Les géants du Web : des prédateurs déguisés en bienfaiteurs ?

Jacques Dufresne


En ce moment, les messages de détresse se multiplient parmi les victimes des géants américains du Web. Au Québec, le gouvernement se penche en priorité sur le sort des journaux. Dans ce cas particulier, comme dans tous les autres, pour voir clair à la fin de l’exercice, il faut voir large au début, c’est-à-dire considérer l’ensemble du phénomène et poser les vraies questions : s’agit-il d’une nouvelle forme d’impérialisme, si oui, quelle est cette forme ? Les géants du Web ne seraient-ils pas d’autant plus redoutables en tant que prédateurs qu’ils se présentent avec succès comme des bienfaiteurs, qu’ils n’ont pas besoin de brandir le fouet tant ils distribuent de morceaux de sucre?

Jusqu’à ce jour, sauf exception, les empires avaient été créés par des États qui envoyaient des soldats conquérir de nouveaux territoires et imposaient ensuite des taxes à leurs habitants. Dans le cas de Rome, les soldats vaincus avaient le choix entre le suicide et l’esclavage. Cette façon de faire avait le mérite d’être dénuée de toute hypocrisie.

Sauf dans le cas de la conquête de ce qui devenu leur territoire, aux dépens des Amérindiens, des Français et des Espagnols, les Américains ont procédé autrement. Ils ont mené des guerres de libération, en Europe et en Corée notamment. Il leur importait plus d’acquérir de nouveaux marchés que d’imposer leur autorité politique. Ils ont même fait des dons aux pays libérés pour les aider à se redresser. Le Plan Marshall proposé aux Européens en 1945 en est un bel exemple. Il comportait toutefois des clauses, telle l’ouverture des marchés au cinéma de Hollywood, qui allaient s’avérer très payantes pour le généreux libérateur.

Vers 1930, les Américains tentèrent de conquérir le marché de la radio dans divers pays dont le Canada. Invoquant le principe de ce qu’on appellerait aujourd’hui la souveraineté culturelle, le Canada a réagi en créant la Société Radio-Canada. Dans le cas de la télévision, un quart de siècle plus tard, les Américains ont été plus habiles. Ils ont installé à leurs frais des studios à Toronto et à Montréal, ce qui a incité le Canada à adopter le norme américaine NTSC plutôt que la norme française SECAM ou allemande PAL. Ce fut une catastrophe pour la télévision canadienne anglaise. Pourquoi se limiter aux émissions produites à Toronto quand on a accès aux grandes chaînes américaines? On peut voir là l’une des raisons pour lesquelles les Canadiens anglais ont renoncé à leur identité de peuple fondateur pour s’engager dans la voie du multiculturalisme.

Aux premières heures d’Internet, au cours de la décennie 1970, les Américains manœuvrèrent avec une habileté telle qu’une norme unique, la norme TCP-IP allait s’imposer de façon durable. Cette décision, l’une des plus importantes du XXème siècle, a été prise par un groupe de techniciens sans l’ombre d’un débat public à l’échelle mondiale. Les informaticiens étaient déjà les maîtres du monde, avec la complicité des grands stratèges du Soft Power, c’est-à-dire de la domination culturelle, laquelle devint le premier objectif des États-Unis après la chute du mur de Berlin en 1989; la domination économique qui s’ensuivit ferait rougir d’envie tous les Crassus romains.

Le don, le culte de l’individu et la surabondance des choix offerts feraient le reste. Google, Facebook, YouTube, Netflix, toutes ces merveilles gratuites! Quel consommateur refuserait un tel cadeau ? Quel individu ne serait pas ensuite flatté de recevoir des messages publicitaires personnalisés et d’être ainsi confirmé dans sa toute-puissance par plus de choix que n’en avaient les rois, y compris les choix d’amis. Internet est en effet l’occasion rêvée de substituer la sociabilité élective du village global à la sociabilité obligée du village local, phénomène qui s’inscrit dans une mondialisation des rapports humains perçue comme de plus en plus nécessaire au fur et à mesure que la Terre apparaît comme la maison commune.

Le but de l’empire était ainsi atteint : dans les pays satellites, détacher l’individu de sa nation, de ses communautés de proximité et de son génie propre pour le rattacher au Marché, en lui imposant toutefois des taxes indirectes équivalant à plusieurs milliers de dollars par année. Qui en fera le décompte précis? Ne serait-ce pas la première responsabilité de nos gouvernements ? Qui saura expliquer au citoyen, sans le blesser, qu’il vend ainsi à des proxénètes de la finance son temps et sa disponibilité intérieure ? Pour être mis ensuite à contribution par son gouvernement afin de soutenir des journalistes et des commerçants spoliés par le détournement de la publicité vers les géants du Web.

