Humaniser l'écologie
Texte d'une conférence prononcée en octobre 1979 au collloue Le pouvoir local et régional organisé par la revue Critère à Trois-Rivières, Québec.
« Dès le point de départ, il est essentiel de mettre de côté certains mythes qui existent aujourd'hui à l'intérieur du mouvement écologique et du mouvement pour la sauvegarde de l'environnement, mythes dont l'emprise est très forte.
Je ne me considère pas comme un «environnementaliste», que cela soit très clair, mais comme un écologiste. Il importe d'établir une distinction très nette entre «environnementalisme» et «écologisme». Les sciences de l’environnement sont des sciences d'engineering. Le grand projet des «ingénieurs», c'est de transformer la nature en harmonieuse machine, admirablement montée, parfaitement aérodynamisée, aussi efficace qu'élégante, que nous pouvons contrôler et dominer de la même façon que nous dominons et contrôlons une automobile - tout en espérant, bien sûr, que cette machine n'aura aucun effet secondaire néfaste sur nos vies. Ah, si seulement les arbres poussaient avec régularité, si seulement nous pouvions faire disparaître de l'environnement les facteurs cancérigènes, alors il serait possible de vivre avec la nature et de la contrôler de la bonne façon (appropriately).
Je n'aime pas la «technologie appropriée» (appropriate technology), j'aime la technologie qui libère ou la technologie libertaire. Expliquons-nous. La nature est vivante et nous faisons partie de la nature. L'important pour nous, ce n'est pas de contrôler la nature, mais de nous y intégrer, de devenir une entité à l'intérieur de la nature, qui fasse preuve d'une prise de conscience de cette même nature, qui la comprenne, qui y incorpore du rationnel et du mental. La nature n'est pas une machine, de la même façon que les personnes ne sont pas des machines.
Si nous concevons la nature comme une machine qu'il nous est donné de contrôler et de dominer, alors nous en arrivons à concevoir les personnes aussi comme des machines susceptibles de contrôle et de domination. Je ne suis pas du tout d'accord avec le point de vue environnementaliste qui nous recommande de nettoyer la nature et d'«arranger» la nature de façon à pouvoir la dominer, de la même façon que les hommes dominent les femmes, que les vieux dominent les jeunes, que les êtres humains dominent les êtres humains.
L'écologie est surtout et avant tout une certaine «vision du monde», une sensibilité particulière, et non pas simplement une science. C'est un art qui nous apprend à vivre-avec, à vivre en symbiose, et non pas à manipuler; qui nous apprend à nous ajuster et à nous adapter, et non pas à contrôler; qui nous apprend à promouvoir la vie et non pas la mort, à voir ce qui nous entoure comme des organismes et non pas comme des machines.
L'écologie ne s'intéresse pas à la domination, mais se préoccupe de vivre en harmonie avec la nature parce que nous pouvons vivre en harmonie l'un avec l'autre. C'est là l'essence de l'écologie. Si nous adoptons des rapports hiérarchiques les uns avec les autres, la nature devient à son tour elle aussi un objet que l'on peut dominer, contrôler. Notre attitude envers la nature dépend du genre de rapports que nous entretenons entre nous. Il n'y aura pas de solution au problème écologique tant que nous n'aurons pas fait disparaître la domination des humains entre eux, et conséquemment la domination de l'humanité sur la nature.
Régionalisme
Une autre chose me tient à coeur: la possibilité d'un régionalisme humaniste, par opposition à un régionalisme qui ne sert qu'à renforcer la centralisation. Aux États-Unis, aujourd'hui, on parle beaucoup de régionalisme. On prend quatre villes et on les amalgame pour qu'elles n'en fassent plus qu'une. On élimine les maires et on invente un nouveau poste: le «manager» de la ville. Personne n'élit ce manager, il est nommé d'office. Du reste, «il» est toujours un mâle. Il devient le technocrate qui administre quatre villes au lieu d'une. Ensuite, on répète le coup avec cinq ou dix villes et on appelle ça du «régionalisme».
