués.


Nous sommes les Fils de la Défaite

Un tel attachement au passé, refuge bien souvent contre un présent qui se refuse au canadien d'antan, n'a que très récemment été avoué comme ayant été la contrepartie de cette Défaite qui nous a déchirés au plus profond de notre identité. Blessure si aiguë qu'il a fallu attendre quelques voix contemporaines afin de dire l'effondrement qui nous habite si profondément depuis la Reddition.

Philippe Aubert de Gaspé a beau tenter de se convaincre que "la cession du Canada a peut-être été un bienfait pour nous", il n'en demeure pas moins que, du témoignage même de Moreau de Saint-Méry, huit ans après la Conquête, "le patriotisme des habitants vient du fait qu'à la nécessité de se soumettre au joug de l'Angleterre", abandonnés des plus riches des leurs qui avaient pu se payer un passage de retour vers la France, "ils préfèrent l'exil et la pauvreté".

Nous sommes tous fils de la défaite. Comme le dira si bien Alfred Desrochers, "Je suis un fils déchu de race surhumaine". "Nous sommes frères dans l'humiliation", constatera Plus tard Jean-Guy Pilon.

D'où les enthousiasmes littéraires et patriotiques du groupe de la pléiade de 1860, à Québec, rassemblé autour de François-Xavier Garneau et de Crémazie, le libraire. Le Ô Canada d'Adolphe Routhier en résume à lui seul tous les thèmes les plus vivaces. On y exalte le Chant du vieux soldat canadien, avec la verve claironnante dont, plus tôt, Mermet avait donné l'exemple. Le drapeau de Carillon flotte sur tous ces textes, parmi lesquels Rémi Tremblay fait entendre sa voix, et l'héroïsme, parfois si flamboyant, est bien souvent mélancolique.

C'est Crémazie, surtout, l'un des chefs de file de cette génération, qui donne le ton:

Ô Carillon, je te revois encore,
Non plus hélas! comme en ces jours bénis
Où dans tes murs la trompette sonore
Pour te sauver nous avait réunis.
Je viens à toi quand mon âme succombe
Et sent déjà son courage faiblir;
Oui, près de toi venant chercher ma tombe,
Pour mon drapeau, je viens ici mourir!

C'est toute l'âme d'un peuple et d'une époque que l'on retrouve en de tels vers enclose, pendant que Louis Fréchette poursuit sa Légende d'un peuple et qu'Alfred Garneau redit ce passé nostalgique et résigné avec un calme et une douceur dont l'École de Québec a peu d'exemples. Lemay le proclame en son vers ciselé, plein d'une émotion soutenue, et quand il remue la cendre au fond de l'âtre antique, des souvenirs morts en jaillissent radieux. C'est d'ailleurs beaucoup plus une tentative de résurrection qu'une épopée, qui se profile au sein de tous ces textes. Notre langue même, dira Chapman, "est encore vainqueur sous les couleurs anglaises!"

Avec l'École littéraire de Montréal, ce patriotisme se personnalise. Patrie intime, en 1928, le manifeste avec tranquillité. Albert Ferland, par contre, souligne l'insuffisance de la parole patriotique. Ainsi la patrie avertit le poète.

Poète, mon enfant, tu me chantes en vain.
Je suis la Terre ingrate où rêve Crémazie;
Célèbre, si tu veux, ma grave poésie,
Mais pour toi, mon enfant, je n'aurai pas de pain!

Insuffisance qui manifeste peut-être l'avance que le poète, ce voyant, possède sur la conscience de ses contemporains, qui ne se reconnaissent habituellement en lui qu'avec un long retard.

Blanche Lamontagne-Beauregard déploiera quand même un patriotisme exalté: "Tout poète est grand qui chante son pays", dira-t-elle, bien qu'Emile Nelligan ait, peu auparavant par l'intrusion d'une Négresse dans nos lettres, tordu le cou de ces esprits tendus dans l'héroïsme des morts, l'éloquence des hommes d'État, l'amour des fleurs-de-lys et de la Marseillaise. Dans la foulée de cette poétesse, Robert Choquette fait de la poésie une oeuvre civique où "le poète doit chanter la patrie en associant la bonne volonté de Crémazie et de Fréchette avec ce que l'expression poétique a gagné depuis trente ans".

Mais c'est Mgr Paul-Eugène Roy, qu'Olivar Asselin traitait de vieille momie sortie tout droit de chez Toutankhamon, qui, en 1928, situe peut-être le mieux ce patriotisme du passé: "Faisons notre littérature militante, appliquée à défendre le verbe gardien de la foi", dit-il, en reprenant l'expression même qu'Henri Bourassa forgeait dix ans auparavant, "et elle s'érigera jusqu'à la hauteur du plus généreux apostolat".


La langue gardienne de la foi

Nos textes ancestraux portent la marque d'un moralisme clérical, inséparable, pour les gens d'alors, de la pérennité du fait français.

Ainsi Joseph Mermet s'éloigne à regret de ce sublime Niagara "où la grandeur de Dieu se peint dans un abîme". Beauchemin a lui aussi le souffle d'une âme croyante. Chapman dira que notre langue française "chante partout pour louer Jéhovah". Gill verra dans le Cap Trinité, "ce rocher qui de Dieu montre la majesté". Lozeau témoigne d'un catholicisme de tout instant, de l'intime douceur de l'amour, sur la lancée d'Hector Demers qui, au tournant de ce siècle, donnait dans le genre religieux le plus traditionnel et de Louis Dantin, ce confident de Nelligan, dont les textes sont empreints d'une inquiétude religieuse tout angoissée. Louis-Joseph Doucet offre son Ode au Christ tandis que Ferland célèbre La Fête du Christ à Ville-Marie. Plus près de nous, c'est Rina Lasnier qui reprend la poésie réflexive et morale, l'apologie des valeurs éternelles et l'appel, par un sens claudélien du devoir, au dépassement de soi.

Ce moralisme dominant s'étendit à tous les champs d'action. Michel Bibaud, qui mettra en satire les péchés capitaux, le manifeste lorsqu'il affirme que Fréchette témoigne dans son oeuvre du fait que Dieu aide toujours les faibles, pendant que l'anglo-protestant proclame de son côté que ce même Dieu donne la force au défenseur du droit. "Assis sur sa borne pensive", Jean Charbonneau, notre presque contemporain, empruntera encore aux classiques ses thèmes moralistes:

Si je ne suis Boileau, je serai Chapelain
Pourvu que ferme et fort je bâtonne, je fouette,
En dépit d'Apollon, je veux être poète.


Généreuse Albion!

Autre facette de ce moralisme, le loyalisme imposé par le clergé et les classes dirigeantes s'avère nécessaire pour que ceux même qui l'imposent puissent tirer profit de l'exercice de leur pouvoir. Et peut-être bien aussi qu'une telle imposition constituait en fait l'unique condition de survivance sur ce sol occupé. Qui sait, la liberté ne sera-t-elle jamais qu'une faille dans les parois de l'ordre, une erreur de parcours qui ne profite qu'au poète? C'est pourtant ce principe de l'obéissance absolue que l'élite restante, au moment de la Conquête, fait peser sur le peuple, en vertu d'un pouvoir tout aussi absolu qu'elle s'était conféré.

En 1809, la Société littéraire de Québec organise un concours de vers français ou latins pour l'anniversaire de George III. Le vainqueur, un officier du régiment de Dalhousie, avait présenté ce qui suit:

Oui, triomphe Albion! oui, ta terre propice
Des orphelins français fut la tendre nourrice,
Oui, tu sus oublier qu'ils furent tes rivaux:
Tu sus les recevoir comme amis, comme égaux.
Généreuse Albion! le bonheur de la France
N'est dû qu'à tes efforts, n'est dû qu'à ta constance!

Aucune valeur littéraire, bien sûr, mais que de servitude! En 1829, Isidore Bédard, s'adressant à ses compatriotes, loue l'Anglais en ces termes:

Respecte la main protectrice
D'Albion, ton digne soutien...
Tu n'es pas fait pour l'esclavage,
Albion veille sur tes droits.

Au plus creux de la vague, le ton railleur prévaut. Le Gascon écrira, en 1834:

Ah! c'est un homme à part qu'un rêveur patriote...
Il use d'un poignard pour cacheter ses lettres...

Ainsi, jusque vers 1890, où le conformisme devient immobilisme, comme si '37 n'avait pas existé.

Saint-Denys Garneau n'aura pas tort d'affirmer que tout un passé de soumission collective entrave encore nos possibilités d'expression, passé devant lequel la plupart, avec Beauchemin, n'auront affiché qu'une résignation tran mile, triste et mélancolique. Comme le dira Jean Narrache (Lile Coderre), "on peut se plaindre, mais pas se révolter".

Simone Routier se situe dans la même veine lorsqu'elle attribue au sol même ce sentiment d'impuissance collective:

La neige tombe
sur le sol résigné de mon pays.

Et Gilbert Langevin, qui constate: "Ô ma peuplade immobile comme un meuble quelconque". Et Luc Perrier de mettre l'épaule à la roue séculaire:

Reste à vivre en haut lieu d'espérance
Comme l'arbre recommence à tout âge
Sa mélodie de feuilles de grand air.

Ce n'est en somme qu'avec Refus global que "la honte du servage sans espoir fait place à la fierté d'une liberté possible à conquérir de haute lutte".


Une race qui ne sait pas mourir

Gatien Lapointe résume la constance de cet acharnement à survivre lorsqu'il nous dit:

Je n'ai rien appris,
Je n'ai rien compris que cet arbre
Qui s'agrippe à la terre
Et qui dit Non.

Le coup qui nous a été porté au moment de la Conquête aura été si violent que ce n'est que deux siècles plus tard que, le choc surmonté, poèmes et chants pourront se dire de la Résistance.

Joseph Quesnel pourtant, prophète à sa manière, parlant des poètes, ses semblables, affirmait:

Ils entretiennent le feu sous la cendre:
viennent des circonstances propices,
et il renaîtra.

Claude Gauvreau, en véritable créateur, extrêmement sensible, donc, à tout asservissement, poursuivra, devant l'impossibilité du pays réel, sa propre quête de survie, en précisant ainsi le sens de sa démarche:

Et pour continuer à vivre
Dans nos solitaires et silencieuses cellules
Nous commencions d'inventer un monde
Avec les formes et les couleurs
Que nous lui avions rêvées.

Suivant par là les traces de Saint-Denys Garneau qui, mesurant l'enjeu de ces tentatives séculaires, conclut au nom de tous:

J'ai perdu tout le cercle à courir vers le centre.
J'arpente un temps d'attente

D'où un climat de tristesse, de désespoir même, d'angoisse. Dès 1877, Hector Fabre le soulignait en ces termes:

Notre littérature manque de types joyeux. On ne rit pas assez de ce bon rire que nous aïeux avaient importé de France en le développant. Nos personnages sont, comme nous, graves et compassés.

C'est le thème de la mort qui reflète le mieux cette âme nostalgique du Canadien, thème si cher à Saint-Denys Garneau, ce maître de la poésie abstraite et de l'angoisse métaphysique, pour qui le peuple mort est en attente de résurrection:

Mais le mort a soif et demande à boire.

Thème repris par Chamberland, chez qui "vivre épousera la mort transgressée", et par Suzanne Paradis, pour qui ce même vivre consiste à "ramener la mort au-dessus de la vie", de sorte qu'à l'intérieur du poème, nous pouvons dorénavant, avec Jacques Brault, nous demander "en quel espace nous acquitter de la mort?"

Pourtant, Alfred Garneau avait été le poète d'une tristesse résignée: "Mon pauvre coeur semblable à l'épi qu'on flagelle", murmure-t-il en sa complainte. Pamphile Lemay aussi, qui se perçoit, à l'image du peuple, "comme un timide oiseau dans une étroite cage", alors que Beauchemin étalait, sur le thème de la maison solitaire, cette difficulté de vivre à laquelle Paul Morin s'attardera plus tard franchissant cette longue suite "des jours et des jours" ou, fidèle à Lemay, l'homme d'ici, étranger au milieu de ce monde, pressentait que "l'ennui, comme un boulet, rendait son pas plus lourd".

Seule en un coin de terre où planent la tristesse
Et le mélancolique et vague ennui des soirs,

Ainsi, comme ses vieilles maisons, le canayen "supporte tout, sans murmure et sans haine" (Alphonse Désilets).

Si Paul Morin évoque en termes analogues "cette soif de souffrir (qui) nous étouffait au cou comme mille pendaisons", Charles Gill, lui aussi, s'adresse à ses compatriotes comme à, de "mornes vivants dont l'âme est en proie aux vains bruits"; itinéraire dont Nelligan aura vécu tous les cheminements, lui le majestueux, l'altier mélancolique, l'âme désespérée dont la pensée était "couleur de lumières lointaines". Tristesse et fatalisme: pas un de nos poètes, âme du peuple même, qui n'en soit atteint.

Depuis que triste, hélas! sans force et sans défense,
J'ai fini d'effeuiller les roses de l'enfance,

nous avoue Blanche Lamontagne-Beauregard, celle qui, précisément, n'aura pas vécu d'enfance.

Mon Québec, ma terre amère ma terre amande,
J'ai de toi la difficile et poignante présence
avec une large blessure d'espace au front,

dira Miron, et Giguère de renchérir, en constatant qu'il traîne une existence diminuée, parmi ce monde de cendre, de lune, d'eau glauque, de sable, de boue.

Nous sommes ces confins d'idéale tristesse, désertés par l'espoir, et cette attente exacerbée nous plonge dans l'angoisse. "J'ai faim nous avons faim nous sommes la poussière" (PaulMarie Lapointe). En ce pays scalpé de sa jeunesse, mon pays né dans l'orphelinat de la neige" (Jacques Brault) et tout au long de ce jour malaisé, nous sommes "les otages de la joie" (Gatien Lapointe). Comment pourrions-nous "être autre chose qu'une source de regrets mal ensevelis?" se demande Gilbert Langevin; et Juan Garcia de poursuivre que "sans arrêt son sang lui fait défaut, en ce monde mal éteint qui l'invite à le suivre", dans une sarabande où Gauvreau voit tous les limiers de l'ordre, "ces satrapes, le poursuivre comme un jaune dans une rigole abrupte, dans une corne de bélier".

Pendant ce temps, "le volcan se retourne dans sa lave et patiente" (Giguère), "comme une eau retenue" (Jean-Guy Pilon). "Je suis désert ardent dépeuplé par l'attente, car je traverse ces temps, le souffle à fleur de vivre et le coeur en rafale." (Courteau)

L'absolu comme un cri que le silence exalte le déchire d'un trait, l'arrache aux chairs du temps où l'espoir imperceptiblement patiente sur nos corps foudroyés que les neiges calcinent. Clément Marchand évoquait ce vertige comme celui d un "corps ainsi qu'un arc tendu vers l'éphémère", corps de celui qui a mal et peine "comme une morsure de naissance" (Miron), d'une naissance percutée "comme un coup de hache au front." (Courteau)

C'est qu'au sortir de cette introspection de verbe, une certaine déception persiste, l'impression surtout d'un douloureux désarroi, abîme insondable à celui qui pourtant était "né de la lumière de l'évangile des temps heureux" (Luc Perrier).

Aussi sommes-nous en mesure de constater, avec François Hertel, qu'une pareille déception s'immisce insidieusement dans tous les champs de la conscience:

Et voici qu'un bon matin on se réveille,
porc parmi les porcs.

et avec Gilles Hénault, que "les mains fraternelles n'étaient que branches brisées".


Un canadien errant

Depuis Antoine Gérin-Lajoie, notre pays n'a cessé d'en être un d'errances et d'exil. Crémazie, en une vision étrangement prémonitoire, lui qui, mort exilé, sera déposé dans une fosse commune au Havre, évoque cet exil, celui de tout un peuple:

Loin de son lieu natal, l'insensé qui s'exile
Traîne son existence à lui-même inutile...
Et peut-être, ô douleur! ces lointaines contrées
Ne lui donneront pas l'aumône d'un tombeau.

Quant à Louis Fréchette, c'est de Chicago qu'il nous donnera La Voix d'un exilé, et Charles Gill, à sa façon, poursuivra l'errance et son exil comme une sorte de mal nécessaire: "J'errais seul, à minuit, près de la pauvre église". Errance, solitude, noirceur et pauvreté, par le verbe assemblés, tout y est, à l'image de cette existence d'emprunt qui leur donne naissance.

René Chopin nous livre son Coeur en exil, tandis qu'Alain Grandbois nous offre de "construire un pays pour marquer la fin de l'exil".

Car dans l'exil obscur des regards naufragés, mettant le cap sur un impossible royaume, erre éternellement le navire fantôme, sur des mers inconnues où la dérive lui tient lieu d'âme. Nous errons, crevassés de gouffres imprécis, "nous, les déracinés d'aucune terre". (Réginald Boisvert).


Entre les failles de l'absence

"Entre les failles de l'absence, j'habite" (Boisvert), là où "je suis l'absent aigu", celui qui peut, avec Jean-Guy Pilon, clamer: "Ce pays n'a pas de maîtresse: il s'est improvisé. Tout pourrait y naître; tout peut y mourir". Nous ne sommes que sursis et lorsque nous voulons arrimer l'espoir quelque part, c'est à nos vies amarrées qu'il nous le faut nouer, car tout ce que nous possédons, pour l'instant, c'est "un pays de parole à peupler de dérives" (Courteau). L'homme d'ici escalade l'absence, intemporel, intense, et nous allons sans comprendre, peuple des temps absents désertés de tous lieux, jusqu'à l'hallucinante "Présence de l'absence" (Rina Lasnier). Ainsi Saint-Denys Garneau reprend le chant de François-Xavier Garneau qui, voyant en 1837 l'esprit s'éteindre comme une lampe où manque l'huile, interroge son "peuple submergé par la fatalité".

Je marche à côté d'une joie,
D'une joie qui n'est pas à moi,
D'une joie à moi que je ne puis pas prendre.


Au comble de l'aliénation, nous n'avions guère plus d'autre choix que d'être, avec Hertel, "le fouet impitoyable emporté par une main sans but... Pour que Dieu n'ait pas été le Seul à se repentir de la naissance de l'homme!"

Car, "puisque l'homme a rompu les ponts avec le ciel", (Roger Brien), comme le constate Fernand Dumont, "nous écrivions (depuis nos origines) à distance de notre être profond, et nous vivions de même!"

Notre destin, en somme, fut "d'être au monde comme n'y étant point" (Saint-Denys Garneau) pour y vivre les "Poèmes d'une Amérique étrangère", écrits par quelque "obscur blanc nègre-blanc, le juif la déjection... par un peuple d'emprunt" (Paul-Marie Lapointe).

"Une neige de fatigue étrangle avec douceur le pays que j'habite, et je persiste en des fumées, et je m'acharne à, parler" (Yves Préfontaine). Mais ce pays est sans parole, lui qui en a pourtant l'âge. "Il nous faudrait trouver le cri qui rallie toutes les angoisses, qui exprime toutes les joies. Mais nous sommes aphones" (Gilles Hénault), et "nos voix, lorsqu'elles arrivent àsurgir, ne font que taire en nous le cri noir du vaincu" (Courteau), car "il n'a pas de nom ce pays que j'affirme et renie tout au long de mes jours" (Jacques Brault).

Devant l'angoisse qui l'étreint, Michèle Lalonde opte pour l'imprécation: "Pour raconter une vie de peuple-concierge, rien ne vaut une langue à jurons. Notre parlure n'est pas très propre, tachée de cambouis et d'huile. "Le Québécois, à tout le moins, éprouve quelque difficulté à coïncider avec lui-même, et avec le monde environnant (Juan Garcia) qui le marginalise comme "un criminel ambiant" (Gauvreau), "éparpillé dans ses gestes et brouillé dans son être", et doté "d'une âme maintenue minimale" (Miron).

Pendant que, te couvrant de gloires éphémères,
Tes amuseurs publics, Québec, d'un air narquois,
Te font caracoler sur des chevaux de bois,
(Courteau)

Tu marches, peuple, sans comprendre, coincé entre le temps et l'éternité d'être, comme un obscur damné aux délires étranges, "isolé du vain bruit dont s'étourdit le monde" (Lozeau).

Meurtris par la réalité, nous exhibons nos blessures (Charbonneau, Alain Horic) à tout venant, nous en prenant, pour conquérir quelque lucidité, à tous les autres, dont la présence, perçue comme étouffante, nous empêche d'être nous-mêmes.

"C'est eux qui m'ont tué, sont tombés sur mon dos avec leurs armes, m'ont tué, sont tombés sur mes nerfs avec leurs cris, m'ont tué" (Saint-Denys Garneau). "Bêche et rien, ni l'or ne croîtront dans le sol aride où j'ai vu quelque soir l'homme que je fus me suivre et m'épier. Mais les détours l'ont étranglé" (Gilles Hénault). Cette agression est collective (Lue Perrier). Et tout se passe loin de nous: "Nous étions au départ de la vie. Elle partait et nous la regardions partir, lui souhaitant bonne chance" (Giguère). Le visage offensé (Suzanne Paradis), perdu parmi les mondes assujettis (Péloquin), "l'homme aux joues évaporées entend le marteau sur son crâne" (Gauvreau) et si son peuple octobrisé est mis aux fers par ce siècle d'instincts, "c'est que des pas durs ont marché dans ses hanches" (Éloi de Grandmont).


Murés en nos tombeaux comme des rois maussades

"La solitude est notre seule maison" (Gatien Lapointe) et s'il est des îles, des temples en son sein, ils ne sont que de nuit. "Je suis le veuf de la nuit, je suis le veuf d'une invisible terre" (Grandbois). "Car je suis seul et je combats debout" (Garcia) et je ne marche qu'à demi dans ma vie, "coeur apatride et seul, braise vide au poing" (Gatien Lapointe). "Je suis l'âme solitaire."

Le poète, isolé du monde, dans sa chambre,
Rêve à la grande paix des tombes de décembre,

disait Lozeau, "tel qu'en sa solitude" (Charbonneau) "je suivais son chemin, nocturne et solitaire" (Louis-Joseph Doucet). La femme même est tenue à l'écart par ce manque à communiquer, ce silence inculqué: "À celle que j'aimais, je rêvais solitaire." (Alonzo Cinq-Mars)

Pas étonnant dès lors que nos textes portent le reflet d'un tel pessimisme natal. Car le poète issu de ce peuple de porteurs d'eau, s'il va sur mer, "sait bien qu'un dernier souffle le guette. Pour lui, comme pour nous, ce sera la défaite" (Doucet), car l'histoire se recommence!

Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif..
Que reste-t-il de lui dans la tempête brève?
Hélas! il a sombré dans l'abîme du rêve!
(Nelligan)

Or, tant d'abîmes s'ouvrent sous nos pas! Ici, "on a la vie devant soi comme un boulet lourd aux talons" (Saint-Denys Garneau). Là, "les temples sont effondrés" (Préfontaine). Du désespoir jusqu'à la foi totale, la vie n'est qu'un " fragment du château qui fut bref" (Garcia), de qui ne connaît "qu'un espoir de terrain vague", où l'homme "est un mégot de survie, un vivant agonique" (Miron), qui passe, "environné de ses naufrages" (Grandbois); et qui habite un cri qui n'en peut plus de "heurter, de cogner, d'abattre ces parois de crachats et de masques" (Y. Préfontaine). Apatride (Michel Beaulieu) sans cesse, il fait sur ses chemins des jours d'étrange attente.


Je te jonche, défait, femme comme une épave

Car il faut, malgré tout, "aimer ce pays comme on aime une femme" (Pilon), cette femme aux couleurs mêmes de son pays (Pierre Trottier). Mais ici comme en tout, l'homme lui reste soumis, passif d'une passivité dont il la voudrait même investir: "Ne parle pas, ton corps est plus qu'une parole" (Roger Brien). "J'attends que tu viennes, qui que tu sois, j'attends" (Pierre Perreault), affirme celui qui voit la femme comme une initiatrice et médiatrice de bonheur: "Femme, peuple-moi des soleils qui sombrent sous tes bruines". Et si certains, devant la femme, nous avouent "blanchir en voyage", avant que vienne la génération du pays à reconquérir, celle-ci n'est que rêvée, "comme une vieille chimère qui, avec le jour, s'enfuit" (Cinq-Mars), irréelle en tout temps, et tout autant que le pays, sauf lorsqu'elle assume sa maternité, lorsqu'il est question de "ces femmes que l'amour a faites créatrices" (Cécile Chabot). Mais règle générale, "le songe de la femme, cette terre des hommes, n'en est un que de la fiancée détruite" (Michèle Lalonde), quand elle n'est pas la femme au pays de neiges adorable qui "s'inscrit, de tendresse, lumineuse de tous feux " (Giguère). Une arbitraire hiérarchie s'instaurera entre elles: "Nos femmes les plus tendres entreront en état de neige, les fabuleuses, ranimant le fleuve Oh! lentement contre leurs lèvres" (Fernand Ouellette). Et c'est après avoir subi une épreuve, celle d'avoir atteint la tendresse désirée par l'homme, qu'elles sont promues au rang de l'irréel. Piètre récompense, pour celle qui a été perçue comme la presque seule force capable de ressusciter le pays, mais tribut conforme, sans doute, à ce "Portrait d'homme immobile" que nous livrait Jovette-Alice Bernier. "Si je ne croyais plus en toi, je ne croirais plus au pays", car "l'homme, force obscure, s'allège dans son mouvement vers elle dont le corps est perçu comme canal unique vers l'absolu" (Ouellette). Suzanne Paradis nous présente une femme, danseuse écarlaté, à qui, dans ces conditions, il est conseillé de fuir, elle "qui allume l'incendie des quatre coins du monde", et qui, à son tour, demande à l'homme "en amont de l'amour", de passer, car "elle le suit, le croit". Pour Péloquin, par contre, elle constitue un empêchement d'aller plus loin. À tout le moins, elle est ce temple étrange où se rêve quand même une tendresse. "Car c'est l'amour, vois-tu, qui fait le plus souffrir", nous confie Paul Morin.


Sur fil métamorphose

Roulant, avec Anne Hébert, dans de tels ravins de fatigue, l'être désemparé finit parfois par pousser un cri de révolte. Alain Grandbois, qui l'a entendu, l'incite à tuer la mort, à lui substituer la vie: "Oh Mort, pour nous jusqu'à ton ombre même est morte en chemin. Ah, tu ne nous atteindras jamais plus."

Mais, précurseur et générateur de toutes les révoltes, c'est le surréalisme qui, profanant toutes les idoles, a ouvert chez nous toutes les portes. Cette réaction contemporaine est proclamée et constituée par un refus global du catholicisme ancestral, des repliements sur soi, de l'attachement au passé, du règne de la raison hiératique, bref, de toutes les formes d'étouffement progressif de notre vie, et bien que chacun des poètes actuels ait connu sa "période Saint-Denys Garneau", c'est d'une reconquête qu'il s'agit dorénavant. Ce réel absolu sur fil métamorphose assume maintenant le risque de l'expression totale, et ce réel rassemble toutes les rages contre les tabous, l'éclosion des désirs illicites, l'instinct qui transgresse la norme.

Déjà, au temps de Delahaye, Marcel Dugas avait convié les siens, sans grand succès pourtant, puisqu'il était trop tôt, à la révolte surréaliste: "Sois incohérent, sois incohérent! Et pour taquiner la nature, offre-toi, en imagination, la comédie de la perversité intégrale."

"Faisons crânement du laid et tuons partout la solennité", réclamait un article du Devoir, dès 1912. Avec des images de femmes-flashes, à la Patrick Straram, les incursions verbales de Pierrot Léger, les pornographies textuelles de Denis Vanier, les images insoutenables de Louis Geoffroy le phallologue, les agressions, lentes et linguistiques intrusions de Claude Beausoleil, les jeux radicaux de Guy Gervais, chaque poète peut désormais constituer une cellule verbale terroriste subversive qui brandit la provocation à la face du monde.

Certains surréalistes, d'obédience marxiste, font du texte-prothèse, lancent sur tous les murs le poème-molotov, éphémère éclat d'une littérature-objet, le poème-coca, en verre ou en cannettes, à jeter après usage. Les messianistes d'autrefois se voulaient être les directeurs de nos consciences. Les marxistes aspirent maintenant à s'en faire les éveilleurs. Et ce nouveau clergé n'a changé que de dieux.

"Les saxophones scient les planchers", mais "d'en avoir bu tout le cendrier", sur rythmes de jazz, avec un cri matraque nous agresse: "Arbre, arbre pour l'arbre et le Huron" (Paul-Marie Lapointe). Calorifère de Péloquin loge à l'enseigne du texte-incursion. "La culture n'existe qu'en ruant dans les brancards", d'affirmer Michel Van Schendel, qui note que la révolte des poètes canadiens porte non seulement sur les valeurs, mais sur les formes qu'elles se donnent. Dont le vers régulier. C'est la voie de la révolution par le langage, qui ne manque pas de tenants.

C'est que notre poésie a été de toutes les écoles de France, sans en excepter aucune. Classique, romantique ou parnassienne, le vers pour la chanter emprunta au Vieux-Monde l'éloquence, puis lui tordit le cou, - avec quelques années de retard, avant la venue de Nelligan, - quand les Français le firent. La Comtesse de Noailles avait une grande influence sur Paul Morin, qui fréquenta son salon. Souvent nos poètes du siècle dernier s'exprimèrent dans un romantisme mitigé de parnasse, jusqu'aux bibelots hérédiens d'Arthur de Bussières.

Ma vie intérieure en poème s'épanche
Aux rythmes variés des sentiments divers. (Lozeau)

Avant ce siècle, les seules audaces syntaxiques se bornent à l'insertion de propositions incises entre deux adverbes qui se modifient. Quelques fois, la césure est minée, comme chez Charles Gill, qui rompt l'alexandrin ici selon le rythme 5/7: Lors j'ai crié: "Quel Montagnais dans l'ombre pleure?"

Avec Nelligan, le moi envahit nos lettres alors qu'une virgule mal placée donnait la fièvre à Albert Ferland. Blanche Lamontagne-Beauregard présente des vers presque libres, une poésie qui, sortant de son coffrage trop rigide, aspirera aux rythmes des musiques intérieures.

Mais "celui qui sait l'orgueil des strophes ciselées" ne sait pas plus mourir que le peuple qui lui a donné naissance et, célébrant ce vers coexistant au fait français, l'alexandrin, le gonfle désormais des souffles hachurés, tout aussi bien que des rythmes latents de l'âme la plus vaste. Ce souffle né du Roman d'Alexandre se prête au même développement sonore, à l'interférence réciproque des accords, à la suppression de tout lien syntaxique apparent, à tous les blottissements sonores en vue de la sensation pure, à l'élévation de la syllabe au rang de l'absolu lettriste, à tous les paroxismes même, que tout vers réputé libre de ce temps. Et il sait lui aussi accéder à "la neige des sons glacés imperturbablement beaux" (Péloquin).

Bien que de Fréchette à Simone Routier, comme le clame Louis Dantin, l'évolution à laquelle Albert Dreux a pris une part active ait eu lieu, et que le vers libre soit dorénavant parmi nous, l'alexandrin vivra sans cesse et, à l'instar des grandes orgues, saura toujours recomposer l'émouvante synthèse de tous les instruments, cuivres, cordes et bois.


Vers une naissance incessante

La révolte tisonne le coeur de la jeune génération, qui refuse toute prédestination, toute soumission, toute compromission parfois.

J'ai refusé le lent cheminement
De la poussière
Pour traverser les jours comme un nageur. (Alain Grandbois)

Mais il ne suffit pas que demain l'on mange la tête du serpent, et de se demander, une fois le dard et le venin avalés, quel chant nouveau viendra nous charmer (Giguère). Car bien que j'aie "mon coeur au poing comme un faucon aveugle" (Anne Hébert) et que je hurle comme L'Afficheur, - "Parler, parler tout haut avec la véhémence d'un racheté, revenir à soi comme une bouée, croire à la justesse des choses" (Olivier Marchand) - c'est à l'oralité que plusieurs confient leurs accents. "Celui qui sème la conscience est mangé de joie", entonne Raoul Duguay. Car cette pratique qui tourne les choses, comme les noms, à l'envers, pour les mieux comprendre, force faite toute de spontanéité, c'est à nos chansonniers qu'elle incombe, à ceux qui, engagés dans le refus de la société actuelle, percutent une parole que l'émotion fortement module.

Au-delà de cette oralité, certains prônent le recours au pays (Pilon), ainsi que nous en a donné l'exemple Alfred Desrochers, nous léguant "ce mal du pays neuf" qui le hantait. Ce pays neuf, que Jacques Brault tente de pousser vers sa naissance, c'est par la poésie que plusieurs entendent l'édifier (Miron, Chamberland, Lalonde).

D'autres, évoquant la violence révolutionnaire, offrent d'ouvrir le feu (Gilbert Langevin), alors que Miron espère concrétiser le texte par un geste, un recours collectif: "Levons nos visages de terre cuite et de cuir repoussé" et passons à l'attaque. Car, "quand nous reviendrons, nous aurons à dos la victoire, et à force d'avoir pris en haine toutes les servitudes, nous serons des bêtes féroces de l'espoir". À la violence subie doit répondre celle de la riposte :

Car le coeur bat comme une porte
que plus rien ne retient sur ses gonds. (Giguère)

Pour Gilles Hénault, qui entend rogner tous les dieux, cette violence est avant tout verbale; il lui faut "des mots comme des balles" pour forger la mitraille du verbe dont il veut cribler nos pas. Mais cette violence même semble incertaine: "Je serai au centre du feu, explosant comme une grenade, projetant partout le sang avalé depuis vingt années", mais c'est en vertu d'une cause qui lui échappe encore que! "bientôt le volcan sonnera midi". (Giguère)

Sont fustigés dès lors ceux qui passivement attendent une parole de délivrance, car "ils n auront pas le droit, ils seront seuls et le coeur chargé d'une fausse espérance, ils attendront l'impossible délivrance des mondes." (Michèle Lalonde)

D'autres, avec Lue Perrier, s'essaient à reconstruire l'enfance, ayant au coeur la mémoire des temps où le poète encore naviguait sur des bateaux de rêve faits de bouts de bois, encore que le recours à la femme nous offre une autre voie d'accès:

Et par toi j'apprenais
À me faire un visage pour vivre avec les miens.

Et à cet homme qui constitue une sorte de menace à son intimité, la femme répondra, qui joue le jeu.

Ce fol dieu à lier d'ombre étrange,
Je lui donne la soif avant l'eau...
Lui seul dans mon lieu noir me dérange.
(Suzanne Paradis)

La femme ainsi conçue est investie d'un sacerdoce nouveau, prolongement des vieux messianismes mâles, car ce culte à la femme offert, récompense qu'elle s'est acquise en vertu de son entreprise slavistique, stigmatise une mâle suprématie mythique qui perdure: "Le tonnerre seul de mon sexe total, divisant ta vie qui croit en dévorant, t'ouvrirait le sein à, la sonorité du soleil." (Ouellette)

Alexis Lefrançois, carcéral, nous propose comme solution le recours à la quotidienneté la plus désabusée, au goût de l'insolite, aux réflexions du passager d'autobus qui pourrait contribuer à nous faire évader de notre condition de Québécois, conquis. À l'opposé, Alain Horie nous offre de partir vers un ailleurs, de "quitter ce plateau angulaire des vertèbres".

Déjà, Nelligan avait proposé de fuir "vers le castel de nos idéals blancs, aux plages de Thulé, vers l'île des Mensonges, sur la nef de vingt ans, de fuir comme des songes", de s'étourdir à crever dans son cerceau de vivre, s'enivrer de ses sons pour la suite du songe. Se faire le châtelain des chimères d'Espagne, "prendre la fuite ensemble et rire des agents", comme le suggère Sylvain Garneau, "crier en angle droit", tel qu'abstraitement Péloquin le propose, autant de projets offerts à la méditation du poète actuel.

Mais "voici qu'un peuple apprend à se mettre debout", affirme Jacques Brault, et le poète, pour témoigner de la détresse des siens, lance un appel à la marche collective, annonce la victoire définitive.

Avec Pierre Morency, l'homme est convié au recommencement du feu, là où, à l'origine, était le verbe. Et le poète ainsi touché chantera

Jusqu'à ce que la voix de son corps périssable
Fasse un hymne d'amour qui ne mourra jamais. (Robert Choquette)

Le poème y devient un acte de foi dans le destin individuel et collectif et ne requiert aucun prosélytisme, sachant que la libération d'un peuple, d'abord et surtout, consiste à permettre à chacun de s'exprimer, de devenir créateur, chaque recueil étant une nouvelle affirmation de soi.

Qu'il s'agisse de la recherche verbale intransigeante de Gauvreau ou "de soulager, en la communiquant, la peine" (Lemay), on peut redire, avec Hertel, sans crainte de se tromper, que "chaque homme a son rythme, un rythme qu'il porte avec soi, comme un pipeau virgilien, et que c'est à cet unique diapason qu'il doit s'ajuster". Voilà l'unique engagement, la vocation suprême du poète!

C'est en des termes analogues que Jean Charbonneau invitait les gens de ce début de siècle:

Si tu nourris ton coeur d'espérance inconstante,
Ce coeur vivra quand même, ouvre-le, suis ton goût.

À Crémazie traitant son peuple d'épicier, le poète contemporain répond que, sans prédication, "il tient à l'épicier de purs propos d'épices", tout en vivant le verbe, "comme ces rois déchus que le cri désencombre".

La poésie, depuis Nelligan, Lozeau, Dantin, est définitivement tenue pour ce qu'elle n'aura jamais pu être d'autre, c'est-à-dire un art, une fin en soi, et non pour un moyen d'action quelconque. Aux poètes d'aujourd'hui, toujours aussi rêveurs concrets et d'une âme aussi fière que ceux de jadis, d'aspirer à laisser croître "au jardin de l'humain les fleurs qu'on ne voit plus", comme le formule avec sérénité le Commandeur Roger Brien, de tendre à buriner le poème total, celui qui, donnant au lecteur l'occasion de se former une vision intime et vaste de ce qu'il a lu, lui permet par le fait même d'accéder à la poésie pure.


Conclusion

Ainsi cet herbier se referme. Tant mieux si quelques-uns, de l'avoir feuilleté, ayant pris goût à ces bouquets trop ordonnés pourtant, désirent aller eux-mêmes humer la fleur de verbe éparse en ses forêts.

Intimes ou collectifs, les propos incessants du poète, cet homme d'âme et de parole, avec des mots de songe ou de verbe rêvés à la fréquentation des choses méditées, nous révèlent à nous. Non pas, bien sûr, à la manière d'une prophétie, - car là n'est pas son but, ni sa manière, - mais tels enfin qu'imperceptiblement nous devenons.

Nos actes nous ressemblent. À cet égard, le poème, plaisir de verbe, est notre acte suprême. Les unanimités n'ont désormais plus cours. Quelle sera de nous cette profonde identité à laquelle tout notre peuple, de haute lutte, aspire? Cesserons-nous un jour cette impossible errance qui nous tient lieu d'espoir? Saurons-nous accéder aux sérénités originelles? Et à quel prix? Ou ne sommes-nous pas plutôt, petit peuple conquis, condamnés à nous acharner sans cesse en vain sur une terre, objet de trop de convoitises? Nous qui n'avons, tout au long de notre histoire, cessé de survivre en disant non, nous reste-t-il encore un peu de la fierté de nos aïeux, bâtisseurs de pays, pour espérer enfin survivre par un oui?

Quoi qu'il en soit, sera toujours chantée notre patrie intime, celle de la parole, tant que perdurera, revigorée par les rythmes d'ici, la langue française au Québec, celle même dont le poète, malgré lui, est l'ultime gardien, et que son verbe rêve en se faisant poème.

Place au poème, donc, ce vivre, cet aller au bout de soi, jusqu'à l'angoisse, vertige familier de l'être, et qu'il revienne à tout poète de creuser cette angoisse jusqu'à en crever, s'il le faut qu'il soit tout disposé à S'immoler ou, récompense inespérée, en ressortir plus transparent, épuré, simplifié, épuisé, vidé, dépaniqué, puisque c'est l'angoisse qui complique tout, et qui permet aussi le tout poème. Et tantôt l'angoisse renaîtra, car les confins de soi reculent sans arrêt, nous obligent à des déchirements, des dépassements poussés toujours plus loin, jamais définitifs. Et le poème ainsi ne finira, qui constitue l'éternité de tout poète.

Il n'est donc pas question de se demander, interrogeant ce monde, dans quelle direction s'oriente le poème, mais bien plutôt, en s'attardant à ses propriétés, d'interroger le verbe sur le sens des cheminements qui s'amorcent sous lui.

Reste au poète des décades qui montent à préciser ses enjeux, en poursuivant jusqu'à leurs limites dernières, floues encore, les sentiers neufs de son périple d'âme. Le poème à venir engerbera sans aucun doute les multiples reflets qui jusqu'ici épars demeurent l'apanage de textes isolés.

Ce poème futur sera bouquet vivace de tout ce qui semble aujourd'hui s'opposer, nombre plus grand que la somme de tous ses contraires, union vitale des paradoxes. La vie intérieure s'y fondra au projet collectif, l'éternel à l'éphémère tendra la main, violence et douceur habiteront un même chant scandé sur d'infinis rythmes libres en mainte forme fixe, entre autres. Lorsque le verbe aura conquis la liberté que lui permettent ses contraintes, le peuple sera près d'en avoir fait autant. Parce que la création nous est un état d'âme, un mode de vivre où le poème sur tout l'être rejaillit. Car quiconque crée de verbe, crée sa vie tout entière. Tout autre la subit. Et vivre est une perpétuelle création.

Car l'âme même de tout texte est quelque souffle qui perdure, souffle fait de brisures, de reprises, d'élans, d'arrêts, de rythmes et saccades, sérénités, accès qui composent le sens ultime du verbe, du réel. Et de ce souffle enfin, le corps lecteur s'inspire, dont l'âme se modèle, qui la pénètre peu à peu, S'immisce à son insu dans l'interstice de son silence et par ce rythme même se miment les moindres soubresauts de la Passion que le poème évoque.

Et c'est le mimétisme même d'un tel souffle sous le verbe et parmi sa syntaxe qui donne accès aux harmonies dont le Poète se franchit pour accéder à soi.

Il existe une poésie du thème, comme de tout ce qui sous-tend quelque passion. Mais l'acte suprême du poème ne s'atteint que lorsque l'idée surgit de la passion même du verbe, jusqu'à donner l'imprévu thème dont le poète qui le rêve est le premier contemplateur émerveillé.

Et ce qui rend la poésie, la vraie, si difficile apparemment et de si peu d'accès, c'est l'apport qu'elle sollicite de son lecteur, apport total, entier, vital, et qu'elle le précipite, pour amorcer sa résurgence, vers ses propres tréfonds.