Ce matin, samedi le 24 août 2019, j’ai entendu à la radio de Radio-Canada, un journaliste influent faire pendant de longues minutes une publicité gratuite pour le futur site de Walt Disney. Cela aura sans doute fait remonter la cote d’écoute de son émission, mais aussi rassurer ses auditeurs dans leur choix d’enrichir davantage des entreprises déjà démesurément riches. Hier je cherchais sur Google l’emplacement d’une galerie d’art à Eastman, en Estrie Qu’est-ce que je vois sur la carte, en caractères rouges? Une publicité pour un projet de développement domiciliaire. Google a son centre partout et sa circonférence nulle part. Un autre millier de dollars dont seront privés La Tribune de Sherbrooke et le site de la ville de Eastman.

La stratégie américaine du Soft Power fonctionne parfaitement. Et le Québec s’anglicise et s’américanise à la vitesse de Google. Que dire, que faire? Libres de renoncer en tant qu’individus à nos intérêts collectifs et à notre identité, nous ne pouvons que nous en prendre à nous-mêmes, sans espoir de solutions fiscales dignes de ce nom, car les Américains peuvent, après le sucre, recourir au fouet en imposant de nouvelles taxes sur notre bois, notre électricité, nos avions ou nos trains.
Rien cependant n’oblige qui que ce soit à acheter de la publicité sur Google ou Facebook ou des livres sur Amazon. En Estrie, comme dans toutes les autres régions où un quotidien est menacé, les décideurs semblent avoir compris cela, ce qui les incite à faire preuve de lucidité, de liberté, de dignité et de détermination.

Voici une série de questions et de suggestions qui pourraient nous aider à éviter le pire.

Questions

• L’individu absolu, celui qui est coupé des anciennes appartenances, attendait-il ces moyens techniques et ce monde virtuel pour sortir de sa chrysalide? A-t-il le choix d’échapper ou non à l’ivresse des choix ou est-ce là une fatalité? Dans ses choix, qui le guide, selon quels critères, de quelle manière et dans quels intérêts?

• Dans quelle mesure les rapports humains virtuels sont-ils le prélude à des rapports concrets, incarnés, dans quelle mesure sont-ils des ersatz qui deviendront des facteurs d’isolement?

• Pour faire face à la Chine, le monde libre a-t-il besoin de jouer le jeu de l’impérialisme américain ?

• La concurrence locale, régionale et nationale aux géants américains est-elle à jamais condamnée à l’échec sur le plan économique?

Suggestions

• Qu’un grand prix d’autonomie soit attribué chaque année à la région ou la ville qui innove le plus dans sa façon d’utiliser les nouvelles technologies au service des rapports de proximité; en créant par exemple un site présentant un tableau des compétences et des intérêts des habitants. Une recherche sur un auteur, un pays, un animal permettrait d’entrer en contact avec tous les habitants de la ville ou de la région qui ont mis ces sujets sur leur liste. Les petites fromageries et les petites brasseries font une rude et joyeuse concurrence aux géants de leur secteur. Une résilience semblable ne serait-elle pas possible sur Internet ?

• Que le ministre de l’éducation invite les enseignants à mettre les enfants en garde contre les pièges qui leur sont tendus par des écrans conçus pour les fasciner.

• Que, sans illusions sur les représailles probables, nos gouvernements se concertent entre eux et avec ceux des autres pays pour imposer des taxes justes aux géants. Que dans le même esprit, ils exigent des droits d’auteur justes et raisonnables pour tout contenu dépassant un certain seuil de fréquentation.

• N.B. Les auteurs d’un livre ont droit, chiffres approximatifs, à 10% du prix de vente du livre, l’éditeur à plus ou moins 30%, le distributeur à 20%, le libraire à 40%, le catalogue général à 0 %. Les étapes dans la publication en ligne sont grosso modo les mêmes mais tout l’argent va à l’auteur du catalogue, un catalogue dynamique appelé moteur de recherche.

• Que toute publicité destinée aux enfants, à commencer par la publicité ciblée, soit interdite,

• Que les médias subventionnés, dont Radio-Canada et Télé Québec fassent plus de publicité aux sites locaux et nationaux qu’aux sites américains.

• Que les éditeurs cessent de confier la vente de leurs livres à Amazon et autres prédateurs de cette taille et de cette immoralité. Que dans tous les livres, à l’endroit où l’on fait mention des organismes subventionnaires, on incite le lecteur à faire ses achats, en ligne ou en réalité, chez des libraires d’ici.

• Qu’on interdise la distribution des circulaires par des distributeurs comme Publisac. Que toute la publicité offerte sous cette forme transite par les journaux.



http://agora.qc.ca/documents/la_face_cachee_de_wikipedia

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