Ce n'est pas du régionalisme, c'est une technique de centralisation qui sert à détruire une région, à la rendre homogène. Le vrai régionalisme, lui, permet à la base vivante d'une société de retrouver son sens de la communauté, de redevenir cette communauté. Le régionalisme, c'est non seulement la découverte de la réalité d'une région ou de l'existence de plusieurs régions qui forment ensemble un pays, un État ou une province, c'est aussi et d'abord. la redécouverte du «voisinage». Sans voisinage, il n'y a pas de régionalisme. Le vrai régionalisme ne peut s'obtenir que par l'intégration et la fédération des villes, en partant de la base pour aller vers le haut.
Le «régionalisme» qu'on essaie d'implanter en Floride, par exemple, n'est qu'une étape vers une massive centralisation. On utilise le terme de «régionalisme», bien sûr, mais dans le but de solidifier le gouvernement de l'État, d'affaiblir les gouvernements locaux et d’anéantir le pouvoir local... au nom du régionalisme.
Le vrai régionalisme ne doit pas mener à la centralisation, mais plutôt à la décentralisation, et doit rejoindre la communauté elle-même, base du «voisinage». Et si nous n'arrivons pas -à trouver au niveau du voisinage les fondements qui nous permettraient de coordonner les personnes et de former une société vraiment libertaire, non hiérarchique et démocratique, alors tous nos efforts seront vains. Le mot «régionalisme» ne sera plus qu'un synonyme de «fascisme», rien d'autre. Il ne faut jamais oublier cela.
Les villes de Montréal, de Trois-Rivières et de Québec doivent contrôler elles-mêmes leur propre destinée. Il en est ainsi également de leurs quartiers respectifs. Le quartier St-Jacques à Montréal, les différents quartiers de Trois-Rivières ou de Québec doivent, eux aussi, pouvoir décider de leur sort. Les quartiers doivent posséder ce pouvoir fondamental d'autodétermination sans lequel on ne saurait les grouper ensemble pour former une région.
Small is beautiful?
J'aime ce qui est «petit», mais je ne pense pas que tout ce qui est petit soit beau. Je ne pense pas qu'un petit bureau de courtiers en valeurs immobilières soit beau. Je ne pense pas qu'une petite balle de fusil, une petite mitraillette ou un petit pistolet soient beaux. Je ne pense pas qu'une petite ferme, qui se spécialise uniquement en orchidées de serre, soit belle. Je ne pense pas qu'un téléviseur ou un micro-circuit intégré soient beaux, surtout si on implante ce dernier dans le cerveau d'une personne pour lui donner des ordres et lui dicter ce qu'elle doit penser.
«Small is beautiful» ne se vérifie pas toujours. Ce qui est petit doit être humain. Tous doivent pouvoir le comprendre et l'aborder à cause de sa simplicité. Il faut que les gens puissent démystifier le mystère du «complexe», du monstrueusement technique. Au collège Goddard, où j'ai l'agréable tâche, comme coordonnateur, de participer à un programme d’études écologiques, nous n'utilisons que de petites choses qui sont surtout et avant tout des choses simples. Tout le monde comprend de quoi il s'agit et ça marche. Nous ne sommes pas obligés de lire les rapports du gouvernement et prendre leurs suggestions. Nous utilisons nos mains et nos yeux pour appliquer les technologies que nous avons choisies. Notre expérience nous permet de découvrir à quel point ce qui est simple est plus efficace que ce qui est complexe. En fait, c'est le degré de simplicité et d'humanité d'une chose plutôt que son volume, qui détermine sa beauté.
Toute cette emphase que l'on met aujourd'hui sur «small is beautiful» me fait très peur. C'est ce genre d'attitude qui permet à la corporation ITT, gigantesque et monstrueuse multinationale qui contrôle presque la moitié du globe, de nous équiper de «petits» récepteurs, de «petits» téléphones. Il permet également au système américain des télécommunications de nous livrer de «petits» téléviseurs et de nous injecter les mêmes poisons à plus «petites» doses.