C'est donc au sein du rythme que le poème prend racine. Essentiellement. Car du concept jamais le rythme ne naîtra. Mais du rythme, comme de la mer, sans cesse recommencée, surgit nécessairement l'idée, la seule à laquelle le poète se soumette, l'idée poétique. Et l'art suprême du poème n'est-il pas justement cet accès à la modulation totale de tout rythme?

Qui sait? Une telle oeuvre de synthèse vit peut-être déjà parmi nous, dans l'attente que quelque homme de verbe, en sa ferveur, nous en révèle les secrets enchantements?»

[article:attachments]

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]

La beauté défaiseuse des noeuds du Soi  Ajouter une vignette

[author:name]
[article:author_info]

Détresse ! Que faire ? Que dire ? Les mots sont détournés de leur sens; les idées, otages d'experts enragés ou intéressés; arguments pipés, chiffres traffiqués, mesures altérées, actualités truquées : le temps des tricheurs est venu. Les lettres même de l'alphabet ne suffisent plus à égrener les sensibilités à ménager : LGBTQIAPD la semaine passée, LGBTQQIP2SAA cette semaine. Un 2S oublié, et voilà une tribu entière de damnés du gender, amérindienne de surcroît, celle des two spirits,[1] basculée dans l'oubli, ses membres micro-agressés au plus profond de leur soi intérieur.

Nous vivons en des temps compliqués où il faut se méfier de tout et de tous, faire attention à ce que l’on dit, ne rien croire, ou alors aller à contre-temps : répondre par l’injure à l’insulte, par l’intimidation à l’insinuation. N'importe quoi, à condition que le soi s'en tire. Trump, alias Trumplethinskin [2]maîtrise l'escrime de la répartie cinglante, mais, pour paraphraser Rostand, s'il la sert aux autres avec assez de verve, il ne permet pas qu'on la lui serve: un autre soi fragile; Cyrano dirait qu’il manque de nez. [3]

 C’est que, politically correct ou pas, les mots ne servent plus à parler, ils ne servent qu’à manifester la vérité de son soi profond — ce qui, à tout prendre, est sans doute plus prudent que de tenter de dire le vrai des choses, sur quoi personne ne s’entend. Triomphe de la doctrine du truthines[4] : seul un comédien ayant le droit de dire n’importe quoi pouvait la formuler impunément[5], et seul un politicien comédien comme Trump, assez riche pour se permettre n'importe quoi, pouvait de son côté en tirer parti.

Les choses sous les mots ressemblent aux desaparecidos, les personnes disparues, sous le régime du président Videla en Argentine dont on disait qu’elles avaient disparu pour éviter de rendre des comptes à leur sujet : « Elles n’ont pas d’entité, elles ne sont ni mortes, ni vivantes, elles appartiennent à la catégorie des disparues[6].»(sic) C’est à ce dosage toxique de truthiness que le pape François, alors Cardinal de Buenos Aires, a été exposé. Il eut besoin d’une période de repos, en Allemagne, à l’occasion de laquelle il vit, dans les mains d’une vieille dame pieuse, une image de la virgen desatanudos, celle qui défait ces nœuds jadis appelés péchés, causes du mal dans le monde. Il avait découvert la vierge défaiseuse de nœuds.[7] À la vue de cette image, il fut guéri de son intoxication à la truthiness. Depuis, il distribue ladite image. C’est à mon tour de vous l’offrir, ce sera mon premier cadeau.

Pour ceux à qui cela ne suffit pas, et qui, comme moi, ne résistent au solstice et à l'hiver que par les méga-doses de vitamines et de beauté, voici une autre dame. Le contraire de la virgen, on pourrait croire, puisqu’il s’agit de la belle dame sans merci (celle de Keats),Annexe 1 mise en musique par l’ukrainien Valentin Silvestrov, en première partie de son cycle de chants discrets — discrets, intimes, mais non pas silencieux comme le veut la traduction tendancieuse du titre en anglais : silent songs. On connaît le poème de Keats aux mille lectures possibles, avec son chevalier abandonné, se mourant, désarmé de son soi, d’avoir entrevu un instant l’inaccessible beauté, dans ce qu’elle a de plus pur. Le k.o. identitaire, suite à une rencontre avec l’idéal. On n’en revient pas. À moins, comme RilkeAnnexe 2, d’être touché par lui sans l’avoir recherché, en admirant quelque marbre archaïque, par exemple. Alors on en revient, mais transformé : il faut changer de vie. Le miracle de la vierge défaiseuse de nœuds est peut-être du même ordre. Silvestrov pour sa part, tire de la vieille légende médiévale une mélodie d’une beauté éthérée, d’une élégante simplicité, figée dans l’imminence d’un dénouement qui se refuse d’une répétition à l’autre, d’une écoute à l’autre, jusqu’à ce qu’on saisisse que, malgré la mélodie presque shubertienne, il ne s’agit pas d’un épanchement musical ou d'une représentation de la chose, mais bien d'une rencontre fortuite d'une présence qui tient du sublime, qui flotte, demeure et vous habite, et vous tire hors du soi. Il y a la vie après le truthiness, et donc de l’espoir. C’est de saison, et c’est mon deuxième cadeau : une très belle version : celle de Alexei Lubimov avec au piano Alexei Martinovici.[8]  Mais la meilleure, à mon avis, si vous pouvez la trouver : celle de Yakovenko, accompagné de Ilya Scheps.[9]

 

 


[1] De nombreux amérindiens ne se reconnaissant pas dans les LGBT… blancs, ont adopté, à la place, le terme 2S (two spirits). « Dans la croyance amérindienne, certaines personnes sont nées avec les esprits des deux sexes et les expriment parfaitement. Elles ont deux esprits dans un seul corps. »

 

[2] Un sobriquet inspiré du personnage de Rumpelstiltskin, dans Grimm, connu pour sa susceptibilité à l'insulte -


[3] Inversant ainsi les derniers vers de la célèbre tirade du nez :  

 

Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut

Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,

Me servir toutes ces folles plaisanteries,

Que vous n’en eussiez pas articulé le quart

De la moitié du commencement d’une, car

Je me les sers moi-même, avec assez de verve

Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.
 

[4] Opinion non fondée présentée comme une vérité.
 

[5] Stephen Colbert

 

[6]  "Le diré que frente al desaparecido en tanto éste como tal, es una incógnita, mientras sea desaparecido no puede tener tratamiento especial, porque no tiene entidad. No está muerto ni vivo...está desaparecido."

 

[7] http://www.santisimavirgen.com.ar/nuestra_senora_la_que_desata_los_nudos.htm

 

[8] https://www.youtube.com/watch?v=ap_Vzi3ZQ0E

 

[9] https://www.youtube.com/watch?v=KbhbqJI3jIc&index=1&list=RDKbhbqJI3jIc

(la belle dame, troisième piste, à 7:03 minutes du premier album); si vous n'avez pas la patience de la trouver, laissez Yakovenko vous consolez avec cette petite merveille sur un texte de Yesenin "un petit quelque chose d'inexprimable, de bleu et de tendre" : https://www.youtube.com/watch?v=3a03xofdc18

 

 

]

Annexe 1

 

La Belle Dame sans Merci  (Wikisource)

         

John Keats

Poésies de John Keats

Traduction par E. de Clermont-Tonnerre .
Émile-Paul frères, éditeurs, 1922 (1923?) (3e éd. ; nouv. éd.) (p. 47).

La Veille de la Sainte-Agnès  ►

La Belle Dame sans Merci

 


La Belle Dame sans Merci

 

1

Oh ! de quoi souffres-tu malheureux,
Errant solitaire et pâle ?
Les joncs de l’étang sont flétris,
Et aucun oiseau ne chante.

2

Oh ! de quoi te plains-tu malheureux,
Si hagard et si accablé ?
Le grenier de l’écureuil est plein,
Et la moisson est rentrée.

3

Je vois un lis à ton front
Moite d’une rosée d’angoisse et de fièvre,
Et, sur ta joue, une rose mi-flétrie
Achève de mourir.

4

Je vis une Dame par la prairie,
Elle était belle — une fille des fées,
Ses cheveux étaient longs, ses pas légers,
Et ses yeux étaient fous.

5

Je la mis sur mon coursier paisible,
Et ne vis qu’elle tout le long du jour,
Car elle se penchait sans cesse de côté, et disait
Un refrain enchanté.

6

Je tressai une couronne pour ses cheveux,
Et des bracelets, et une ceinture embaumée ;
Elle me regarda comme si elle m’aimait,
Et fit entendre une très douce plainte.

 

7

Elle me découvrit des racines savoureuses
Et du miel sauvage, et de la rosée de manne,
Et sûrement son étrange langage
Disait : « Je t’aime fidèlement. »

8

Elle m’amena dans sa grotte féerique,
Et là me regarda en soupirant,
Et là je baisai ses yeux fous et tristes,
Jusqu’au sommeil.

 

9

 

Et là nous sommeillâmes sur les mousses,
Et là je rêvai. — Oh ! malheur à moi,
Le dernier rêve que je rêvai
Sur le flanc de la froide colline.

 

10

Je vis des rois pâles, et des princes pâles,
Des guerriers pâles, tous pâles comme la mort ;
— Ils me criaient : « La Belle Dame sans merci
T’a pris dans ses rets. »

11

 

Je vis dans l’ombre leurs lèvres décharnées
Ouvertes dans un affreux avertissement ;
Je m’éveillai et me trouvai ici
Sur le flanc de la froide colline.

12

 

Et c’est pourquoi je languis ici
Errant solitaire et pâle,
Bien que les joncs de l’étang soient flétris
Et qu’aucun oiseau ne chante.


Annexe 2

Sur un torse d'Apollon

Rainer Maria Rilke

 

Nous n'aurons jamais vu sa tête légendaire

Aux yeux mûrs comme des fruits

Mais nous voyons son torse encore incandescent

Flamme vacillante pourtant, mais qui

Perdure et brille.

 

Sans elle d'où viendrait la lumière

Qui suit, éblouissante, la courbure des muscles?

Et comment le sourire issu du fin mouvement des reins

Coulerait-il jusqu'au sexe lourd, à la mi-temps du corps?

 

Sans elle ce roc se dresserait

Court et difforme à la chute diaphane des épaules;

Il ne scintillerait pas comme une peau de fauve.

 

Il ne jaillirait pas hors de ses limites

Comme font les étoiles : car il n'y pas de lieu

D'où l'on ne t'aperçoit. Tu dois changer ta vie !

Traduction J.D.

 

 

Archaïscher Torso Apollos

 

Wir kannten nicht sein unerhörtes Haupt,

darin die Augenäpfel reiften. Aber

sein Torso glüht noch wie ein Kandelaber,

in dem sein Schauen, nur zurückgeschraubt,

 

sich hält und glänzt. Sonst könnte nicht der Bug

der Brust dich blenden, und im leisen Drehen

der Lenden könnte nicht ein Lächeln gehen

zu jener Mitte, die die Zeugung trug.

 

Sonst stünde dieser Stein entstellt und kurz

unter der Schultern durchsichtigem Sturz

und flimmerte nicht so wie Raubtierfelle;

 

und bräche nicht aus allen seinen Rändern

aus wie ein Stern: denn da ist keine Stelle,

die dich nicht sieht. Du mußt dein Leben ändern.

 

 

[article:attachments]

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]

La renaissance de la Renaissance  Ajouter une vignette

[author:name]
[article:author_info]

Article paru dans le journal Le Devoir, en 1979, à l'occasion d'une exposition Marius Dubois au Musée des Beaux-Arts de Montréal.

Si la peinture est liée aux autres manifestations d'un peuple et d'une époque, l'œuvre de Dubois, en raison des habitudes qu'elle brise, devrait faire accourir et discourir les représentants de toutes les disciplines et de toutes les conditions sociales et culturelles, à commencer par ceux qui, intimidés par le pédantisme abstrait, et n’osant pas croire qu’autre chose est possible, ont carrément renoncé à l’art.

L'œuvre de Dubois, c'est la beauté qui sort de l’oubli, comme la Vénus de Botticelli est sortie de la mer. C'est la renaissance de la Renaissance. On aperçoit des profils grecs au milieu des formes italiennes et déjà, dans ces imitations réjouies, on voit poindre une manière propre obligeant à penser qu’il s'agit sans doute d'un grand commencement et non d'une simple réminiscence. Le dépaysement est total, peut-être parce qu'il s'agit en réalité d'un empaysement. On est si éloigné des sommets abstraits de la peinture contemporaine qu’on a le sentiment d'être devant un anachronisme doublé d'un contresens géographique: le ciel de Québec pas celui de la Toscane ou de l'Arcadie. 0n pense d’abord qu`il s’agit, pour l'esthétique classique, d’un chant du cygne retardé et repoussé aux confins de l'Occident. Mais même si elle n'était que la copie inspirée d'une maison ancienne, l'œuvre de Dubois souleverait une question passionnante, quel est donc ce grand courant souterrain qui resurgit tout à coup, telle la nymphe Aréthuse entrant sous terre en Grèce avec les eaux de l'Alphée, pour reparaitre en Sicile sous la forme d'une fontaine?

Mais l'œuvre de Dubois a trop d’affinités avec le Nouvel Âge pour qu’on puisse exclure l'hypothèse d’un grand commencement. Aux Hospices de Beaune, on nous invite à prendre une loupe pour mieux admirer les détails du Jugement Dernier de Roger Van der Weyden. C'était l'époque où chaque poil d'une fourrure faisait l'objet d'un coup de pinceau particulier. Avec la même loupe on éprouve le même émerveillement devant les tableaux de Dubois. Ce besoin de la perfection dans le détail, ce sens de l'analogie qui amène à traiter l'élément comme s'il était déjà l’ensemble, supposent non seulement un intérêt passionné pour la nature et ses prolongements humains, mais encore une vision nouvelle du monde. Au début de notre ère, le monde a d'abord été comparé à une horloge pour être livré ensuite au hasard, à l'émiettement, à l'abstraction et à la manipulation des ingénieurs. Pour Marius Dubois, il est redevenu un objet de contemplation, un être si vivant et si autonome qu'on éprouve le besoin de s'imprégner de sa forme avant de songer à le transformer. Ce peintre est le représentant du mouvement écologique dans ce qu’il a de meilleur.

Le motif écologique revient fréquemment dans les divers thèmes traités. L’un des tableaux, une miniature, représente un paysage d'Arcadie, lieu rêvé de tous ceux qui recherchent l'harmonie entre l’homme et la nature. « Et in Arcadia ego ». C’est ce célèbre tableau de Nicolas Poussin qui a inspiré à René Dubos ses plus belles pages, celles où il traite des rapports entre la vie arcadienne et la civilisation faustienne, à la fin de Les Dieux de l'Écologie.

Un tableau intitulé la Récolte douloureuse nous montre un visage humain recouvert de feuilles mortes, avec, au second plan, des homoncules peinant pour abattre un arbre et pour récolter des feuilles qui paraissent plus lourdes qu'eux-mêmes. Intitulé l’Archange saint Michel, un hiver cristallin nous éblouit tout à coup, mais les visages humains qui s'y découpent n’ont rien perdu de leur finesse et de leur mobilité. Plus encore que la redécouverte de la nature, c’est la redécouverte de l’homme qui étonne, qui émeut et qui réjouit dans l'œuvre de Dubois. Voici enfin des corps épanouis. Pour le Québec, c’est une première renaissance. On a le sentiment que les formes figées de Lemieux ont reçu le souffle de la vie, que le corps et l'âme se sont enfin réconciliés, et si bien que la neige elle-même ne peut les séparer. Si la mort et le monstre n’ont pas encore complètement disparu, ils ont dans le regard je ne sais quoi de doucement surréaliste qui nous les rend familiers, tels cette femme dans la Piscine ou cet homme dans l’0iseau de Nuit. L'amour aussi renaît: libre, innocent et léger. Et il nous donne ces deux corps faisant la sieste en souriant de tous leurs membres. Saluons ce miracle qui doit sans doute beaucoup à certaines mutations survenues ces dernières années dans le terroir occidental. En cette matière, nos artistes et nos écrivains ne nous ont pas choyés. Ce sont les chansonniers qui seuls, ou presque, ont assumé le soin de nous faire vivre de nos amours. Marius Dubois nous donne des modèles que l’Europe connaissait depuis le quatorzième siècle, mais que nos ancêtres n'avaient sans doute pas vus avant de quitter leurs villages normands.

Généreux, Marius Dubois accueille aussi le thème religieux. Dans la Résurrection, il nous montre un Christ échappant à la pesanteur avec grâce, est-à-dire sans triomphalisme et sans ressentiment; ses plaies sont cicatrisées, son cœur sacré n'est plus qu’un trait rouge sur une peau rose. Il est beau, il ressemble aux amoureux assoupis; n’est-ce pas eux qui gardent le tombeau dans des vêtements d'apparat? Panthéisme? Il peut sembler en effet que la divinité du Christ se dissout dans celle du paysage.

Autre signe des temps: le Québec obsédé de lui-même est absent de cette peinture, qui nous exprime comme il convient, par ce qu'elle a de non voulu. Le créateur doit tendre vers l'universel de toutes ses forces conscientes. Le particulier authentique c'est l'irréductible. L'originalité c'est ce qui reste quand on a tout fait pour l'éviter. Si la sève personnelle s'évapore dans l'effort conscient pour l'exprimer, il faut en conclure quelle n'était pas vraiment personnelle.

Après tous les efforts que Marius Dubois a faits pour disparaitre dans ses modèles italiens, dans Raphaël surtout, il subsiste un reste, que le temps précisera, mais qui déjà témoigne d'un imaginaire inédit.

[article:attachments]

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]

La démocratie athénienne, 1ère partie  Ajouter une vignette

[author:name]
[article:author_info]

Préambule: Le prix de la liberté


La démocratie serait le gouvernement le plus naturel à l'homme; la prise de décision en commun, dans le respect de l'égalité, aurait été la règle dans les tribus et les villages préhistoriques; cette thèse, défendue par Jean Baechler dans un ouvrage magistral intitulé Démocraties (Calmann-Lévy, 1985), trouve une confirmation dans la manière dont de nombreuses ethnies amérindiennes conduisent leurs propres affaires. Dans les temps historiques, où il existe des États de plus en plus structurés, la démocratie est plutôt l'exception que la règle, à ce point qu'on a employé l'expression pour désigner le climat dans lequel les Athéniens en ont fait l'expérience pour la première fois.
Nous nous limiterons aux temps historiques et notre point de départ sera donc Athènes, la cité de Solon et de Périclès. Si cette cité est l'un des hauts lieux de la culture, c'est avant tout parce qu'elle est la terre mère de la justice en Occident. Très tôt de bonnes lois y protégèrent les hommes contre l'esclavage, l'exil et la mort injustes. Ces lois ont préparé le terrain à recevoir des institutions démocratiques qui servent encore de modèles.

Aujourd'hui ce sont diverses ethnies à travers le monde qui sont condamnées à l'exil, quand elles ont le bonheur de conserver leur vie; hier c'étaient les Juifs chassés par Hitler ou les Caucasiens déportés par Staline; deux siècles auparavant les Acadiens avaient eu le même sort.

Qui, en songeant à tous les pays déchirés, ne rêve pas d'un Juste qui ferait la paix entre les factions rivales, en donnant à chaque groupe la part de pouvoir et de richesse qui lui revient? Un tel Juste a existé en Grèce au Vle siècle av. J.-C. Il s'appelait Solon. Il fut le grand législateur d'Athènes. Ses lois ont redonné leur pays, l'Attique, à des citoyens exilés pour des raisons semblables à celles qui, encore aujourd'hui, arrachent chaque année des millions d'êtres humains aux paysages qui les ont vus naître. L'histoire a reconnu la vérité du jugement que Solon a lui-même porté sur son œuvre.

« J'ai ramené dans leurs foyers
par Zeus bâtis
Les exilés, innocents ou non,
engloutis dans le malheur, vendus,
chassés ou bien partis
d'eux-mêmes, et si longtemps errant à l'étranger,
Qu'ils avaient oublié la langue de leurs pères! »

Les hommes se sont toujours sentis impuissants devant des exils aussi injustes, et aujourd'hui plus que jamais peut-être. Ce sentiment d'impuissance, qui fait lui-même partie du mal qu'il faut combattre, il est une façon simple d'y échapper : l'étude des conditions dans lesquelles le règne de la justice a été établi au cours de l'histoire. Cette étude est le premier but de l'éducation, le cœur de ce qu'on appelle la culture.

Certes, connaître ne suffit pas pour agir. Dans l'ordre technique, quand on connaît les lois de la mécanique, on peut fabriquer un levier et s'en servir pour soulever le monde. Il ne suffit pas de connaître l'inspiration et la méthode de Solon pour lutter efficacement contre l'injustice en tout temps et en tout lieu. Nos esprits habitués aux résultats de la technique ont hélas! un mouvement de recul devant l'inutilité et l'inefficacité apparente de l'étude des choses humaines. À quoi bon se donner la peine de pénétrer les mystères du passé, si le profit que l'on peut tirer de cette incursion n'est pas assuré?

Ce doute à l'égard de la connaissance du passé, et de la culture en général, doute qui dégénère souvent en cynisme, est renforcé par la conviction que la relative harmonie dont jouissent les sociétés riches, en cette fin de millénaire, est la règle dans l'histoire plutôt que l'exception. Puisque tout va somme toute assez bien, quand on se laisse porter par le progrès, à quoi bon remonter par des sentiers abrupts jusqu'à la source du bien? La méditation sur l'exemple du sage Solon aurait-elle empêché telle ou telle guerre fratricide d'hier ou d'aujourd'hui? Peut-être pas. Mais, sous prétexte que son efficacité n'est pas garantie, faut-il renoncer à la seule chose dont on ait lieu de croire qu'elle puisse faire obstacle à la violence : la lumière, la chaude lumière qui rayonne des êtres épris de justice?

L'exemple de Solon est positif, nous pouvons nous en inspirer; mais moins d'un siècle après l'instauration de la pleine démocratie, Athènes était déjà gangrenée par la démagogie. Ce mot dont le sens étymologique est guide du peuple (demos, agôgos) a fini par signifier corrupteur du peuple. Il désigne ceux qui, pour obtenir les faveurs de la foule, pour être élus par exemple à un poste important, font des promesses sans commune mesure avec les ressources de l'État. Athènes a été très tôt la proie de ces irresponsables. Et les leçons les plus précieuses que nous pouvons tirer de son histoire sont sans doute celles qui pourraient nous aider à diagnostiquer, prévenir et enrayer le mal démagogique.


Première partie: La démocratie athénienne

Chapitre 1: La société homérique

Dans la société que décrit Homère, celle du XIIe siècle avant Jésus-Christ, deux choses préfigurent et préparent la démocratie qui apparaîtra sept siècles plus tard : la liberté de parole et un souci de l'autre prenant la forme tantôt de l'hospitalité, tantôt de la compassion.
Au Metropolitan Museum de New York, on peut voir un tableau de Rembrandt qui résume le parcours de ce livre. Un philosophe, Aristote (~384 ~322), y contemple un poète qui a vécu cinq cents ans avant lui, Homère. La grande tradition grecque est suspendue, presque palpable, entre leurs regards.


Aristote, dans le tableau, est lui-même un vieillard inquiet qui semble implorer la lumière, attendre une réponse à des questions que les hommes ne cesseront plus de se poser : comment protéger les libertés, comment faire régner la justice, quelle est la meilleure forme de gouvernement?

Il avait bien des raisons d'être inquiet. Son maître Platon (~428 ~347), avait rêvé d'une cité idéale; il avait même trouvé en Dion de Syracuse le jeune prince philosophe qui allait donner corps à son rêve. Aristote sera témoin de l'échec de Dion, échec qui fut, à une échelle infinitésimale, la préfiguration de tous les échecs futurs de l'idéalisme en politique, dont celui du communisme. Aristote aurait pu prendre à son compte ce mot qu'un sage anglais, Lord Acton, prononcera au début du vingtième siècle: « Le meilleur moyen de faire de la terre un enfer, c'est de vouloir en faire un paradis ».

Aristote donc appelle la lumière de son regard tourné à la fois vers le buste d'Homère et vers l'infini. Sa main droite, une main anguleuse et décharnée de vieillard, est posée sur la tête du poète aveugle. Une lumière tout intérieure émane du buste d'Homère et, conduite par la main et le bras d'Aristote, elle enveloppe ce dernier d'un manteau d'or. Tel est en effet le génie de Rembrandt: transformer la lumière en or.
Cette lumière devenue or est aussi celle du soleil couchant. Avec Homère, le soleil se levait sur la Grèce, il se couche avec Aristote, le dernier témoin de la gloire d'Athènes, l'auteur de la synthèse ultime et, par là, le précepteur de la postérité occidentale.

Nous retrouverons Aristote à la fin de cet ouvrage, et auparavant tous les sages, tous les gouvernants, tels Solon et Périclès, pour lesquels il aura eu de l'admiration. Mais pourquoi Aristote attachait-il tant d'importance à Homère et pourquoi convient-il que nous l'imitions? Pourquoi convient-il qu'au seuil d'un ouvrage sur la démocratie athénienne, nous interrogions un poète ayant décrit une guerre entre rois, la Guerre de Troie, survenue sept cents ans avant l'avènement de la démocratie à Athènes?

Les poèmes d'Homère, l'Iliade et l'Odyssée, étaient la Bible des Grecs, ils se les transmettaient oralement et tout nous invite à penser qu'ils y puisaient une énergie spirituelle comparable à celle que leur apportait, sur le plan physique, la nourriture qu'ils tiraient de la mer et de leurs terres, encore fertiles à ce moment-là.

Mais autant la Bible est caractérisée par des prophètes s'adressant à la foule du haut d'une montagne, autant les poèmes homériques, l'Iliade en particulier, ressemblent à une fête de la libre parole où les dieux et les hommes semblent prendre plaisir à soumettre leurs décisions à la discussion publique.

On trouve toutefois, dans l'évangile de saint Jean, une phrase qui s'applique parfaitement bien à la tradition grecque : « Au commencement, était le Verbe ». Au commencement de la Grèce, était la parole.

La liberté de parole
L'Iliade s'ouvre sous le signe d'une indomptable liberté de parole. Les assemblées succèdent aux assemblées. Dans la toute première scène, le plus vaillant des guerriers, Achille, s'adresse publiquement à son chef, Agamemnon, sur un ton qui, en d'autres temps, l'aurait conduit au peloton d'exécution : « Ah! coeur vêtu d'effronterie et qui ne sait songer qu'au gain! Comment veux-tu qu'un Achéen puisse obéir de bon coeur à tes ordres! [...] Sac à vin! Oeil de chien et coeur de cerf! »

Plus loin, on entend Hera qui tient tête à Zeus : « Attention, dit-elle à son terrible mari, au geste que tu t'apprêtes à poser en faveur des Troyens sur les conseils de la trop belle Thétis! » L'égalité entre les femmes et les hommes, et le droit de parole qui l'accompagne, existait donc déjà chez les Grecs du temps d'Homère, parmi les dieux, sinon parmi les hommes!

Qu'en était-il de l'égalité entre les combattants? On tremble pour Thersite, un simple soldat, quand il s'adresse en ces termes au généralissime Agamemnon : « Allons! fils d'Atrée, de quoi te plains-tu? Tes baraques sont pleines de bronze, tes baraques regorgent de femmes, butin de choix, que nous les Achéens, nous t'accordons à toi, avant tout autre, chaque fois qu'une ville est prise. [...] Ah! poltrons! lâches infâmes! Retournons donc chez nous avec nos nefs et laissons-le là en Troade, à cuver ses privilèges ».

Thersite est-il exempt de ce ressentiment qui entache si souvent la quête de la liberté et de l'égalité? Ce danger n'échappe pas au regard d'Homère. Thersite est présenté sous un jour qui incite à penser que ses lacunes personnelles teintent son amertume : « Son coeur connaît des mots malséants à foison [...] Bancroche et boiteux d'un pied, il a de plus les épaules voûtées, ramassées en dedans. Sur son crâne pointu s'étale un poil rare ».

Mais cet homme prend la parole, à ses risques, et c'est ce qui importe. Après avoir parlé, Thersite sera battu par Ulysse, et chose plus triste encore, renié par ceux qui l'avaient applaudi quelques minutes auparavant. « Il s'assied, pris de peur et, sous la souffrance, le regard éperdu, il essuie ses larmes. Et malgré tout le déplaisir, les autres à le voir ont un rire content ».

Ne soyons pas trop sévères pour les compagnons de Thersite. La liberté de parole existait dans la Grèce décrite par Homère, mais elle était limitée, elle n'était pas universelle. Fondée sur la propriété, dont nous savons qu'elle comportait une dimension religieuse, cette liberté était une responsabilité tout autant qu'un droit. Chacun, chaque père de famille, devrions-nous préciser - car la société décrite par Homère est patriarcale - devait défendre les dieux et les couleurs de sa maison, comme, à une échelle plus élevée, ceux de la cité.

Avant tout, la parole devait être raisonnable. Nous sommes au pays de la raison, du logos, mot qui signifie à la fois discours et raison. Thersite a été battu parce qu'il avait injustement pris la parole, et surtout parce qu'il ne respectait pas la règle de la mesure et de la raison. En se querellant avec le roi, déversant sur lui un flot d'injures, il voulut être plus qu'il n'était. C'était là de la démesure, de l'hybris, mot qui est synonyme de mal chez les Grecs. Surtout, et c'est là sans doute que le génie grec s'exprime avec le plus de force, Thersite est battu parce que ses avis sont insensés. Homère le qualifie de « parleur sans mesure », de « palabreur stupide » dont l'esprit « abondait en paroles de désordre pour chercher, vainement, mais contre le bon ordre, querelle aux rois ».

Homère insiste sur l'importance de savoir dominer la parole; de l'éloquence de Nestor, le sage de l'assemblée, celui qui avait vu mourir deux générations d'hommes « doués de parole », il dit : « Sa voix coule de sa langue, plus douce que le miel ». Quant aux mots d'Ulysse,« ils tombent sur le peuple comme des flocons de neige ».

La description qu'Homère fait du bouclier d'Achille en dit long sur l'animation des débats à l'agora, ainsi que sur les rapports de la parole avec la justice :

« Héphaïstos y fit maint ornement bien ouvré, avec un art savant [...]. La foule à l'Agora était rassemblée. Une querelle s'y était élevée. Deux hommes se querellaient pour le prix d'un meurtre. L'un affirmait avoir tout donné, et le déclarait devant le peuple, l'autre niait avoir reçu quoi que ce soit. Tous deux s'élançaient vers un témoin, pour en finir. La foule criait, partie pour l'un, partie pour l'autre, soutenant l'un ou l'autre; des hérauts contenaient la foule. Les anciens étaient assis sur des pierres polies, dans le cercle sacré. Leurs sceptres étaient dans les mains des hérauts dont la voix ébranle l'air. Ils les prenaient ensuite, s'élançaient, donnaient leur avis à tour de rôle. Au milieu étaient déposés deux talents d'or, pour celui qui, entre eux, prononcerait le jugement le plus droit ».

Au tribunal, les citoyens plaidaient eux-mêmes leur cause; sur ce point au moins, chacun avait la liberté de parole et cette liberté, si l'on en faisait un bon usage, si l'on plaidait sa cause avec brio, si l'on faisait coïncider parole et raison, enfantait la justice. Voilà sans doute l'une des raisons pour lesquelles l'éducation en général, et l'art de la parole en particulier, la rhétorique, avaient une telle importance dans la vie des Athéniens : la justice et les autres avantages de la citoyenneté n'étaient vraiment accessibles qu'à ceux qui savaient parler. C'est ainsi qu'un pouvoir d'assurer sa propre défense, qui était aussi un devoir, devenait un puissant mobile pour parfaire son éducation. On dit souvent qu'il faut être éduqué pour être en mesure de participer au pouvoir en démocratie. L'inverse est aussi vrai : le pouvoir oblige à se mettre à l'étude. Le manque d'intérêt pour l'école est presque toujours le signe d'un insurmontable sentiment d'impuissance.

La parole séparée de l'action
n'est que verbiage; l'action sans
la parole devient agitation.


Un mystère plane toutefois sur ces Grecs qui sont à la fois grands parleurs et hommes d'action exceptionnels. Comment parvenaient-ils à concilier ces deux talents qui paraissent incompatibles, le grand parleur et le grand homme d'action n'ayant que mépris l'un pour l'autre. Il n'en était pas ainsi au temps d'Homère, du moins si l'on en croit Hannah Arendt qui écrit dans Condition de l'Homme moderne : « On ne comprend le prestige de l'Achille homérique qu'en le regardant comme "faiseur de grandes actions et diseur de grandes paroles" . [...] La pensée venait après la parole, mais l'on considérait le langage et l'action comme choses égales et simultanées, de même rang et de même nature; et à l'origine, cela signifiait non seulement que l'action politique, dans la mesure où elle ne participe pas de la violence, s'exerce généralement au moyen du langage, mais de façon plus fondamentale, que les mots justes trouvés au bon moment sont de l'action, quelle que soit l'information qu'ils peuvent communiquer. Seule la violence brutale est muette, et c'est pourquoi elle ne saurait avoir de grandeur » (Calmann-Levy, Paris, 1985).


Le discrédit du parlementarisme, et donc de la parole, au profit du pouvoir exécutif, et donc de l'action, est l'un des symptômes inquiétants que l'on peut observer dans les démocraties contemporaines. Sans doute a-t-il sa racine, par-delà les mœurs politiques superficielles, dans une dissociation croissante de la parole et de l'action. Coupée de l'action, de la détermination et du réalisme qu'elle suppose, la parole devient verbiage sans conséquences; il importe peu qu'elle soit vivante, claire et concise. Coupée de la parole, et de la pensée liée à la parole, l'action tend à trouver sa justification en elle-même; il faut que tout bouge... et vite! Dans quelle direction? Peu importe! D'un côté le verbiage, de l'autre l'agitation! Tandis que l'action et la parole ne font qu'un, comme le prouve l'exemple de tous ces Grecs illustres qui, d'Achille à Périclès, en passant par Solon et Thémistocle, ont été de grands orateurs et de grands soldats.

Dans la liberté de parole qui est la marque de l'Iliade, on peut voir le prélude de cette démocratie par laquelle Athènes se distinguera quelques siècles plus tard. Le respect du droit de parole dans l'œuvre d'Homère ne prouve toutefois pas que ce poète est un démocrate. L'exercice de ce droit est largement indépendant des régimes politiques. Il n'est pas incompatible avec la monarchie. En France, sous le bon roi Henri IV, la liberté de parole était peut-être plus grande qu'elle ne l'est aujourd'hui. Quelles sont donc les conditions de cette liberté, où a-t-elle ses racines? Dans un sentiment de dignité reposant lui-même sur une identité à la fois biologique et culturelle? Pourquoi le simple exercice de la raison, dont chaque être humain possède sa part, ne s'accompagne-t-il pas toujours de la liberté de parole?
Monarchistes et démocrates auraient les uns et les autres d'excellentes raisons de se réclamer d'Homère. Dans l'Iliade, on trouve en effet ces mots : « Avoir trop de chefs ne vaut rien, qu'un seul soit chef...». Mais peut-être Homère ne songeait-il qu'à l'armée quand il parlait ainsi, car voici comment, dans la seconde de ses œuvres, l'Odyssée, les hommes civilisés, dont il est, se situent par rapport aux barbares Cyclopes, ces êtres monstrueux n'ayant qu'un œil au milieu du front :
« Nous arrivâmes à la terre des Cyclopes, ces géants sans lois, qui se fient aux dieux immortels et ne font de leurs bras aucune plantation, aucun labourage; chez eux, tout naît sans que la terre ait reçu ni semence ni labour.[...] Ils habitent les faîtes des hautes montagnes dans des antres creux. Ils n'ont ni assemblées délibérantes ni lois [...]: Chacun fait la loi à ses enfants et à ses femmes, sans souci l'un de l'autre ».


« Chacun fait la loi à ses enfants et à ses femmes, sans souci l'un de l'autre ». Les Cyclopes ne forment pas une société puisqu'ils n'ont pas le souci l'un de l'autre. Ils ont droit de vie et de mort sur tous ceux qui dépendent d'eux. Mais voici par opposition la cité, la civilisation : les lois y créent l'égalité, les assemblées délibérantes y rendent la liberté possible, le souci l'un de l'autre fait la fraternité. Les trois grands idéaux de la Révolution française étaient donc déjà présents dans l'Iliade.
Le souci de l'autre se traduit par la philia (amitié, solidarité) dont parlera Aristote. « La philia, quel que soit l'équivalent français adopté, c'est la réserve de chaleur humaine, d'affectivité, d'élan et de générosité (au-delà de la froide impartialité et de la stricte justice ou de l'équité) qui nourrit et stimule le compagnonnage humain au sein de la Cité : et cela à travers les fêtes, les plaisirs et les jeux comme à travers les épreuves. La philia, c'est aussi le sentiment désintéressé qui rend possible de concilier, comme le veut Aristote, la propriété privée des biens et l'usage en commun de ses fruits, conformément au proverbe - repris par l'auteur de la Politique à l'appui de sa thèse opposée à Platon - qu'entre amis "tout est commun" ». (J.-Jacques Chevallier, Histoire de la pensée politique, Tome 1, Payot, Paris 1979.)

Le souci de l'autre
La compassion


L'Iliade raconte la guerre de Troie. Le récit d'une guerre est une chose banale et en tant que telle l'Iliade est pour bien des gens moins captivante qu'un bon film sur la Guerre de 1939-45. L'indifférence au texte se transforme toutefois en intérêt passionné dès lors que l'on a compris que pour Homère le récit de la guerre, jusque dans ses moindres péripéties, est avant tout une occasion de faire au monde la plus précieuse des révélations : un poète bien inspiré, quoiqu'il appartienne à l'un des peuples en guerre, est capable de s'élever au-dessus de la mêlée, affirmant ainsi cette souveraineté de l'intelligence qui est la condition de la souveraineté de la loi qu'on oppose à la force.

Homère est Grec. On s'attend donc à ce que dans ses poèmes épiques, il prenne le parti des Grecs. Les épopées sont généralement des chants patriotiques.

Or, dans l'Iliade, un même soleil rayonne sur les Grecs et sur les Troyens. L'auteur témoigne de la même compassion pour les uns et pour les autres. « Ils gisaient, aux vautours beaucoup plus chers qu'à leurs épouses », dit-il d'Hector et des autres guerriers troyens morts ou blessés. En guise de dernier adieu à sa femme, Andromaque, Hector remet leur fils dans ses bras; « elle le reçoit sur son sein parfumé, avec un rire en pleurs ».

Mais, peu après avoir tué Hector et d'autres Troyens, Achille perd son meilleur ami, Patrocle et c'est lui désormais qui inspire de la compassion :« Mais Achille pleurait, songeant au compagnon bien-aimé; le sommeil ne le prit pas, qui dompte tout; il se retournait, çà et là..»
Nous sommes ici à la source où le mot humain prend son sens. À certains moments, aussi rares que merveilleux, les ennemis se réconcilient dans une admiration réciproque. Hector vient de mourir sous les coups d'Achille, mais ce dernier demeure un être humain aux yeux de Priam, le père d'Hector:

« Quand le désir de boire et de manger fut apaisé,
Alors le Dardanien Priam se prit à admirer Achille,
Comme il était grand et beau; il avait le visage d'un dieu.
Et à son tour le Dardanien Priam fut admiré d'Achille
Qui regardait son beau visage et qui écoutait sa parole.
Et lorsqu'ils se furent rassasiés de s'être contemplés l'un l'autre...»

Dans toutes les situations d'où nous viennent la plupart de nos malheurs - conflits raciaux ou passionnels, tensions sociales - l'intelligence s'identifie entièrement à la tendance naturelle : détester celui qui est trop différent. Dans toutes ces situations également, le salut vient de ce que l'intelligence se détache de la tendance naturelle pour s'élever au-dessus de la mêlée. Par là elle accède à l'universel. Le règne de la force est suspendu. L'espoir est permis.

« L'Illiade, écrira Simone Weil, est une chose miraculeuse. L'amertume y porte sur la seule juste cause d'amertume, la subordination de l'âme humaine à la force, c'est-à-dire, en fin de compte, à la matière. Cette subordination est la même chez tous les mortels, quoique l'âme la porte diversement selon les degrés de vertu. Nul dans l'Illiade n'y est soustrait, de même que nul n'y est soustrait sur terre. Nul de ceux qui y succombent n'est regardé de ce fait comme méprisable. Tout ce qui, à l'intérieur de l'âme et dans les relations humaines, échappe à l'empire de la force, est aimé, mais aimé douloureusement, à cause du danger de destruction continuellement suspendu. Tel est l'esprit de la seule épopée véritable que possède l'Occident ». (La Source grecque, Simone Weil, Collection , Gallimard, Paris, 1953.)

L'hospitalité
Si l'Illiade est le poème où le cœur et l'intelligence s'élèvent, unis dans la compassion au-dessus de la mêlée guerrière, l'Odyssée est le poème où l'on voit le même miracle s'accomplir dans la vie quotidienne, sous la forme de l'hospitalité. Ulysse était l'un des rois grecs qui avaient participé à la guerre de Troie; l'Odyssée raconte les péripéties de son voyage de retour vers son royaume, l'île d'Ithaque et vers sa fidèle épouse Pénélope qui l'attend entourée de prétendants - au trône... et au lit - du maître absent.
Dans les pays de vieille chrétienté, on se souvient de ces mendiants que l'on traitait avec égards, jusqu'à leur offrir une place à la table familiale, parce qu'on voyait en eux des envoyés de Dieu, sinon Dieu lui-même sous la forme d'un pauvre. Les Grecs du temps d'Homère traitaient les mendiants avec les mêmes égards, pour les mêmes raisons. C'est pourquoi, quand il aborde le pays des Phéaciens, Ulysse croit sage de se déguiser en mendiant avant de pénétrer dans le palais. L'un des invités du roi, Antinoos, l'accueille en ces termes, avant de le frapper avec un tabouret :
« Quelle divinité a conduit ici cette peste, ce fléau des repas? Tiens-toi au milieu, loin de ma table [...] ». Ce n'est toutefois pas le mendiant, c'est Antinoos qui encourt le reproche général : « Tu as eu tort de frapper un malheureux mendiant, ô homme pernicieux; peut-être est-ce quelque dieu venu du ciel. Les Immortels parcourent les villes sous les traits des étrangers; ils prennent des formes nombreuses afin de connaître par eux-mêmes la violence ou la justice des hommes ».

C'est aussi du statut sacré de l'étranger que se réclame Ulysse lorsqu'il s'adresse au Cyclope :

« Nous voici donc à tes genoux dans l'espoir que tu nous accueilles et que, de plus, tu nous fasses un don, selon la coutume des hôtes [...] Zeus défend l'étranger comme le suppliant, il est l'hospitalier, l'ami des hôtes respectables! »
À ces mots, il [Polyphème] répliqua aussitôt d'un cœur cruel : « Il faut que tu sois bien sot ou que tu viennes de fort loin pour me demander de craindre et de respecter les dieux! »

Après que le Cyclope eût mangé certains des compagnons d'Ulysse, ce dernier put lui lancer de son bateau :

« Ce n'étaient pas les compagnons d'un lâche, Polyphème, que tu mangeas par violence au fond de ton antre! Tu n'auras pas tardé à payer le prix de tes crimes, cruel qui ne craint pas de dévorer des hôtes en ta maison! Zeus et les autres dieux t'en ont châtié! »
Dans la Grèce antique, l'étranger n'avait toutefois pas l'ensemble des droits que lui confèrent les droits de l'homme dans les démocraties contemporaines. Les égards qu'on avait pour lui ne lui étaient pas dus parce qu'il était un être humain, ils étaient plutôt un hommage que l'on rendait aux dieux.

L'hospitalité moderne paraît préférable à la mentalité ancienne, en raison de son caractère légitime et universel, mais dans quelle mesure peut-elle devenir réalité là où les hôtes ont perdu tout sens du sacré?

Le souci de l'autre est parfois si vrai, si émouvant dans l'Odyssée qu'on en acquiert la conviction que l'homme ne peut que descendre au-dessous de lui-même en perdant sa dimension religieuse.

Quand il rentre chez lui, Ulysse se déguise de nouveau en mendiant, cette fois pour mettre les siens à l'épreuve, pour s'assurer qu'il est l'objet d'un amour inconditionnel. Nos pauvres amours sont presque toujours secrètement malheureuses justement parce que nous ne savons pas si on nous aimera encore quand nous aurons perdu tel ou tel avantage extérieur. D'où l'importance dans le patrimoine universel, de contes comme La Belle et la Bête ou comme Cendrillon, où l'amour subit l'épreuve de l'apparence misérable.

Homère dans l'Odyssée se hisse à ce niveau d'inspiration. Rien n'est plus touchant que l'accueil de son vieil ami, le porcher Eumée, lequel le reconnaît sans le reconnaître :
« Étranger, je n'ai pas le droit, quand même viendrait quelqu'un de plus misérable que toi, de manquer de respect envers un hôte. Ils sont tous envoyés par Zeus, étrangers et mendiants. [...] Ah! celui dont les dieux ont empêché le retour, celui-là m'aurait aimé avec sollicitude ».
Notons au passage la qualité des rapports sociaux dans cette Grèce homérique, gouvernée par des rois civilisés. Le souci de l'autre s'étend chez Ulysse jusqu'aux bêtes, jusqu'à son chien Argos qui meurt de joie en le revoyant :

Quant au chien Argos, la mort noire le prit dès qu'il eût revu son maître.

Quand le souci de l'autre a pour objet la belle Nausicaa, fille du roi des Phéaciens, l'art, si difficile pour l'homme, de dire son désir en le sublimant, reçoit sa forme universelle.


Quel est le sort du mendiant
quand l'État ne le traite
plus en homme et quand les hommes
ne voient plus de dieu en lui?


Après un naufrage, Ulysse est venu s'échouer sur une plage, où, couvert de feuilles, il refait ses forces en dormant. Nausicaa s'approche de cette plage, avec ses servantes pour y faire la lessive et y jouer à la balle. Leurs cris réveillent Ulysse :

« Et ne sachant que faire en sa pensée et en son cœur, il se dressa.
"Hélas! en quel pays, chez quels mortels me voilà revenu?
Suis-je chez des sauvages, des hommes féroces et injustes parvenu?
Ou chez des gens qui respectent les dieux et qui aiment les hôtes qu'ils accueillent?
Ce que j'entends est-ce que ce sont des fraîches voix de filles?" »

Voici comment cet homme, réduit par le malheur à l'état végétal, entre dans les grâces de la belle qui l'a réveillé par son chant :

Mais allons, il faut tâcher de voir les choses de mes yeux!

Ainsi dit le divin Ulysse, et il émergea des broussailles.

Dans la verdure épaisse sa forte main cassa un rameau couvert de feuillage, afin qu'il puisse en voiler sa virilité.

Ulysse appartient encore au monde végétal, dans son ascension vers l'humanité... et l'aménité; il deviendra d'abord animal:

« Puis il sortit, de même qu'un lion des bois, à sa propre force confié,
S'en va à travers la pluie et le vent, et ses yeux sont remplis de feu,
Il se jette sur les moutons et sur les boeufs,
Il court forcer les daims sauvages, et son ventre lui ordonne
D'aller attraper les troupeaux jusque dans la ferme dont les murailles sont bonnes.
De même s'avançait Ulysse au milieu des filles bien bouclées.
Et cependant il était nu, mais c'était la nécessité qui le poussait ».

Nausicaa devine l'homme dans cette brute, peut-être le fait-elle naître par son regard? Ses servantes sont effrayées, elle est attendrie :

« Alors leur apparut cette forme souillée et abîmée par la mer,
Et du coup elles se mirent à courir éperdues jusqu'au bord de la mer.
Seule ne bougea pas la fille d'Alkinoos, car Athéna
Lui mettait dans le cœur cette audace, et ses membres de peur ne tremblaient pas.
Elle était debout, elle faisait face, et Ulysse réfléchissait ».

Ulysse réfléchissait! C'est ainsi qu'un homme emporté devint un être suppliant :

« Irait-il toucher en l'implorant les genoux de cette fille au visage plein d'attraits?
Ou bien sans plus avancer, ne devait-il la supplier que par des mots bien plaisants,
Pour qu'elle indiquât le chemin de la ville et lui fît donner des vêtements?
Il pensa, tout pesé, qu'il valait mieux ne pas s'approcher
Et seulement avec des mots plaisants la supplier.
Et il commença aussitôt cette plaisante et habile prière...»

Et voici comment, d'Ulysse à Tristan, de Tristan à Roméo, de Roméo à Cyrano, l'homme civilisé dit son désir. Le ton varie selon les époques. L'hésitation admirative et respectueuse demeure :

« Reine, je suis à tes genoux, que tu sois déesse ou mortelle.
Si tu es déesse, chez les dieux qui habitent les champs du ciel,
Tu dois être Artémis, la fille de Zeus tout puissant:
La taille, la beauté, l'allure, tout me paraît ressemblant.
Si tu es mortelle, chez les hommes qui habitent la terre,
Mes yeux n'ont jamais vu de créature dont ils fussent pareillement éblouis,
Ni chez les dieux, ni chez les hommes et ta beauté me confond ».

Nausicaa à son tour est associée au végétal, mais pour en être glorifiée :

« À Délos autrefois, auprès de l'autel d'Apollon
J'ai vu quelque chose de pareil, une jeune pousse de palmier qui montait vers le ciel.
Et en voyant ce palmier, je demeurai dans l'extase.
Car jamais une lance pareille n'était montée de la terre
Et de même aujourd'hui ô femme, je suis dans l'extase et je te considère.
Mais j'ai terriblement peur de prendre tes genoux, vois comme ma peine est malheureuse! »

La beauté de Nausicaa et la raison d'Ulysse ont fait leur oeuvre: L'animal est devenu homme, l'homme est devenu un suppliant. Cette scène donne le ton de la façon dont Ulysse sera traité ensuite par ses hôtes. Une relation infiniment pudique se noue entre l'étranger et la jeune princesse. « Il faut, dira Nietzsche, quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa, en la bénissant et non amoureux d'elle ».

Cette évocation de la civilité en amour est plus qu'une plaisante digression dans un ouvrage sur la démocratie. Le souci de l'autre est l'âme de cette forme de gouvernement. Si, là où il revêt la plus grande importance, dans l'amour, dans l'amitié ou dans les liens familiaux, le souci de l'autre est violent, ou muet, ce qui revient au même pour un Grec; ou si, tout en demeurant muet, il est inhibé jusqu'à la fuite, c'est signe que la société est malade et que, faute de trouver un remède intérieur à son mal, elle sera bientôt incapable de justice et de liberté, quelles que soient les règles de droit qu'elle se donne pour se guérir de l'extérieur.

Chapitre 2: Les malheurs du temps.
Quand la boîte de Pandore se déverse sur un pays

Entre le VIIIe et le VIIe siècle avant Jésus-Christ, Athènes a connu des heures sombres, qui font regretter la société évoquée dans l'Iliade et l'Odyssée. Cette époque est marquée par le passage d'une justice arbitraire rendue par les « juges mangeurs de présents » à celle qui s'exprime par la loi. Ce passage s'inscrit dans la misère des temps : la pauvreté extrême de la majorité face à la domination sans scrupules d'un petit nombre qu'on appelle oligarques. To patei mathos, la science par la souffrance, dira Eschyle. Il évoquait ainsi le prix que les Athéniens ont dû payer pour accéder à la science politique.

Les historiens nous apprennent que, pendant cette longue période, le pouvoir a appartenu, non à des rois capables de respecter des rites et des lois à l'intérieur de leur sphère d'influence, mais à de riches propriétaires terriens, les oligarques, qui ont rarement résisté à la tentation d'opprimer les petits paysans.


Ils faisaient les lois, dans le plus grand secret, nommaient les juges à leur convenance, prêtaient à des taux usuraires, de 50% et plus. Les trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire étaient entre leurs mains. Tout dans leur attitude à l'égard des plus pauvres témoignait de la conscience qu'ils avaient d'appartenir à une caste plus qu'humaine. Ce témoignage de l'un d'entre eux, le poète Theognis, est éloquent : « Frappe du talon la plèbe imbécile, pique-la de la pointe de l'aiguillon, mets-lui sur la tête un joug pesant : car tu ne trouveras nulle part, entre tous les hommes qui regardent le soleil, un peuple aussi ami de la servitude ».

L'esclavage, les petits paysans y étaient réduits par une loi des oligarques, par laquelle ces derniers s'octroyaient le droit de prendre la personne même de l'emprunteur comme garantie. Ce sont des lois de ce genre qui à Athènes, comme à Rome plus tard, permirent aux riches propriétaires d'agrandir indéfiniment leurs domaines.

Pour s'accaparer les terres voisines, appartenant à de petits paysans, ils consentaient à ces derniers des prêts usuraires (autorisés par leurs lois). Au moment du règlement des comptes, celui qui ne pouvait pas effectuer le paiement prévu devait soit s'exiler, soit payer de sa personne en devenant l'esclave de son créancier. Il était totalement exclu que le malheureux emprunteur puisse se tirer d'affaire par une faillite ou une hypothèque. Pour des raisons d'ordre religieux la terre était inaliénable. En principe, le créancier ne pouvait s'en emparer. Les oligarques réussirent à contourner la coutume par des procédés au sujet desquels les historiens ne s'entendent pas. Ils s'accordent seulement pour reconnaître que le déplacement des bornes dans un champ signifiait une mainmise par quelque puissant voisin et l'asservissement d'un paysan jadis libre.

Les Athéniens victimes d'injustice auraient pu se résigner à leur sort comme tant d'autres l'auraient fait à leur place, ils auraient pu s'incliner devant la force, comme devant le seul principe qui puisse régler les rapports sociaux. C'eût été la réaction normale, prévisible. « L'esclavage, a dit Auguste Comte, avilit l'homme au point de s'en faire aimer ».

Par bonheur, ces Athéniens, quelques-uns d'entre eux du moins, avaient conservé intacte leur capacité d'opposer leur parole indignée à l'abus de pouvoir. Certes, la première réaction devant l'injustice est viscérale et tous les êtres humains l'éprouvent. Chez les Athéniens, cette réaction n'a pas été étouffée. Avaient-ils conservé le souvenir fondé d'un âge d'or, comme plusieurs de leurs philosophes l'ont pensé? Avaient-il plutôt, à un degré exceptionnel, des aptitudes intellectuelles qui les rendaient capables de penser la justice parfaite et de mesurer à cette aune l'injustice dont ils étaient victimes?

La Boîte de Pandore
Le poète Hésiode, auteur des Travaux et des jours est l'un de ceux qui auront monté la garde de l'indignation devant l'injustice. Fils d'un père ruiné par le commerce maritime et qui doit s'exiler à Ascra en Béotie, Hésiode connaît le sort du petit paysan écrasé par les nobles et les dettes. Aux prises avec un frère malhonnête, qui multiplie les procès parce qu'il sait comment acheter les juges, Hésiode fait l'amère expérience de la justice des oligarques. Les juges qu'ils nommaient, il les appelle les dorophages, c'est-à-dire les mangeurs de présents.
Son pessimisme, dicté par les malheurs du temps, a aussi des racines mythologiques qui le teintent de fatalisme. À l'origine des maux dont souffre son époque, il voit Pandore, l'Ève des Grecs, le plus funeste cadeau qui ait été fait à l'humanité par les dieux. Ces derniers, voulant se venger de Prométhée qui leur avait dérobé le feu pour l'offrir aux humains, leur envoyèrent Pandore (de dôron: cadeau et pan: tout ), laquelle avait été façonnée par Héphaïstos de telle sorte que les mécanismes du mensonge, du langage séducteur, de la ruse permanente soient à jamais installés dans sa poitrine.

C'est par Héphaïstos,
le dieu boiteux et jaloux,
Le forgeron, artisan de toutes les vengeances,
que le mal entre dans le monde
et il y entre par l'intermédiaire d'une machine
installée à la place de l'âme d'une femme.

Ayant ainsi une machine à la place de l'âme, Pandore soulèvera le couvercle d'une jarre, appartenant à son mari Épiméthée et qui ne devait être ouverte sous aucun prétexte, car elle contenait tous les maux de la condition humaine. Ces maux s'échappèrent et quand la femme-cadeau voulut remettre le couvercle en place, il ne restait au fond que l'espérance.

D'où chez Hésiode, cette sombre vision de l'avenir: « On n'accordera plus aucune valeur au respect des serments, à la justice, au bien; les honneurs iront bien plutôt à qui perpétrera des crimes et des violences; la justice résidera dans la force, on ne respectera plus rien; le coquin provoquera la ruine de l'homme de bien en débitant sur son compte des propos tortueux, appuyés d'un faux serment; aux pas de tous les misérables mortels s'attachera la jalousie médisante, heureuse de nuire avec sa face hideuse. Alors, leur beau corps enveloppé dans leur manteau blanc, quittant pour l'Olympe la terre aux larges routes, Conscience et Justice abandonneront les hommes et rejoindront la tribu des Immortels. Il ne restera aux mortels que la souffrance et sa tristesse; contre le malheur il n'y aura pas de recours ».
Comment interpréter le fait qu'Hésiode présente ici Justice et Conscience comme de beaux corps, de femme sans doute, enveloppés, dans un manteau blanc? Ces deux créatures divines quittent la terre, certes, mais elles sont réelles, elles ont un corps, elles sont incarnées, du moins les voit-on ainsi en rêve. Elles pourront donc revenir sur terre un jour et en attendant leur retour, on pourra en conserver un souvenir lui-même incarné et vivant. Platon à son tour dans La République donnera un corps à la Justice, l'identifiera à celui qu'il appellera le Juste, lequel apparaîtra un jour comme une étonnante préfiguration du Christ.

Sans doute est-ce dans ce caractère à la fois idéal et réel de la Justice, transcendant et incarné, qu'il faut chercher la raison de l'attachement des Grecs à son égard. Comment ne pas croire de tout son être en la Justice, lorsqu'elle apparaît non pas comme une idée abstraite mais comme une réalité vivante, un soleil spirituel?


Chapitre 3: De L'État de droit à la démocratie

Au début du XIe siècle, Solon instaurera une justice qui sera fondée sur des lois plutôt que d'être à la merci de l'arbitraire de quelques puissants personnages. Tous les citoyens seront égaux devant cette justice et tous y auront accès, à condition qu'ils veuillent et puissent assurer eux-mêmes leur défense. Le même Solon créera les principales institutions démocratiques, mais il faudra attendre encore un siècle, où la transition sera assurée par des tyrans, pour que la réforme démocratique soit achevée.

Les oligarques avaient si peu le souci de la justice qu'ils finirent par s'entre-déchirer. En se faisant eux-mêmes justice, ils devinrent victimes de cette loi de la jungle qu'ils destinaient à la plèbe. La vendetta se généralisa, achevant de discréditer une justice qui n'était déjà plus qu'une caricature. Pendant ce temps, les pauvres prenaient conscience de leur force, aidés par une nouvelle classe de commerçants et de banquiers, devenus les grands rivaux des propriétaires terriens. L'un des plus beaux moments de l'histoire de l'humanité se préparait ainsi : l'avènement de l'État de droit, lequel suppose le déploiement de l'intelligence dans l'universel.

Accéder à l'universel consiste à juger en s'appuyant sur des critères situés par-delà les intérêts et les préjugés d'un groupe particulier. Au début du VIe siècle avant notre ère, les citoyens d'Athènes ont dégagé le plus beau de ces critères pour juger des régimes politiques: l'idée de justice. Cette idée de justice était certes présente au cœur de tous les êtres humains depuis toujours, mais elle était demeurée voilée, confuse, mêlée à la peur, à l'angoisse. Guidés par Solon, les Athéniens ont dégagé cet idéal de sa gangue. Partout autour d'eux, sauf en quelques endroits, la Mésopotamie par exemple où l'État de droit avait été ébauché, la justice et la force étaient restées mêlées de façon telle qu'il semblait à jamais acquis que la justice était l'intérêt du plus fort. Faisaient la loi et les lois ceux qui avaient le pouvoir de les faire respecter dans leur intérêt. Imaginons l'émerveillement de personnes qui auraient toujours vécu sous un ciel gris le jour où, pour la première fois, elles verraient le soleil briller de toute sa force par-delà des nuages qu'il aurait dissipés. À en juger par la façon dont l'art et la littérature des VIe et Ve siècles sont pénétrés du souci de la justice, les Athéniens ont connu un tel émerveillement quand ils ont vu apparaître une justice, se distinguant non seulement de la force, mais capable de la tenir en respect, tel un soleil qui, en plus de briller, tempérerait la violence des vents et des flots.

Gardons-nous toutefois de voir en Solon un théoricien ayant dessiné le plan détaillé d'un bel édifice social dont on aurait confié la réalisation à des fonctionnaires. Tout s'est passé de façon plus spontanée et plus simple. Solon n'était ni un dieu, ni un modèle de vertu, ni même un héros. On est tenté de dire :  ce n'était qu'un sage. On dit même qu'il fit tout ce qu'un habile négociateur aurait fait dans les mêmes circonstances, promettant aux pauvres le partage des terres et aux riches la confirmation de leurs créances. Qui voudrait le lui reprocher puisque, ayant ainsi apaisé les esprits dans les deux camps, il gagna le temps qui lui permit de faire pénétrer ses idées plus avant dans la conscience de ses concitoyens? C'est ainsi qu'il obtint non seulement l'interdiction des procès iniques mais, pour les pauvres, des droits qui fondèrent leur fierté et pour les riches, le maintien de privilèges qui leur évitaient de perdre la face. L'État de droit existait enfin. Par-delà la force des uns et la faiblesse des autres, régnait la justice incarnée dans des lois, parfois étonnantes, comme celle qui taxait d'infamie quiconque refusait de prendre parti dans un débat crucial.

Le poème fondateur
Solon a lui-même rendu compte de son œuvre dans un texte qui a été transmis à la postérité par Aristote. Voici quelques extraits de ce texte, dans la traduction de Marguerite Yourcenar. Solon fait d'abord allusion aux techniques d'arpentage que les riches utilisaient pour s'emparer de la terre de leurs débiteurs insolvables.

« Ô Temps sois mon témoin! Et toi, ô noire Terre,
Mère de tous les dieux! Toi que j'ai délivrée
Des bornes dont tu fus bassement encombrée
Par les accapareurs! Toi que j'ai affranchie!
Redressant la Justice indignement gauchie ».

Plutôt que de devenir esclaves sur une terre appartenant désormais au maître, de nombreux paysans préféraient l'exil. Les lois de Solon permirent à ces exilés de rentrer au pays.

« J'ai ramené dans leurs foyers par Zeus bâtis
Les exilés, innocents ou non, engloutis
Dans le malheur, vendus, chassés ou bien partis
D'eux-mêmes et si longtemps errant à l'étranger
En proie à la misère, au malheur, au danger,
Qu'ils avaient oublié la langue de leurs pères! »


Et voici comment des lois justes font renaître les hommes :

Et d'autres qui tremblaient sous un injuste maître,
Ici même, opprimés, je les ai fait renaître,
Et de nouveau, grâce à mes lois, les voilà libres!

 

L'expression a des racines profondes en Occident :

« J'ai réparé, j'ai joint, j'ai rapproché les fibres
Aidant les pauvres, juste envers les gens prospères,
En haut ainsi qu'en bas, j'ai placé l'équité.
Un cupide et un lâche eût peut-être hésité
Sans savoir diriger ou tenir en respect
La foule. Je n'ai pas pour être moins suspect
À certains, transigé, pactisé; quand les chiens
Attaquent, le loup les tient en respect; les biens
Reçus grâce à mes lois, ils n'osaient en rêver,
Et de meilleurs que moi vont plus tard m'approuver.
Le grand législateur est aussi un médiateur
J'empêchai que chacun, à son gré n'écrémâ
Le lait de tous. Et quand la colère enflamma
Les deux partis, moi seul, entre eux médiateur,
Je me tins...»


La politique selon Solon: l'art discret
du moindre mal, le contraire de
l'ingeneering social tapageur.

Solon ressemble à Ulysse, comme Périclès ressemblera à Solon. Il ne fait aucun doute que ces Grecs sont inspirés, enthousiastes, au sens qu'ils donnaient eux-mêmes à ce mot : habités par un dieu (en theos). Il ne fait aucun doute non plus que le texte que nous appelons le poème fondateur est l'œuvre d'un être épris de justice. Mais ces mêmes Grecs sont humains, si humains qu'au moment où l'on serait tenté de les idolâtrer, ils posent un geste banal, ils disent un mot de tous les jours, ont une faiblesse commune, comme pour nous rappeler que la mesure, y compris dans l'admiration des meilleurs, est le bien à leurs yeux. De même qu'Ulysse, tout en se laissant éblouir par Nausicaa, toucher par sa grâce, n'en continuait pas moins de faire ses calculs intéressés, de même Solon, si enthousiaste qu'il ait été, n'a jamais cessé de miser avant tout sur la raison, si bien que c'est une phrase qui semble banale qui résume le mieux son oeuvre : « Je ferai des lois si conformes aux intérêts des citoyens, qu'ils croiront eux-mêmes plus avantageux de les maintenir que de les transgresser ». Plutarque dit aussi de Solon « qu'il accommodait bien plus les lois aux choses que les choses aux lois ».

C'est le souvenir des premières lois ouvrières qui peut le mieux nous aider à comprendre ce qu'a pu être l'État de droit pour ceux qui y accédaient après des siècles d'injustice. Voici des travailleurs que des patrons tiennent à leur merci : ils mourront de faim s'ils perdent leur emploi. Les patrons le savent, et ils contrôlent le gouvernement qui pourrait théoriquement prendre la défense des travailleurs. Dans ces conditions, l'ouvrier perd sa dignité d'être humain, et même son autonomie d'être vivant, pour n'être plus, par rapport à la force qui s'exerce sur lui, qu'une chose inerte : marchandise ou machine. Dans Les temps modernes, Charlie Chaplin a parfaitement rendu compte de cette tragédie. Il a montré à toute une société satisfaite de sa démocratie de surface ce que c'est que d'être soumis à la force, sans pouvoir s'appuyer sur le droit pour se défendre contre elle.

Il est essentiel que tous ceux qui jouissent de leur pleine dignité d'êtres humains se souviennent qu'un tel passage à l'État de droit est une conquête récente et fragile de l'humanité et que, à défaut d'une vigilance constante et d'une source d'inspiration très élevée, on retourne toujours par inertie aux rapports de force.

Gardons-nous toutefois de confondre l'État de droit dont il est ici question avec le paradis sur terre dont rêveront un jour les marxistes et autres utopistes. La politique est l'art du moindre mal. C'est dans cet art que Solon a excellé. Grâce à lui, les Athéniens, non pas tous les Athéniens, mais uniquement ceux qui étaient citoyens, sont devenus égaux devant la loi, une loi qui était écrite désormais. Ils n'ont pas eu les mêmes droits, ils ne pouvaient pas tous accéder aux postes les plus recherchés, et si l'effacement des dettes des petits paysans avait mis fin à une injustice grossière, cette mesure n'avait pas élevé les plus pauvres au rang des plus riches.
Pourtant en dépit de toute sa sagesse, Solon s'éloigna d'Athènes en laissant l'impression qu'il avait mécontenté tout le monde. Les riches étaient en colère et les pauvres n'étaient pas vraiment satisfaits. Plutarque lui reproche aimablement d'avoir trop aimé le plaisir, mais c'est peut-être ce qui fit de lui un bon politique. Aimant le plaisir, le sien et celui de ces concitoyens, il n'a pas voulu le sacrifier à des idéaux abstraits, comme le feront plus tard Lénine et Staline. Comme récompense, il n'a eu de son vivant que ce qu'il semble avoir préféré au pouvoir : l'oubli. Il avait cependant suscité la démocratie et ouvert la voie au siècle de Périclès. Lénine et Staline ont eu de leur vivant le pouvoir et la gloire, mais ils laissèrent derrière eux l'enfer. Grâce à Solon, il y aurait en Occident une tradition selon laquelle un créancier ne peut pas contraindre un être libre à être réduit à l'esclavage pour payer ses dettes.

Pisistrate, tyran gardien des lois
Parmi les plaisirs que recherchait Solon, il y avait ceux que lui procurait l'amour d'un certain Pisitrate. Ce même Pisistrate jouera, quelque temps après le départ de Solon, le rôle de tyran.

Mais avant, Athènes connut une longue période d'instabilité, semblable à celle que traversent de nombreux pays contemporains qui, désireux de sortir de la plus sombre oligarchie, ne sont pas encore en mesure de profiter des bienfaits de la démocratie. Une dictature tempérée, comme celle qui a surgi en Chine après la Révolution culturelle, apparaît alors comme une transition heureuse, à condition qu'elle soit capable de favoriser un progrès économique créant certaines des conditions de l'État de droit et de la démocratie.

Grâce à Pisistrate, Athènes connut une telle transition. Par rapport au roi (basileus) qui doit son pouvoir à sa naissance et à une tradition religieuse, le tyran (tyrannos) est un moderne, en ce sens qu'il ne doit son pouvoir qu'au peuple. Ce régime a fait son apparition en Grèce peu avant les événements qui nous intéressent. L'un des premiers et des plus célèbres tyrans fut le Lydien Gygès, dont on dit qu'il tirait son pouvoir du fait qu'il prétendait posséder un anneau magique lui permettant de se rendre invisible!

Pisistrate utilisa pour impressionner le peuple un procédé moins magique mais tout aussi efficace. Il s'infligea à lui-même une blessure et se présenta à l'agora comme un héros, moyennant quoi, le peuple lui donna une garde personnelle qui constitua l'embryon de la soldatesque sur laquelle il pourra compter ensuite. Solon vécut juste assez longtemps pour être témoin de cette manoeuvre et il eut le courage de la dénoncer, mais, en vrai démocrate, c'est au peuple qu'il s'en prit :

Si votre lâcheté fit tout votre malheur
N'accusez pas les dieux d'un honteux esclavage.
Le pouvoir du tyran n'est-il pas votre ouvrage?
La garde qui l'entoure assure sa grandeur.


Devant le nouveau tyran, il fit preuve lui-même d'une telle liberté que ses amis craignirent pour sa sécurité, mais Pisistrate fut bienveillant à son endroit. Ce qui ne l'empêcha pas de réserver tous les postes importants à ses amis et à ses parents.
Athènes était alors divisée en trois factions : les gens de la plaine, aristocrates et conservateurs, les gens du littoral, nouvellement enrichis par le commerce, et les gens de la montagne, petits paysans cultivant des terres ingrates. Chaque faction avait son chef. Lui-même noble, Pisistrate était néanmoins le chef des gens de la montagne, formant le parti populaire. Ses promesses pouvaient plaire aux gens du littoral. C'est ainsi qu'il put consolider son pouvoir, qu'il perdit en cours de route et retrouva par des procédés qui n'ajoutent rien à la gloire des Athéniens qui les ont tolérés. Il rentra un jour dans Athènes, précédé d'une géante nommée Ghyè qu'on avait déguisée en déesse Athéna.

Richelieu pensait-il à Pisistrate quand il disait
qu'un chef corrompu est souvent préférable
à un chef incompétent?

Ce voyou fut dans les circonstances le meilleur chef qu'Athènes pouvait avoir. Il arrive qu'on se montre digne du pouvoir qu'on a acquis par des moyens indignes. Aristote dira de lui qu'il gouverna en citoyen plutôt qu'en tyran. À propos de la tyrannie telle que la pratiqua Pisistrate, l'essayiste anglais Thomas Babington Macaulay parlera de « cette espèce singulière de souveraineté, si souvent mal comprise, reposant non sur la loi et la prescription mais sur la faveur populaire et les qualités personnelles du chef ».

Le cardinal de Richelieu a écrit dans ses mémoires qu'un ministre corrompu est moins dangereux pour l'État qu'un ministre incompétent. La corruption ne touche qu'un infime pourcentage de ses décisions, tandis que l'incompétence les affecte toutes. Pisistrate ne recula pas devant les occasions de s'enrichir et d'enrichir ses amis; quant au reste, il fut un administrateur de talent. Si on ne veut pas lui reconnaître des mobiles élevés, on doit au moins admettre qu'il a été assez intelligent pour faire coïncider ses intérêts avec ceux des plus pauvres parmi les Athéniens. La réforme agraire qui fut sa plus grande réalisation pourrait servir d'exemple encore aujourd'hui. Il ne se contenta pas de diviser les grandes propriétés pour les rendre accessibles aux petits paysans, il fournit à ces derniers les moyens de prospérer en instituant, par exemple, un crédit agricole qu'il alimentait au moyen des profits qu'il obtenait des mines qu'il possédait. Il introduisit la culture de la vigne sur une grande échelle pour tirer un bon parti de terres peu propices à la culture du blé, ce qui supposait qu'il se soit assuré auparavant des voies maritimes nécessaires à l'importation de cette indispensable céréale.

Pisistrate a même poussé la sollicitude pour son peuple jusqu'à instaurer des juges de paix itinérants qui réglaient sur place les différends des cultivateurs et leur évitaient d'énormes pertes de temps. Il lui arrivait de jouer lui-même ce rôle de juge. Il se déplaçait sans escorte, avec un seul esclave, et l'on raconte qu'un jour, regardant un paysan peiner sur un sol ingrat, il lui fit demander combien ce champ rapportait : « Rien que des malheurs et des souffrances, avait répondu le paysan, qui n'avait pas identifié son visiteur; et sur ces malheurs et ces souffrances, il faut encore que Pisistrate prélève sa dîme ». Rentré à Athènes, Pisistrate fit exempter d'impôts le champ en question, qu'on appela ensuite le Champ franc.
« Rien, écrira l'helléniste français Pierre Savinel, ne peint mieux les rapports personnels que ce chef d'État génial avait su établir avec les petites gens, essentiellement des paysans. Il va transmettre à la démocratie du Ve siècle av. J.-C. une classe moyenne de petits propriétaires, ceux que nous verrons encore vivre à la fin du siècle dans les comédies d'Aristophane, classe saine, solide, qui donnera à la démocratie sa force, civique et militaire, en attendant que cette même démocratie, sombrant dans la démagogie, ne corrompe en profondeur ces paysans, et n'instaure une tyrannie populaire, aussi odieuse que la tyrannie des oligarques, conduisant Athènes à sa ruine ». (Les hommes et la terre dans les lettres gréco-latines, Éditions Sang de la Terre, Paris 1988, p. 60.)
Les réalisations de Pisistrate sur le plan architectural, culturel et militaire furent tout aussi remarquables. Dans son célèbre ouvrage sur l'idée d'université, le cardinal Newman, après avoir présenté Athènes comme le modèle de la cité universitaire, dira de Pisistrate que c'est lui qui avait « découvert et nourri le génie de son peuple ».

Clisthène
L'étape décisive


Après une sombre parenthèse, celle durant laquelle un fils de Pisistrate appelé Hippias fut au pouvoir, le peuple athénien eut le génie d'accorder sa confiance à un autre homme juste, fort et éclairé : Clisthène. C'est lui qui va poser l'acte décisif, qui va vraiment créer le nouvel ordre en substituant à l'organisation verticale selon les classes, une organisation horizontale purement territoriale. Il divisa le territoire de la grande Athènes, nommé l'Attique, en circonscriptions appelées dèmes (de démos, peuple). Désormais, quand un Athénien se présentera au tribunal, il ne s'identifiera pas seulement par son nom, et par son patronyme, mais aussi par le dème auquel il appartient. C'est l'inscription sur le registre du dème - l'équivalent du passeport - qui vous constitue citoyen.

Tous cependant n'étaient pas citoyens à Athènes. Outre des esclaves, la cité comptait des affranchis et des métèques, ou étrangers, c'est-à-dire des immigrants en probation. Clisthène accorda la citoyenneté à un grand nombre d'affranchis et de métèques, ce qui renforça le parti du peuple, un citoyen ayant droit de vote. À la fin de l'opération, Athènes comptait 30 000 citoyens et le dème était au centre de sa vie politique, comme le sera la commune dans l'Amérique du XIXe siècle. La population totale d'Athènes à ce moment était d'environ 100 000 habitants.
Le fruit de la démocratie était mûr : il pouvait tomber de l'arbre. Non seulement le peuple élira-t-il désormais ses chefs, mais il pourra aussi les révoquer en tout temps. Les élections n'auront pas lieu tous les quatre ou cinq ans comme c'est le cas maintenant - ce qui fait dire aux gens qu'ils n'ont de pouvoir qu'en ces rares moments où les partis politiques les courtisent pour obtenir leur vote - mais tous les ans. Le poste de premier ministre ou de président n'existait pas. À l'époque de Périclès, c'est le poste de stratège en chef qui en était l'équivalent.

Le citoyen assumait la responsabilité du juge au tribunal. On alla même jusqu'à recourir au tirage au sort pour le choix de certains officiers publics. Agissait-on ainsi par souci d'égalité, ou parce qu'on voulait discréditer une fonction, celle de juge, par exemple, dont se moquera Aristophane? Il est clair en tout cas que les Athéniens ne s'en seraient jamais remis au hasard pour choisir leurs généraux.

Plus de 6 000 citoyens (sur 30 000)
participaient aux assemblées de l'Ecclésia,
sept ou huit heures d'affilée, 70 jours par année, sous le soleil méditerranéen.
Et il existait en outre de nombreux comités et conseils.

Le citoyen était ex officio membre de l'Ecclésia, l'assemblée souveraine des cités, l'équivalent de nos parlements. Il pouvait donc prendre part à tous les débats et à toutes les décisions. Il ne pouvait pas désigner un député pour parler en son nom. On était en démocratie directe et non en démocratie de représentation. Non seulement l'assemblée votait-elle les lois, mais elle prenait encore bien des décisions qui, dans les démocraties actuelles, relèvent du pouvoir exécutif. C'est elle par exemple qui décidait de l'opportunité de déclarer une guerre, elle aussi qui désignait le commandant et approuvait le budget de l'opération. Elle se substituait souvent au pouvoir judiciaire.

Les oligarques, qu'on peut considérer comme de l'époque, firent fortement obstruction aux réformes de Clisthène, allant même jusqu'à faire alliance avec des puissances extérieures pour étouffer la démocratie naissante. Clisthène voulut donc adopter des mesures destinées à empêcher le retour en force du parti des riches. La principale de ces mesures fut l'ostracisme. Ce mot vient de ostrakon, « coquille d'huître »puis « tesson ». Quand un citoyen estimait que tel ou tel grand personnage avait, de par sa richesse, une influence démesurée dans la cité, il pouvait exiger qu'il soit exilé pour dix ans. Il lui suffisait pour obtenir gain de cause, de convoquer une assemblée et de soumettre son accusation au vote, lequel consistait à inscrire le nom de l'accusé sur un tesson.

Cette loi dut donner lieu très tôt à des abus, mais on peut facilement imaginer comment les accusations non fondées pouvaient se retourner contre leurs auteurs. Le petit paysan qui participait à la vie publique à ses frais devait réagir vivement quand il s'était déplacé pour entendre un acte d'accusation dicté, non par des faits, mais par la jalousie personnelle de l'accusateur.

Clisthène avait agrandi et renforcé la classe des petits paysans en poursuivant, tout en l'améliorant, la politique de Pisistrate, laquelle consistait à distribuer des lots aux pauvres et à favoriser leur établissement. Heureux d'avoir ainsi accédé à la liberté et à la sécurité, désormais protégées par des lois, ces petits propriétaires remplissaient correctement leurs obligations. La démocratie directe des origines était aussi une démocratie bénévole où le citoyen, s'il tirait son bonheur de ses droits reconnus, trouvait sa puissance dans ses responsabilités dûment assumées.

On touche toutefois ici aux limites de la réforme de Clisthène. Si un riche pouvait consacrer quelques jours à un débat sans mettre son bien-être en péril, pouvait-il en être ainsi pour le petit paysan qui travaillait seul sa terre et qui vivait souvent assez loin du cœur de la cité où se tenaient les débats? L'inégalité entre les citoyens à cet égard devint plus manifeste quand la classe des marins se développa, au fur et à mesure des victoires athéniennes sur mer.

L'esclavage des uns,
prix de la liberté des autres?


Bien des personnes actives trouvent à peine le temps de nos jours d'aller voter une fois tous les quatre ans. Comment les Grecs du temps de Clisthène pouvaient-ils, tout en faisant leur métier, trouver le temps de faire, bénévolement il va sans dire, le travail d'un député, d'un juge et d'un soldat? Il est incontestable que l'étonnante liberté dont jouissaient les citoyens, que les loisirs, en apparence illimités, qu'ils pouvaient consacrer aux affaires publiques, auraient été chose impossible sans les esclaves. La proverbiale modération des Athéniens, vertu dont Solon se vantait déjà devant Crésus, n'expliquait pas à elle seule le climat de la cité.

Jean-Jacques Rousseau lui-même, dans Le Contrat social, n'a pas craint d'accréditer la thèse selon laquelle la servitude n'est peut-être pas un prix trop élevé pour la liberté :
« Chez les Grecs, tout ce que le peuple avait à faire, il le faisait par lui-même, il était sans cesse assemblé sur la place. Il habitait un climat doux, il n'était point avide, des esclaves faisaient ses travaux, sa grande affaire était sa liberté... Quoi! la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude? Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n'est point dans la nature a ses inconvénients et la société civile plus que tout le reste ».

Faut-il en conclure que chaque citoyen avait au moins un esclave à son service et qu'ainsi, l'ensemble des citoyens constituait de fait une aristocratie élargie? Voici à ce propos l'opinion d'un historien réputé des institutions politiques :
« Il est exact que la liberté démocratique d'Athènes (par exemple) se maintenait en partie à l'appui de l'esclavage. Mais la généralisation selon laquelle les esclaves faisaient les travaux du peuple est erronée. Car la masse des pauvres qui, à Athènes comme dans la plupart des démocraties, étaient la majorité, n'avaient pas d'esclaves, faute d'argent pour l'achat et l'entretien de ceux-ci : la femme et les enfants en tenaient lieu. Si l'on compte à Athènes 50 000 citoyens et 100 000 esclaves, soit le double, il serait tout à fait faux de croire que chacun des citoyens fût propriétaire de deux esclaves ou même d'un seul, dont la possession eût fait de lui un monsieur aux amples loisirs. Il y avait les esclaves employés publics, les esclaves ouvriers dans les usines et les mines, les esclaves domestiques de grande maison. Qualifier une démocratie grecque, en invoquant l'esclavage, d'aristocratie de fait ou même d'oligarchie de fait, serait également, au plan social tout au moins, inexact. Pensons à l'assemblée du peuple athénien telle que la voyaient les yeux critiques de Socrate, avec ses cordonniers, foulons, maçons, colporteurs, brocanteurs! Ce qui est rigoureusement vrai, en revanche, c'est qu'au plan politique (où l'esclave n'existait absolument pas) le citoyen, si pauvre soit-il, est un personnage privilégié et la citoyenneté, si mince que soit son possesseur, est déjà une fonction ». (Jean-Jacques Chevallier, Histoire de la pensée politique, éditions Payot, Paris, 1979).

L'isonomie
Voilà pourquoi, au temps de Clisthène, on employait un mot signifiant « égalité », le mot isonomie (de isos, égal et nomos, loi), pour désigner le nouveau régime politique. C'est à l'égalité politique, et non à l'égalité des droits ou à l'égalité matérielle qu'on attachait alors le plus d'importance. Comment expliquer la loi sur l'ostracisme autrement? Le bannissement d'un riche pour dix ans ne changeait rien à la fortune des autres. La seule chose qu'ils gagnaient par là c'était un peu plus de puissance à l'assemblée. La raison était aussi gagnante, puisque en éloignant ceux qui tiraient leur influence de leur seule richesse, on renforçait la position de ceux qui misaient sur l'intelligence et la parole pour défendre leurs opinions.

La grande différence entre ce que nous appelons démocratie, et ce qu'on appelait alors isonomie, c'est que nous attachons beaucoup plus d'importance à l'égalité des droits et à l'égalité matérielle (bien que nous ne réussissions pas à l'établir) qu'à l'égalité proprement politique. On peut se demander si le citoyen ne renonce pas à l'égalité politique, s'il ne se réduit pas à l'impuissance en se laissant séduire par ce qu'on appelle aujourd'hui les programmes sociaux. Ces programmes ont pour but d'assurer l'égalité des droits et l'égalité matérielle et ils ont pour effet de transformer les citoyens en clients, rôle incompatible avec leurs responsabilités et leur puissance politique. Certes, il faut disposer d'un minimum de bien-être pour être en mesure d'assumer ses responsabilités civiques, mais de toute évidence, l'idéal est que ce bien-être soit assuré par la société civile et ses diverses solidarités, et non par l'État.

L'ostracisme aujourd'hui
L'équivalent de l'ostracisme serait-il une bonne chose dans les démocraties contemporaines?

Peut-on seulement imaginer qu'au Canada, en France ou aux États-Unis, un simple individu puisse obtenir le bannissement d'une personne qu'il juge trop influente en raison de sa richesse, à la seule condition qu'il réunisse un certain nombre de signatures?

On voit mal comment une telle chose serait possible à notre époque, la richesse étant considérée comme un bien et même, chez les protestants en particulier, comme le signe d'une élection divine. Pour aller aussi loin que les Athéniens, et obtenir le même effet, il faudrait aujourd'hui une sanction plus dure que le bannissement. Dans la Grèce ancienne, la présence physique, le rayonnement immédiat et direct de la personne, la persuasion par la parole vivante avaient une importance qu'ils n'ont plus à l'heure actuelle. Des personnages influents pourraient tout aussi efficacement tirer des ficelles depuis un pays étranger que depuis leur siège social. Pour ramener leur influence à la mesure de celle d'un citoyen qui n'a que ses mérites personnels pour atouts, il faudrait amputer leur fortune et démanteler leurs empires financiers et industriels.

Les lois contre les monopoles sont les seules qui, dans nos démocraties, ressemblent un peu, par leurs effets, à la loi sur l'ostracisme. Elles sont toutefois dictées par les impératifs de la concurrence et non par une exigence d'égalité entre les citoyens sur le plan politique. Il n'y a dans nos pays aucune limite à la richesse, à la condition que cette dernière ne nuise pas à la concurrence dans les divers secteurs de l'économie.

Les démocrates grecs étaient-ils donc, par rapport à ceux d'aujourd'hui, des êtres pleins de ressentiment qui ne pouvaient qu'envier la richesse d'autrui au point de vouloir s'en venger? Rien ne justifie une interprétation aussi négative de l'ostracisme, lequel trouve son explication en premier lieu dans l'horreur que la démesure inspirait aux Grecs et, en second lieu, dans l'histoire et la nature de ces petites cités où tout, à commencer par les abus de pouvoir, était transparent.

Chapitre 4: Le siècle de Périclès
Le cours normal des événements s'arrête ici pour faire place à un homme qui marquera son temps plus qu'il ne sera marqué par lui. Au moment où Périclès accède aux plus hautes fonctions, Athènes est déjà engagée dans un processus qui l'oblige, pour payer ses largesses aux citoyens, à accroître son empire en augmentant le tribut exigé de chaque cité conquise. La dégradation de la situation est inévitable. Périclès fera durer le statu quo pendant plus de trente ans et ce statu quo sera l'une des époques glorieuses de l'humanité.

Les conditions pour que s'accomplisse le miracle grec étaient réunies. Il ne manquait à Athènes qu'un chef qui soit à la hauteur des circonstances, comme Solon, Pisistrate et Clisthène l'avaient été. Ce chef, ce sera Périclès qui présidera aux destinées d'Athènes pendant plus de trente ans, de l'an ~462 à sa mort, survenue en ~429.

Comme ses plus illustres prédécesseurs, Périclès est un aristocrate qui a conquis le cœur des Athéniens en donnant l'exemple de la vertu. À sa mort, on constata que sa fortune ne s'était pas accrue. Il donna plus à sa cité qu'il ne reçut d'elle. La sollicitude dont il fit toujours preuve pour son meilleur ami, le philosophe Anaxagore, donne la mesure de son humanité. Ayant renoncé à ses terres, Anaxagore avait toujours vécu, bien modestement, de la générosité de Périclès. « On dit, raconte Plutarque, que dans sa vieillesse, se voyant négligé par Périclès, que ses grandes affaires empêchaient de penser à lui, il se coucha et se couvrit la tête de son manteau, résolu de se laisser mourir de faim. Périclès n'en fut pas plus tôt informé qu'accablé de cette nouvelle, il courut chez lui, et employa ses prières les plus pressantes pour le détourner de son dessein : - "Ce n'est pas vous que je pleure lui disait-il, c'est moi qui vais perdre un ami dont les conseils me sont si utiles pour le gouvernement de la république." Alors, Anaxagore se découvrant la tête : - "Ceux qui ont besoin d'une lampe ont soin d'y verser de l'huile" ».

Périclès fut-il un roi plébiscité, comme certains le lui ont reproché, ou un authentique représentant du peuple? Fut-il un démagogue rusé ou un serviteur éclairé de la chose publique? À l'altitude où il se meut, les contraires se rejoignent. Le peuple lui donna le pouvoir pour longtemps, mais Périclès fut toujours tenu de rendre des comptes. Il était aimé, admiré, mais non idolâtré et il craignait sans doute plus le peuple que le peuple ne le craignait.

Une population qui, au théâtre, accordait le premier prix tantôt à Sophocle, tantôt à Euripide, qui admirait des sculpteurs comme Phidias, discutait avec des philosophes comme Anaxagore et Socrate, pouvait-elle idolâtrer son chef? Elle se moquait plutôt de lui avec une aimable familiarité. Son surnom de « tête d'oignon » était connu de tous. Il avait, en effet, la tête d'une longueur disproportionnée. Quand il ordonna la construction de l'Odéon, le poète comique Cratinus se moqua de lui en ces termes :

« Ce nouveau Jupiter à tête d'oignon
Et dont le vaste crâne est gros de l'Odéon,
Périclès, vient à nous, tout fier de l'avantage
D'avoir de l'ostracisme évité le naufrage »


Même quand il était au faîte de sa gloire, il pouvait accueillir de bonne grâce une critique et même une raillerie. Après son éclatante victoire contre Samos, il fit lui-même l'oraison funèbre des citoyens morts dans cette guerre. « Lorsqu'il descendit de la tribune, nous dit Plutarque, toutes les femmes allèrent l'embrasser et lui mirent sur la tête des couronnes et des bandelettes, sauf Elpinice, qui lui dit, en s'approchant : "Voilà sans doute Périclès, des exploits bien admirables et bien dignes de nos couronnes, d'avoir fait périr tant de braves citoyens, non en faisant la guerre aux Phéniciens ou aux Mèdes, comme mon frère Cimon, mais en ruinant une ville alliée qui tirait de nous son origine". Périclès se mit à sourire...»

Il arrivait que l'Assemblée refuse à Périclès les crédits qu'il réclamait. « Très bien, dit-il un jour dans une telle circonstance : je paierai moi-même les travaux, mais je mettrai mon nom sur les monuments et non celui du peuple d'Athènes ». « À ces mots, nous dit Plutarque, soit par admiration pour sa grandeur d'âme, soit par jalousie, on ne voulut pas lui céder la gloire de tant de beaux ouvrages, tout le peuple s'écria qu'il n'avait qu'à prendre dans le trésor de quoi en couvrir les frais et de ne rien épargner ».

Ce fut un orateur de tout premier ordre. On a parfois le sentiment que ses concitoyens le contredisaient pour le seul plaisir de l'obliger à faire un beau discours. Thucydide, l'un de ses principaux rivaux devant l'Assemblée, était aussi l'un de ses admirateurs. « Quand je lutte contre lui, disait-il, et que je l'ai jeté par terre, il soutient qu'il n'est pas renversé et il finit par le persuader aux autres spectateurs ». Il faisait la guerre par nécessité ; c'est dans le développement des arts qu'il mettait son plaisir et s'il perdit jamais le sens de la mesure, ce fut dans la recherche de la beauté. Jamais un programme de plein emploi - car c'était là le but de Périclès - ne produisit tant de chefs-d'œuvre. Le Ve siècle av. J.-C. est appelé tantôt le Siècle d'or, tantôt le Siècle de Périclès. La statue d'Athéna exécutée par Phidias était en or. C'est ce chef-d'œuvre qui donna le ton des travaux d'embellissement d'Athènes, dont Phidias assura d'ailleurs l'intendance. Cinq siècles plus tard, les visiteurs d'Athènes étaient encore étonnés qu'on ait pu en si peu de temps construire des monuments destinés à l'immortalité. D'habitude, le temps consacré à la réalisation d'une œuvre donne la mesure de sa longévité. « Aussi, ce qui rend plus admirables les édifices de Périclès, nous dit Plutarque, c'est qu'achevés en si peu de temps, ils aient eu une si longue durée. Chacun des ouvrages était à peine fini qu'il avait déjà, par sa beauté, le caractère de l'antique; cependant aujourd'hui, ils ont toute la fraîcheur, tout l'éclat de la jeunesse : tant y brille cette fleur de nouveauté qui les garantit des impressions du temps! Il semble qu'ils aient eux-mêmes un esprit et une âme qui les rajeunissent sans cesse et les empêchent de vieillir ».
Deux mille ans après ce commentaire de Plutarque, on admire toujours le Parthénon.

Anaxagore, l'ami et le maître
Quelle éducation Périclès avait-il donc reçue pour exceller ainsi dans tous les domaines, pour s'entourer de la plus belle constellation de génies qui ait jamais été rassemblée dans un même lieu et pour donner une indicible unité à la variété des œuvres qu'il ordonnait, depuis les jeux de musique de la fête des Panathénées jusqu'à la chapelle des mystères à Éleusis?

Nous avons vu comment Périclès s'est porté au secours du philosophe Anaxagore, quand ce dernier était disposé à se laisser mourir. L'amitié de ce sage, qui était aussi un savant, eut sur lui le même effet bienfaisant que celle de Solon sur Pisistrate.
« L'ami le plus intime de Périclès, nous dit Plutarque, celui qui contribua le plus à lui donner cette élévation, cette fierté de sentiments, peu appropriée, il est vrai, à un gouvernement populaire; celui enfin qui lui inspira cette grandeur d'âme qui le distinguait, cette dignité qu'il faisait éclater dans toute sa conduite, ce fut Anaxagore de Clazomène, que ses contemporains appelaient l'Intelligence, soit par admiration pour ses connaissances sublimes et sa subtilité à pénétrer les secrets de la nature, soit parce qu'il avait le premier établi pour principe de la formation du monde, non le hasard et la nécessité, mais une intelligence pure et simple qui avait tiré du chaos des substances homogènes. Pénétré de l'estime la plus profonde pour ce grand personnage, instruit à son école dans la connaissance des sciences naturelles et des phénomènes célestes, Périclès puisa dans son commerce non seulement une élévation d'esprit, une éloquence sublime éloignée de l'affectation et de la bassesse du style populaire, mais encore un extérieur grave et sévère que le rire ne tempérait jamais, une démarche ferme et tranquille, un son de voix toujours égal, une modestie dans son port, dans son geste et dans son habillement que l'action la plus véhémente, lorsqu'il parlait en public, ne pouvait jamais altérer. Ces qualités, relevées par beaucoup d'autres, frappaient tout le monde d'admiration ».

Cette vision d'un monde gouverné par une intelligence suprême est de toute évidence le principe secret de la merveilleuse unité que Périclès a introduite dans toutes ses œuvres. Les penseurs de cette époque s'intéressaient aussi bien aux lois qui régissent l'univers qu'à celles qui régissent les sociétés humaines. La politique était à leurs yeux indissociable de la cosmologie. La ressemblance entre le macrocosme et le microcosme allait de soi. Le macrocosme c'était l'univers, le microscosme c'était tantôt la Cité, tantôt l'âme humaine.
Cette intelligence qu'Anaxagore voyait à l'oeuvre dans le cosmos, Périclès s'efforça de la faire régner sous la forme de la justice, dans la cité qu'il dirigeait, sous la forme de l'harmonie, dans les œuvres d'art qu'il commandait. Dans un poème intitulé Le temple d'Éphèse, Victor Hugo trouvera des accents inoubliables pour évoquer l'unité d'inspiration des grandes cités grecques dont Athènes est le modèle :

« Ma symétrie auguste est soeur de la vertu...
Sparte a reçu sa loi de Lycurgue rêveur,
Moi, le temple, je suis législateur d'Éphèse;
Le peuple en me voyant comprend l'ordre et s'apaise;
Mes degrés sont les mots d'un code, mon fronton
Pense comme Thalès, parle comme Platon,
Mon portique serein, pour l'âme qui sait lire,
À la vibration pensive d'une lyre,
Mon pérystile semble un précepte des cieux;
Toute loi vraie étant un rythme harmonieux,
Nul homme ne me voit sans qu'un dieu l'avertisse;
Mon austère équilibre enseigne la justice;
Je suis la vérité bâtie en marbre blanc;
Le beau, c'est, ô mortels, le vrai plus ressemblant;
Venez donc à moi, foule, et, sur mes saintes marches,
Mêlez vos cœurs, jetez vos lois, posez vos arches;
Hommes, devenez tous frères en admirant;
Réconciliez-vous devant le pur, le grand,
Le chaste, le divin, le saint, l'impérissable;
Car, ainsi que l'eau coule et comme fuit le sable,
Les ans passent, mais moi je demeure; je suis
Le blanc palais de l'aube et l'autel noir des nuits
Chef-d'œuvre pour les yeux et temple pour les âmes ».


La séparation de la pensée appliquée à l'univers et de la pensée appliquée à l'humanité est au contraire l'une des caractéristiques de la modernité occidentale. D'un côté, nous ne reconnaissons dans l'univers que la force; de l'autre, nous nous croyons en mesure de faire régner dans les sociétés humaines un principe autre que la force : la justice. Anaxagore devait cependant être bien près de penser la chaîne des causes comme nous le faisons aujourd'hui, puisqu'il a mis Périclès en garde contre la superstition. « Périclès, poursuit Plutarque, a encore appris d'Anaxagore à s'élever au-dessus de cette faiblesse qui fait qu'à la vue de certains météores, ceux qui n'en connaissent pas les causes sont remplis de terreur, vivent dans une crainte servile des dieux et dans un trouble continuel. La philosophie, en dissipant cette ignorance, bannit la superstition toujours alarmée, toujours tremblante, et la remplace par cette piété solide qui soutient une ferme espérance ».

Il y eut une fois un chef ayant
comme projet d'imprégner sa cité
d'une intelligence semblable à celle
qui gouverne l'univers.

Périclès évita peut-être une catastrophe grâce à cet enseignement. Une éclipse du soleil survint un jour où une imposante flotte s'apprêtait à appareiller pour une mission importante. Craignant le pire parce que la panique s'était emparée des troupes, Périclès fit venir le pilote et lui mit son manteau devant les yeux. « Eh bien! lui dit-il, quelle différence y a-t-il entre mon manteau et ce qui cause l'éclipse, sinon que ce qui produit les ténèbres est plus grand que mon manteau? »

Le maître de Périclès apparaît comme le lointain précurseur des théories actuelles sur l'évolution de l'univers. Si, disait-il, les choses, tout en ayant une identité qui les rend irréductibles les unes aux autres, peuvent néanmoins naître les unes des autres - comme le cheveu qui sort de la tête - c'est que chacune d'elles renferme le principe de toutes les autres. Chaque chose est dénommée d'après la qualité qui prédomine en elle; mais l'infinité des autres qualités y est présente quoique indistincte. À l'origine du mouvement circulaire, qui opéra la différenciation des éléments et donc l'évolution de l'univers, il y a l'Intelligence suprême.

Anaxagore fut banni d'Athènes pour impiété, mais peut-être avait-on voulu toucher Périclès dans la personne de l'un de ses amis très chers. Les Athéniens lui reprochaient d'avoir soutenu que le soleil était une pierre incandescente et la lune une terre!
Enfin, Anaxagore a sans doute été l'un des premiers mathématiciens à apprivoiser la notion d'infini. On pense que dans la prison où il aurait séjourné avant son exil, il se serait attaqué au problème de la quadrature du cercle. Il aurait aussi soutenu que les grandeurs sont divisibles à l'infini.

Sous le charme d'Aspasie
Périclès eut aussi comme maître Zénon, un autre philosophe, de même que Damon que l'on pourrait qualifier de musicien politicologue. Périclès s'exposa en outre au rayonnement d'une grande dame qu'il aima toujours passionnément en dépit de toutes les calomnies dont elle fut l'objet : Aspasie, sa seconde femme, la première l'ayant quitté à l'amiable après lui avoir donné deux fils.

Les Athéniennes n'étaient pas toutes comme Xantippe, la femme de Socrate, reléguées à une grincheuse obscurité et les hommes en vue n'avaient pas tous des préférences pour les beaux garçons. « L'attachement de Périclès pour Aspasie, raconte Plutarque, fut une véritable passion. [...] Il l'aima si tendrement, qu'il ne sortait et ne rentrait jamais chez lui sans l'embrasser ».

Périclès se serait attaché à elle à cause de ses connaissances. Les poètes comiques étaient plutôt d'avis que le grand homme s'était laissé séduire par une courtisane dont l'influence était encore plus grande que la sienne. Socrate fréquentait son salon et sa réputation était telle de par le monde que le roi des Perses, Cyrus, donna le nom d'Aspasie à celle de ses concubines qu'il aimait le plus.
Platon dit qu'Aspasie était réputée pour ses leçons de rhétorique. Les Athéniens les plus en vue menaient leur femme dans sa maison, pour qu'elles apprennent à parler en l'écoutant. Ils prenaient un certain risque, disaient les méchantes langues, car elle pouvait aussi leur apprendre le métier de courtisane!

Son rôle dans la politique athénienne semble avoir été considérable, son influence sur Périclès importante. Athènes fut à un certain moment en guerre contre Milet. Or, Aspasie était de Milet, comme le sage et savant Thalès. Cette cité ionienne, exposée aux parfums de l'Orient, avait atteint un très haut degré de raffinement. Pour sauver Milet, Périclès persuada les Athéniens d'envahir plutôt Samos.
Tout au cours de l'histoire, Aspasie aura, comme ce fut le cas de son vivant, ses admirateurs et ses dénigreurs, mais saurons-nous jamais ce que pouvait être, à l'époque de Périclès une grande courtisane capable de séduire Socrate et ses amis?

Toi aussi, Périclès!
Il est difficile d'imaginer un homme d'État qui se soit plus approché de la perfection que Périclès. Hélas! Pendant tout le temps où il a exercé le pouvoir, un pouvoir devenu absolu vers la fin, on lui a adressé un reproche majeur qui semble justifié : pour financer ses grands travaux et s'attacher le peuple d'Athènes, il a puisé dans le trésor de la Confédération des cités grecques. C'est un peu comme si les présidents américains avaient, après la guerre de 1939-45, puisé en toute liberté dans le Trésor des Nations-Unies. Les cités grecques, en vue d'assurer leur défense commune contre les Perses, avaient constitué un trésor auquel elles contribuaient à proportion de leur importance. Le trésor avait d'abord été déposé à Délos. Endroit dangereux, dirent les Athéniens, à la portée de l'ennemi. Ils obtinrent ainsi qu'il soit transporté dans leur cité. La contribution des autres cités risquait alors de devenir une taxe devant servir au développement d'Athènes. C'est ce qui se produisit sous Périclès.

Ce dernier a-t-il été poussé jusqu'à la démesure par son amour de la beauté et de la gloire? La mécanique du pouvoir l'a-t-elle contraint à s'attacher le peuple d'Athènes par des libéralités qui dépassaient les moyens de cette cité? Voici en tout cas le reproche que ses adversaires adressaient à Périclès : « La Grèce ne peut se dissimuler que, par la plus injuste et la plus tyrannique dépradation, les sommes qu'elle a consignées pour les frais de la guerre sont employées à dorer, à embellir notre ville, comme une femme coquette que l'on couvre de pierres précieuses; qu'elles servent à ériger des statues magnifiques, à construire des temples, dont tel a coûté jusqu'à mille talents ».Voici ce que Périclès répondait : « Nous combattons pour les autres cités, et nous éloignons les Barbares de leurs frontières; ils ne fournissent pour la guerre ni chevaux, ni galères, ni soldats; ils ne contribuent que de quelques sommes d'argent, qui, une fois payées, n'appartiennent plus à ceux qui les livrent, mais à ceux qui les reçoivent, lesquels ne sont tenus qu'à remplir les conditions qu'ils s'imposent en les recevant. La ville, abondamment pourvue de tous les moyens de défense que la guerre exige, doit employer ces richesses à des ouvrages qui, une fois achevés, lui assureront une gloire immortelle. Des ateliers en tous genres sont mis en activité, l'emploi et la fabrication d'une immense quantité de matières alimentant l'industrie et les arts, un mouvement général utilisant tous les bras; telles sont les ressources incalculables que ces constructions procurent déjà aux citoyens, qui presque tous reçoivent, de cette sorte, des salaires du trésor public; et c'est ainsi que la ville tire d'elle-même sa subsistance et son embellissement ».

Périclès ne niait donc pas les faits qu'on lui reprochait, il tentait seulement de les justifier. S'il a réussi à le faire devant ses concitoyens, il n'a pas réussi à le faire devant l'histoire. Force est de constater que par ses largesses suspectes, il a précipité la chute d'Athènes, en dressant contre elle les cités jadis alliées et en affaiblissant le peuple de diverses manières : par les dissensions résultant de la répartition des largesses, par la facilité et les illusions entretenues dans la population, en somme, par une démesure générale résultant du fait que, dans les sociétés humaines, l'appétit vient en mangeant. Vers la fin de son règne, mot qui convenait alors, Périclès avait en effet besoin de tout son pouvoir de persuasion pour contenir les ardeurs conquérantes du peuple athénien. Ayant pris la douce habitude de tout se permettre impunément, ce dernier ne songeait qu'à s'enrichir par de nouvelles conquêtes. Cela devait le conduire à brève échéance au désastre de Sicile et à la défaite aux mains des Spartiates.

Périclès est mort en 429 av. J.-C., pendant la grande peste qui frappait alors Athènes. Les digues morales se sont-elles rompues en même temps que les digues biologiques? On est tenté de le croire tant on est frappé par la façon dont les événements malheureux se précipitèrent par la suite.

Le prix de la justice
Par-delà l'histoire d'Athènes, la conduite de Périclès soulève une question de portée universelle : pour assurer la justice à l'intérieur d'une cité ou d'un pays, faut-il donc pratiquer l'injustice contre l'extérieur? Depuis l'avènement de l'État de droit et de la démocratie, Athènes se trouvait dans une dynamique telle que pour assurer le progrès de l'ensemble de la société, il fallait maintenir l'équilibre entre les riches et les pauvres en améliorant le sort des uns et des autres; cela ne pouvait se faire que par des injustices du genre de celle que commit Périclès à l'endroit des autres cités membres de la Confédération.

Mais Périclès avait-il le choix de ses moyens d'action? Pouvait-il faire autre chose que retarder une déchéance qui avait commencé bien avant son avènement au pouvoir? Voici en quels termes Plutarque a pardonné à Périclès :
« Périclès mérite donc toute notre admiration, non seulement par la douceur et la modération qu'il conserva toujours dans une multitude d'affaires si importantes et au milieu de tant d'inimitiés, mais plus encore par cette élévation de sentiments qui lui faisait regarder comme la plus belle de ses actions de n'avoir jamais, avec une puissance si absolue, rien donné à l'envie ni au ressentiment, et de n'avoir été pour personne un implacable ennemi. [...] Les événements qui suivirent la mort de Périclès firent bientôt sentir aux Athéniens toute la perte qu'ils avaient faite, et leur donnèrent les plus vifs regrets. Ceux qui, pendant sa vie, supportaient le plus impatiemment une puissance qui les offusquait, n'eurent pas plus tôt essayé, après sa mort, des autres orateurs et de ceux qui se mêlaient de conduire le peuple, qu'ils furent forcés d'avouer que jamais personne n'avait été ni plus modéré que lui dans la sévérité, ni plus grave dans la douceur. Cette puissance si enviée, qu'on traitait de monarchie et de tyrannie, ne parut plus alors qu'un rempart qui avait sauvé la république : tant, depuis sa mort, la corruption se répandit dans toute la ville, et y fit régner cette foule de vices que Périclès avait su contenir et réduire pendant sa vie, et qu'il avait empêchés de dégénérer en une licence qui serait devenue irrémédiable! »

Chapitre 5: La démagogie
C'est un processus plutôt qu'une étape que nous décrivons ici, le processus par lequel de bonnes mesures tels que l'ostracisme et le paiement d'indemnités aux citoyens fonctionnaires se transforment insensiblement en instruments de corruption du peuple lequel, de responsable qu'il était, devient une clientèle prête à se vendre à l'orateur qui saura le mieux le flatter.
Le ver de la démagogie, dont Périclès avait su retarder les méfaits, était dans le fruit de la démocratie depuis le début. Les dirigeants, élus pour la première fois à partir de ~507, suite aux réformes de Clisthène, furent d'autant plus tentés de se concilier la faveur du peuple par des flatteries et des avantages que ce peuple avait plus de pouvoir.

Le prédécesseur immédiat de Périclès à la tête du parti populaire, Éphialte, attacha son nom à une réforme qui marque à la fois l'achèvement de la démocratie et le commencement d'une bureaucratie ruineuse et de ce qu'on appellerait aujourd'hui la corruption électorale : la « mistophorie » (misthos, salaire, phérô, porter) c'est-à-dire la rémunération de tâches auparavant bénévoles.

Pour assurer l'égalité entre les citoyens, il y avait deux méthodes à la disposition des réformateurs athéniens : le bannissement des riches qui abusaient de leur influence; des indemnités pour inciter les plus pauvres parmi les citoyens à participer à la vie des institutions. La première méthode ne coûtait rien à l'État et aussi longtemps que les accusateurs ne purent tirer un avantage personnel de la condamnation d'un riche à l'exil, elle n'eut guère d'effets corrupteurs sur les citoyens athéniens. L'inégalité subsistait cependant en ce sens que la participation demeurait plus difficile pour le pauvre que pour le riche.


La seconde méthode remédiait à ce mal. Le parti populaire l'a choisie avec d'autant plus d'empressement qu'il avait besoin de l'appui des Thètes, ces citoyens pauvres qui avaient mérité de la patrie en tant que rameurs dans les galères lors de la bataille de Salamine. Elle avait hélas! un effet corrupteur immédiat : de contribuable qu'il était exclusivement à l'origine, le citoyen se transformerait en client de l'État; ses droits, dirions-nous aujourd'hui, prendraient le pas sur ses obligations.

Voici, pour la Grèce et la postérité, l'exemple parfait de la ligne du partage des eaux entre le versant démocratique (pouvoir et responsabilité du peuple) et le versant démagogique (clientélisme du peuple).

Il faut escalader le versant démocratique. C'est ce qu'ont fait les citoyens athéniens à partir du moment où Solon leur en a donné la possibilité par ses lois. Le versant démagogique, on le descend. C'est pourquoi, quand du haut de la montagne politique on contemple les deux pentes, celle qu'on vient de gravir avec peine et celle qu'on pourra descendre avec délices, on n'hésite pas longtemps. Et, sauf exception, dès qu'un peuple a commencé à glisser sur le versant démagogique, il dévale la pente jusqu'à ce qu'il se brise contre un rocher ou se noie dans la mer.

Une fois l'habitude de la rémunération prise, comment les chefs, pour se faire élire, ou pour faire triompher leurs idées, allaient-ils résister à la tentation d'augmenter la valeur des jetons de présence et d'accroître les indemnités de fonction?

Le coût de cette générosité allait fatalement s'accroître beaucoup plus rapidement que les revenus de l'État. Ce n'est pas seulement pour financer ses grands travaux, c'est aussi pour payer la « mistophorie » que Périclès sera obligé de puiser dans le trésor de la Confédération.

Où finit la démocratie, où commence la démagogie?
Le passage de l'une à l'autre est-il fatal?
Voilà la question!

Cléon, le démagogue qui succède à Périclès à la tête de la Cité, fera augmenter considérablement l'indemnité des héliastes (membres du tribunal populaire appelé Héliée). À partir de ce moment, de plus en plus de paysans et de marins quitteront leur dur métier pour devenir juges à plein temps. Plus tard, un autre bienfaiteur du peuple instituera le « théorique », un fonds spécial destiné à payer la place des citoyens nécessiteux au théâtre. Quand en l'an ~338, Démosthène voudra puiser dans ce fonds pour assurer la défense d'Athènes contre les Macédoniens, l'autorisation lui en sera refusée par l'Assemblée et ce sera le dernier sursaut de la démocratie athénienne.

Les sycophantes

La loi sur l'ostracisme devait aussi donner lieu à de graves excès en dépit de son caractère positif. On appelait sycophantes ceux qui pratiquaient la dénonciation des riches ayant abusé de leur influence. Ce mot, qui signifie littéralement « indiquer les figues » (d'où « dénoncer les vendeurs de figues »), permet de reconstituer le contexte historique qui avait fait apparaître l'ostracisme comme nécessaire. À l'époque des oligarques, l'Attique - nom que l'on donne à la région où se trouvaient la ville d'Athènes et les terres environnantes qui, avec elle, constituaient la cité - produisait tout juste assez de blé et de figues pour nourrir la population. Quand les riches propriétaires, pour gagner plus d'argent, exportaient des figues et du blé, ils prenaient donc le risque de provoquer une famine, et ils privaient à coup sûr les travailleurs d'une nourriture essentielle. Comme les mêmes riches faisaient les lois qui autorisaient ces pratiques, la population ne voyait pas le jour où elle pourrait éloigner à jamais le spectre de la famine. D'où la loi, si sévère, sur l'ostracisme. Au début, le citoyen qui dénonçait un riche pour avoir exporté des figues le faisait à ses risques et ne trouvait aucun avantage personnel dans la chose. Bientôt, le riche condamné à l'exil dut aussi payer une amende considérable dont le cinquième était versé à l'accusateur. Si ce dernier ne parvenait pas à rassembler un nombre suffisant de votes, il payait une amende, mais cette amende était insignifiante. C'était là une recette infaillible pour assurer la généralisation de la délation et du chantage. Chantage, car bientôt le délateur n'eut même pas à courir le risque d'une amende en cas d'échec de sa démarche; effrayé par la seule rumeur d'un procès, le riche mis en accusation proposait à son accusateur ce que l'on appellerait aujourd'hui une entente à l'amiable, ou un règlement hors cour. (Le rapprochement à faire avec les abus actuels, aux États-Unis surtout, s'impose ainsi de lui-même.)

Un exemple de ces abus : Aristide le Juste, ainsi appelé parce qu'il avait rendu les plus grands services à sa patrie, sans rien lui demander en retour, fut condamné à l'exil en l'an ~484, cinq ans à peine après avoir joué un rôle essentiel dans la victoire décisive contre les Perses à Marathon. Un des votants, paysan illettré, avait demandé à Aristide, qu'il ne connaissait pas, de lui inscrire le nom d'Aristide sur son ostrakon; et comme ce dernier lui demandait en quoi il lui avait nui : « En rien, dit l'autre, mais je suis fatigué de l'entendre constamment appeler le Juste ».

Ces choses se passaient immédiatement après la réforme de Clisthène. On conçoit hélas! trop facilement, que cinquante ans plus tard, la même assemblée, gâtée par la démagogie, se soit laissée aller jusqu'à recourir à l'ostracisme à seule fin de satisfaire l'avidité des délateurs.

Gardons-nous toutefois d'en conclure que ladite assemblée avait perdu toute dignité, tout sens du débat. Comme le procès de Socrate le montrera au tournant du siècle, l'Assemblée était bien loin de se comporter comme un troupeau docile.

Une ivresse métaphysique se terminant par une triste et banale histoire d'endettement et d'insolvabilité. Voilà la conclusion à laquelle on est conduit quand on songe d'une part aux lois de Solon, aux choses sublimes qu'Eschyle, Sophocle et Platon écriront sur la vertu et la justice et quand d'autre part, on voit le lamentable, l'abominable Cléon séduire et acheter une assemblée qui la veille, au théâtre, avait reçu de la part d'Aristophane la plus cinglante mise en garde contre les procédés du démagogue et contre sa propre inconséquence. Mais chacun avait désormais ses douces habitudes et tous ensemble, plutôt que de revenir à la modération prêchée jadis par Solon, ils ont perdu le sens de la mesure, et préféré croire que d'autres conquêtes régleraient leurs problèmes financiers. Voilà un autre domaine où l'exemple d'Athènes a hélas! une portée universelle.

[article:attachments]

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]

Contre les sophismes chiffrés  Ajouter une vignette

[author:name]
[article:author_info]

Contre les sophismes chiffrés, une logique pour notre temps. Voici le résumé d'un cours de logique donné à des étudiants plus familiers avec les sophismes chiffrés qu'avec les sophismes verbaux. Nous partîmes ensemble à la recherche des diverses manières d'induire les gens en erreur au moyen des chiffres. Voici ce que nous avons découvert.

Avez-vous déjà enseigné la logique? J’ai tenté de le faire à quelques reprises. Puis un jour j’ai compris que les fautes de raisonnement que je dénonçais avec éloquence n’avaient qu’un lointain rapport avec celles dont nous sommes tous les jours victimes dans la civilisation du nombre.

En 1875, les journaux ne contenaient pratiquement aucun chiffre. Dans La Presse, journal fondé à Montréal en 1884, les premières colonnes de chiffres furent consacrées aux taux de mortalité. C’était un usage honnête des statistiques, ils mettaient en relief de façon précise les écarts entre quartiers pauvres et quartiers riches pour ce qui est de la mortalité infantile.

Depuis le chiffre a colonisé une à une les diverses rubriques des journaux, si bien que la page des sports ne diffère guère désormais de la page de la bourse. Poètes au temps de Pindare, les commentateurs des Jeux olympiques sont maintenant des statisticiens. Le nombre s’est infiltré jusqu’au cœur de la critique d’art, de la critique littéraire et de la critique musicale. Le succès phénoménal de Céline Dion, mesurable en chiffres, est la preuve incontestable de son talent. À partir d’un certain seuil dans les ventes de chansons, le doute sur le talent de l'artiste n'est plus permis.

Derrière le nombre, il y a la force, de moins en moins déguisée. Se laisser influencer par le nombre dans ses jugements c’est se soumettre à la force. Ouvrez votre journal. Vous y trouverez cette servilité d’esprit même dans les éditoriaux. La plupart des arguments utilisés, bien que formulés au moyen de mots, se réduisent à un appel plus ou moins direct à l’autorité du nombre, que ce nombre soit une date, une majorité dans un sondage, une cote d’écoute ou une cote en bourse.

Après avoir bien réfléchi à ces questions, j’ai remplacé mon cours traditionnel de logique par un cours intitulé Lecture et interprétation des nombres, en priant mes étudiants de bien vouloir m’aider à établir le diagnostic à partir duquel nous jetterions les bases d’une logique appropriée à cette rhétorique chiffrée. J’avais réussi à les persuader que si Socrate revenait, ce serait assurément le dialogue qu’il aurait avec eux. J’étais Socrate, ils étaient mes disciples et nous nous attaquions ensemble aux mensonges des sophistes contemporains.

Je fus bientôt inondé de coupures de journaux, de montages de texte et d’images et de citations dont voici un exemple : «la nuit américaine sera bientôt traversée par la sonorité métallique, exacte et rassurante de millions d'érotomètres annonçant à l'unisson que la courbe locale vient de coïncider avec la courbe étalon.» C'était l'époque où les travaux des sexologues Masters and Johnson retenaient l'attention d'un large public. Un jour prochain l'orgasme, dont ils avaient établi la courbe, deviendrait une vérité scientifique.

(Le 14 février 2004, jour de la Saint-Valentin, le journal La Presse annonçait la création de Love Detector, «un logiciel qui analyse la voix pour y déceler d'éventuels émois. Pour 49,95 $US, le logiciel mesure la température émotionnelle d'une conversation sur une échelle de -1 (même une statue serait plus affectueuse), à 5. Sur l'écran de l'ordinateur, le degré d'amour est représentée par une marguerite. Plus elle a de pétales, plus l'interlocuteur est épris.»

Dans la même édition du journal, on nous apprenait que l'analyse de centaines de vidéos a permis de dégager le fait «que dans les couples durables on s'est fait cinq fois plus de commentaires positifs que de commentaires négatifs. En bas de cette proportion, ajoute le psychologue John Gottman, le divorce est inévitable.)


Le relativisme triomphait:


«Où allons-nous maintenant? Il n'y a plus d'axe absolu de référence. La Vérité n'existe plus. Il n'y a plus de bien, il n'y plus de mal; rien n'est moral, rien n'est immoral. Comment nous orienter? En votant, bien entendu. Les gens veulent régler le problème de la peine de mort à l'aide d'un plébiscite. Si 51 % veulent faire pendre les meurtriers, il est moralement juste d'agir ainsi. Si 51% veulent l'avortement sur demande, le dit avortement devient moralement bon. Si Hitler avait gagné la guerre, l'annihilation des juifs aurait semblé une bonne chose car, dans la perspective relativiste, c'est le gagnant qui crée les valeurs. Où nous arrêterons-nous? Soyons prophètes un instant: lorsque la surpopulation sera devenue intolérable et la rareté des aliments excessive, les forts ne seront-ils pas tentés d'exterminer les faibles et ne pousseront-ils pas le sens du relatif au point d'agir ainsi sans le moindre sentiment de culpabilité, pour le plus grand bien de l'humanité?» (lan Pickup, Seneca College, Toronto)

Et les statisticiens perdaient la guerre:

C'était aussi l'époque de la guerre la plus chiffrée de l'histoire, celle du Vietnam: «Pendant des années, le Pentagone a exigé des chiffres imaginaires de ses troupes combattant au Vietnam: nombre de disparus, nombre de morts et même, statistiques concernant le nombre de petits villages qui échappaient au contrôle Viet Cong. À l'aide des statistiques ainsi obtenues, les ordinateurs pouvaient déclarer que la guerre était gagnée. Est-ce par hasard, demanda alors M. Arthur M. Ross, l'ancien responsable américain des statistiques sur le travail, si la guerre la plus savamment mesurée de l'histoire américaine est aussi la moins réussie?» (Time Magazine, 2 août 1971)

Le Guinness Book of Records était sur le point de supplanter la Bible en tant que best-seller.

«Le plus long saut de grenouille
Le record pour trois sauts consécutifs (32 pi. 6 po.) tel qu'enregistré par le Dr Walter Rose, du South African Museum, le 16 janvier 1954, appartient à la charmante "Leaping Lena", une bête de deux pouces de longueur. Lena, que l'on crut d'abord femelle, mais qui était mâle en réalité, appartenait à la famille des célèbres sauteuses Rana oxyrhyncha, dont un autre membre s'illustra aux jeux grenouillants - Jumping Frog Jubilee - de Angels Camp, Californie, en 1958.

La plus longue moustache
La plus longue moustache enregistrée est celle de Masuriya Din, de l'Inde. En 1949, toute déployée, elle atteignit l'envergure de 102 pouces. En 1962, les frais de barbier s'élevaient à $30.00 par année. (Guinness Book)

Le record d'éternuement
La plus longue quinte d'éternuements jamais enregistrée fut celle de June Clark, 17 ans, de Miami, Floride. Elle commença à éternuer le 4 janvier, après avoir été guérie d'une maladie de reins au James Jackson Memorial Hospital de Miami. La quinte fut stoppée par un choc électrique le 8 juin de la même année. Elle avait duré 155 jours. La vitesse à laquelle les particules étaient expectorées atteignit un sommet inégalé de 103.9 milles à l'heure.»


Et les saints italiens demeuraient majoritaires au Paradis:

***



Nous n’eûmes aucune peine à distinguer cinq types de sophisme dans cette masse informe de chiffres :

Appel à l’autorité de la date :

Ce sophisme consiste à considérer la date à laquelle une idée est formulée comme un point de vue privilégié qui confère une plus value à l’idée en cause. Cette faute de raisonnement inspira le commentaire suivant à Gabriel Marcel :

«La vérité est la vérité. 1955, c'est seulement un numéro; cela ne signifie rien du tout, pas plus que le numéro sur un ticket de wagon-restaurant. 1955! Vous dites cela comme si c'était une altitude, comme si vous étiez sur le Monte Rosa et que vous regardiez au fond de la vallée les pauvres personnes qui existaient il y a des siècles. Mais ce n'est pas vrai, vous n'êtes pas sur le Monte Rosa. 1955 n'est pas une altitude. Les hommes et les femmes en 1955 en général ils sont sur un poggio de rien du tout - et San Francisco, San Bonaventure et tous les autres, ils étaient dans la stratosphère malgré le numéro.»(Gabriel Marcel, Mon temps n'est pas le vôtre,acte II, Sc I)



Appel à l’autorité du grand nombre

Ce sophisme, omniprésent, enferme ce message, à peine voilé, qui a un effet intimidant sur le commun de mortels. Qui es-tu pour prétendre avoir raison contre un si grand nombre de personnes ? À partir du moment où ce venin de la fausse humilité s’infiltre dans l’âme, la liberté fléchit. Il y a ici transposition sur le plan intellectuel des avantages que procure le regroupement sur les plans affectifs et physique.

«Plusieurs animaux rassemblés et resserrés se réchauffent entre eux, car ainsi diminue la rayonnement de chacun par diminution de la surface exposée. Ainsi les gens se confirment dans leurs opinions pour être nombreux à les avoir, comme si cette similitude faisait de chaque autre une source de vrai plus puissante que la sienne et de laquelle il put recevoir. Ceci est fondé sur une assimilation de l'opinion à l'observation. Plusieurs observations indépendantes valent mieux qu'une et leur quantité l'emporte. Mais non les opinions.»
Paul Valéry

Appel à l’autorité de la majorité

Ce sophisme est si étroitement lié à l’idéal démocratique qu’on risque fort d’être accusé de fascisme en en faisant l’analyse. Cette analyse est pourtant une condition de la saine démocratie, régime politique exigeant, dont on se montre digne en plaçant au bon endroit la ligne de démarcation entre les sujets dont la majorité doit décider et ceux qui doivent être réservés à la science et au jugement éclairé. Or s’il faut dénoncer aujourd’hui l’appel à la majorité c’est parce qu’il intervient dans une foule de domaines qui devraient être de l’autre côté de la ligne de démarcation : l’euthanasie, les OGM, les nouvelles techniques de reproduction.


Appel à l’autorité de la tendance

Il s’agît ici de la variante dynamique de l’appel à l’autorité de la date. L’un et l’autre sophisme tirent leur force de persuasion de l’adhésion générale au mythe du progrès. Dans ce contexte, il paraît évident qu’un phénomène se rapproche de la vérité quand sa croissance s’accélère.

Appel à l’autorité du nombre brut

«La démonstration est l’œil de l’âme,» disait Spinoza. Il s’ensuit que la meilleure façon d’aveugler les âmes est de séparer les nombres de la démonstration qui fait leur clarté. Le PNB est l’exemple parfait de ce nombre brut. Ce chiffre, qui ne tient pas compte de la destruction du capital naturel, cache les fautes de raisonnement les plus funestes. On peut en dire autant, mutatis mutandis, de l’espérance de vie et de toutes les moyennes qui remplissent les pages des journaux et assaisonnent les débats publics. Quel pourcentage de la population peut faire spontanément la distinction entre la moyenne arithmétique, la médiane et le mode?


Pour désigner chacun de ces sophismes, ce sont des mots anglais qui nous sont d’abord venus à l’esprit : dating, rating, grouping, growing, simplifying. Faut-il traduire ces mots ? Dirons-nous datisme, cotisme, groupisme, tendancisme et simplisme ? Il nous faut en tout cas adopter des mots simples pour désigner ces diverses façons de faire peser la force du nombre sur la liberté du jugement.

Les diverses autres façons dont le nombre sème la confusion dans les esprits se rattachent aux cinq sophismes de base. Ainsi quand un chef politique promet de créer 100 000 emplois en campagne électorale, sans préciser combien il en fera disparaître, il sombre dans le cotisme.

Les sondages méritent une attention particulière. Ils reposent sur l’hypothèse que des individus présumés libres se comportent comme la matière, de façon prévisible, quand on les regroupe et qu’ils forment ainsi une masse. Cette hypothèse a été maintes fois vérifiée et, dans la recherche scientifique, les sondages présentent sans doute plus d’avantages que d’inconvénients.

À partir toutefois du moment où l’on doit présumer qu’ils influeront sur l’opinion des gens, leur usage perd son sens. Dans un climat intellectuel où chacun saurait se défendre contre les sophismes chiffrés, le mal serait négligeable, mais dans un contexte comme le nôtre en ce moment , où il s’ajoute aux autres appels à l’autorité de la tendance, les sondages deviennent avilissants. Pou reprendre la célèbre allégorie de La République, où Platon compare la société à un gros animal, on pourrait dire des sondages qu’ils ont des instruments de manipulation du gros animal. Grâce aux sondages on peut suivre l’évolution de ses humeurs et apprendre ainsi à répartir les morceaux de sucre et les coups de fouet pour obtenir ce qu’on veut de lui.

C'était enfin l'époque où le chiffre faisait son entrée dans la poésie, comme en témoigne ce poème de Buckminster Fuller, écrit pendant la seconde guerre mondiale en hommage aux pilotes qui se disputaient le ciel de l'Europe:

«Dans la nuit là-bas
Ce soir
à 15,000 pieds d'altitude, ou
cinquante pieds plus bas ou
pis
Sur la face éclaboussante de la mer
et ici, je vois Dieu
Je vois Dieu dans
les instruments et les mécanismes qui
fonctionnent
efficacement
plus efficacement que les départements sensoriels limités
de la machine humaine.
Et celui qui, embrouillé par lui-même ou
par l'habitude,
par ce que disent les autres
par la crainte, ou tout simplement
par le chaos de l'incroyance en Dieu
et du sens fondamental de l'ordre qu'a Dieu
tiquant devant ces cadrans,
Celui-là périra
et celui qui correctement
interprétera ces cadrans
s'en tirera.»

(Buckminster Fuller, "en finir avec le Dieu
de seconde main!", No more Second Hand God,
A033, Anchor, New York 1971)

 

[article:attachments]

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]

L'évolution de l'évolution  Ajouter une vignette

[author:name]
[article:author_info]

L'évolution, de Lamarck à Darwin. Ce document fait partie d'un ensemble.

Quand nous disons aujourd'hui d'une personne ou d'une société qu'elles sont évoluées, nous voulons dire qu'elles ont atteint un haut degré de perfection par rapport à d'autres personnes ou d'autres sociétés qui, elles, seraient demeurées figées à une étape antérieure de l'évolution.

La notion d'évolution a pris une importance telle qu'elle s'est substituée à l'idée de bien et de mal. Le mal c'est désormais, pour la majorité des gens, ce qui se trouve au bas de l'échelle de l'évolution; le bien c'est ce qui se trouve au sommet.

Parce qu'elle a de tels prolongements dans l'ordre moral, la théorie de l'évolution est donc plus qu'un quelconque chapitre de l'histoire des sciences de la vie. Substituer l'idée d'évolution à l'idée de bien ou de mal équivaut à soutenir que l'évolution des espèces végétales et animales se prolonge par l'évolution de l'espèce humaine. En est-il bien ici? Connaissons-nous assez bien les mécanismes de l'une et de l'autre de ces évolutions pour pouvoir les comparer?

Et ce n'est là qu'un aspect du prolongement de la théorie de l'évolution dans l'ordre moral, politique ou culturel. «La fonction crée l'organe»! Beaucoup de gens sont persuadés que cette formule résume l'essentiel des mécanismes de l'évolution, ce qui les amène, entre autres choses, à penser que les efforts en vue d'innover ajoute à la puissance des organes existant déjà ou en font apparaître de nouveaux. D'où l'expression struggle for life, si souvent rattachée à l'évolution pour être ensuite utilisée comme slogan politique. Nous verrons plus loin que le véritable darwinien serait celui qui au lieu de croire qu'il améliorera sa lignée en luttant pour s'enrichir, serait plutôt celui qui attendrait qu'une mutation lui confère un avantage qu'il transmettrait à ses descendants.


Le fixisme

L'idée d'évolution appliquée au devenir de la vie est pourtant très récente. Jusqu'à la fin du XIXe siècle la doctrine officielle et universellement admise, était celle de la Bible où il est écrit: «Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce et toutes les bestioles du sol selon leur espèce, et Dieu vit que cela était bon».

Dieu dit: «Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance et qu'il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre».

Comment se fait-il qu'on s'en soit si longtemps tenu à cette vision statique des choses? La vision opposée n'était-elle pas plus vraisemblable? Tout est vie, le Grand Tout est vivant. Cette conviction a imprégné la plupart des cultures à l'origine. Or la première observation que l'on peut faire à propos des êtres vivants, c'est qu'ils commencent par un oeuf dans le sein de leur mère pour devenir un adulte autonome. Entre ces deux moments, il y a croissance, lente transformation, évolution.

On se demande pourquoi dans ces conditions l'idée d'évolution n'a pas été toujours et partout au coeur des conceptions du monde et à plus forte raison de la vie. On retrouve effectivement le mythe de l'oeuf cosmique dans de nombreuses cultures, en Inde, en Grèce, en Afrique chez les Pangwe, en Polynésie, en Indonésie, chez les Finnois et même en Amérique.

Le mythe de l'oeuf cosmique

Dans un livre sacré de l'Inde, le Minokhired Péhlvi on trouve cette évocation de l'oeuf cosmique: «Le ciel et la terre et les eaux et toutes les autres choses qui sont dans le ciel sont faites à la façon d'un oeuf d'oiseau. Le ciel, au-dessus et au-dessous de la terre, a été fait par Ahura Mazda à la façon d'un oeuf. La terre, à l'intérieur du ciel, est comme le jaune de l'oeuf».

Reconnaissons cependant que l'exemple de l'oeuf, qui ne concerne que la croissance des individus, n'entraîne nullement la nécessité de penser qu'il y a également eu évolution dans le cas de la vie en général. De fait, quelles raisons nos ancêtres, du Moyen Age par exemple, auraient-ils eues de croire qu'il y a eu une évolution au niveau des espèces? A leur connaissance, il y avait toujours eu sur terre des chevaux, des lions et des hommes. Quel différence y avait-il entre les chevaux sculptés par les Romains et ceux qu'ils montaient eux-mêmes? Et avait-on déjà vu une espèce vivante se transformer en une autre?

Tout paraissait fixe. C'est la position qui fut adoptée dans la Bible. Le mot genèse, tel qu'il y est employé ne signifie d'ailleurs pas croissance, développement, mais apparition d'espèces vivantes et d'individus adultes déjà parfaitement constitués séparément.

On appelle aujourd'hui cosmogénèse le développement de la matière inanimée constituant le cosmos, phylogénèse le développement de la vie dans son ensemble, depuis les êtres unicellulaires les plus simples jusqu'aux mammifères les plus complexes; ontogénèse le développement des êtres vivants individuels depuis l'oeuf jusqu'à l'âge adulte.


Vers 1650, un archevêque anglais, James Ussher a cru détenir la preuve que la création avait eu lieu en l'an 4004 av. J.-C.. Telle fut la seule doctrine sur les origines de l'homme reconnue en Occident jusqu'à la seconde moitié du XIXe siècle. Quand vint le moment de la démarquer de la théorie de l'évolution, on l'appela tantôt la doctrine fixiste, mettant ainsi en relief l'idée que Dieu avait créé les espèces dans leur forme immuable et définitive, tantôt la doctrine créationniste pour indiquer que chaque espèce avait été l'objet d'une création séparée*.

Cette réduction de l'idée de création à la thèse d'une création séparée a été l'origine d'une certaine confusion qui dure toujours. Était-ce donc s'opposer à toute idée de création que de rejeter l'idée d'une création séparée? Certains, et Darwin lui-même, ont semblé le croire.


L'idée d'évolution


Dans les ouvrages de biologie, on raconte ensuite que l'idée d'évolution a germé chez Lamarck puis chez Erasmus Darwin, pour atteindre l'âge adulte chez Charles Darwin, le petit-fils du précédent et, enfin, la pleine maturité avec l'avènement de la biologie moléculaire au XXe siècle. Mais n'est-ce pas une genèse un peu courte pour une idée qui consiste à étaler le développement des espèces vivantes sur des milliards d'années?

Quelle fut donc l'évolution de l'idée d'évolution? Et d'abord quelle est son origine? Paradoxalement, elle remonte à la Bible, à cette Bible d'où la doctrine fixiste a été tirée. L'Ancien Testament est rempli de généalogies comme celle-ci: «Salmôn engendra Booz et Booz engendra Obed et Obed engendra Jessé et Jessé engendra David».

Les lignées de ce genre ne sont pas seulement une succession d'individus égaux entre eux, elles sont une montée, une ascension, disons le mot une évolution . David, lui-même un très grand roi, est l'ancêtre du Christ.

L'échelle de Jacob

Dans le poème Booz endormi, que nous avons déjà cité, Victor Hugo a bien évoqué cette évolution. C'est par un songe, nous dit Hugo, que Booz apprit qu'il n'était pas trop vieux pour avoir un enfant.

«Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu;
Une race y montait comme une longue chaîne;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu».


Avant tout, la Bible raconte la longue marche d'un peuple vers la terre promise, vers le salut. L'histoire d'Israël a un sens, elle est en progrès, en évolution.Erasmus Darwin était un pasteur. Cela n'aide-t-il pas à comprendre que l'idée d'é-volution ait germé dans son esprit?

Mais toutes les histoires n'ont-elles pas un sens? Non. Dans de nombreuses cultures, le temps linéaire, tel que nous le connaissons, tel que nous l'ont révélé les Juifs justement, n'existe pas. On y vit dans un éternel présent étoilé de mythes, d'où vient le sens de la vie. Dans de nombreuses autres cultures, celles des anciens Perses en particulier, on vivait centré sur une religion enseignant l'éternel retour. L'histoire y apparaissait comme étant constituée de cycles appelés à se reproduire.

Même s'ils ont situé le salut dans l'au-delà plus résolument que ne l'avaient fait les Juifs de l'Ancien Testament, les chrétiens n'ont pas renoncé à l'idée que l'histoire a un sens. Jamais peut-être cette idée, déjà présente dans la Cité de Dieu de saint Augustin, n'a été plus forte que dans les siècles qui ont précédé l'avènement de la théorie de l'évolution. Les grandes découvertes, le développement des sciences donnaient alors à de nombreux chrétiens la certitude que le progrès de leur religion se confondait avec celui de l'humanité dans son ensemble. Ce sens chrétien de l'histoire fut un thème souvent repris par Bossuet. Dans son discours sur l'Histoire universelle, ce dernier montre comment la religion catholique, préparée depuis les origines de l'humanité par l'adhésion des Israélites au seul vrai Dieu, a été l'objet de la sollicitude de ce Dieu tout au long de son histoire. La Providence, mot qui désigne la sollicitude de Dieu, aurait, tout en laissant leur importance aux causes particulières, orchestré les événements de l'histoire de façon à assurer la suite (le progrès) de la religion.

Dieu, écirt Bossuet , «qui s'est montré si fidèle en accomplissant ce qui regarde le siècle présent, ne le sera pas moins à accomplir ce qui regarde le siècle futur, dont tout ce que nous voyons n'est qu'une préparation; et l'Église sera sur la terre toujours immuable et invincible, jusqu'à ce que ses enfants étant ramassés, elle soit tout entière transportée au ciel, qui est son séjour véritable». 1

N'était-ce pas le contexte idéal pour que surgisse l'idée que les espèces vivantes ont elles aussi une histoire et que cette histoire a un sens, qu'elle va du plus simple au plus complexe, de l'unicellulaire à l'homme? Ainsi l'Église, à cause de l'interprétation qu'elle a donnée du récit de la Genèse, a retardé l'avènement d'une histoire de la vie et de la nature, mais en raison de la façon dont elle a présenté sa propre histoire, elle a habitué les esprits à l'idée d'un temps linéaire où un dessein s'accomplit. Si bien que c'est à l'intérieur de la chrétienté que surgira l'idée d'évolution, laquelle n'est rien d'autre que l'application du temps linéaire à la genèse de la vie.

Le XVIIIe siècle laïcisera le temps linéaire chrétien. Substituant la science à l'Église comme moteur de l'histoire, Condorcet forgera l'idée moderne de progrès. La Révolution française, déjà commencée dans les esprits longtemps avant 1789, démontrera que rien n'est immuable, pas même le trône des rois. Ce sera la fin du fixisme dans tous les domaines. Encore quelques mutations et l'idée d'évolution s'imposera avec la force de l'évidence. Il ne restera plus qu'à en chercher les preuves et à en démontrer le mécanisme, tâche dans laquelle Lamarck et Darwin seront les premiers à s'illustrer.

L'évolution comme fait

Mais avant même d'entrer dans la discussion sur les apports respectifs de Lamarck et Darwin, il faut dissiper une source d'erreurs et de malentendus universellement répandue: la confusion entre l'évolution comme fait et les théories expliquant ce fait. L'évolution comme fait, c'est la certitude que la vie s'est transformée progressivement depuis les formes les plus simples jusqu'aux formes les plus complexes. Le lamarckisme et le darwinisme sont des théories explicatives. Il arrive, nous verrons pourquoi, que le darwinisme jouit d'un plus grand crédit que le lamarckisme, qu'il est même devenu l'explication officielle. Ce n'est pas une raison suffisante pour confondre évolution et darwinisme. On peut très bien, même aujourd'hui, rejeter l'explication darwinienne, sans cesser d'affirmer le fait de l'évolution. On peut aussi admirer Darwin parce qu'il a contribué plus que quiconque à établir ce fait sans nécessairement étendre cette admiration aux explications qu'il a fournies.

Il convient également de noter que ni l'explication darwinienne, ni l'explication lamarckienne, qui concernent pour l'essentiel les végétaux et les animaux, ne nous autorisent à étendre l'idée d'évolution aux sociétés humaines.

En Occident du moins, personne ne nie désormais le fait de l'évolution, en dehors des fondamentalistes, très nombreux il est vrai, surtout aux États-Unis, qui s'en tiennent à une interprétation littérale du récit de la Genèse. Tout au plus les fondamentalistes acceptent-ils de réviser la date de la création fixée par l'évêque Ussher. Pour réfuter non seulement la théorie darwinienne, mais l'évolution comme fait, ils s'évertuent à trouver des fossiles prouvant, par exemple, qu'il y avait des humains à l'époque des dinosaures, ce qui indiquerait que les formes vivantes n'ont pas pu se succéder dans le temps comme tant de biologistes ont cru le constater.

Mais qu'ont-ils constaté précisément ces biologistes, et Darwin d'abord? Aux îles Galapagos, qui sont le paradis des évolutionnistes, Darwin a pu observer des lézards à la fois différents et semblables: des iguanes marins et des iguanes terrestres, deux variétés, présentant les mêmes caractéristiques fondamentales et ayant beaucoup d'habitudes communes. L'iguane terrestre grimpe toutefois dans les arbres, ce que ne peut faire l'iguane marin qui, par contre, a une queue plus plate que celle de son cousin, ce qui lui facilite la nage. Les deux variétés ne se croisent pas entre elles.

Puisque l'iguane marin peut sortir de l'eau, comment ne pas faire l'hypothèse qu'il est l'ancêtre de l'autre? N'est-ce pas faire preuve de plus de vraisemblance que de supposer que Dieu a créé séparément deux espèces si semblables et pourtant différentes?

Aux îles Galapagos toujours, il y a moins d'espèces d'oiseaux que sur les continents, ce qui semble avoir favorisé le développement particulier de certaines des rares espèces présentes. Darwin a ainsi pu observer 13 espèces différentes de pinsons, les différences tenant essentiellement à la forme du bec et aux habitudes alimentaires. Certains de ces pinsons sont insectivores, d'autres végétariens. L'hypothèse d'une évolution à partir d'une souche commune n'est-elle pas plus vraisemblable qu'une création séparée. Notons que ces pinsons n'existent qu'aux Galapagos. Invoquer ici la doctrine fixiste équivaudrait donc à croire que Dieu a fait une création spéciale dans une petite région.

De son voyage, Darwin avait aussi rapporté de nombreux fossiles qui s'ajoutaient aux collections déjà importantes qu'on avait commencé à rassembler en Europe. L'examen de ces fossiles et la comparaison avec les espèces vivantes permirent de multiplier les hypothèses semblables à celles que suggèrent les deux variétés d'iguanes.

Ce sont les fossiles, par exemple, qui ont permis d'établir la généalogie du cheval.

L'explication de l'évolution

Nous n'en sommes toujours qu'à l'évolution comme fait. La première explication proposée fut celle de Lamarck, elle a précédé de plus de cinquante ans celle de Darwin. Elle correspond à l'explication que la plupart des gens donnent spontanément du fait de l'évolution. Quand nous marchons pieds nus, de la corne se forme sous notre talon. Chaque jour nous faisons l'expérience d'une souplesse, d'une plasticité qui est l'une des principales caractéristiques des êtres vivants: la capacité de s'adapter. Partout et depuis toujours les êtres vivants se transforment pour survivre dans un nouvel environnement. Pour éviter les pièges que les trappeurs leur tendent, les bêtes sauvages font preuve d'une prudence étonnante.

Les bêtes et les pièges

Quiconque vit près de la forêt peut par une expérience fort simple se convaincre de la prudence que peuvent acquérir les animaux. L'expérience consiste à déposer un gros quartier de viande à l'orée d'un bois, pour attirer un renard par exemple. Après avoir consommé cette viande impunément pendant plusieurs jours, le renard a encore des mouvements de recul soudains qui ne s'expliquent que par le fait qu'il a cru flairer des odeurs qu'il associe aux pièges.

Il est tout naturel de penser que cette faculté d'adaptation est l'explication de l'évolution. Par adaptations successives à des changements dans l'environnement, les espèces animales se seraient, dans leur comportement comme dans leur anatomie, diversifiées en s'améliorant.

Si naturelle que semble être cette explication, elle ne correspond toutefois pas à ce qui se passe réellement dans la nature. Pour que les comportements nouveaux résultant des efforts d'adaptation des êtres vivants puissent être considérés comme une explication de l'évolution, il faudrait qu'ils puissent être transmis aux générations suivantes. Or ni Lamarck ni ses successeurs ne sont parvenus à prouver que les choses se passent ainsi. Selon toute vraisemblance, c'est en vain, du point de vue de l'espèce, que les êtres vivants individuels font des efforts d'adaptation. Tout est à recommencer à la génération suivante. Dans cette perspective, la girafe aurait eu beau tendre le cou, ce dernier n'aurait pas été plus long chez ses rejetons. Certes, chez les humains, mais aussi dans une moindre mesure chez les animaux, l'apprentissage d'un comportement acquis par une génération sera plus facile à la seconde, mais il s'agira toujours d'un apprentissage. L'espèce n'aura pas acquis une aptitude nouvelle. Un individu séparé de son groupe à la naissance, serait, eu égard à ce comportement particulier, au même point zéro que ses plus lointains ancêtres.


La querelle de la girafe

Voici les deux textes sur lesquels on s'appuie le plus fréquemment pour illustrer l'opposition entre la thèse de Darwin et celle de Lamarck.

Lamarck: la fonction crée l'organe


«La girafe (camelo pardalis)... vit dans des lieux où la terre, presque toujours aride et sans herbage, l'oblige de brouter le feuillage des arbres, et de s'efforcer continuellement d'y atteindre. Il est résulté de cette habitude, soutenue depuis longtemps, dans tous les individus de sa race, que ses jambes de devant sont devenues plus longues que celles de derrière, et que son col s'est tellement allongé, que la girafe, sans se dresser sur ses jambes de derrière, élève sa tête et atteint à 6 mètres de hauteur (près de 20 pieds)». 2


Darwin: le hasard crée l'avantage


Le texte qui suit, d'un irréprochable bon sens, a fortement contribué à établir le fait de l'évolution. En toute rigueur, il faudrait toutefois l'intituler Darwin: l'avantage est avantageux, car Darwin n'y dit pas autre chose. Dans d'autres textes cependant, il soutient que les variations - le fait par exemple que telle girafe ait le cou plus long que telle autre - sont dues au hasard. C'est donc une formule comme le hasard crée l'avantage qui résume l'ensemble de sa théorie.

«La haute stature de la girafe, dit Darwin, l'allongement de son cou, de ses membres antérieurs, de sa tête et de sa langue, en font un animal admirablement adapté pour brouter sur les branches élevées des arbres. Elle peut ainsi trouver des aliments placés hors de la portée des autres ongulés habitant le même pays; ce qui doit, pendant la disette, lui procurer de grands avantages... Pour la girafe naissant à l'état sauvage, les individus les plus élevés et les plus capables de brouter un pouce ou deux plus haut que les autres, ont souvent pu être conservés en temps de famine, car ils ont dû parcourir tout le pays à la recherche d'aliments. Leur croisement a produit des descendants qui ont hérité, soit des mêmes particularités corporelles, soit d'une tendance à varier dans la même direction, tandis que les individus moins favorisés sous les mêmes rapports, doivent avoir été exposés à périr». 1


Il faut donc bien se garder d'expliquer l'évolution par l'adaptation, au sens qu'on donne à ce mot dans une expression comme effort d'adaptation ou faculté d'adaptation.

Si la fonction ne crée pas l'organe, est-ce donc l'organe qui crée la fonction? Si l'on entend par organe un caractère au sens large du terme, on peut en effet supposer que c'est l'organe qui crée la fonction. C'est précisément ce que fit Darwin. Dans L'origine des espèces, le premier et le plus important de ses ouvrages, le mot variation est l'un des plus fréquemment utilisés. Dans l'océan des faits qu'il a lui-même observés, ou qui ont été autrement portés à sa connaissance, Darwin est d'abord frappé par les différences à l'intérieur des espèces et des variétés *.


Les pigeons vus par Darwin

«Le Runt (pigeon romain) est un gros oiseau, au bec long et massif et aux grands pieds; quelques sous-races ont le cou très long, d'autres de très longues ailes et une longue queue, d'autres enfin ont la queue extrêmement courte. Le Barbe est allié au Messager; mais son bec, au lieu d'être long, est large et très court. Le Grosse-gorge a le corps, les ailes et les pattes allongés; son énorme jabot, qu'il enfle avec orgueil, lui donne un aspect bizarre et comique. Le Turbit, ou pigeon à cravate, a le bec court et conique et une rangée de plumes retroussées sur la poitrine; il a l'habitude de dilater légèrement la partie supérieure de son oesophage».4 Le génie propre à Darwin est dans ces descriptions patientes et méticuleuses plus que dans ses hypothèses explicatives.

Parmi les variations, les différences, note-t-il, certaines si petites soient-elles, présentent des avantages pour l'individu qui en est l'objet, d'autres ne présentent que des inconvénients. Ne serait-ce pas là l'ébauche d'une explication de l'évolution? Lisons Darwin attentivement: «Si ce fait est admis, pouvons-nous douter (il faut toujours se rappeler qu'il naît beaucoup plus d'individus qu'il n'en peut vivre) que les individus possédant un avantage quelconque, quelque léger qu'il soit d'ailleurs, aient la meilleure chance de vivre et de se reproduire? Nous pouvons être certains, d'autre part, que toute variation, si peu nuisible qu'elle soit à l'individu, entraîne forcément la disparition de celui-ci. J'ai donné le nom de sélection naturelle ou de persistance du plus apte à cette conservation des différences et des variations individuelles favorables et à cette élimination des variations nuisibles».5


Le rôle de l'hérédité


L'élément nouveau qu'introduit Darwin - le seul mais il est décisif - c'est le rôle joué par l'hérédité dans l'apparition et la transmission des variations. «Toute variation non héréditaire est sans intérêt pour nous, écrit-il».6 Mais, pensait-il, qu'on se rassure, presque toutes les variations sont héréditaires: «La meilleure manière de résumer la question serait peut-être de considérer que, en règle générale, tout caractère, quel qu'il soit, se transmet par hérédité et que la non-transmission est l'exception».7

Tel individu hérite d'un caractère nouveau. Si ce caractère convient à la passoire de la nature - à tel moment et en tel lieu précis - on dira qu'il présente un avantage ou qu'il est sélectionné.

Telle est la thèse de Darwin. Il y avait été amené par les expériences réussies des éleveurs anglais de même que par les théories de Malthus. Dans les élevages, note Darwin, les individus qui survivent sont ceux qui sont le produit d'un croisement heureux. Mais à quel critère reconnaît-on qu'un croisement a été heureux, qu'il a amélioré une lignée? S'il existait un critère absolu, analogue à l'idée de cercle par exemple, la célèbre expression de Darwin, la persistance du plus apte (Survival of the fittest) qui est une tautologie, deviendrait pleinement intelligible. On pourrait alors l'entendre ainsi: l'animal qui survit est celui qui, à la suite de croisements heureux, s'est rapproché de son type idéal. Vue sous cet angle, la sélection naturelle s'apparenterait aux choix que fait l'artiste dans son atelier: ne survit que l'ébauche qui correspond le mieux au modèle idéal. Mais Darwin lui-même a rejeté les hypothèses de ce genre de la façon la plus énergique. «Ils soutiennent que beaucoup de conformations ont été créées par pur amour de la beauté, pour charmer les yeux de l'homme ou ceux du Créateur (ce dernier point, toutefois, est en dehors de toute discussion scientifique) ou par pur amour de la variété, point que nous avons déjà discuté. Si ces doctrines étaient fondées elles seraient absolument fatales à ma théorie. J'admets complètement que beaucoup de conformation n'ont plus aujourd'hui d'utilité absolue pour leur possesseur, et que, peut-être, elles n'ont jamais été utiles à leurs ancêtres; mais cela ne prouve pas que ces conformations aient uniquement pour cause la beauté ou la variété».8 C'est là pour Darwin de la vaine spéculation. Il n'y a pas à ses yeux de critères absolus, il n'y a pas de nature au sens que donne les poètes à ce mot, il n'y a que des milieux variables, plus accueillants à un moment donné pour tel type d'animal que pour tel autre.

La tautologie darwinienne

Analysons l'expression «persistance du plus apte». A quoi reconnaît-on l'aptitude? Dans la perspective darwinienne, il n'y a qu'une réponse possible: le plus apte c'est celui qui a des avantages qui lui permettent de persister, quant à celui qui persiste, il persiste parce qu'il est le plus apte. C'est le philosophe des sciences Karl Popper qui, dans Misère de l'historicisme, (Paris, Plon 1956) a mis à jour cette énormité au coeur de la théorie darwinienne. Aux yeux de Popper, le darwinisme ne constitue pas une théorie scientifique vérifiable, mais mais un programme de recherche métaphysique. Voilà une raison de plus de penser que, chez Darwin, le théoricien n'est pas à la hauteur de l'observateur.

La nature selon Darwin

Voici un exemple contemporain qui illustre parfaitement l'idée de nature ou de milieu que Darwin a empruntée au domaine de l'élevage. Pour payer les producteurs de lait, on peut tenir compte de plusieurs facteurs. Les trois principaux sont: la teneur en matière grasse, la quantité de lait et la teneur en protéines. En Amérique on ne tient compte généralement que des deux premiers critères. Les éleveurs ont donc intérêt à se procurer des vaches rentables en fonction de ces deux critères. Dans plusieurs régions d'Europe, on tient aussi compte de la teneur en protéines. L'addition de ce troisième critère favorise la sélection de vaches d'un type différent. La sélection naturelle de Darwin est le décalque d'une sélection artificielle de ce type...

Cet exemple met bien en relief le fait que, selon Darwin, la nature n'a ni critère, ni projet, qu'elle est tout simplement ce qu'elle est. Dire d'un être vivant dans cette perspective qu'il est adapté n'équivaut pas à dire qu'il est en lui-même meilleur qu'un autre, mais simplement à souligner le fait qu'il survit mieux qu'un autre dans un milieu donné


Le milieu le plus riche ne peut toutefois nourrir qu'un nombre limité d'individus. A cause du rythme auquel les animaux se multiplient, il se crée très vite, précise Darwin, une situation de concurrence dans la nature; il vient toujours un moment où il y a trop de consommateurs pour les ressources disponibles.

On peut même quantifier cette fatalité: les populations ont une croissance géométrique et les ressources une croissance arithmétique. C'est là, réduite à sa plus simple expression, la théorie de Malthus En d'autres termes, la concurrence dans la nature est, de façon permanente et par nécessité, au moins aussi vive que dans les sociétés régies selon les lois du marché. Puisqu'il y a un nombre de places limitées à la table de la nature, limitons les invitations aux personnages intéressants à tous égards. Et les autres? Il est préférable de toute façon qu'ils ne se reproduisent pas.


Ce que Darwin retient d'abord de l'exemple de l'élevage c'est, rappelons-le, la transmission héréditaire des avantages. L'originalité de sa théorie réside d'ailleurs tout entière dans cette importance accordée à l'hérédité comme cause des variations. Sur ce point essentiel, Darwin est toutefois beaucoup moins catégorique que nous ne l'avons nous-même été en résumant sa pensée. Il attache aussi beaucoup d'importance à ce qu'il appelle l'usage. «Le changement des habitudes produit des effets héréditaires; on pourrait citer, par exemple, l'époque de la floraison des plantes transportées d'un climat dans un autre. Chez les animaux, l'usage ou le non-usage des parties a une influence plus considérable encore. Ainsi, proportionnellement au reste du squelette, les os de l'aile pèsent moins et les os de la cuisse pèsent plus chez le canard domestique que chez le canard sauvage. Or, on peut incontestablement attribuer ce changement à ce que le canard domestique vole moins et marche plus que le canard sauvage».9

Quelle est la différence entre l'usage tel que Darwin le définit ici et cette adaptation active aux circonstances qui est au coeur du système de Lamarck? Mais Darwin ne se limite pas à donner quelques exemples comme celui du canard, qui pourraient apparaître comme des exceptions; à plusieurs endroits dans son oeuvre, il élève l'usage au rang d'un principe explicatif auquel il semble attacher autant d'importance qu'à l'hérédité.

Darwin fut donc aussi lamarckien. Sans doute lui importait-il davantage de bien établir le fait de l'évolution que d'en expliquer le mécanisme? Le premier objectif était à sa portée; il lui était difficile d'atteindre le second, compte tenu de l'état des connaissances sur l'hérédité à son époque; mais même en ce qui a trait à la thèse de l'évolution comme fait, il faut bien se garder de sous-estimer l'importance de Lamarck par rapport à celle de Darwin. L'un des arguments les plus fréquemment invoqués en faveur de l'évolution dans L'origine des espèces est l'absence de frontières précises entre les espèces. «Jusqu'à présent on n'a pu tracer une ligne de démarcation entre les espèces et les sous-espèces, c'est-à-dire entre les formes qui, dans l'opinion de quelques naturalistes, pourraient être presque mises au rang des espèces sans le mériter tout à fait. On n'a pas réussi davantage à tracer une ligne de démarcation entre les sous-espèces et les variétés fortement accusées, ou entre les variétés à peine sensibles et les différences individuelles».10 Et voici ce qu'avait écrit Lamarck à proposdu fixisme des espèces cinquante ans plus tôt: «Cette croyance est tous les jours démentie aux yeux de ceux qui ont beaucoup vu, qui ont longtemps suivi la nature et qui ont consulté avec fruit les grandes et riches collections de nos Muséums...». 11 Il n'empêche que c'est Darwin qui, en raison de l'importance qu'il attacha à l'hérédité, est apparu comme le père de la théorie moderne de l'évolution.

Il s'en est toutefois fallu de peu, vers la fin du XIXe siècle, pour que le darwinisme ne soit complètement abandonné. Les théories sur l'hérédité alors en vogue, théories auxquelles Darwin avait donné son adhésion - et dont son propre cousin Francis Galton avait été le principal artisan, - conduisaient à des conclusions totalement incompatibles avec le système développé dans L'origine des espèces. Selon ces théories, l'apport du mâle et celui de la femelle dans un croisement devaient être considérés globalement. Il s'en suivait que cet apport devait s'amenuiser au fil des générations selon le ratio suivant: 1/2 à la première génération, 1/4 à la seconde, 1/8 à la troisième et ainsi de suite.

Comment la transmission des variations avantageuses pouvait-elle se faire dans ces conditions? L'édifice construit par Darwin sur le principe de l'hérédité ne s'écroulait-il pas? Cette critique du darwinisme, dévastatrice, et désarmante à force de simplicité, a été publiée en 1867 par Fleeming Jenkins, professeur d'ingénérie à l'Université d'Edimbourg. On dit que Darwin, après en avoir pris connaissance, s'est empressé d'ajouter un chapître lamarckien à la sixième édition de L'Origine des espèces.

Si le darwinisme était resté dans ce triste état, on n'en parlerait sans doute plus aujourd'hui. Il doit son second souffle aux lois mendeliennes sur l'hérédité qui furent redécouvertes en 1900.
1- Bossuet, L'histoire universelle, Paris, Garnier Frères, p.332.
2- Lamarck, J.B., La philosophie zoologique, Paris, Oeuvres choisies, Flammarion, p.305.
3- Darwin, Charles, L'origine des espèces, Pairs, LD/Fondation 1980, p.284.
4- Ibid, p.62
5-Ibid, p.126
6-Ibid, p.53
7-Ibid, p.54
8-Ibid, p. 261
9-Ibid,p.52
10-Ibid, p96-97.
11-Rostand, Jean, Hommes de vérité, Paris, Stock, 1968, p.90.


Ce document fait partie d'un ensemble. Document suivant.

[article:attachments]

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]

Le néo-thomisme québécois: une pensée du politique et du Bien commun  Ajouter une vignette

[author:name]
[article:author_info]

Élections fédérales 2019. Les commentaires entendus à la radio et à la télévision de Radio-Canada portent surtout, sinon exclusivement, sur les stratégies de communication des divers partis, la stratégie de Donald Trump servant souvent de point de comparaison. Ce n’est donc pas la réflexion sur le bien commun qui domine dans les débats, mais l’analyse des opérations de manipulation de l’opinion, en vue d’en mesurer l’efficacité. Cette obsession pour la mise en marché du politique est un effet secondaire de la pensée libérale du type que Rawls a popularisé… Remise à jour, la tradition philosophique québécoise pourrait nous protéger contre cette dérive formaliste.

 Le néo-thomisme québécois 

La pensée politique Occidentale est marquée par l’éclatement. Divers courants s’affrontent, socialisme et libéralisme, nationalisme et universalisme, progressisme et conservatisme. Chacun d’eux promeut sa propre vision de la légitimité et du cadre politique. De nos jours, les débats politiques se radicalisent, et opposent le plus souvent les partisans du peuple et de la démocratie aux partisans des élites intellectuelles et du droit. L’intellectualisme se fait de plus en plus abstrait, le populisme, lui, verse souvent dans une naïveté simpliste. L’éclatement de la philosophie est corrélatif d’un éclatement de la société. Dans notre régime mixte, le petit nombre, les élites économiques et intellectuelles, ne semblent pas capables d’effectuer une véritable médiation entre l’un, le pouvoir exécutif, et le grand nombre, la population.

Pourtant, les sociétés et les États-nations continuent d’exister. Ce qu’il nous manque, c’est une pensée capable de discerner les médiations, les relations. Il est donc nécessaire de penser le politique dans ce qui lui reste d’unité, et de penser la pluralité sans réductionnisme. Le politique est par essence l’unité d’une pluralité. Par conséquent, une véritable pensée politique ne peut être que dialectique, dialogique. Les pensées politiques capables d’une telle entreprise sont rares. L’une d’elle se trouve juste sous notre nez. Je parle ici du néo-thomisme québécois, un courant philosophique du XXe siècle qui a assez peu rayonné hors du Québec de son vivant, et qui, depuis sa mort, a été enfoui dans un oubli presque complet. Les oeuvres de Louis Lachance (1899-1963), Charles De Koninck (1906-1965), Félicien Rousseau (1919-2008) et Martin Blais (1924-2018), pour nommer quelques-uns des penseurs les plus importants de ce courant, sont en bonne partie épuisées. Au mieux, elles sont rééditées de façon très limitée, et sans susciter beaucoup de réaction. Elles constituent pourtant une authentique philosophie québécoise.La philosophie québécoise est évidemment bien modeste, en comparaison des philosophies grecque, allemande, française ou anglaise, chinoise ou indienne, voire, russe ou américaine. Il ne faudrait toutefois pas en sous-estimer la qualité ni l’originalité. Il se trouve en effet que nos penseurs nationaux ont mené une réflexion approfondie sur la philosophie juridique et politique de Thomas d’Aquin, un aspect de sa philosophie qui a souvent été négligé par les grands penseurs thomistes, pour la plupart spécialisés sur les recherches métaphysiques et théologiques, certes les parties les plus importantes de la pensée du docteur angélique.

Jacques Maritain, le philosophe néo-thomiste le plus influent du XXe siècle, a infléchi le thomisme politique dans le sens d’un personnalisme libéral plutôt individualiste. Maritain fut, avec le personnaliste Emmanuel Mounier, une inspiration importante dans l’engagement politique de Pierre Elliott Trudeau envers la primauté absolue des droits individuels sur la nation et la majorité historique. Les néo-thomistes québécois ont au contraire toujours défendu une philosophie du bien commun, philosophie que l’on peut tout à la fois estimer plus fidèle à la pensée de Thomas d’Aquin, mais plus largement, à l’aristotélisme politique et à la réalité humaine véritable. Charles De Konick résume ainsi ce qu’est le bien commun: « Le particulier n’atteint le bien commun sous la raison même de bien commun qu’en tant qu’il l’atteint comme communicable aux autres. Le bien de la famille est meilleur que le bien singulier, non pas parce que tous les membres de la famille y trouvent leur bien singulier : le bien de la famille est meilleur parce que, pour chacun des membres individuels, il est aussi le bien des autres (1).»

Faire justice à un pan négligé de notre histoire intellectuelle

Le néo-thomisme constitue un pan majeur de l’histoire intellectuelle du Québec auquel il faut reconnaître la place qu’il mérite. Les néo-thomistes québécois ont publié de nombreux ouvrages qui ont eu de l’importance en leur temps. Louis Lachance enseigna au Collège Dominicain d’Ottawa, et, après l’Espagne et l’Italie, au Département de philosophie de l’Université de Montréal, dont il fut le doyen. De Koninck, Blais et Rousseau enseignèrent pour leur part de nombreuses années à l’Université Laval. Des générations d’étudiants sont passés par leurs classes. Bon nombre d’enseignants des collèges classiques, puis des cégeps, les ont suivis et ont eux-mêmes contribué à former les élites intellectuelles du Québec.

Les philosophes néo-thomistes ont été des penseurs engagés dans la vie politique et sociale du Québec. En voici un exemple. Charles De Koninck apporta une contribution majeure au Rapport Tremblay. La Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels (1953-1956), dite «Commission Tremblay», après avoir été mise de côté par Duplessis, a tout de même exercé une certaine influence sur l’évolution du Québec contemporain. On y trouve une affirmation résolue de la Nation québécoise, de la nécessité d’occuper et d’élargir ses champs de compétence, et de prendre en main son développement économique et social par l’intervention de son État.

Le rapport Tremblay défend une vision fédéraliste de la société, vision élaborée surtout par Esdras Minville et Richard Arès (2). Ce fédéralisme se caractérise par un pluralisme des communautés humaines, imbriquées organiquement les unes dans les autres. Il ne s’agit pas avant-tout d’un rapport entre États,, entre ce que nous appelons couramment le provincial et le fédéral, mais de la constitution même d’une société politique. Bien que les influences intellectuelles de ce fédéralisme soient diverses, le néo-thomisme de la doctrine sociale de l’Église y joue un rôle central. Plus fondamentalement, on retrouve le cadre de l’anthropologie aristotélicienne, qui fait de l'humain un être politique par nature.

Dans sa contribution au Rapport Tremblay, De Koninck met de l’avant une conception classique de la vertu, selon laquelle la qualité morale des individus est essentielle au bon fonctionnement des institutions. Cette idée, qui va de soi pour le sens commun et pour la philosophie classique, est en porte à faux avec toute la pensée moderne, qui cherche à concevoir des mécanismes qui fonctionnent indépendamment de la valeur intrinsèque des individus. Le marché capitaliste et l’État-providence doivent pouvoir être mis en oeuvre par des êtres médiocres au plan moral, voire foncièrement mauvais. De Koninck s’élève énergiquement contre cette vision cynique et déshumanisante: «En dernière instance, la vie politique ne peut être sauvée que par la qualité de l’individu – par sa tempérance, sa force, sa justice, et sa prudence personnelle, domestique, politique. Vouloir compter sur un «système» pour contourner la difficulté du bien-agir, c’est le faux espoir du défaitisme – l’attitude typiquement «réactionnaire» de l’avant- garde socialisante (3).»

Cette vision noble de la politique appartient à notre histoire intellectuelle. En 1962, 82% des membres de l’Association philosophique du Canada se disaient thomistes.(4) À peine quelques années plus tard, le thomisme tombe en bonne partie dans l’oubli, et n’est souvent évoqué que comme une philosophie du passé, une pensée dogmatique et obscurantiste. Pourtant, il est impossible de comprendre l’histoire d’un peuple en faisant abstraction de l’histoire de ses idées.

Le politicologue Marc Chevrier soutient que la pensée pluraliste et subsidiaire du Rapport Tremblay n’a pas encore été suffisamment méditée. En réponse au sociologue Gary Caldwell qui se demandait si la société civile québécoise est capable de faire preuve de résilience face aux nombreux problèmes qui l’affaiblissent, Chevrier répond ceci: «D’après moi, la résilience d'une société passe aussi par sa capacité de tirer des leçons de son passé et de développer une doctrine qui pense adéquatement les rapports entre la société civile et l'État. Cette doctrine, nous l'avions peu avant la révolution tranquille, d'une manière fragmentaire certes; c'est celle de la subsidiarité, telle que développée par le rapport Tremblay de 1956 (5).»

La revitalisation de la démocratie est en définitive une question de responsabilité de l’individu dans la société civile. La vertu politique n’a-t-elle aujourd’hui sa place que dans les livres d’histoire? Ne souhaitons-nous pas son retour dans la cité?

Redécouvrir la rigueur du thomisme

Le néo-thomisme québécois ne devrait pas seulement être abordé historiquement, mais aussi philosophiquement. Ses concepts sont porteurs de vérité, et sa méthode reste valide. Qu’il s’agisse du bien commun, de la justice, de l’humain comme être individuel et rationnel, du politique comme nature profondément sociale de l’individu, la conceptualité néo-thomiste fait partie de la constellation des grandes idées de la tradition occidentale qui définissent le politique, et qui nourrissent encore aujourd’hui les débats de la science politique.

La grande faiblesse du néo-thomisme est son dogmatisme indéniable. Thomas d’Aquin est souvent cité plus comme un maître spirituel, ce qu’il est indéniablement, que comme un philosophe, un humain susceptible de trébucher dans sa quête de vérité. Il ne faudrait cependant pas réduire le néo-thomisme à ce dogmatisme: dogmatisme, il y a, mais il n’y a pas que cela. Thomas d’Aquin est toujours pensé dans un dialogue critique avec les grandes pensées philosophiques, celles des Grecs, des Pères de l’Église, des autres scolastiques, mais aussi celle des grands penseurs juifs et musulmans, et quelques figures majeures de l’histoire de la philosophie Moderne. Bon nombre de philosophes d’aujourd’hui ne peuvent se vanter d’avoir un cercle d’interlocuteurs aussi large.

Les néo-thomistes québécois sont aussi en général en dialogue avec des penseurs français qui sont leur étaient contemporains, Maritain, Blondel, Lavelle, Bergson, par exemple. Leur fidélité à saint Thomas d’Aquin ne les empêche pas d’être critique face aux interprétations les plus en vogue du Docteur angélique. Martin Blais, un penseur plus récent, qui a écrit dans les années 70-80, et jusque dans les années 2000, présente même de rafraichissants portraits d’un Thomas d’Aquin plus moderne qu’on le croit généralement, et même en porte à faux avec certains dogmes de l’Église.
La dialectique de Thomas d’Aquin, comme celle d’autres penseurs médiévaux ou antique, est ancrée dans un réalisme de l’expérience humaine où l’on distingue non seulement les objets matériels, mais aussi les idées, et les relations entre les êtres. Michel Villey résume très bien comment le thomisme emprunte à Aristote un empirisme «intégral», soit un empirisme ouvert à toutes les réalités que l’humain peut vivre concrètement: «Philosophie dite réaliste : loin de travailler a priori, Aristote extrait sa doctrine de l’observation des réalités extérieures. Mais observation intégrale : à l’encontre des nominalistes, pour qui n’auraient de réalité que des substances individuelles – et à l’extrême opposé de Kant –, Aristote estime percevoir dans le spectacle du réel des relations entre ces substances, ou, comme les choses de la nature sont mouvantes et toujours en train de se parfaire ou de se corrompre, il croit discerner dans le monde au moins une tendance à ces relations harmonieuses qui sont constitutives d’un ordre. L’univers entier, tel qu’il s’offre à nos regards, recèle de l’ordre : ordre cosmique, leitmotiv de la pensée grecque. Entendu dans un sens très large « to dikaion », le juste, le « droit » a quelquefois désigné cet ordre cosmique (6).»

Louis Lachance aborde la société avec un réalisme de ce genre. À propos de l’État, conçu comme le tout formé par les institutions politiques et la société, il déclare ceci: «Il semble donc incontestable que non seulement nous expérimentons l’État, mais que nous le percevons par notre pensée comme un phénomène objectif, comme une réalité puissante et dominatrice, douée d’une existence distincte de celle des individus, encore qu’inséparable d’elle, et capable, en raison des ressources dont elle dispose, de nous parfaire (7).»

La réalité politique n’est pas une simple fiction, une «réalité narrative». Elle est bien une construction sociale, par définition, mais une construction édifiée sur des substances et des relations réelles (la matière: géographie humaine, psychologie, culture, économie, institutions), et ordonnée par des relations de pouvoir et des concepts objectifs (la forme: le politique). Le réalisme métaphysique hérité d’Aristote a toujours eu comme finalité de donner un sens humain aux données brutes des sciences empiriques.

Le néo-thomisme est loin d’être seulement une théologie, c’est aussi une philosophie, l’une des formes les plus vivantes de l’aristotélisme. Autant Thomas que la plupart des néo-thomistes ont toujours soigneusement délimité les domaines de la raison et de la Foi. Il ne saurait être aujourd’hui question de soutenir intégralement le thomisme politique, mais celui-ci peut très bien continuer à nourrir la réflexion sur le politique dans une terre devenue laïque.

L’universel concret : l’État-nation

Une constitution est «l’âme» d’un peuple, elle est la forme qui, adjointe à la matière sociale et culturelle d’une population, engendre un État, c’est-à-dire une collectivité autonome vouée au bien vivre. La nature humaine est d’abord une potentialité (être en puissance d’Aristote) destinée à s’actualiser. Notre potentiel propre, la raison, ne peut se développer que dans une communauté politique, seule capable de mettre en place les institutions et les relations humaines nécessaires à l’acquisition de connaissances universelles. Dans l’action politique, l’humain est en quête du Bien le plus désirable pour un être rationnel, le Bien universel. Ce Bien est beaucoup plus large que toute réalité déterminée dans le temps et l’espace. Les individus et les peuples ne peuvent donc réaliser l’universel qu’à la mesure, forcément limitée, des moyens concrets que leur offre leurs capacités et leur environnement.

Par conséquent, le potentiel humain peut et doit s’actualiser de différentes façons, dans les conditions géographiques et historiques propres à chaque peuple. Le néo-thomisme permet ainsi d’articuler avec finesse et lucidité l’individu, la nation et l’universel, ce en quoi consiste l’enracinement. Le politique est la condition sine qua non d’une participation de l’individu à l’universel, et l’État-nation est, à notre époque, la condition historique du politique, la médiation, donc, entre l’individu et l’universel. Les particularités nationales sont certes frappées du sceau de la contingence, mais elles sont autant de voies que l’humanité emprunte librement vers l’universel :«Néanmoins, étant donné que les unions politiques ne se réalisent pas seulement en vue de fins générales, mais aussi en vue de fins prochaines et sur des coordinations de moyens individués, partant, au moyen de systèmes de lois tout à fait particularisés, il incombe au vrai philosophe d’assigner une cause à ce fait. Il faut chercher pourquoi tel ordre de moyens est préféré à tel autre, pourquoi un instinct, de soi universel et indéterminé, revêt en fait telle forme plutôt que telle autre. S. Thomas n’hésite pas à situer la cause de ce phénomène psychologique dans l’ensemble des contingences objectives et subjectives qui, au cours des siècles, ont contribué à partager l’humanité en races, puis en nationalités. « Les principes communs de la loi naturelle, dit-il, ne peuvent être appliqués à tous d’une façon uniforme, en raison de l’extrême variété des choses humaines : et de là provient la diversité de législations chez les peuples [Comm. Pol., L. 1, lec. x.] »(8). »

L’histoire politique des peuples est l’histoire des divers moyens que les hommes de bonne volonté ont mis en place pour réaliser en ce monde le Beau, le Bien et le Vrai.

La loi naturelle contre le formalisme juridique

Le formalisme juridique qui est au fondement du multiculturalisme canadien est en contradiction avec la réalité historique de la recherche humaine du Bien. Conçu pour écraser la vitalité nationale des Québécois, il n’a su maquiller son caractère tyrannique qu’en embrassant une utopie post-nationale. Sa prétention à l’universalisme, et plus largement, celle du libéralisme politique, aboutit à une dictature du droit. Or le formalisme juridique est la négation même du politique. Voici ce que dit Louis Lachance de ceux qui croient que le droit a réponse à tout: «Que de richesses spirituelles leur manie de formalisme nous ont fait perdre. A force de tout mesurer à l’aune de la loi et du droit, ils nous ont habitué à ne plus voir dans la société politique qu’un vaste organisme ordonné à comprimer l’action, à enclore la vie dans de [sic] formes rigides, afin de lui imposer, en même temps qu’un équilibre savamment calculé, des spécificités fonctionnelles (9).»

Le Bien est néanmoins en un sens universel, il est enraciné dans la condition humaine et dans l’ordre du monde. L’universalité humaine de l’effort d’exister, de se multiplier, et de développer notre rationalité est l’expression d’une loi naturelle objective, qui permet de juger si la politique d’une nation est juste ou non. Félicien Rousseau explique comment la dignité humaine du citoyen est fondée sur sa capacité à comprendre rationnellement un Bien commun réel, qui échappe à toute volonté et à tout arbitraire: «C’est en ramenant la loi naturelle à un fondement objectif que saint Thomas tisse la meilleure garantie de la dignité humaine. La raison de tout homme est apte, de soi, à s’assimiler les quelques traits fondamentaux de la réalité humaine qui sont au fondement des grands principes de la loi naturelle. De sorte que pour tout homme, il est des choses intrinsèquement bonnes et il est des choses intrinsèquement mauvaises. Aucune volonté, si puissante soit-elle, n’y peut rien (10).»

Principe naturel permettant à la personne d’évaluer par elle-même, grâce à sa raison, ses relations aux autres, le Bien commun est principe de liberté. Tout au contraire, le libéralisme qui règne actuellement sur les démocraties occidentales disjoint radicalement la liberté individuelle et le Bien commun. Charles De Koninck est d’une lucidité pénétrante face à l’individualisme moderne, et nous adresse cette mise en garde: «Une société constituée de personnes qui aiment leur bien privé au-dessus du bien commun, ou qui identifient le bien commun au bien privé, c’est une société, non pas d’hommes libres, mais de tyrans – « et ainsi le peuple tout entier devient comme un tyran» -, qui se mèneront les uns les autres par la force, et où le chef éventuel n’est que le plus astucieux et le plus fort parmi les tyrans, les sujets eux-mêmes n’étant que des tyrans frustrés. Ce refus de la primauté du bien commun procède, au fond, de la méfiance et du mépris des personnes (11).»

Se tenir en retrait pour penser le siècle

La critique néo-thomisme de l’universalisme abstrait et de l’individualisme, sa conception d’un Bien universel qui se concrétise dans l’histoire particulière de chaque peuple, permettent de penser un nationalisme n’est pas une fin en soi, mais une participation au Bien commun de l’humanité. Le nationalisme ne prend son sens qu’en se prolongeant dans l’humanisme. Le nationalisme québécois a toujours été humaniste, mais cet humanisme, en se déracinant du néo-thomisme, a perdu le cadre conceptuel qui lui donnait sa clarté, sa cohérence et son envergure philosophique. Il serait absurde de prétendre que le néo-thomisme suffise à redonner un tel cadre au nationalisme, mais il est certainement nécessaire pour ce faire.

À la suite de Michel Villey, André de Muralt a montré que la philosophie politique moderne, qui se décline en diverses variantes de libéralisme et d’autoritarisme, plonge ses racines dans la scolastique tardive de Dun Scott, Ockham et Suarez (12). Ces penseurs de la fin du moyen âge ont mis en place une métaphysique de la division. Au nom de la clarté logique, et au mépris de l’expérience vécue du monde, cette pensée analytique sépare la pensée du réel, la volonté du bien, l’individu de la société. On réalise ainsi que le débat entre les thomistes de Montréal et les scotistes de Trois-Rivières, décrit par l’historien des sciences Yves Gingras (13), est un choc entre des «oppositions structurelles profondes», oppositions métaphysiques inscrites dans la longue durée, et non une pittoresque querelle de clochers.

L’ancienne philosophie nominaliste de l’individu est au fondement des philosophies contemporaines axées sur le formalisme procédural, celles de Rawls, d’Habermas ou d’autres. Le règne de la volonté déracinée de l’histoire et de la nature engendre tantôt des systèmes d’individus rois, tantôt des systèmes de gouvernements autoritaires. Le libéralisme contemporain est un mélange des deux. Il s’y est réalisé une alliance contre- nature entre un État fort, «le plus froid de tous les monstres froids» disait Nietzsche, et des droits individuels qui se multiplient par génération spontanée. Tous deux tendent à neutraliser la culture, les traditions de la majorité historique, les corps intermédiaires de la société civile qui effectuent la médiation entre la Forme politique et la Matière vivante de la Nation. La plupart des philosophies politiques contemporaines errent quelque part dans l’immensité vide de cette pensée déracinée.

Les philosophies conservatrices anti-modernes, pour échapper à ce vide, tentent maladroitement de retrouver le sol de la nature et de la culture. Comme elles ne conçoivent pas la rationalité différemment de leurs adversaires progressistes, elles croient que l’enracinement n’est possible que par le sentiment, l’adhésion aveugle aux traditions, bref, l’irrationnel. Avec la l’effondrement des élites traditionnelles, le noble conservatisme d’autrefois se mue en populisme. Le thomisme, fidèle au pragmatisme aristotélicien, peut répondre au besoin d’enracinement qu’exprime bruyamment le populisme avec un solide réalisme fondé sur l’analyse rationnelle de l’expérience humaine. La richesse du néo-thomisme québécois montre que l’accession tardive du Québec à une modernité pleine et entière n’est pas un retard historique. C’est, en plein coeur du XXe siècle, une position en retrait, enracinée dans la philosophie perennis, qui permit de penser authentiquement le politique.

Notes

(1) De Koninck, Charles. Œuvres de Charles De Koninck, Tome II, La primauté du bien commun, Presses de l’Université Laval, 2010, p.119-120
(2) Foisy-Geoffroy, Dominique. Le Rapport de la Commission Tremblay (1953-1956), testament politique de la pensée traditionaliste canadienne-française. Revue d’histoire de l’Amérique française, 60,2007, (3), 257–294. https://doi.org/10.7202/015960ar
(3) Cité dans Foisy-Geoffroy, Ibid., p.19 (4) Warren, Jean-Philippe. Note critique, Maritain, le renouveau thomiste etl’enseignement de la philosophie au Québec, Recherches sociographiques, 52, (3), page 883. https://doi.org/10.7202/1007697ar
(5) Chevrier, Marc. La société civile, l'État subsidiaire et la responsabilité civique au Québec, Conférence prononcée au colloque du Ralliement québécois, Hôtel Québec, Sainte-Foy, Québec, 30 octobre 1999, http://web.archive.org/web/20120408071147/ http://agora.qc.ca/textes/chevrier26.html
(6) Villey, Michel. La Nature et la Loi : Une philosophie du droit (La nuit surveillée) (French Edition). Editions du Cerf. Édition du Kindle. emplacement 322 sur 3783
(7) Lachance, Louis. L’humanisme politique de saint Thomas,Tome II, Éditions du Lévrier, p.418
(8) Ibid., p. 456
(9) Ibid., p. 438
(10) Rousseau, Félicien. (1974). Aux sources de la loi naturelle. Laval théologique et philosophique, 30, (3), page 309. https://doi.org/10.7202/1020442ar
(11) De Koninck, Charles. Œuvres de Charles De Koninck, Tome II, La primauté du bien commun, Presses de l’Université Laval, 2010, p.124
(12) De Muralt, André. L’unité de la philosophie politique, De Scot, Occam et Suarez au libéralisme contemporain, Vrin, 2002
(13) Gingras, Yves. Duns Scot vs Thomas d’Aquin : le moment québécois d’un conflit multi-séculaire. Revue d’histoire de l’Amérique française, 62, 2009, (3-4), 377–406. https://doi.org/10.7202/038519ar

 

[article:attachments]

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]

Le sort des animaux  Ajouter une vignette

[author:name]
[article:author_info]

Vue d'ensemble. De Plutarque à Descartes, à La Fontaine, à Peter Singer...
Entre les fiers taureaux des grottes de Lascaux et leurs descendants actuels entrant, déjà morts, dans un abattoir industriel, quel contraste! Entre l’homme des origines, rempli d’admiration et de frayeur sacrée devant les grands mammifères et l’homme d’aujourd’hui qui peut les cloner mais aussi les protéger, quel renversement de perspective! L’histoire des changements survenus entre ces deux moments a-t-elle un sens? L’homme devenu le maître tyrannique des animaux, après avoir été leur rival, deviendra-t-il leur frère compatissant? On pourrait le croire tant la cause du droit des animaux a progressé au cours des deux derniers siècles. Mais tout ce progrès moral n’est-il pas annulé par ces abattages sans autres causes qu’économiques et par ces fermes usines qui continuent de se substituer aux élevages traditionnels? La cruauté des hommes à l’endroit des animaux a-t-elle vraiment diminué? N’est-elle pas seulement devenue plus abstraite, plus distante, plus froide, plus massive, comme la cruauté des humains entre eux? D’un côté cette cruauté abstraite, de l’autre, par compensation, un souci du bien-être des bêtes tel que bien des animaux sont dénaturés à force d’être cajolés! Autre cruauté, celle-là déguisée en sensiblerie!
 

Ce texte fait partie d'un ensemble. Document précédent.


Le crapaud
Le soir se déployait ainsi qu’une bannière;
L’oiseau baissait la voix dans le jour affaibli;
Tout s’apaisait dans l’air, sur l’onde; et, plein d’oubli,
Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère,
Doux, regardait la grande auréole solaire;
Peut-être le maudit se sentait-il béni;
Pas de bête qui n’ait un reflet d’infini;
Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche
L’éclair d’en haut, parfois tendre et parfois farouche;
Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux,
Qui n’ait l’immensité des astres dans les yeux.

VICTOR HUGO, La Légende des siècles

Prenons tout de même la peine d’évoquer l’histoire, ponctuée d’éclipses, de l’adoucissement des mœurs à l’égard des animaux. Peut-être y trouverons-nous l’inspiration nécessaire pour infléchir le cours des choses vers le moindre mal pour les hommes et pour les animaux. L’homme qui a soutenu que les animaux sont des machines vivait dans cette Europe où depuis plus d’un siècle, on se passionnait pour les automates. Jeremy Bentham a écrit ses pages mémorables sur les droits des animaux et leur capacité de souffrir vers 1780, quelques années avant la révolution française et la déclaration des droits de l’homme. Ce lien étroit entre les idées et les mentalités n’enlève rien à la vérité de ce mot de Nietzsche: les mentalités ont trois cents ans de retard sur les idées. C’est aujourd’hui seulement que l’on comprend toute la portée de la théorie cartésienne de l’animal machine. Peut-être les idées de Bentham passeront-elles à leur tour dans les mentalités au cours des prochains siècles.

Il existe à l’échelle mondiale une chaîne de magasins de produits de beauté, Body Shop, dont le succès repose notamment sur le fait qu’on n’y vend aucun produit ayant nécessité des expériences sur les animaux. C’est là un exemple, parmi de nombreux autres, du progrès de la cause des animaux. Les techniques sadiques de piégeage ont également été bannies d’un grand nombre de pays. Des dizaines de millions d'activistes continuant de militer dans le cadre des divers mouvements de défense des animaux, il ne serait pas étonnant que certaines pratiques cruelles de l’élevage industriel disparaissent dans un avenir prochain.

Il faisait –10 degrés centigrades ce matin de mars où, sur l’autoroute 10 en direction des abattoirs de la région de Montréal, j’ai dépassé deux camions remplis de cages de poulets, que rien ne protégeait contre le froid. Certains de ces oiseaux parvenaient à sortir la tête à travers les fentes des cages, pour l’exposer à une température qui ne pouvait que la congeler en quelques minutes. Compte tenu de la largeur des fentes et de la vitesse des camions, l’ensemble des bêtes ne pouvait arriver à destination que dans un état lamentable. Il me paraît évident qu’on ne tolérera pas indéfiniment de telles pratiques.

La question de la vivisection est constamment remise à l’ordre du jour en divers pays d’Europe. En Suisse, au début de décennies 1980, 30% des voteurs se sont prononcés contre cette pratique. La Suisse, on le sait, est le pays des grands laboratoires pharmaceutiques. Remontant jusqu'à Hippocrate, l'antivivisectioniste de la première heure, certains défenseurs suisses des animaux, dont Hans Ruesch, s'efforcent de démontrer que la vivisection n'a rien apporté d'essentiel à la médecine, ni aux sciences de la vie en général.

L'Occident aurait-il entendu le message de Gandhi? «L'homme, écrit Gandhi, au lieu de devenir le maître, et donc le protecteur, du royaume des animaux, en est devenu le tyran, et la science et la médecine ont probablement été les instruments majeurs de cette tyrannie. La vivisection, selon moi, est le plus affreux de tous les crimes que l'homme commet aujourd'hui contre Dieu et sa création.»

Dans l’antiquité, la Grèce semble avoir été plus douce que Rome à l’égard des animaux. Homère a lui-même donné le ton, en évoquant les rapports d’Ulysse avec son chien. «Quant au chien Argos, la mort noire le prit dès qu'il eût revu son maître.» Une école de pensée au moins, celle de Pythagore, exigeait de ses membres qu'ils fussent végétariens. Était-ce uniquement parce que Pythagore croyait à la métempsycose et qu'en conséquence, on ne savait jamais si l'animal qu'on abattait n'était pas habité par l'âme d'un être cher? D'autres raisons s'ajoutaient, de toute évidence, à celle-là.

Il existe de nombreux témoignages indiquant que le respect des animaux a été un souci important dans la civilisation grecque. Plutarque en rapporte plusieurs dans un passage mémorable de la vie de Caton l'Ancien, où il reproche à ce dernier d'avoir maltraité ses esclaves:
 

«J'avoue cependant que se servir de ses esclaves comme des bêtes de somme, les chasser ou les vendre quand ils sont devenus vieux, c'est en agir trop durement; c'est avoir l'air de croire que le besoin seul et l'intérêt lient les hommes entre eux. Mais peut-on ignorer que la bonté s'étend beaucoup plus loin que la justice? que si nous observons les lois et l'équité envers les hommes, les animaux eux-mêmes sont l'objet de la bienfaisance et de la bonté, sentiments qui découlent de cette riche source d'humanité que la nature a mise en nous? Ainsi, nourrir des chevaux ou des chiens lors même qu'ils sont épuisés de travail, ou quand ils ont vieilli, c'est le propre d'un homme naturellement bon.»


Même si bien des histoires racontées par Plutarque sont des histoires, justement, on a peine à croire qu’elles ne correspondent pas à une certaine réalité:

« Le peuple d'Athènes, écrit ailleurs Plutarque, après avoir bâti l'Hécatompédon, renvoya toutes les bêtes de charge qui avaient travaillé à la construction de cet édifice, et les laissa paître en liberté tout le reste de leur vie. Un de ces animaux vint un jour, de lui-même, se présenter au travail; il se mit à la tête des bêtes de somme qui traînaient des chariots à la citadelle, et, marchant devant elles, semblait les exhorter et les animer à l'ouvrage. Les Athéniens ordonnèrent, par un décret, que cet animal serait nourri jusqu'à sa mort aux dépens du public. En effet, il ne faut pas se servir des êtres animés comme on se sert de souliers ou d'autres effets de cette espèce, qu'on jette lorsqu'il sont rompus ou usés par le service. On doit s'accoutumer à être doux et humain envers les animaux, ne fût-ce que pour faire l'apprentissage de l'humanité à l'égard des hommes. Pour moi, je ne voudrais pas vendre même un bœuf qui aurait vieilli en labourant mes terres; à plus forte raison je me garderais bien de renvoyer un vieux domestique, de le chasser de la maison où il a vécu longtemps, et qu'il regarde comme sa patrie.1

Ce n'est toutefois ni Pythagore, ni Plutarque qui devaient avoir l'influence la plus déterminante sur la chrétienté, mais Aristote. Nous savons que ce dernier attribuait une âme sensitive aux bêtes et qu'il ne les distinguait pas radicalement des hommes comme le fera Descartes, puisque l'homme à ses yeux était un animal raisonnable. Aristote avait toutefois le même sens des hiérarchies que l'auteur de la Genèse. Il estimait en conséquence que les bêtes existaient pour le bien de l'humanité, tout comme les plantes existaient pour le bien des bêtes.

Les jeux du cirque

L’âme sensitive ne semble pas avoir ému les Romains outre-mesure. «En 55 av. J.-C., Pompée, pour inaugurer son théâtre, aurait fait massacrer 20 éléphants, 410 panthères et 600 lions (dont 315 à crinière), tandis que César, en 48, étrennait le grand Cirque avec 20 éléphants et 400 lions à crinière. L'inauguration du Colisée aurait coûté la vie à 9000 animaux sauvages! Pour que tous ces crocodiles, girafes, koudous, rhinocéros, éléphants, grands fauves arrivent vivants à Rome, on peut se demander combien de bêtes furent blessées ou tuées dans leur pays d'origine, combien sont mortes ou furent achevées durant le transport ou à destination, faute de pouvoir faire bonne contenance devant la foule romaine?»2

Comment des hommes qui estimaient devoir régner sur le genre humain auraient-ils pu mettre un frein à leur domination sur les animaux? Même au cirque cependant, la compassion avait parfois sa place, comme l'a montré l'attendrissante histoire du lion d'Androclès. Androclès, esclave romain évadé qui avait réussi à fuir en Afrique, rencontra là un lion blessé qu'il soigna et dont il devint l'ami. Repris par les soldats romains, Androclès fut envoyé dans la capitale pour y être livré aux bêtes. Miracle, le lion qui reçut mission de le dévorer était celui qu'il avait soigné. La bête reconnut l'homme et l'épargna:

« L'âme du genre humain songeait à s'en aller;
Mais, avant de quitter à jamais notre monde,
Tremblante, elle hésitait sous la voûte profonde,
Et cherchait une bête où se réfugier.
[…]
Tu vins dans la cité toute pleine de crimes;
Tu frissonnas devant tant d'ombre et tant d'abîmes;
Ton oeil fit, sur ce monde horrible et châtié,
Flamboyer tout à coup l'amour et la pitié;
Pensif, tu secouas ta crinière sur Rome,
Et, l'homme étant le monstre, ô lion, tu fus l'homme.»3

En Occident, c'est dans et par la chrétienté que les attitudes par rapport aux animaux se fixèrent pour des siècles dans le cadre d'une synthèse à qui saint Thomas donna sa forme définitive en combinant l'héritage juif et l'héritage grec sur cette question. Dieu dit: faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent par terre.

C'est sur ce texte de la Genèse que repose principalement la doctrine chrétienne. Quel sens donner au verbe dominer? Il y a toutefois des passages de la Bible qui invitent les chrétiens à plus d'aménité. Ainsi, ces conseils dans le Deutéronome: « Si en attaquant une ville tu dois l'assiéger longtemps pour la prendre, tu ne mutileras pas ces arbres en y portant la hache. Est-il homme l'arbre des champs pour que tu le traites en assiégé?» [...] « Tu ne muselleras pas ton âne [...] Si tu rencontres en chemin un nid d'oiseau avec des oisillons ou des œufs sur un arbre ou à terre tu ne prendras pas la mère sur les petits. Laisse sortir la mère, ce sont les petits que tu prendras pour toi. Ainsi auras-tu prospérité et longue vie».4

Dans le Nouveau Testament, par contre, en ce qui a trait aux animaux, il n'y a qu'un silence d'autant plus difficile à expliquer que la parole du Christ est un message d'amour plus pur et plus universel que celui du Dieu de l'Ancien Testament. Mais le Christ a dit: «Je suis l'agneau de Dieu», s'identifiant ainsi à l'animal le plus fragile et le plus souvent immolé et ouvrant une nouvelle ère où les sacrifices d'animaux seraient interdits. L'homme continuerait à manger de la viande mais Dieu n'en réclamerait plus pour lui-même!

Saint Thomas précisera que si l'homme n'a pas d'obligations morales à l'égard des bêtes comme telles, il est souhaitable par contre que, dans son propre intérêt, il fasse preuve de compassion à leur égard. «Il est évident que si l'homme a une affection compatissante pour les animaux, il n'en sera que plus disposé à faire preuve de compassion pour ses semblables».5

C'est saint François d'Assise, un contemporain de saint Thomas qui, dans la chrétienté, éprouvera cette compassion de la façon la plus exemplaire. On raconte qu'il sut apaiser un loup qui semait depuis longtemps la terreur dans un village italien.

Rien ne nous autorise cependant à penser que saint François a poussé la compassion pour les animaux jusqu'à rejeter le sens chrétien des hiérarchies. Il n'aurait sûrement jamais considéré l'âme de «son frère le loup» comme l'égale de l'âme d'un être humain. Et il avait la même compassion pour le soleil que pour le loup.

La compassion pour les animaux demeurera un fait exceptionnel dans la chrétienté. Dans la préface à un livre sur les animaux, paru en 1986 6, Gustave Thibon reconnaît qu'à quelques exceptions près, la morale religieuse a laissé dans l'ombre cette question qui touche pourtant de si près au mystère de la création et de la rédemption. Il cite ce vers de Hugo:

«Les bêtes dont les âmes de rêve et de stupeur sont faites…»

«Il est évident, poursuit Thibon (dans un commentaire annonçant la nouvelle attitude chrétienne), que nous avons abusé de cette stupeur pour transformer ce rêve en cauchemar. Abus de pouvoir d'autant plus révoltant qu'il est facile et exempt de risques, l'inconscience des bêtes, cette inconscience qui est aussi innocence, les livrant sans recours aux plus cruelles entreprises des hommes. Nous n'avons pas créé l'animal. Il fait partie comme nous de la création animée, il sent et il souffre comme nous, et la conscience de cette solidarité cosmique nous dicte le devoir de respecter sa nature et de ne pas lui infliger des souffrances inutiles ou d'une utilité incertaine.»7


L’auteur du livre commenté par Thibon, Jean Gaillard, n’hésite pas à affirmer que le rêve habitant l’âme des bêtes est un rêve d’immortalité. En soutenant ensuite qu’elles sont dignes de cette gloire, il s’attaque au principal argument des tenants d’une distinction radicale entre l’homme et l’animal.

Dans cette chrétienté, plus attachée à ce qui distinguait l’homme de l’animal qu’à ce qui l’en rapprochait, Léonard de Vinci étonna grandement ses amis quand il leur annonça qu'il devenait végétarien parce que la souffrance des bêtes lui était devenue intolérable. Quant aux pièces qu'écrivit Jean de La Fontaine pour protester contre la vivisection que pratiquaient les cartésiens, elles n'ont jamais figuré parmi les oeuvres importantes du fabuliste. Dans Le discours à Madame de Sablière, La Fontaine prend les cartésiens ainsi à partie: Ils disent donc que la bête est une machine;

« Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressorts:
[…] Mainte roue y tient lieu de tout l'esprit du monde;
[…] L'impression se fait, mais comment se fait-elle?
Selon eux, par nécessité,
Sans passion, sans volonté:
L'animal se sent agité
De mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,
Ou quelque autre de ces états.
Mais ce n'est point cela, ne vous y trompez pas.
Qu'est-ce donc? Une montre. Et nous? C'est autre chose. »

C'est toutefois en Montaigne que les défenseurs contemporains des droits des animaux devraient reconnaître leur premier ancêtre direct. L'auteur des Essais, qui fut très influencé par Plutarque, et maintes fois déçu par les êtres humains, en vint à penser que l'homme faisait preuve d'une grande prétention en se plaçant d'emblée au-dessus de la foule des autres créatures.

Après avoir rappelé, avec Démocrite, que les arts ont été enseignés aux hommes par les animaux, le tissage et la couture par les araignées, l’architecture par l’hirondelle, la musique par le cygne et le rossignol, Montaigne nous rappelle à nos obligations envers ces maîtres. « Nous avons un devoir d’humanité envers eux, nous leur devons grâce et bénignité. Il y a quelque commerce entre eux et nous, et quelque obligation mutuelle[…] Je ne vois pas égorger un poulet sans déplaisir, et ouïs impatiemment gémir un lièvre sous les dents de mon chien, quoique ce soit un plaisir violent que la chasse.»

Les bêtes sont pour lui des exemples de santé: «Elles nous montrent assez combien l’agitation de notre esprit nous apporte de maladies. Nous nous attribuons des biens imaginaires et fantastiques, des biens futurs et absents […] à eux nous laissons en partage les biens essentiels, maniables et palpables: la paix, le repos, la sécurité, l’innocence et la santé; la santé dis-je, le plus beau et le plus riche présent que la nature nous sache faire.»

Voyant de quels remords la satisfaction des désirs les plus naturels est souvent suivie chez l’homme, Montaigne annonce Nietzsche: «quel monstrueux animal qui se fait horreur à soi-même, à qui ses plaisirs pèsent; qui se tient à malheur!» Et quand on lui dit que l’homme est le centre du monde et qu’il lui donne son sens, Montaigne s’empresse de le comparer à l’oison: «Il n’est rien que cette voûte regarde si favorablement que moi. Je suis le mignon de la nature. Est-ce pas l’homme qui me traite, qui me loge, qui me sert? C’est pour moi qu’il fait semer et moudre; s’il me mange aussi.»

De toute évidence, les réactions comme celles de Léonard de Vinci, de Montaigne et de La Fontaine correspondaient à un courant profond dans les sociétés européennes. Même le froid Voltaire mit son esprit au service de la cause des animaux: « Des barbares saisissent ce chien, qui l'emporte si prodigieusement sur l'homme en amitié; ils le clouent sur une table et ils le dissèquent vivant pour te montrer les veines mésaraiques. Tu découvres dans lui tous les mêmes organes de sentiment qui sont dans toi. Réponds-moi, machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal, afin qu'il ne sente pas? A-t-il des nerfs pour être impassible?7

Selon l'historien anglais Keith Thomas, qui a consacré un remarquable ouvrage à l'évolution des mentalités à l'égard des plantes et des animaux, le processus qui devait aboutir aux mouvements actuels de défense des animaux a commencé en Europe au XVIIe siècle avec l'émergence d'une science des jardins et d'une zoologie libre de tout souci utilitaire. C'est à ce moment, par exemple, qu'on eut l’idée de classer les espèces selon des principes ne mettant plus en jeu leur rapport à l'homme (comme le faisait les couples de contraires: comestibles/non comestibles, utiles/inutiles, domestiques/sauvages).

«Vers 1800, l'étude désintéressée de l'histoire naturelle avait discrédité plusieurs des anciennes perceptions anthropocentriques. De plus étroites affinités avec les animaux avaient miné les dogmes traditionnels sur le caractère unique de l'homme. Une nouvelle sensibilité à la souffrance des animaux était apparue. Et au lieu de continuer à détruire les forêts et à déraciner les plantes ne présentant aucun intérêt pratique, de plus en plus de gens avaient commencé à planter des arbres et à cultiver des fleurs pour leur seul plaisir.8

L'historien français Robert Delort apporte une confirmation à la thèse de Keith Thomas, du moins en ce qui a trait aux chats. «C'est à partir du moment, dit-il, où le chat cessa d'être opérationnel qu'il put enfin jouir de l'affection des hommes.» Jusqu'au XVIIIe siècle, le chat avait d'abord été l'ennemi des rats. C'est pour cette raison par exemple que Colbert l'avait rendu obligatoire sur les bateaux. Il faut se souvenir que les raticides chimiques n'existent que depuis peu.

C’est peut-être en Allemagne que les vues les plus profondes sur la question on été exposées, par Ludwig Klages, dans plusieurs ouvrages dont Mensch und Erde, paru au début du siècle passé. Ce livre contient une longue liste des espèces disparues au cours des siècles précédents et un réquisitoire en faveur de la biodiversité en regard desquels les mémoires de nos contemporains paraissent timides. Ce réquisitoire repose sur une conception de l’homme, de la vie et de l’histoire qui rend très bien compte de l’incapacité dans laquelle nous sommes aujourd’hui de penser la vie et les animaux.

En 1964, se produisit un événement qui apparaîtra sans doute un jour comme l'un des grands moments de l'histoire des rapports de l'homme et de l'animal: la publication par l'anglaise Ruth Harrison, de Animal Machines, avec une préface de Rachel Carson, l'auteure de Silent Spring. Ruth Harrison devait être au mouvement de défense des animaux ce que Rachel Carson était déjà par rapport au mouvement écologiste.

En 1973, la prestigieuse New-York Review of Books publiait un article sur un ouvrage de trois philosophes anglais, Stanley et Roslind Godlitch, et John Harris intitulé Animals, Men and Morals. L'auteur du commentaire, un jeune philosophe australien formé à Oxford, Peter Singer, était inconnu à ce moment-là. Il a publié depuis plusieurs ouvrages, dont Animal Liberation et il est maintenant considéré comme la principale source d'inspiration pour les dix millions d'Américains qui militent dans les mouvements de défense des droits des animaux.

Le premier chapitre d'Animal Liberation s'intitule «Tous les animaux sont égaux ou pourquoi les partisans de la libération des Noirs et des femmes devraient aussi prendre parti pour la libération des animaux».9 Dans ce contexte, la référence aux Noirs a un sens bien précis: la libération des animaux est la suite logique de la libération de tous les esclaves. Par là, Peter Singer rejoint un courant de pensée qui remonte à Plutarque et qui, selon de nombreux auteurs dont le psychiatre et criminologue Henri F. Ellenberger, a un fondement historique. «L'homme s'empara de quelques espèces pour les asservir et les élever à son profit. De ce jour le monde animal fut divisé en deux parties: les esclaves et les ennemis. Les esclaves, ce furent par exemple, le mouton, le cheval, le porc, ainsi que le chien, à la fois serviteur de l'homme et garde-chiourme des animaux domestiques. Mais déjà cet asservissement des bêtes se retournait contre l'homme. L'esclavage, le despotisme s'introduisirent dans la société humaine sous la forme qu'on avait imaginée pour les bêtes. Le despote se mit à gouverner les troupeaux d'êtres humains de la même façon que le berger gouvernait les troupeaux de bœufs et de moutons. »10

Par la référence aux mouvements de la libération des femmes, Peter Singer invite d'autre part ses lecteurs à prolonger la lutte contre le sexisme par la lutte contre le spécisme, c'est-à-dire contre les privilèges accordés à une espèce au détriment et au mépris des autres.

Les animaux ont une vie psychique. Ils peuvent être heureux et souffrir, proclame sans cesse Peter Singer. Le commentaire le plus élogieux de son livre a d'ailleurs été celui du magazine Psychology Today. On aperçoit là un conflit entre une biologie mécaniste cartésienne qui ne voit dans l'animal qu'une série de rouages insensibles et une psychologie qui revient, en leur donnant de l'ampleur, aux idées d'Aristote sur l'âme sensitive. Peut-on faire abstraction d'un tel point de vue dans une science globale de la vie?

Mais tout n'est pas réglé aux yeux de Peter Singer quand on a légiféré contre la cruauté gratuite à l'égard des animaux. Il pousse en effet l'idée d'égalité à sa limite: nous n'avons pas le droit selon lui de disposer à notre gré de la vie des animaux sous prétexte qu'ils nous sont inférieurs et que nous avons besoin de nous nourrir de leur chair. Le végétarisme devient ainsi le corollaire d'une déclaration des droits des animaux.

La Charte des droits des animaux

Il existe depuis quelques années une charte des droit des animaux reconnue par les Nations-Unies. Cette charte est conforme aux vœux formulés dans le passé par Hippocrate, Léonard de Vinci, Voltaire, Maupertuis, Goethe, Schiller, Victor Hugo, Tolstoï, Mark Twain, G. B. Shaw, Gandhi, C. G. Jung, les Prix Nobel Hermann Hesse et Albert Schweitzer. Marguerite Yourcenar a accordé son appui au projet: «Si nous étions capables d'entendre les hurlements des bêtes prises à la trappe, nous ferions plus attention à la détresse des prisonniers de droit commun.»

On peut aussi aimer les animaux au point de s'identifier à leur destin tragique. On s'abstiendra alors de cruauté gratuite à leur égard mais sans en faire une question d'éthique et sans élever le végétarisme au rang d'un impératif catégorique. C'était la position de Nietzsche, si l'on en juge par ses nombreux écrits sur la vie et par le dernier acte qu'il a posé avant de sombrer définitivement dans la folie. De passage à Turin, il s'est indigné contre un cocher en train de frapper son cheval à coup de cravache. Il s'est ensuite jeté au cou de la bête en pleurant. Cet événement a inspiré le commentaire suivant au romancier Milan Kundera:

« La vraie bonté de l'homme ne peut se manifester en toute liberté et en toute pureté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l'humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau tel qu'il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci: les animaux. Et c'est ici que s'est produite la plus grande déroute de l'homme, débâcle fondamentale dont toutes les autres découlent. » 10


Cette bonté s'affirme-t-elle désormais plus que par le passé? Kundera lui-même n’en est pas convaincu: « Une génisse s'est approchée de Teresa, s'est arrêtée et l'examine longuement de ses grands yeux bruns. Teresa la connaît. Elle l'appelle Marguerite. Elle aurait aimé donner un nom à toutes ses génisses, mais elle n'a pas pu. Il y en a trop. Avant, il en était encore certainement ainsi. Voici une trentaine d'années, toutes les vaches du village avaient un nom. (Et si le nom est le signe de l'âme, je peux dire qu'elles en avaient une, n'en déplaise à Descartes). Mais le village est ensuite devenu une grande usine coopérative et les vaches passent toute leur vie dans leurs deux mètres carrés d'étable. Elles n'ont plus de nom et ce ne sont plus que des machinae animatae. Le monde a donné raison à Descartes. »11

On aimerait croire que la faveur dont jouissent les animaux sauvages et les animaux domestiques aujourd'hui indique une réorientation de l'affectivité humaine. Mais qu'est-ce qu'un zoo pour un tigre? Quant aux chiens et aux chats, ne sont-ils pas avant tout des animaux objets? Dans une ville comme Montréal, des dizaines de milliers de chiens et de chats sont expédiés chaque année à la SPCA, comme des jouets auxquels on ne trouve plus d'intérêt. Ils ont servi de prothèses affectives pendant quelques mois ou quelques années.

Le diagnostic final de Robert Delort est empreint de ce pessimisme. Il est à croire que dans notre société, l'animal [...] soit de plus en plus asservi à l'homme dont il assume nombre de pulsions et dont il subit les lourdes et parfois troublantes affections [...]. Le contraste avec les autres civilisations en est d'autant plus saisissant.12

Au terme de cette brève évocation de nos rapports avec les animaux, n’est-ce pas l’abîme séparant la connaissance subjective et la connaissance scientifique que nous avons d’eux qui doit retenir notre attention? Nos rapports personnels avec eux ne nous laissent aucun doute: ils peuvent souffrir comme nous, ils ont une âme. Mais comment notre science, qui ignore tout de l’âme humaine elle-même, pourrait-elle faire une place à l’âme des animaux? Ce divorce entre notre science et notre expérience explique toutes nos autres contradictions, comme celle qui consiste à fermer les yeux sur l’élevage des poulets en batterie, alors que les oiseaux que nous attirons sous nos fenêtres font notre joie.

Les position extrêmes de Montaigne et de Descartes cohabitent en chacun de nous. Dans la thèse qu’il a consacrée à la question de l’animal chez ces deux philosophes français, Thierry Gontier les renvoie dos à dos expliquant que leurs positions opposées et extrêmes jusqu’au paradoxe, se ressemblent au fond en ce qu’elles sont deux conséquences d’un même rejet: celui du logos grec, présent dans l’univers dans les êtres vivants et dans l’homme où il s’accomplit sous la forme d’une raison consciente d’elle-même. Pour Platon et Aristote, que l’on qualifie de réalistes à cause de cela, la raison, le logos intérieur à l’homme a la même origine divine que le logos en tant qu’ordre (kosmos) constitutif de l’univers. Connaître c’est reconnaître. Elle-même fleur de la vie, l’intelligence humaine peut reconnaître les autres formes de vie, se reconnaître en elles et les hiérarchiser.

Mais pour les modernes que sont Montaigne et Descartes, le pacte entre l’homme et l’univers n’existe plus. Les sens qui étaient auparavant condition de la connaissance deviennent causes d’erreurs et bientôt le monde dans son ensemble, y compris les animaux devient analogue à une construction logique rigoureuse et abstraite construite sans l’apport des sens. Or parmi les objets qui peuvent servir d’image pour une telle construction, qu’elle est le plus ressemblant? La machine, les automates qui justement étaient à la mode au temps de Descartes. Mais si inutiles, si nuisibles même qu’ils soient dans les sciences, nos sens continuent de nous servir dans notre rapport quotidien avec le monde. Grâce à eux nous découvrons que les animaux souffrent. Fort de cette connaissance immédiate, à propos de l’homme comme à propos de l’animal, Montaigne se met à douter de la science, il devient sceptique.

«Pour la philosophie grecque, écrit Thierry Gontier, la science constitue l’exercice le plus achevé du vivre; la science est en un sens immanente à la vie de la même façon que le logos est immanent au monde. Il découle de l’attitude des modernes que nous avons qualifiée de nominaliste, en tant que refus de considérer le monde comme habité par les "formes", une dissociation radicale de la science et de la vie. Pour Montaigne, la science est appelée à comparaître devant le tribunal de la vie: est-elle nuisible, saine ou malsaine (du point de vue du corps), rend-elle l’homme heureux ou malheureux? La question même repose sur une inversion de la hiérarchie traditionnelle, la vie devenant le critère ultime du jugement, auquel la science doit se soumettre. Pour Descartes, la pratique scientifique est toujours pensée comme contraire à l’exercice de la vie. C’est bien la vie qui nous contraint à juger avec prévention ce que nous ne connaissons qu’imparfaitement, et qui constitue la cause des préjugés et obstacles à la connaissance que le philosophe doit s’acharner à vaincre; quoi de plus contraire à l’entraînement de la vie que la tabula rasa qui inaugure l’entreprise scientifique de Descartes? À l’inverse, la science la plus achevée ne saurait prendre en charge l’exercice du vivre. La vie ne reprend ses droits que lorsque la pratique scientifique est suspendue; science et vie sont aussi nécessaires qu’inconciliables. C’est dans la perte de cet attachement essentiel de la pensée à la vie que se situe le fond le plus général du problème de la détermination du rapport de l’homme et de l’animal.»13


Une réconciliation de la vie et de la pensée est-elle possible? C’est un autre adversaire de Descartes, La Fontaine, qui a indiqué la voie à suivre pour opérer la réconciliation: l’observation. Aux fruits des déductions de Descartes, La Fontaine oppose toujours le fruit de ses observations. Il faut remettre la science des laboratoires à sa place: dans le sillage des sciences de l’observation. C’est l’oubli de ces dernières qui nous a fait perdre le sens de la complexité des phénomènes vivants et c’est la science des laboratoires, devenue folle parce que coupée de l’observation, qui nous a donné ces outils, pesticides, OGM et autres innovations dont l’efficacité n’est pas accordée au respect du sol et de sa productivité à long terme.

L’observation refait surface en ce moment, même si elle est encore bien loin de disposer des moyens de la science de laboratoire. Le départ de Wes Jackson des laboratoires californiens vers les prairies du Kansas est un bel exemple du changement de cap nécessaire. On se remet à l’étude du sol, de l’humus particulièrement, ce qui permet de redécouvrir la solidarité entre tous les êtres vivants, y compris les bactéries, les champignons microscopiques et, suprême réconciliation, les vers de terre.


Notes
1) Plutarque, Caton. Les vies des hommes illustres, tome 2, Paris, Furne et Cie, p. 38-39.
2) Robert Delort, Les animaux ont une histoire, Paris, Seuil, 1984, p. 109.
3) Victor Hugo, Poésie 2, L'Intégrale, Seuil, 1972, p. 30.
4) Bible, p. 196.
5) Somme théologique, II, I, Q102, art. 6.
6) Jean Gaillard, Les animaux, nos humbles frères, Fayard, Paris.
7) Dictionnaire philosophique, Garnier Flammarion, 1964, p. 64-65.
8) Keith Thomas, Man and the natural world, London, Allen Lave, 1983, p. 243. En français: Le jardin de la nature, Paris, Gallimard, 1985.
9) Peter Singer, Animal Liberation, New-York, Avon, 1977, p. 2.
10) Henri F.Ellenberger, Étude en hommage à Roger Mucchielli, Paris, Éditions, E.S.S., 1984, p. 59.
10) Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, Paris, Gallimard, 1984, p. 265.
11) Op. cit., p. 265.
12) Robert Delort, op. cit., p. 144.
13) Thierry Gontier, De l’homme à l’animal, Paris, Vrin, 1998.

[article:attachments]

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]

Les arts contemporains démystifiés  Ajouter une vignette

[author:name]
[article:author_info]

Dans cet essai nous nous proposons, d’une part d’explorer les malentendus et les mensonges dans lesquels la musique et l’art se sont enfermés au cours du dernier siècle; d’autre part, d’identifier certaines voies susceptibles de refonder et de réorienter la musique et l’art.

                   L’année 2019 marque les cent-dix ans de l’acte fondateur de la musique « contemporaine ». Mais qui célébrera cet anniversaire? C’est en 1909 que sont apparues deux œuvres qui, par leurs explorations atonales ont été l’acte de naissance d’une musique dont toute la furie dissonnante a traversé le XXe siècle. Il s’agit d’Erwartung, d’Arnold Schoenberg, et des Six pièces pour orchestre d’Anton Webern, disciple du précédent. La rupture avec la tradition harmonique et mélodique était ici consommée, même si Schoenberg allait mettre douze ans avant de composer systématiquement selon sa théorie dodécaphonique où toute tonalité était définitivement abolie; les douze tons de la gamme étant traités sur un pied d’égalité.

On pourrait relever une foule de moments où ce revirement    s’est effectué; qu’il s’agisse des glissements harmoniques constants de Wagner, des petites excursions atonales de Liszt, des accords de neuvième et de onzième non résolus de Debussy, des couches polytonales de Mahler et de Strauss.

Après Schoenberg, ce fut la cacophonie généralisée :  les écoles, sectes, révolutions et contre-révolutions se multiplièrent à l’infini : sérialisme, musique concrète, musique aléatoire, néo-sérialisme, etc. Ce qu’elles ont en commun c’est un écher radical auprès du public : presque personne ne les écoute. Demandez au mélomane moyen de nommer trois compositeurs de musique contemporaine; il est probable qu’il ne pourra en nommer un seul. Et pour cause : aucun n’a atteint une renommée sur la place publique Aucun! Il n’en était pourtant pas ainsi auparavant. Beethoven à son époque était une idole; son cortège funéraire comptait plus de 100 000 admirateurs.

Poussez plus loin l’expérience avec notre mélomane moyen. Si par un hasard incroyable il connaît quelques noms de compositeurs, demandez-lui combien de fois au cours de la dernière décennie il a fait jouer la musique de l’un d’entre eux. Dans 99% des cas, sa réponse sera : jamais. J’ai fait cette expérience même auprès de gens qui se déclarent de fervents admirateurs de la musique contemporaine. Dans presque tous les cas, aucun ne faisait jouer chez lui cette musique. Bach, Beethoven, Debussy, souvent; Berio, Varèse, Webern, jamais.

Une fois l’effet scandaleux et déroutant suscité par les productions contemporaines, tout ce qui demeure est la sensation d’un incommensurable ennui.

Les défenseurs de cette musique, comme de tout l’art contemporain, ne cessent de ressasser que plusieurs grands artistes du passé ont été méconnus de leur vivant et que c’est après leur mort qu’ils sont devenus célèbres. Ce n’est qu’une question de temps pour que les « grands noms » de la musique contemporaine émergent à leur tour. Vérifions cette supposition pour ne pas dire ce mythe!                                 

En premier lieu, la très grande majorité des musiciens du passé ont été encensés de leur vivant, qu’il s’agisse de Palestrina, de Vivaldi, de Bach, de Beethoven, de Rossini ou de Brahms. Le grand compositeur méconnu de son vivant est une exception, et ce manque de reconnaissance, dans tous les cas, a été corrigé rapidement.

En second lieu, cette mythologie est née autour de quelques artistes « maudits » de la fin du XIXe siècle, comme Rimbaud et van Gogh. Pour ce qui est du poète, il s’agit d’un génie précoce qui, en cessant toute écriture à la fin de l’adolescence, n’a guère donné la chance au public de le découvrir. Et pour un van Gogh, demeuré obscur jusqu’à sa mort, il y a nombre de ses contemporains comme Renoir, Rodin et Monet qui ont connu la gloire, même la fortune. Monet a été hissé au rang de monument de son vivant.

Or, voici plus de cent ans qu’on attend l’émergence d’un « grand nom » de la musique du XXe siècle qui connaîtrait quelque notoriété auprès du public mélomane. Les choses traînent un peu, n’est-ce pas? Dans les autres arts, les noms de van Gogh et de Rimbaud ont mis peu de temps à refaire surface...

En musique, les noms de Berg, Varèse, Boulez ou Stockhausen ont cours dans des petites coteries qui gravitent dans les grandes villes autour d’un quelconque orchestre spécialisé en musique contemporaine. Mais il s’agit de chapelles très restreintes dont aucune des idoles n’a atteint ne serait-ce qu’un centième de la stature des derniers grands noms de la musique classique comme Ravel, Mahler ou Sibelius. Et il vaut la peine de noter que les seules œuvres du XXe siècle qui ont acquis une notoriété auprès de nombreux mélomanes, comme l’Adagio de Barber, le Concerto d’Aranjuez de Rodrigo, ou Carmina Burana de Carl Orff, sont des œuvres de compositeurs qui se rattachent à l’esthétique traditionnelle.

Ne pouvons-nous pas conclure à l’échec de la musique « contemporaine » ? Les pièces dissonantes qui ont vu le jour dans --les laboratoires de ces blouses blanches du son que sont les compositeurs - n’ont jamais eu la force de vivre au grand air. Elles ont survécu grâce au système absurde de bourses décernées entre pairs et, sans cette injection artificielle de fonds, elles ne survivraient pas. Fermons le laboratoire.

Dans cet essai nous nous proposons, d’une part d’explorer les malentendus et les mensonges dans lesquels la musique et l’art se sont enfermés au cours du dernier siècle; d’autre part, d’identifier certaines voies susceptibles de refonder et de réorienter la musique et l’art.

Production « autistique »

Au début du XXe siècle est apparu un étrange phénomène : les artistes ont quitté le domaine de l’expérience commune pour se réfugier, soit dans le mépris de tout ce qui est « petit-bourgeois », soit dans un formalisme excessif, soit dans une expression hermétique de la subjectivité, et souvent dans ces trois refuges. Chaque artiste, porté par un courant culturel dominant, s’est senti autorisé à créer le vocabulaire, la grammaire et la syntaxe exclusifs (autistiques?) de son art : en peinture, en sculpture tout autant qu’en musique!

La danse n’a pas échappé à cette rupture d’avec les règles traditionnelles : on ne met plus en scène des humains et leur expression émotionnelle, mais des corps et leurs distorsions. Leurs exploits chorégraphiés les apparentent aux distorsions corporelles des artistes du cirque. Je me rappelle le manifeste d’un certain Jean-Pierre Perreault, que certains critiques saluaient comme un génie de la danse, où celui-ci disait ne se vouer désormais qu’au geste de la marionnette, au mouvement cassé, brisé, disloqué. Le contraire absolu de l’impulsion la plus élémentaire de la danse, qui procède de la joie, de l’exultation, de la tentative d’exprimer l’esprit libéré de la chair et qu’incarnent encore l’exceptionnel Guillaume Côté et certaines compagnies traditionnelles...,

En littérature, en poésie ou en théâtre, on a vu certains marginaux asséner à leurs lecteurs et auditeurs d’interminables onomatopées éviscérées de tout sens, des élucubrations surréalistes, des divagations automatistes jusqu’au vague à l’âme du nouveau roman. Une supercherie qui ne peut pas tromper longtemps : on peut s’en amuser et même s’en divertir un soir – mais pas deux! 

Car en définitive, la littérature est le seul art qui ait échappé dans une grande mesure aux constructions cérébrales, aléatoires et désincarnées de la modernité. Les auteurs n’ont pas le choix; s’ils espèrent se faire comprendre du public, ils doivent avoir recours au langage commun. On connaît de grands auteurs du XXe siècle dont la renommée et la stature se comparent avantageusement aux plus grands de la tradition classique. Ils empruntent sensiblement le même vocabulaire, la même syntaxe, la même grammaire, les mêmes thèmes que Victor Hugo, Shakespeare ou Goethe. Pourtant, à travers ce matériau commun, ils introduisent mille inflexions qui font de leurs œuvres une production indéniablement actuelle et moderne – et qui parle encore un langage signifiant à son public.

 Dans le monde francophone, par exemple, on peut penser parmi de nombreux autres à Jean d’Ormesson et Maurice Druon, plus récemment à Éric-Emmanuel Schmitt; dans le monde anglophone, à John Fowles et Rohinton Mistry.

Dans les autres arts, on a cru pouvoir réduire la matière artistique à sa plus élémentaire composante. En musique on n’a plus fait de la musique, mais du son. En peinture, on n’a plus fait des objets ou des sujets de la nature, mais des formes et des couleurs, le plus souvent endeuillées ou agressives; aujourd’hui, on en est rendu à faire des « installations » mettant en scène toutes sortes d'objets hétéroclites. En danse, on ne met plus en scène des humains et leur expression émotionnelle, mais des corps et leurs convulsions. .             !           !          

En tant qu’amateurs d’art, il est incroyable qu’on se soit laissé endormir et hypnotiser si longtemps par une idéologie qui soutenait que l’avènement de l’art contemporain était historiquement logique et inévitable.  C’est un argument que Schoenberg servait à son public, par exemple, et qui a été repris indéfiniment depuis.

Il y a en musique des fondements analogues à ceux de la littérature. Par exemple, il y a moyen d’utiliser les mêmes matériaux harmoniques, contrapuntiques et mélodiques de Mozart, Liszt ou Wagner et d’en faire une production aux accents modernes et actuels. Une partie de la musique de cinéma en fait la preuve régulièrement. Malheureusement, cette musique est au service d’une trame filmique qui l’empêche le plus souvent de se déployer pleinement, ce qui en fait un art relativement mineur. Mais s’il est un lieu où la musique belle et inspirante subsiste, c’est bien au cinéma. 

Faut-il faire une croix sur toute la production du dernier siècle? Certes non. Pour renforcer un argument, cet essai recourt à des propositions excessives. Car il est indéniable qu’aux plans structurel et plastique plusieurs avancées des écoles contemporaines sont marquantes et précieuses, tout particulièirement dans la richesse de l’   orchestration et la diversité des percussions.

Art sérieux et art populaire

Mais il reste qu’en s’enfermant dans un formalisme subjectif et stérile, les praticiens de l’art contemporain ont instauré un divorce entre l’art sérieux et l’art populaire. L’art sérieux s’est interdit les moyens de parler à un public plus large, obligeant les amateurs d’art à se réfugier dans les produits du passé. En musique, nous consommons et reconsommons la 2 367e interprétation de la cinquième symphonie de Beethoven. En peinture, puisque nous ne pouvons pas nous procurer les originaux de Manet et Monet, nous multiplions les affiches reproduisant ces chefs d’œuvre.

Cela entraîne un état de fait malheureux : notre nécrophilie des œuvres du passé a eu pour effet que nous avons développé une idolâtrie de l’interprète. Ce n’est plus tant la 5è symphonie de Beethoven qui compte, mais cette 2 367e interprétation du maestro untel. 

Est-il donc illusoire d’anticiper le jour où nous irons à la salle de concert, non pour entendre une nième interprétation, mais pour faire la découverte de la création d’un compositeur contemporain dont nous serions susceptibles de comprendre et d’aimer le langage. ?

Renversements élémentaires

Simplement en renversant tous les termes-clés qui définissaient les arts traditionnels, on obtient l’essentiel de l’esthétique contemporaine. Ainsi, aux termes de beauté, d’harmonie, de joie, de courage, d’allégresse, il suffit de substituer les termes de dissonance, de désespoir, voire de cynisme. Prophète du siècle à venir, Picasso disait : « Dans mon cas, une peinture est une somme de destructions. »

Le livre de Theodor Andorno, Philosophie de la nouvelle musique, paru en 1948, constitue un moment charnière de cette évolution des arts, Adorno se faisant le penseur d’un phénomène culturel qui avait cours déjà depuis plus de 50 ans. Stigmatisant le stalinisme et le fascisme pour leur promotion de tout ce qui n’était pas « art des masses » ou « art populaire », il a pris parti pour les « modernes » et leurs constructions élitistes de langages atonaux. Cette dichotomie existait déjà avant Adorno et divisait les milieux artistiques. Toutefois, des compositeurs comme George Gershwin, Kurt Weill et Aaron Copland avaient tenté de la résoudre en créant des œuvres sérieuses qui, en renouant avec une tradition remontant aux troubadours médiévaux et à Bach, exerceraient un attrait sur le peuple.

Mais Adorno a scellé idéologiquement la dichotomie, d’abord en dévalorisant et méprisant tout ce qui prétendait être « populaire », comme étant un syndrome de soumission à l’autorité  (représentée à ses yeux par le fascisme, le capitalisme et le bolchévisme et leurs manipulations des citoyens par le biais d’une culture de masse), et ensuite, en valorisant les œuvres des modernes comme une résistance à cette autorité et une recherche de la de vérité.  Selon Adorno, la musique atonale est un produit corrosif mais nécessaire pour les classes moyennes si sensibles à l’économie de marché!

Voici un passage éloquent d’Adorno : « (La nouvelle musique) prend sur elle toute la noirceur et la culpabilité du monde. Son bonheur tient tout entier dans la perception de la misère, toute sa beauté tient à son refus des illusions de la beauté. »

Ces propos résument l’essentiel de la définition de l’art contemporain et son parti pris : choquer et brutaliser les sensibilités des « petit-bourgeois ». En musique, on a privilégié uniquement le bruit, la dissonance puis progressivement, le vacarme pur et simple. En littérature, tout en préservant le langage commun, on a mis à l’honneur des thèmes déliquescents de la contrefaçon, du mensonge, de l’absurde. En arts visuels, on a désarticulé de plus en plus la réalité pour en arriver aujourd’hui à des productions qui privilégient franchement la laideur, pour ne pas dire l’horreur.

Mais parfois l’appel de la beauté transpire quand même. C’est le cas, par exemple, des œuvres d’un Zao Wou-ki dont les vastes taches de couleur, qui évoquent la tradition picturale chinoise, constituent une sorte d’hyper-impressionnisme.

L’art contemporain rejette les illusions de la beauté. Et ceux qui le pratiquent s’appuient sur le pilier de son originalité! C’est un leurre qui a trompé toute la communauté artistique.

C’est le terme «unicité » qui caractérise le créateur authentique. Il est difficile, par exemple, de trouver un créateur moins « original » que Bach. Dans son temps, on le considérait comme un représentant réactionnaire de la vieille école de la polyphonie. Les « originaux » de son époque – ses fils notamment – délaissaient résolument les formes contrapuntiques pour épouser les nouvelles approches harmoniques et monodiques. Pourtant, malgré ce soi-disant manque d’originalité, aucun créateur n’est aussi unique, aussi grand que Bach.

Aux antipodes, on trouve Beethoven. Le monde n’avait jamais rien entendu comme la Sonate à la lune et la 3e symphonie, l’Héroïque. Leur originalité était éclatante. Mais dix ans après la mort de ce génie, cet effet d’originalité s’était dissipé. C’est son unicité qui lui assure sa présence au panthéon de la musique.

Ce qui ressort de cette course à l’originalité à tout prix de la scène contemporaine des arts, c’est plutôt une volonté d’être original. Un impératif fort différent qui relève davantage du torticolis intellectuel que de la souplesse créatrice. Certes, certains réussissent à se distinguer, mais c’est au prix d’un empilement d’éléments de plus en plus rébarbatifs et repoussants, comme l’accumulation de sons inaudibles ou de formes accablantes, qui les enferment de plus en plus dans un solipsisme desséchant et incommunicable.

Par un étrange paradoxe, force est de constater que cette originalité à tout prix est un impératif qui provient du monde commercial – que ces artistes méprisent tant. Dans l’économie de marché, il est absolument requis de publiciser un produit nouveau ou transformé pour préserver sa part de marché ou en acquérir une nouvelle.           Dans le monde artistique, comment qualifier une telle course à la nouveauté ?

Faut-il conclure de ce qui précède que n’ont de valeur que la conformité et le simple copier-coller des œuvres du passé? Ne soyons pas absurdes. L’unicité du grand artiste demeure la valeur cardinale. Mais cette unicité, cette capacité à devenir de plus en plus ce qu’on est, n’est guère encouragée par ce conformisme de l’originalité qui prévaut et qui agit plutôt comme un frein à la créativité. « L’esprit qu’on veut avoir gâte celui qu’on a ».

Refonder la musique et les arts

La grande victime de l’idéologie contemporaine demeure l’idéal de beauté, l’un des trois transcendantaux, avec la vérité et le bien, sur lesquels l’Occident s’est érigé, celui de beauté fondant les arts. Devant l’impossibilité de définir et de fixer définitivement la beauté – qui demeure éternellement insaisissable – on a décrété qu’elle n’existe pas.  Plus précisément par une hyper-intellectualisation et une hyper-cérébralisation de tout le domaine des arts, on s’est acharné à la disséquer, déconstruire, triturer et finalement saccager, pour en arriver, œuvre d’art après œuvre d’art, à établir la preuve de son inexistence.     Ce même constat s’étendant évidemment à la vérité et au bien.

Or, il est justement impossible de définir la beauté et d’en fixer les termes. Comme une Eurydice, elle s’évanouit sitôt qu’on croit l’étreindre. Si on affirme que la beauté tient à l’harmonie et à l’équilibre des formes, par exemple, on pourra toujours démontrer qu’elle peut également résider dans la dissonance et le déséquilibre. Et même dans certaines choses qu’on trouve laides par convention, on peut encore y trouver de la beauté.

 Pourtant, même ce         ux qui s‘acharnent à nier la beauté, lorsqu’ ils se retrouvent devant certains « objets » (paysages, personnes, œuvres), ne peuvent s’empêcher de s’exclamer : « C’est beau! ». Et c’est cette petite exclamation qui est à la source de toute l’expérience esthétique de l’art. En écoutant la 7e symphonie de Beethoven, avant même d’articuler quelque analyse que ce soit, la réaction première est la sensation de la beauté. Il en est de même devant une toile de Corot, un poème de Hugo ou une sculpture de Rodin : « C’est beau! ».

Quelle est donc cette chose impalpable, indicible, indéfinissable, et pourtant omniprésente qui est belle? C’est ce qui inspire. La beauté, c’est cela : ce qui inspire. Comme l’acte héroïque, comme le geste charitable, comme la pensée juste : ils inspirent. Et cette inspiration est tout aussi insaisissable et indicible, mais dans l’œuvre d’art, son action provoque un arrêt, une ouverture, une suspension devant un appel vers ce qui est plus grand, plus beau, plus vivant; un appel vers un plus-être.

Une des définitions les plus simples et les plus éloquentes de l’œuvre d’art tient au mot d’ordre que tentait d’appliquer Molière dans sa création théâtrale : « plaire tout en instruisant ». Cette formule apparemment simple et banale recouvre en réalité beaucoup de sagesse et de vérité, et vaut certainement pour les arts de la parole et de l’écriture. Mais la formule de Molière se transpose mal dans les arts visuels et musicaux, où une formule plus appropriée serait : « plaire tout en inspirant ». Sans oublier que l’inspiration ne se contente pas de plaire, mais procure une joie intérieure, une contemplation bien au-delà du « plaisir ».

Or, même l’idée de plaire est devenue anathème dans l’art contemporain. La moindre tentative mélodique de la part d’un musicien, le moindre petit morceau figuratif du peintre, le moindre détail un brin trop accrocheur du sculpteur sont considérés par leurs pairs comme une atteinte à cette déconstruction des arts présentée comme une découverte scientifique, comme un projet cérébral et désincarné dont le concepteur doit expliquer sa raison d’être.

  L’amateur aura été disposé par les critiques à reconnaître dans cette production une expression de sa propre subjectivité mais sans l’émotion suscitée par la beauté. Il trouvera l’œuvre d’art « intéressante », « novatrice », « originale », « décapante », etc. Mais il lui faudra faire un effort presque indécent d’imagination pour la trouver belle.      

L’hyper-subjectivité dans laquelle s’est enlisé l’art au cours des cent dernières années, constitue une destruction culturelle majeure pour notre civilisation.

Il résulte de tout cela une faille devenue insurmontable dans nos cultures. D’un côté, on trouve un art savant et sur-sophistiqué qui s’est coupé de ses sources métaphysiques de beauté et de vérité; de l’autre, un art populaire qui se complaît trop souvent dans la facilité, la sentimentalité, même la vulgarité. Dans toutes les sociétés traditionnelles, le supérieur veillait à communiquer avec l’inférieur et à l’instruire. Dans notre situation contemporaine, nos élites artistiques méprisent le peuple et ont coupé tous les ponts avec lui. Ce dernier le leur rend bien en les ignorant totalement.

Le seul endroit où un certain courant passe encore entre les mondes transcendants de la beauté/vérité et les couches plus populaires est dans la salle de concert ou dans le musée où on donne à entendre ou à voir des œuvres d’artistes le plus souvent antérieurs à notre époque

 

Au seuil de deux traditions

Y a-t-il un chemin hors de l’impasse où loge l’art d’aujourd’hui? Je le crois. Ce chemin emprunte deux voies : un retour aux grandes traditions de l’Occident; et un emprunt à la tradition orientale.

En musique, le retour à la tradition implique de remettre en valeur les matériaux communs de la mélodie, de l’harmonie, du contrepoint, du développement. Ces matériaux sont l’équivalent en littérature du sens, de la grammaire, du dictionnaire commun, tous ces matériaux que la littérature a préservés puisqu’elle doit parler le langage commun.

Ce retour est inévitable. Il s’effectue déjà chez certains pionniers. Car après s’être englouti dans un gouffre de non-sens et de dissonances, le compositeur est confronté à deux choix : continuer à s’y complaire et le creuser encore davantage, ou revenir vers la lumière et la beauté.

Je vois émerger ici et là des compositeurs qui remettent à l’honneur ces matériaux de la tradition. Le retour a été inauguré par l’école dite « minimaliste » de compositeurs comme Philip Glass et Arvo Pärt. Cette avenue encore étroite qui se restreint à un matériau musical très élémentaire – minimaliste – est appelée à s’élargir de plus en plus.

Ces créateurs ont rompu dans leur modestie avec la revendication narcissique d’originalité du siècle précédent pour se tourner vers les choses à dire, la beauté à révéler, l’inspiration à communiquer. Car en définitive, l’art contemporain c’est cela : la dernière convulsion d’un romantisme hypertrophié qui déifiait le moi artistique, l’équivalent du cri d’un adolescent ordonnant à l’univers de ne porter attention qu’à lui.

Dans ce changement d’orientation, l’artiste vraisemblablement puisera – devrait puiser! – dans la tradition artistique orientale pour laquelle compte en premier lieu, non pas l’œuvre et son originalité, mais l’aspiration qui s’incarne dans la vérité et la beauté. Dans une telle perspective, l’œuvre d’art n’est plus une « performance », mais le témoignage d’une méditation sans cesse renouvelée et approfondie sur les réalités fondamentales de l’être, du vrai, du bien, du beau, du divin.

 

1-      Musique Yan Barcelo, You Tube

 

 

 

[article:attachments]

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]

Pour une éthique réaliste  Ajouter une vignette

[author:name]
[article:author_info]

Texte d'une conférence devant des responsables des communications dans le secteur public. En passant par Solon et la naissance de la démocratie en Grèce, Jacques Dufresne nous fait remonter aux origines de la notion de conflit d'intérêts.

Dans ma réflexion sur les conflits d'intérêts, je suis remonté jusqu'au origines de l'État de droit et jusqu'à Solon, l'homme qui a pensé et écrit la première constitution, dont on peut dire qu'elle a au moins tempéré l'empire de la force par le règne de la justice. Sur le chemin du retour vers le présent, j'ai consulté Richelieu et Thomas More avant de me heurter au mur de l'éthique, ce mur qu'on nous présente en ce moment comme une porte ouverte sur le progrès moral.
Saviez-vous que Solon, ce législateur vénéré de Platon et d'Aristote, a été accusé de son vivant de conflits d'intérêts? Solon a écrit sa constitution, sous la forme d'un poème, au début du VIe siècle avant Jésus-Christ. Au cours des deux siècles précédents, les grands propriétaires terriens de l'Attique avaient abusé de leur pouvoir au point de réduire fréquemment à l'esclavage les petits propriétaires qui n'arrivaient pas à payer leurs dettes. L'une des lois imposés par Solon fut une ordonnance portant sur l'effacement de toutes les dettes relatives à la terre. Voici ce que raconte Plutarque à ce sujet:
«Cette ordonnance lui attira le plus fâcheux déplaisir qu'il put éprouver. Pendant qu'il s'occupait de cette abolition, qu'il travaillait à la présenter sous les termes les plus insinuants, et mettre en tête de sa loi un préambule convenable, il en communiqua le projet à trois de ses meilleurs amis, Conon, Clinias et Hipponicus, qui avaient toute sa confiance. Il leur dit qu'il ne toucherait pas aux terres, et qu'il abolirait seulement les dettes. Ceux-ci, se hâtant de prévenir la publication de la loi, empruntent à des gens riches des sommes considérables, et en achètent de grands fonds de terres. Quand le décret eut paru, ils gardèrent les biens, et ne rendirent pas l'argent qu'ils avaient emprunté. Leur mauvaise foi excita des plaintes amères contre Solon, et le fit accuser d'avoir été non la dupe de ses amis, mais le complice de leur fraude. Ce soupçon injurieux fut bientôt détruit, quand on le vit, aux termes de sa loi, faire la remise de cinq talents qui lui étaient dus, ou même de quinze, selon quelques auteurs.»
Le conflit d'intérêt est inscrit dans l'acte de naissance de l'État de droit et par suite de la démocratie. Faut-il s'en étonner? Le seul fait de pouvoir nommer le conflit d'intérêts, d'en prendre conscience, est le signe d'une vie politique déjà profondément imprégnée par le souci de la justice. Il n'y a pas de conflits d'intérêts là où la loi se confond avec l'intérêt du plus fort. Ce dernier n'est jamais en conflit avec lui-même. La vivacité avec laquelle les citoyens athéniens dénoncèrent le geste des amis de Solon est la preuve que ces citoyens étaient passionnément attachés à cette justice dont le règne était enfin arrivé pour eux.
Solon attachait autant d'importance à l'amitié qu'à la Justice. Occasion pour nous de redécouvrir que le conflit d'intérêts est souvent la conséquence des exigences contradictoires de l'amitié et de la justice. Il va de soi qu'on est plus généreux à l'égard de ses amis qu'à l'égard de parfaits inconnus. Quand on est chef d'État ou haut fonctionnaire, la justice exige cependant que l'on répartisse faveurs et privilèges équitablement.
L'amitié ne se réduit pas au rapport entre deux personnes. Elle est aussi cette philia, ce souci de l'autre qui fait les communautés, les véritables cités. Pour donner un nouveau soutien à la faiblesse du peuple, Solon permit à tout Athénien de prendre la défense d'un citoyen insulté. Si quelqu'un avait été blessé, battu, outragé, le plus simple particulier avait le droit d'appeler et de poursuivre l'agresseur en justice. Le législateur avait sagement voulu accoutumer les citoyens à se regarder comme membres d'un même corps, à ressentir, à partager les maux les uns des autres. On cite de lui un mot qui a rapport à cette loi. On lui demandait un jour quelle était la ville la mieux policée: «C'est, répond-il, celle où tous les citoyens sentent l'injure qui a été faite à l'un d'eux, et en poursuivent la réparation aussi vivement que celui qui l'a reçue».
Il faut donc veiller à ce que le règne de la justice ne porte pas atteinte au capital d'amitié d'une société. Le bon gouvernement est celui qui sait trouver la juste mesure entre le respect des exigences de l'amitié et le respect des exigences de la justice. Il évite que la justice ne se réduise à des normes abstraites et impersonnelles, mais il veille avec autant de soin à ce que l'amitié ne dégénère pas en favoritisme systématique.
On pourrait dire je pense que le Québec de Duplessis était menacé par le second excès tandis que le Québec actuel est plutôt menacé par le premier.
Vous me direz que de telles considérations sont vraiment trop vagues pour être de quelque utilité. Je suis au contraire persuadé que nous aurions intérêt à repenser nos lois et règlements à la lumière des principes que je viens d'évoquer. L'avènement de l'État baby sitter, la création d'un service de garde bureaucratique, centralisé, professionnalisé, en lieu et place des solutions conviviales que la population avait trouvé spontanément est contraire aux exigences de l'amitié.
Je ne suis pas sûr que si l'on avait le souci de cette amitié, l'on continuerait à dénoncer le travail au noir comme on le fait en ce moment. Tel qu'il se pratique entre voisins un peu partout dans le monde, et au Québec en particulier, le travail au noir accroît le capital d'amitié. Et il n'est pas ressenti comme une injustice parce que tout le monde en profite. Tout le monde sait aussi que le revenu supplémentaire tiré du travail au noir sert le plus souvent à l'achat d'un litre d'essence ou d'un litre de vin, lequel rapportera davantage à l'État que ne l'eût fait un impôt sur le revenu correspondant.
Mais puisque l'impôt sur le revenu est si souvent une occasion de tricherie pourquoi ne pas le remplacer par des taxes de ventes et des taxes sur les revenus et services? Solon, ici encore, a indiqué la voie à suivre: «Je ferai des lois si conformes aux intérêts des citoyens, qu'ils croiront eux-mêmes plus avantageux de les maintenir que de les transgresser.»
J'ai poursuivi ma réflexion sur les conflits d'intérêts en compagnie d'un autre grand législateur et chef d'État qui n'est pas étranger aux lois de ce pays: le cardinal de Richelieu. Le fonctionnaire incompétent, écrit-il dans ses mémoires, est plus dangereux pour l'État que le fonctionnaire corrompu. On me pardonnera d'avoir traduit le mot facile par incompétent. Voici le texte:
«Je ne puis passer en cette rencontre sans dire ce que Ferdinand, grand-duc de Florence, qui a vécu de notre temps, disait à ce propos qu'il aimait mieux un homme corrompu, que celui dont la facilité était extrême, parce, ajoutait-il, que le sujet corrompu ne se peut pas toujours laisser gagner par ses intérêts, qui ne se rencontrent pas toujours, au lieu que le facile est emporté de tous ceux qui le pressent, ce qui arrive d'autant plus souvent qu'on connaît qu'il n'est pas capable de résister à ceux qui l'entreprennent.» (Oeuvres du cardinal de Richelieu, Librairie Plon, Paris, 1933, p. 33-34.)
Tout se complique soudainement. Nous voyons apparaître un conflit entre le bien ou l'intérêt de l'État et les principes. L'État est souvent mieux servi par le fonctionnaire qui s'écarte des principes que par celui qui les respecte scrupuleusement mais dont c'est là l'unique compétence. D'où la tentation d'aller vers l'un ou l'autre des deux excès suivants: fermer les yeux sur l'incompétence du fonctionnaire irréprochable, tout permettre au fonctionnaire compétent. Il m'a toujours semblé qu'au Québec, nous sommes plus menacés par le premier excès que par le second.
Comment se maintenir dans le juste milieu? Richelieu nous donne une partie de la réponse: «Il est normal, écrit-il, qu'un ministre veille sur sa fortune en même temps que sur celle de l'État». Il lui eût été bien difficile d'écrire autre chose dans ses mémoires. Ce qui nous amène à faire une distinction entre la corruption productive et la corruption purement lucrative. Prélever, pour son usage personnel, un pourcentage élevé sur toutes les ventes de pétrole dans un pays, comme on le fait de façon routinière dans bien des pays pauvres, voilà un exemple de corruption exclusivement lucrative. Un individu s'enrichit, mais le pays s'appauvrit, du moins si comme les choses se passent en général, le profiteur utilise son argent pour acheter des biens de luxe produits à l'étranger. Une telle pratique a au moins le mérité d'être grossière, facile à éliminer pour tout chef d'État qui déciderait de le faire. Je la trouve moins vicieuse que les pratiques hypocrites, légales, savantes même dont on a l'habitude dans les pays comme le Canada qui se classent parmi les premiers au palmarès de l'honnêteté. Je songe à ce haut fonctionnaire d'Ottawa, qui sous l'autorité de Marc Lalonde, alors ministre, avait préparé le projet de loi sur le financement de la recherche et du développement par la réduction de l'impôt des entreprises. La compagnie Olympia and York, de Toronto, gagna 500 millions de dollars grâce à la nouvelle loi. Six mois plus tard, le haut fonctionnaire législateur devenait vice-président d'Olympia and York. Dans les pays riches, on pratique ainsi la corruption à retardement. Mais cette corruption extrême elle-même aura peut-être été productive, comme celle qui consiste, pour un ministre ou un fonctionnaire, à inciter un ami à exploiter un gisement minier que l'on vient de découvrir, avec promesse de subvention, et de la part de l'entrepreneur la promesse d'un soutien au parti, à condition bien entendu que l'entrepreneur soit compétent. Le favoritisme pratiqué par celui qui est entouré d'amis compétents peut ainsi être une excellent façon de servir l'État.
Le conflit entre les principes et l'intérêt de l'État prend des proportions beaucoup plus inquiétantes dans les échanges avec les autres pays. Tout pays qui veut faire sa marque dans le monde doit avoir à son service des intermédiaires de haut vol, à la fois élégants et peu scrupuleux, qui sauront poser les gestes nécessaires à l'obtention de contrats importants tels la construction d'un métro ou la gestion de l'eau dans une grande ville étrangère. Dans la mesure où ils ne retiennent pour eux-mêmes que ce qui est nécessaire à l'exercice de leurs fonctions, ces intermédiaires méritent d'être considérés comme de bons serviteurs de l'État. L'État qui profite de leurs services n'en a pas moins l'obligation de multiplier les efforts pour relever le niveau de la moralité publique partout dans le monde.
Mais la pire pratique et hélas aussi la plus répandue, la plus universelle, est celle qui consiste à créer des situations corruptrices par la façon dont on conçoit et applique les lois. Le mode de rémunération des médecins, le paiement à l'acte, est l'exemple parfait de ce que j'appelle «situation corruptrice». J'avais noté de semblables occasions de péché dans le mode de rémunération des avocats de l'aide juridique. Examinée à la lumière de ce critère, bien des conventions collectives apparaissent comme des instruments pour corrompre les plus honnêtes gens. On en vient à la conclusion que la meilleure façon pour l'État de réduire la corruption c'est de réduire ses dépenses, toute dépense étant susceptible de créer une situation corruptrice.
J'arrête ici l'exposé de nos turpitudes. Chacun ayant sa petite part de la corruption généralisée, l'ensemble de la société ne s'en tire pas si mal. Et comme nous sommes travailleurs et entreprenants, la proportion de corruption productive est plus grande que celle de la corruption lucrative.
J'ai voulu mettre en relief le fait que la contradiction est au cœur du phénomène sur lequel nous réfléchissons. J'ai dégagé deux contradictions: contradiction entre les exigences de l'amitié et celles de la justice, contradiction entre les grands principes et l'intérêt de l'État. J'aurais pu en dégager plusieurs autres.
La bonne administration en même temps que la vertu consiste à garder une conscience vive de la contradiction et à tirer de cette conscience même le discernement qui va permettre de satisfaire aux exigences de l'un des termes de la contradiction en s'éloignant le moins possible des exigences de l'autre.
Solon, Marc-Aurèle, Thomas More sont des modèles sur ce plan. Au moment où il était sous-chérif de Londres, Thomas More a dû étouffer une émeute née d'une banale querelle entre commerçants. Après avoir eu le courage de foncer à cheval parmi les émeutiers, après avoir ramené le calme par le respect que sa personne et sa réputation imposaient, il dut dresser la liste des crimes commis. Mais les châtiments prévus pour ces crimes lui paraissant démesurés dans bien des cas, il alla lui-même, tout juge qu'il était, implorer la grâce du roi parmi les femmes et les enfants en pleurs. Quand il fut ensuite chancelier, Thomas More aurait pu s'enrichir à la fois démesurément et impunément. Il ne s'enrichit qu'avec mesure et pratiqua la charité avec démesure. Et quand sa conscience l'obligea à s'opposer à Henri VIII par crainte des conséquences qu'auraient l'éclatement du catholicisme en Europe, il accepta la mort.
Dans l'ordre moral, comme dans l'ordre intellectuel, c'est la contradiction vécue douloureusement qui est la condition de l'élévation, de la purification. C'est cette aptitude à tirer profit de la contradiction pour accroître son discernement et sa pureté, ou sa compassion, que le fonctionnaire ou le futur fonctionnaire doit apprendre à cultiver.
Hélas, cette approche, parce qu'elle repose sur une démarche personnelle et intérieure, parce qu'elle ne donnera jamais aucun résultat sensationnel, ni même mesurable, parce que ses effets positifs mettent du temps à se manifester, ou tout simplement parce que nous ne croyons pas à la vertu, cette approche, dis-je, ne trouve pas preneur.
On lui en préfère une autre, bien dans l'esprit du temps: le recours à la technique. Au lieu, comme il conviendrait, que ce soit une morale fondée sur des principes qui permette à l'humanité de maîtriser la technique, c'est plutôt la technique qui, par le moyen d'une éthique relativiste, envahit la sphère morale.
L'éthique est de plus en plus à la mode, comme le prouve la multiplication des chaires sur ce sujet dans les universités de même que celle des ouvrages et des revues spécialisées sur la question. Il ne faut pas s'en réjouir. Tout succès d'une cause noble en apparence me rappelle ce mot de Nietzsche: «lorsqu'une grande vérité triomphe sur la place publique, c'est signe qu'un grand mensonge a combattu pour elle.»
Parmi les nombreux mensonges qui expliquent le triomphe de l'éthique, il y a celui de la division des tâches dans l'ordre moral. Dans les entreprises et les institutions publiques, il y a des spécialistes de l'éthique, à côté des chercheurs, experts en marketing, avocats, etc. Il en résulte de la part des autres experts une tentation très forte, à s'en remettre, pour ce qui est de la dimension morale de leurs actes, à l'expert du bureau voisin plutôt qu'à leur propre conscience.
Je vais prendre un exemple dans un domaine que je connais un peu, celui des industries pharmaceutiques et biotechnologiques. Dans ce domaine comme dans tous les autres, les chercheurs ont pour règles de ne pas s'imposer à eux-mêmes de limites d'origine morale dans leur exploration du réel. Vous ne verrez jamais un chercheur s'interdire d'isoler un gène sous prétexte que ce dernier pourrait servir le grand projet eugéniste après quelques décennies de latence. En tant que chercheur, il s'estime par-delà le bien et le mal, même s'il connaît mieux que quiconque l'usage que l'on pourra faire de ses découvertes. C'est l'éthicien de service qui viendra codifier cet usage tel un arpenteur qui succède au découvreur et au défricheur sur les territoires nouveaux.
Mon but n'est toutefois pas de faire la critique de l'éthicien. Je tenais seulement à rappeler que si la complexité croissante des conséquences des actes humains oblige les chercheurs et les décideurs à s'entourer de conseillers en éthique, il faut veiller à ce que la responsabilité de ces chercheurs et décideurs ne soit pas diluée. La responsabilité morale n'est pas divisible. Quant à l'éthique, ne serait-elle donc que la technicisation de la morale et son morcellement? Aristote, dans son traité De l'Âme, souligne que l'âme n'est pas morcelable. Un précepte ou principe moral ne saurait se fragmenter en dix règles éthiques.
Quelqu'ait été le nombre de ses conseillers, c'est le général Eisenhower qui porte, seul devant sa conscience, éternellement, et devant l'histoire, la responsabilité du grand débarquement à telle heure et à telle date. Même dans le cas où une décision est prise par un groupe, la responsabilité de chacun est totale. De même que deux dans la tête d'un individu et deux dans la tête d'un autre ne feront jamais quatre, de même les mobiles de l'un ne se combineront jamais aux mobiles de l'autre pour faire un acte moral.
Je vous recommande à ce propos la lecture du dernier roman de Yves Beauchemin, Les émois d'un marchand de café. Il y eut de grands romans d'amour, de grand roman d'aventure. Voici un grand roman d'éthique. Guillaume Tranchemontagne, le marchand de café, devient, l'âge aidant, un Don Quichotte qui tente, par divers moyens aussi louables qu'ingénieux, de réparer les torts qu'il a causés au hasard de ses réussites. Ses déboires rappellent à ceux qui l'auraient oublié que l'homme est aussi seul devant sa conscience et ses responsabilités que devant sa mort. Beauchemin a eu le génie de mettre cette solitude en relief de façon saisissante.
C'est seulement dans le mesure où l'on restera attaché au caractère indivisible de la responsabilité que l'on pourra éviter la catastrophe morale absolue. Une société sans un amour d'origine personnelle, vit en deçà du bien et du mal, parce qu'elle a été dépersonnalisée, réduite à l'état de machine, envahie par la technique, plutôt que de vivre au-delà du bien et du mal, dans un amour d'origine personnelle comme celui dont Solon, Marc-Aurèle et Thomas More nous ont donné l'exemple.

[article:attachments]

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]

Pour une psychanalyse de la démocratie  Ajouter une vignette

[author:name]
[article:author_info]

La démagogie est-elle le seul destin de la démocratie?

Der Apfel fâllt nicht weit vora Stamm.

  • Proverbe allemand.

    Le chef est l'image du père, le peuple est l'image des enfants, et tous étant nés égaux et libres n'aliènent leur liberté que pour leur utilité.
    J.-J. ROUSSEAU, Du contrat social.

    Plus grande est la foule,
    Plus aveugle est son coeur.
    PINDARE, Néméenne VII, 24.

    La démocratie est le pire des régimes
    politiques à l'exception de tous les autres.
    Winston CHURCHILL.

    Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
    A. RiMBAUD, "Démocratie", Illuminations.

    Tel père tel fils
    Où et quand commence la démocratie? À en croire Freud, le premier acte démocratique fut le meurtre du père primitif. Acte donc éminemment négatif, d'envie, de convoitise. Les fils de la "horde primitive" convoitent le monopole de la procréation, expression par excellence du pouvoir, que détient seul le père. Eliminer, tuer le père, c'est faire accéder le groupe, la totalité de ses membres, aux privilèges procréateurs du père, qui, de ce fait, se " démocratisent ".1 Les fils alors forment une "fraternité", sorte de pacte de solidarité entre frères, c'est-à-dire entre égaux,2 qui vise essentiellement à éviter un semblable assassinat de l'un d'eux par un autre frère.3 Ainsi donc, le résultat le plus clair de cette "égalité démocratique"' de tous les membres du clan est qu'elle répartit sur tous un privilège/monopole (et qui de ce fait disparaît), dont auparavant un seul jouissait.

    Fiction intéressante que celle de Freud,5 puisqu'elle postule un seul père, qui, autoritairement et jalousement, monopolise les pouvoirs créateurs, et qui doit être éliminé d'abord avant que les fils n'y accèdent, comme si, tout naturellement un jour, les fils ne pouvaient devenir pères. Lorsqu'on se place, comme Freud, du côté d'Oedipe, aucun luxe d'imagination n'est trop grand pour justifier, pour légaliser le meurtre du père. Meurtre rituel qui prend l'allure d'une rédemption collective. La faute d'Oedipe est absoute par le collectif, le démos. Même plus besoin d'exagérer l'égoïsme tyrannique de l'autocratie paternelle: d'emblée les fils font figure de libérateurs, de rédempteurs. Ce qui justifie à leurs yeux ce geste criminel, ce qui finalement le légalise, c'est que ce pouvoir paternel n'est pas revendiqué par un seul, mais qu'il est partagé de façon égalitaire, démocratiquement. En suivant Freud jusque-là, rien ne nous empêche d'aller encore plus loin, en généralisant: tout partage démocratique entre fils présuppose et camoufle en même temps le meurtre d'un père, sous la forme atténuée du souvenir refoulé d'un pouvoir autocratique antérieur. Le Spectre du père assassiné, tel celui de Hamlet, ne cesse de hanter périodiquement l'imaginaire de nos démocraties...

    La fiction freudienne du père originel (Urvater), qui trouve d'ailleurs son pendant exact dans cette autre fiction, qu'est l'égalité mathématique des fils qui se fondent dans une masse indistincte, agissant comme un seul homme, cette fiction donc est révélatrice de la conception qu'a Freud à la fois de la paternité et de la démocratie. Les deux vont d'ailleurs toujours de paire. Face à un père tyrannique, intraitable, qui se double religieusement de Jahvé, Dieu autocratique de l'Ancien Testament, le pouvoir démocratique des fils n'est pensable qu 'à travers la suppression pure et simple du père. Freud a-t-il raison d'opposer, jusqu'à l'exclusion mutuelle, pouvoir paternel et pouvoir démocratique des fils ? Ou la démocratie ne serait-elle pas d'abord le reflet de l'image que les fils projettent du père? A père omnipotent et tyrannique, fraternité tyrannique qui, en supprimant la présence du père, ne fait que se substituer, dans sa totalité, à la tyrannie du père. À l'opposé, à père absent, des fils qui, fantômatiquement, "produisent" des pères de substitution. En effet, lorsque, par un processus de démocratisation, père et fils se sont rapprochés, se sont égalisés, dans ce vide laissé par le père, les fils "procréent", projettent leurs propres pères. Pères d'élection évidemment.

    Ces deux espaces paradigmatiques extrêmes de la démocratie (père omniprésent/père absent) en renferment un troisième, central, où un "fils", médiateur entre le père et les fils, assure la relève démocratique des fils à côté du père. Le Christ et Prométhée en sont les exemples les plus éclatants. Le premier, homme-Dieu, assis à la droite du Père (et non " à la place du père", comme l'affirme Freud)6 répand généreusement parmi toute l'humanité la grâce que, jusque-là, un seul peuple, à l'image du Dieu Jahvé, accaparait monopolistiquement. Grâce à l'intervention de Jésus, "la religion des fils peut prendre la relève de la religion du père".7

    De son côté, Prométhée, dieu lui-même, appartenant à la même génération des Kronides que Zeus, le père suprême, arrache le feu, monopole divin par excellence, pour le disséminer démocratiquement parmi les hommes. Tous les deux, Jésus et Prométhée, font accéder tous les hommes à un privilège (feu/grâce), mesquinement gardé par la divinité. Comment ne pas voir en eux les premiers martyrs de la démocratie? En payant de leur personne, ils distribuent parmi les hommes des privilèges que les "éphémères" n'auraient pu obtenir qu'au terme d'un affrontement meurtrier. Grâce à ces deux médiateurs, le pouvoir démocratique des fils a pu s'installer à côté du pouvoir paternel, sans l'éviction du père. Le processus démocratique, qu'est-ce sinon le pouvoir des fils devenu compatible avec celui du père?

    Prométhée démocrate: de la création à la pro-création
    "J'ai capté dans le creux de la tige d'une férule, après l'avoir volée, la semence du feu qui est pour les hommes la maîtresse de tout art et une ressource sans prix. Voilà le crime dont je paie le châtiment, cloué en ces liens face au ciel".8 Plein d'amertume et ironique en même temps, Prométhée "crucifié" s'indigne de ce que Zeus, le père souverain, punit le bienfait prodigué aux hommes comme un "crime". Quel est au juste le crime de Prométhée? "Pouvoir", l'émissaire de Zeus, l'énonce on ne peut plus clairement au début du Prologue: "Qu'il (Prométhée) apprenne à se résigner à la souveraineté de Zeus et à cesser de marquer de l'intérêt aux hommes".9 Autrement dit, le crime de Prométhée, c'est d'avoir diminué, affaibli le monopole de Zeus, père souverain. "Mais désobéir aux ordres d'un père, est-ce possible et cela ne t'effraie-t-il pas davantage?"10 demande "Pouvoir", étonné devant tant d'obstination de la part de Prométhée.

    En arrachant à Zeus le secret du feu et en le livrant aux hommes, Prométhée le partage avec les "éphémères". Ce feu, Prométhée, le capte dans le "creux d'une férule", dans une, dans sa verge. Bien sûr, les hellénistes nous disent que cette "férule" n'est autre que le "narthex" de la famille des fenouils, dont la tige contient une moelle épaisse qui, desséchée, prend feu et se consume lentement. Le "narthex" est donc idéal pour la conservation et le transport du feu.

    Mais une telle explication utilitaire oublie trop facilement qu'ustensilité et symbolique, loin de s'exclure, se renforcent mutuellement par un rapport dialectique. Ainsi le soc et le sillon tirent-ils leur force "réelle" de leur puissance symbolique sexuelle. De même, si le "narthex", tige d'une férule, frappe l'imaginaire, ce n'est pas parce qu'il est le mode de transmission du feu le plus répandu en Grèce antique; au contraire, ce mode de transmission est si répandu parce qu'il a déjà son point de fixation symbolique dans l'imaginaire. Pourquoi aussi tous les récits de l'invention du feu des primitifs insistent-ils invariablement sur le frottement de deux bois d'espèce différente, mâle et femelle?11 Non pas parce que c'est la manière la plus efficace de produire le feu, mais parce que "l'amour est la première hypothèse scientifique pour la reproduction objective du feu ".12 Bachelard scientifique et poète, avec la fougue qu'on lui connaît, toute sa vie, a combattu ces explications platement utilitaires qui, pendant plus de cent ans, se vendaient sous le label "sciences". L'homme n'est pas un être de besoin, mais un être de désir. Lewis Mumford l'a rappelé magistralement après Bachelard dans son Mythe de la machine.

    Eschyle, comme pour rendre visible cette logique du symbolique, précise que la "férule" de Prométhée a disséminé parmi les hommes la "semence du feu qui est pour les hommes la maîtresse de tout art et ressource sans prix." Mais comment la symbolique sexuelle du feu (férule/semence du feu) est-elle compatible avec l'idée que ce feu est loué principalement comme étant la "maîtresse de tout art?" Prométhée insiste sur le fait que la totalité des arts et techniques découle du larcin du feu. Après avoir longuement énuméré tous les arts et toutes les techniques dont il a été l'inventeur,13 le titan pérore: "tous les arts viennent aux mortels de Prométhée".14 Prométhée en communiquant aux hommes le feu, leur communique en même temps la techné par excellence, celle de la production du feu, "maîtresse de tout art", première technique sans laquelle les autres ne sauraient exister. Or, la techné de la production du feu imite précisément la techné du feu sexuel de la reproduction. Prométhée, par son "vol du feu", fait participer l'homme du divin: il arrache à Dieu le monopole de la création, en la "démocratisant" grâce à la pro-création. Le Protagoras de Platon est très net là-dessus. "Par ce larcin l'homme acquit le moyen de vivre ... désormais l'homme participera à la condition des dieux".15 L'homo procreator, qui se "fabrique" ainsi tout seul, appelle donc logiquement l'homo faber qui, à l'aide des arts et des techniques, tel un démiurge, fabrique tout un nouveau monde d'objets, d'outils et de machines. Homo procreator et homo faber, c'est cela que l'étincelle de Prométhée contient en germe.

    Le "crime" de Prométhée se précise donc maintenant. il annexe au domaine humain et "vulgarise" un monopole, le monopole divin par excellence: la création.16 Le destin de l'homme ne dépend plus des volontés d'un dieu capricieux. L'acte de Prométhée justement fait échec au dessein funeste de Zeus qui "voulait anéantir la race entière pour en créer une nouvelle"." Dorénavant, l'homme, possédant la maîtrise de tous les arts, sera le maître également de sa race: il procréera sans l'aide d'un dieu.
    La procréation étant un acte de hybris, de défi aux dieux, trop terrible, elle s'expliquera alors après coup (Freud, très utilement, a ouvert cette catégorie de l'"après coup") comme un châtiment des dieux. Textes saints et mystiques concordent: "Tu enfanteras dans la douleur". Chez Hésiode, Pandore, l'Eve grecque, cette "belle calamité", est le châtiment que Zeus envoie aux hommes en réponse au défi de Prométhée, complice des hommes. Au "travail" de l'enfantement de la femme correspond dorénavant, du côté de l'homme, le travail (ergon) de la terre. Terre où l'homme enfoncera le soc pour ensemencer, comme il doit labourer le ventre (gaster) de la femme pour y enfouir, avec son narthex/phallus, la semence (sperma) de son feu.18

    La boîte de Pandore, qui contient tous les maux et qui les répand parmi les hommes, est la réplique féminine au feu disséminé de Prométhée. Feu disséminé, essentiellement mâle, puisqu'il émane de cette source unique qu'est le Père souverain. Feu arraché au pouvoir paternel central, feu multiplié, fractionné, il symbolise ce pouvoir partagé démocratiquement entre les fils, l'isonomia.19 Feu mâle, pouvoir démocratique mâle donc. Tout naturellement, les premières démocraties antiques et modernes n'ont donné droit de vote qu'aux hommes.

    Les voix de la démocratie
    Le lien que nous avons établi entre la dissémination du feu et le pouvoir de Zeus disséminé, démocratisé parmi les fils de la terre, n'est pas arbitraire. Il est corroboré largement par cette autre source antique de Prométhée qu'est le Protagoras de Platon. L'idéal démocratique préconisé par le sophiste est aux antipodes de celui de Platon. Aussi les railleries et les feintes de Socrate dépassent-elles ici la mesure des autres dialogues platoniciens.20

    Comme dans toutes les variantes du mythe de Prométhée, il est encore question ici de partage. Epiméthée l' "irréfléchi", frère de Prométhée le "prévoyant", chargé de la distribution des qualités parmi les créatures de la terre, s'aperçoit avec stupeur, lorsque arrive le tour de l'homme, qu'il a déjà tout distribué et qu'il ne lui reste plus rien pour lui. "Alors Prométhée, ne sachant qu'imaginer pour donner à l'homme le moyen de se conserver, vole à Héphaistos et Athéna la connaissance des arts avec le feu; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile; et il en fait présent à l'homme."21 Encore une fois, la conservation, la survie autonome (par la procréation) de l'homme dépend du larcin du feu par Prométhée. Comme chez Eschyle, feu et technique sont synonymes. Sauf que dans Protagoras l'idée de techné semble l'emporter sur celle du feu. Aussi, logiquement, puisqu'il ne s'agit pas avant tout de feu, mais d'arts et de techniques, Prométhée ne vole-t-il pas Zeus, mais Héphaistos, l'habile marteleur du ciel.

    Est-ce à dire que, cette fois, le monopole du pouvoir souverain du père n'est pas en cause, que les fils se partagent le feu pour ainsi dire par la bande, sans que Zeus ne réagisse, sans qu'il n'intervienne? Aucunement. Pour Protagoras, feu et technique sont, il est vrai, des éléments vitaux qui assurent la survie de l'homme, mais point essentiels, pour la Grèce du Ve siècle, s'entend. L'essentiel ici, aussitôt frappé par l'interdît de Zeus, c'est une technique particulière, spécifique, la politiké techné, la science politique, l'art de vivre dans la polis.22 "L'homme eut ainsi (grâce au feu et grâce à la technique) la science propre à conserver la vie; mais il n'avait pas la science politique; celle-ci se trouvait chez Zeus et Prométhée n'avait plus le temps de pénétrer dans l'acropole que Zeus habite et où veillent d'ailleurs des gardes redoutables".23 En fin de compte, la politiké techné, l'art du gouvernement, s'avère être aussi vitale que la techné du feu, car sans elle, les hommes, s'entre-tuant dans des querelles et des guerres, iraient à leur perte. Malgré le don du feu, la race humaine est donc encore menacée d'extinction. "Alors Zeus, craignant que notre race ne fut anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice, pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l'amitié".24 Zeus ici se montre "bon père", puisque, volontairement, il se départit du monopole de la politiké techné, qu'il avait pourtant si jalousement gardée dans l'acropole, pour en faire don aux hommes.

    Comment va s'opérer précisément le partage de cette politiké techné? A la manière des arts et métiers, où une seule profession cumule un savoir-faire, des techniques, des privilèges, inaccessibles au commun des hommes? "Les arts ont été partagés de manière qu'un seul homme, expert en art médical, suffise pour un grand nombre de profanes ... Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes ou les partager entre tous?" demande Hermès à Zeus. "Entre tous, répondit Zeus; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient, comme les arts, le partage exclusif de quelques-uns".25 On sent très nettement le gauchissement qu'a subi ici le mythe de Prométhée. Le vol du feu a été réduit à un élément adventice du récit et c'est la politiké techné qui assume pour ainsi dire la fonction qu'Eschyle conférait au feu. Les deux en effet acquéraient leur prix, leur valeur grâce à la concentration monopolistique dans les mains de Zeus. Disséminer le feu, c'est disséminer aussi parmi tous, démocratiser donc, cette politiké techné, cette pratique politique, apanage jusqu'ici du seul père souverain.

    Aveugles, sourds et muets, les hommes vivaient comme des taupes, des fourmis, sous terre.26 Ils voyaient sans voir, ils écoutaient sans entendre.27 Grâce au don du feu, les hommes commencent vraiment à voir: avec les yeux de la raison. Le Prométhée d'Eschyle le rappelle à quiconque voudrait l'oublier: "des enfants qu'ils (les hommes) étaient d'abord j'ai fait des êtres raisonnables et maîtres de leur pensée".28 Raison qui est répartie également parmi les hommes. Ce partage égal du logos est en effet le postulat implicite et préalable de toute démocratie, qui n'est rien d'autre que cette foi aveugle dans une égale répartition de la raison.

    Enfin, ce logos donne à entendre à l'oreille humaine sa véritable voix, voix que les autres hommes entendent aussi et dont surtout ils comprennent le sens. Voix, comme le feu, répartie également parmi les homme de la cité. Voix qui est l'expression éloquente de cette politiké technè, plus précisément de l'iségoria, synonyme même de la démocratie grecque. "Le mot iségoria, le droit pour tous de parler à l'assemblée, était quelquefois employé par les écrivains grecs comme synonyme de la "démocratie".29 Ainsi donc, le transfert qu'opère Protagoras du feu vers la politiké techné, de la voix de la raison vers la voix du discours, témoigne de la lente, mais inexorable dérive de la démocratie: règne des voix, règne du discours.

    Filiocentrisme et patriocentrisme
    Si les trois versions de Prométhée posent le problème d'un partage, du partage équitable, le sens et la valeur de ce partage dépendront finalement du point de vue où l'on se place: du côté du destinataire ou de celui du destinateur. En effet, si l'on veut justifier les revendications démocratiques des fils, on accentuera leur misère, pour glorifier l'acte de celui qui arracha une parcelle du pouvoir paternel. Appelons cette attitude démocratique, qui épouse les aspirations des fils, du nom de filiocentrisme, parce qu'elle déplace, décentre le pouvoir central paternel unique, que nous nommons patriocentrisme, vers une multiplicité de points focaux disséminés sur la périphérie. Si le pouvoir du père est centralisateur, centripète, celui des fils est centrifuge, vise à disperser le centre vers des centres périphériques.

    Ce décentrement du pouvoir, en Grèce antique, est exprimé métaphoriquement par la belle formule, le "pouvoir est déposé au centre, en mésoi".30 Déposé, non occupé au centre; la nuance est capitale. il est donc laissé à la disposition de qui, sur la périphérie, veut le saisir. Pouvoir non pas unique, monarchique, mais multiple, démocratique. Pour pervertir la démocratie, il suffit tout simplement de saccager ou de "débaucher" ce centre de pouvoir virtuel. "Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques". 31

    Ce décentrement est très net lorsqu'on compare le Prométhée hésiodique avec celui d'Eschyle (et celui de Platon). Chez Hésiode, Prométhée apparaitcomme un farceur "aux pensées fourbes"32 qui vise à "procurer aux hommes le faible avantage d'une satisfaction gastronomique, et non pas à assurer pour eux la défense de quelque intérêt majeur".33 En effet, ce n'est qu'à la suite d'un sacrifice, où Prométhée, dans le partage des lots, avantage les hommes, ne laissant aux dieux que des os recouverts d'une couche de graisse, que Zeus retire le feu aux hommes. Donc loin d'être un exploit héroïque, le don du feu répare simplement la faute de Prométhée, qui avait privé les hommes de l'usage du feu. Très nettement patriocentrique, Hésiode ne prend pas au sérieux les aspirations démocratiques des fils, il s'en moque. Rien d'étonnant à cela, puisque la société agraire archaïque qu'il décrit exclut en principe toute velléité démocratique. En effet, la démocratie n'est pas un produit du terroir, elle est le fruit de l'homme déraciné des villes.

    Historiquement, à chaque fois qu'on a voulu empêcher un véritable essor de la démocratie, on a tenté de la faire découler du territoire, de la propriété. Au lieu de compter des voix, on compte des terres: c'est la "démocratie" censitaire.34
    Ainsi, Protagoras fait de Prométhée carrément le mythe de la polis. Et dans cette polis, les revendications des fils paraissent si naturelles, si normales que le père souverain lui-même fait cadeau de la politiké techné aux hommes. Même plus besoin d'intermédiaire, car ici l'acte de Promémthée, tout à fait inefficace, ne peut empêcher la destruction de la race humaine. Enfin, le Prométhée d'Eschyle tient la balance entre ces deux extrêmes. Zeus y est montré comme un "mauvais père", puisqu'il a l'intention de détruire lui-même les fils de la terre. Prométhée, intermédiaire, intercesseur entre ciel et terre, se sacrifie comme Jésus, en épousant la cause des fils. Le filiocentrisme du Prométhée d'Eschyle ne fait guère de doute.

    En effet, Eschyle rend compte de ce processus de démocratisation qui s'est engagé en Grèce au Ve siècle, depuis les réformes de Clisthène35 et dont finalement la tragédie grecque elle-même est le reflet. Avec le choeur, n'est-ce pas le démos qui monte sur la scène?

    Évidemment, les causes qui favorisent cette marche inéluctable des fils (démos) vers le pouvoir sont multiples; marche qui mène sans grand heurt des monarchies homériques à la démocratie: "Le roi vit peu à peu ses pouvoirs limités",36 il devient simple primus inter pares. Le bouleversement de l'infrastructure de l'économie ancienne n'est certes pas indifférent à ces changements politiques. L'urbanisation et l'accroissement du commerce extérieur font éclater le vieil idéal agraire, autarcique, de type familial, l'oikonomia, au profit de la chrématistique, "économie que rendent nécessaire la croissance même de la cité, les besoins de ravitaillement en nourriture comme en ressources financières".37

    D'autre part, sans exagérer indûment ce travail de sape systématique auquel les sophistes ont soumis le principe d'autorité (en tant que pouvoir inné et héréditaire) et la notion de loi (comme principe fixé une fois pour toutes et valable pour tous les hommes), on n'est pas en droit de le négliger complètement.38 Citons seulement l'exemple cocasse, mais bien révélateur des Nuées d'Aristophane. Strepsiade envoie son fils chez Socrate (le sophiste par excellence), pour qu'il apprenne à défendre les mauvaises causes et comment se soustraire au paiement des taxes et des dettes. De retour de son stage socratique, il prouve qu'il a parfaitement assimilé l'enseignement de son maître. Il se tourne contre son père et le bat. "Tu bats ton père et je prouverai, par Zeus, que j'avais raison de te battre".39 On l'aura compris, ce n'est pas une bastonnade banale qu'un fils fait subir à son père. Le fils la revendique, la justifie en droit, en invoquant - comble d'impertinence l'autorité du père suprême. À son père qui proteste, qui cite cette loi archaïque demandant le respect des fils pour le père, le fils oppose l'idée de la relativité des lois, idée "moderne", démocratique, selon laquelle les fils sont leur propre loi. "Mais nulle part la loi ne permet de traiter ainsi son père. - N'était-il pas un homme comme toi et moi, et n'est-ce pas par la parole qu'il persuadait les anciens? Serait-il donc moins permis à moi d'établir également pour l'avenir une loi nouvelle d'après laquelle les fils pourront battre leurs pères à leur tour ? "40

    Le roi Adam et le fils Rousseau
    Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique: "Mes amis, je veux qu'elle soit reine!" "Je veux être reine!"
    A. Rimbaud, "Royauté", Illuminations.

    Je n'ai rien dit du roi Adam, ni de l'empereur Noé ...
    J.-J. Rousseau, Du contrat social.

    Quel sophiste moderne a enseigné à Rousseau le mépris de l'autorité souveraine du père? Un certain John Locke. Le premier parmi les modernes, il a tenté de couper les liens solides que les monarchies et leurs avocats avaient tissés entre le pouvoir procréateur et le pouvoir politique. Locke combat en effet cette thèse des monarchistes, devenue un cliché, que Dieu, en créant Adam, l'a doté d'un pouvoir royal qui lui revient à titre de père procréateur de la race humaine. Avec beaucoup d'ironie, Locke montre que, poussée jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à l'absurde, cette thèse royaliste, loin de favoriser l'idée de la souveraineté absolue du père, milite plutôt inconsciemment pour le pouvoir disséminé de la démocratie. "If paternity gives royal authority, then everyone, that has paternal power, has royal authority, and then (...) there will be as many kings, as there are fathers".41 Et un peu plus loin, "If there be more than one heir of Adam every one is his heir, and so every one has regal power".42 Mais ne sent-on pas poindre, sous l'ironie froide de Locke, ce désir inavouable, rendu à la la fois possible et absurde en démocratie: nous sommes tous des rois?

    Même si l'on se place dans la perspective royaliste, et si l'on veut éviter les apories qu'elle entraîne, il faut disconnecter le pouvoir procréateur du pouvoir politique. À cet effet, Locke a simplement à prouver que le pouvoir paternel n'est pas "aliénable", qu'il ne se délègue pas et donc qu'il limite son pouvoir à la seule relation individuelle père-fils. "A father cannot alien the power lie has over his child".43 Autrement dit, Locke conteste la paternité comme modèle général et homologable du Pouvoir. "For paternal power, being a natural right, rising only from the relation of father and son, is as impossible to be inherited, as the relation itself ".44

    Il va sans dire qu'il n'est pas dans les intentions de Locke de venir à la rescousse de la thèse royaliste chancelante. Son but est plutôt de libérer le pouvoir politique des fils du joug écrasant du pouvoir procréateur du père. Le rôle du père se réduit dorénavant à celui du seul procréateur, car il perd tout pouvoir en tant que droit naturel sur le fils.
    Ce renversement du rapport entre père et fils, resté implicite chez Locke, sera explicité chez Rousseau dès son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Rousseau affirme qu'une fois terminé le rôle procréateur et nourricier du père, son fils, maintenant indépendant, devient un égal sur lequel il n'a plus aucun droit et aucun pouvoir. "Que par la Loi de la Nature le Père n'est le maître de l'Enfant qu'aussi longtemps que son secours lui est nécessaire, qu'au-delà de ce terme ils deviennent égaux, et qu'alors le fils, parfaitement indépendant du Père, ne lui doit que du respect, et non de l'obéissance; car la reconnaissance est bien un devoir qu'il faut rendre, mais non un droit qu'on puisse exiger".45

    Dans cette logique, si le père n'a plus de pouvoir sur le fils, le pouvoir paternel a cessé d'être le modèle régulateur de la société. Cette société ainsi débarrassée du pouvoir du père, par l'assemblée de ses fils, peut alors créer son père ou plutôt ses pères. "Au lieu de dire que la Société civile dérive du pouvoir Paternel, il fallait dire au contraire que c'est d'elle que ce pouvoir tire sa principale force: un individu ne fut reconnu pour le Père de plusieurs que quand ils restèrent assemblés autour de lui".46 Le mythe démocratique est en place maintenant. Au début n'est donc pas le Père, mais l'assemblée des Fils, qui n'ont même plus besoin d'avoir recours au meurtre, puisque politiquement le père n'a plus de pouvoir. Ils sont donc libres de (pro)créer ce nouveau père politique.

    De la dissémination à l'insémination artificielle
    Le problème de ces fils est l'inverse de celui de Prométhée: comment rassembler, concentrer ce feu, ce pouvoir disséminé? Par l'union de tous leurs membres, les fils (pro)créent ce nouveau corps politique, ce nouveau père, dont ils supportent allègrement la souveraineté tyrannique, puisque, complices, ils ont tous participé à cette union, dont ils revendiquent fièrement la paternité. "L'État ou la cité n'est qu'une personne morale dont la vie consiste dans l'union de ses membres"47 ... " Par le pacte social nous (les fils) avons donné l'existence et la vie au corps politique . . ., l'acte primitif par lequel le corps se forme et s'unit ne détermine rien encore de ce qu'il doit faire pour se conserver".48 Acte primitif qui, après l'union des membres, provoque la gestation et la formation d'un corps plus fort, plus puissant que tous les membres séparés. Union légitime, puisqu'elle se fait "sous contrat", entre égaux. "Ce n'est pas une convention du supérieur avec l'inférieur, mais une convention du corps avec chacun de ses membres: convention légitime ... "49

    Acte contre nature, qui inverse complètement le processus naturel de la procréation: des fils qui engendrent leur père. Cette inversion se doublerait-elle d'une monstruosité: celle de se faire sans le concours d'une mère? Ou en dehors du ventre maternel? N'avons-nous pas déjà vu que Pandore, la première femme démocratique, fut créée en réponse à l'acte disséminant de Prométhée. Ce feu ainsi disséminé, les fils le font converger vers le ventre de Pandore, cette boîte de Pandore, devenue boîte de scrutin, dans laquelle, en une nuit, se fait la conception, la gestation et la naissance du nouveau père électif.

    Hypothèse osée? Il suffit d'étudier le rituel de l'élection pour la trouver peut-être déjà plus fondée. Une psychanalyse de l'acte de scrutin montre qu'il s'entoure des mêmes tabous que l'acte sexuel. Acte public, mais qui se fait réellement en cachette, dans l'intimité, à la dérobée du regard d'autrui. Pourquoi avoir choisi comme récipient des bulletins de vote une boîte, munie d'une fente à travers laquelle ces bulletins doivent glisser? Bien sûr, on pourra toujours invoquer des raisons d'efficacité pratique. De même que pour certains hellénistes le feu de Prométhée ne fut que du feu, de même pour les démocrates pudibonds, la boîte de scrutin ne sera qu'une simple boîte.
    C'est cette complicité, qui rassemble les fils dans l'acte fondateur qu'est l'élection, qui fait qu'ils se soumettent à ce nouveau père. Mais ne nous laissons pas tromper par les apparences! Les fils ne s'abaissent pas devant leur nouvelle créature, leur père électif, puisque, après tout, sans autorité propre, il est échangeable, amovible à souhait. Ils ne rendent en dernière analyse hommage qu'au seul principe d'autorité, au seul roi qu'ils sont eux-mêmes en masse: la majorité. Alexis de Tocqueville, qui connut aussi bien l'Ancien Régime royaliste que la nouvelle démocratie, a très bien vu ce transfert du pouvoir de la royauté vers la majorité démocratique: Les Français, sous l'ancienne monarchie, tenaient pour constant que le roi ne pouvait jamais faillir; et quand il lui arrivait de faire mal, ils pensaient que la faute en était à ses conseillers. Ceci facilitait merveilleusement l'obéissance. On pouvait murmurer contre la loi, sans cesser d'aimer et de respecter le législateur. Les Américains ont la même opinion de la majorité.50

    Encore dans son coeur nettement patriocentrique, malgré les efforts honnêtes qu'il fait pour comprendre les aspirations démocratiques des fils, Alexis de Tocqueville assimile ce régime aveugle de la majorité à une tyrannie pure et simple: "Qu'est-ce donc qu'une majorité prise collectivement, sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu'on nomme la minorité? Or, si vous admettez qu'un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n'admettez-vous pas la même chose pour une majorité? Les hommes en se réunissant, ont-ils changé de caractère? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts? Pour moi, je ne saurais le croire; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l'accorderai jamais à plusieurs".51

    Pour nous, les verdicts de la majorité ont quelque chose de péremptoirement infaillible comme les décrets du roi et les bulles du pape du Moyen Âge. Paradoxalement, le Moyen Age ne connaissait pas la tyrannie de la majorité. Non pas parce qu'il aurait ignoré, comme on le croirait facilement, la procédure démocratique des élections; elles sont largement répandues au niveau des corporations et des municipalités. L'historien du droit corporatif du Moyen Âge nous dit que la simple opposition d'une minorité au verdict de la majorité pouvait empêcher cette dernière de se constituer en "volonté générale".52 Souveraineté tyrannique de la "volonté générale", qu'est-elle d'autre que l'expression du désir inconscient du fils Rousseau d'être roi ... parmi d'autres.


    Notes
    1 Nous reprenons et continuons une réflexion commencée dans "Prométhée ou la démesure au singulier et au pluriel", Critère II.
    2 On savait donc bien avant la Révolution française que l'"égalité" et la "fraternité" forment deux couples indissociables.
    3 "Sie (die sozialen Brudergefühle) schaffen sich Ausdruck in der Heiligung des gemeinsamen Blutes, in der Betonung der Solidarität aller Leben desselben Clan. Indem die Brüder sich einander so das Leben zusichern, sprechen sie aus, dass niemand von ihnen vom andern behandelt werden dürfe, wie der Vater von ihnen allen gemeinsam", FREUD, Totem und Tabu, Gesammelte Werke, t. IX. S, Fisher, p. 176.
    4 Ibid., p. 179.
    5 Une étude plus récente de P. CLASTRES, La société contre l'État, Éd. de Minuit, 1974, montre que dans les sociétés primitives le pouvoir du chef, loin d'être absolu, est tempéré par le droit de regard des membres du clan.
    6 FREUD, op. cit., p. 186.
    7Ibid., p. 186.
    8 ESCHYLE, Prométhée enchaîné, traduction J. Guillon, Hatier, 1966, p. 21.
    9 Ibid., p. 16.
    10 Ibid., p. 18.
    11 Voir notamment J. G. FRAZER, Mythes sur l'origine du feu, Petite bibliothèque Payot, p. 53.
    12 BACHELARD, G., La psychanalyse du feu, NRF "Idées", p. 47, Nous soulignons.
    13 Il cite, entre autres, les mathématiques, l'astronomie, la navigation, l'agriculture, la métallurgie.
    14 ESCHYLE, op. cit., p. 34.
    15 Cit. d'après la traduction de Jean Voilquin, in Les penseurs grecs avant Socrate, Garnier-Flammarion. Jean-Pierre VERNANT insiste au contraire, il est vrai, dans son analyse du mythe hésiodique, sur le fossé que creuse le larcin du feu entre l'homme et la bestialité. "Pour toute une tradition mythique (Eschyle, Prométhée enchaîné; Platon, Protagoras), le feu que vole Prométhée pour le donner aux hommes creuse moins une distance entre le ciel et la terre qu'il n'arrache l'humanité à la bestialité primitive". Mythe et société en Grèce ancienne, Maspéro, 1974, p. 192.
    16 Création non ex nihilo, comme dans la tradition chrétienne, mais démiurgique, à partir d'une matière donnée.
    17 ESCHYLE, op. cit., p. 24,
    18 Voir l'admirable explication que J.-P. VERNANT donne de tous les niveaux, actantiel, sémantique et culturel du mythe de Prométhée chez Hésiode dans "Le mythe prométhéen chez Hésiode", op. cit., p. 177 à 194.
    19 Voir pour l'isonomia, W. JAEGER, Paidea, Gallimard, 1964, p. 137 et sq. et surtout "L'antiquité de ce désir de droits égaux devant le juge ou devant la loi pourrait justifier l'hypothèse selon laquelle l'idéal d'isonomia (auquel il n'est fait communément appel qu'au Ve siècle et qui signifie égalité démocratique) est plus ancien que ne peuvent le prouver nos documents insuffisants, et qu'à l'origine le mot avait le "sens d'égalité devant la loi". Note 20, p. 510.
    20 "Ses idées (celles de Protagoras) nous sont connues par les attaques que Platon dirige contre lui dans un de ses premiers dialogues, le Protagoras, dans lequel Socrate utilise moqueries, parodies, voire tricheries, à un degré tout à fait rare dans le corpus platonicien. Platon choisit-il ce ton, on se le demande, précisément parce que Protagoras non seulement professait les doctrines morales caractéristiques des sophistes, mais aussi développait une théorie politique démocratique." Moses I. FINLEY, Démocratie antique et démocratie moderne, Petite bibliothèque Payot, no. 271, p. 79.
    21 Traduction Emile Chambry, Garnier-Flammarion, p. 53. (Nous soulignons).
    22 Voir Pierre VIDAL-NAQUET, "Tradition de la démocratie grecque", préface de Moses I. FINLEY, op. cit., p. 42 et sq. et ibid., p. 79-80.
    23 Op. cit., p. 53.
    24 Idem.
    25 Ibid., p. 53-54. (Nous soulignons).
    26 "Ils habitent sous terre, comme des fourmis chétives, dans le fond de sombres cavernes", ESCHYLE, op. cit., p. 32; voir aussi Protagoras, "le jour fixé approchait où il fallait l'amener (l'homme) du sein de la terre à la lumière", loc. cit., p. 53.
    27 ESCHYLE, op. cit., p. 32.
    28 Idem.
    29 M. I. FINLEY, op. cit., p. 67.
    30 "Dans une cité qui s'inspire de l'idéal d'isonomia, le pouvoir et l'autorité se trouvent, pour reprendre l'expression grecque, déposés au centre, en mésoi et non plus confisqués au profit d'une personne particulière comme le roi ou d'une minorité privilégiée de citoyens." J. P. VERNANT, op. cit., p. 95.
    31 A. RiMBAUD, "Démocratie", in Illuminations, éd. Garnier, p. 307.
    32 Théogonie, v. 565.
    33 Louis SÉCHAN, Le mythe de Prométhée, PUF, 1951, p. 27.
    34 Voir là-dessus le beau texte d'ARISTOTE: "Le raisonnement rend donc évident, semble-t-il, que la souveraineté d'une minorité ou d'une majorité n'est qu'un accident, propre soit aux oligarchies soit aux démocraties, dû au fait que partout les riches sont en minorité et les pauvres en majorité. Aussi ... la différence réelle qui sépare entre elles démocratie et oligarchie, c'est la pauvreté et la richesse; et nécessairement, un régime où les dirigeants, qu'ils soient minoritaires ou majoritaires, exercent le pouvoir grâce à leur richesse est une oligarchie, et celui où les pauvres gouvernent, une démocratie." Politique 111, 1279b34 à 128Oa4, trad. Aubonnet. Voir aussi J. P. VERNANT, "La lutte des classes", in op. cit., p. 26-27; pour la démocratie moderne, le Discours de MIRABEAU du 18 mai 1789, édition "Folio", p. 28 à 34.
    35 HIGNETT, A History of the Athenian Constitution, Oxferd, 1952; P. CLOCUÉ, La démocratie athénienne, PUF; J. HATZFELD, Histoire de la Grèce ancienne, chap, 1.
    36 J. DE ROMILLY, Problème de la démocratie grecque, Hermann, 1975, p. 1.
    37 J.-P. VERNANT, op. cit., p. 19.
    38 J. DE ROMILLY en effet pense qu'on a trop exagéré la responsabilité des sophistes dans la crise morale d'Athènes; op. cit., p. 88; et du même auteur, La loi dans la pensée grecque, des origines à Aristote, Paris, 1971, ch. IV et V.
    39 Nuées, vers 116-118.
    40 Ibid., vers 1420-1425.
    41 Of civil gouvernment, Works of John Locke, 4e éd., Londres, 1740, p. 136.
    42 Ibid., p. 149.
    43 Ibid., p. 147.
    44 Of Civil gouvernment, p. 147.
    45 Discours, NRF "Idées", pp. 111-112.
    46 Ibid., p. 112.
    47 Du contrat social, Garnier-Flammarion, p. 67.
    48 Ibid., p. 73. (Nous soulignons).
    49 Ibid., p. 70.
    50 De la démocratie en Amérique, NRF, "Idées", p. 141.
    51 Ibid., p. 145-146.
    52 "Widersprach eine durch Stellung und Zahl bedeutende Minderheit, so konnte dadurch das Zustandekommen eines Gesamtwillens überkaupt gehindert werden". Otto von GIERKE, Das Deutsche Genossenschaftsrecht, 1873, t. II, p. 480. (Nous soulignons).
[article:attachments]

Sur le même sujet

[related_article:title]

[related_article:authors]

[related_article:presentation]