Futurisme
Je ne suis pas un futuriste ... parce que je n'utilise pas ce qui existe aujourd'hui pour essayer de projeter ce qui existera demain. Je n'aime pas Herman Kahn qui propose de «chimifier» tout le globe afin de pouvoir nourrir dix mille milliards de personnes. Je n'aime même pas Buckminster Fuller qui propose comme solution au problème de la pollution d'installer un dôme géodésique au-dessus de Manhattan. Je ne veux pas vivre et circuler sous un dôme alors qu'à l'extérieur, dans les ghettos noirs et portoricains, la pollution de l'air est considérable au pied des tours et des cheminées de la Consolidated Edison Corporation, une de nos monstrueuses centrales électriques.
C'est peut-être là du futurisme, mais ce n'est pas le rêve de la liberté et de l'émancipation que nous propose l'écologie en tant qu'espoir et vision d'avenir pour l'humanité. Le futurisme se base sur ce qui existe aujourd'hui pour faire la projection d'un avenir qui ne peut être que prisonnier de ce qui existe aujourd'hui. Le futurisme ne fait que multiplier le présent par trois, par quatre, par cinq. Mais ce que nous multiplions ainsi, que ce soit deux, six ou dix milliards de personnes, ce sont toujours des êtres humains vivant tout comme aujourd'hui. Aucune différence: même nourriture chimifiée, même agrobusiness empoisonneuse, même pollution, mêmes villes monstrueuses, si ce n'est qu'elles sont encore plus hautes.
Bucky Fuller pourra bâtir une ville capable de contenir un million d’habitants, construire en forme de tétraèdre pyramidal et flottant au-dessus de l'Atlantique ... et rien n'aura changé. La centralisation sera toujours la même. Paolo Soleri pourra élever de gigantesques tours, semblables aux tours de réfrigération des centrales nucléaires, mais de la hauteur de l'Empire State Building. C'est peut être là du futurisme, mais toujours il s'agit de la monstruosité actuelle... en plus grand : plus élaborée, plus horrible, plus concentrée, capable de maintenir plus de gens dans l'état de pauvreté spirituelle qui caractérise la vie d'aujourd'hui.
Je n'ai aucune envie de conserver l'énergie physique aux dépens de l'énergie spirituelle. Si, pour conserver l'énergie, je dois toujours porter les mêmes habits, décorés ou non, toujours manger la même nourriture, vivre de la même façon que tout le monde - et il faut bien comprendre que l'obsession contemporaine de l'homogénéité, de l'uniformité et de la dépersonnalisation n'est que l'autre visage de l'efficacité et de la conservation de l'énergie - si je dois vivre d'une façon parfaitement déshumanisée, je préfère ne pas vivre du tout dans une telle société.
Notre société, aujourd'hui, n'arrête pas de nous proposer le mythe ou plutôt le cauchemar d'une société efficace, conservatrice d'énergie, planifiée, rationalisée, totalitaire, le tout au nom de la futurologie. C'est, ni plus ni moins, s'emparer du futur pour l'abolir. Il n'y a pas de futur lorsque le futur ne diffère du présent que par la quantité.
Non, je ne suis pas un futuriste. C'est avec beaucoup de fierté, pourtant, que je me considère comme un utopiste. Ce que nous devons créer, c'est quelque chose de nouveau, de révolutionnaire, de radicalement différent. C'est la seule façon de découvrir un nouveau futur pour la société - un futur érigé sur l'autodétermination des humains en regard de leur avenir, sur une décentralisation qui n'est pas annulée et masquée par un «régionalisme» concentré et totalitaire.
Énergie spirituelle
Il faut bien comprendre que si les villages et les petite villes veulent former les éléments constitutifs réels d'une région, si l'accent doit être mis sur l'écologie en insistant sur la nécessité d'avoir une société libertaire, affranchie de toutes les formes de domination sur la nature et les personnes, si l'on veut promouvoir un égalitarisme qui abolit non seulement les classes sociales, comme en Chine et en URSS, mais aussi la hiérarchie dans la famille elle-même, c'est alors qu'au plus profond de la sensibilité et de l'expérience humaine la question d'un vrai régionalisme écologique s'éclaire d'une lumière complètement différente et nouvelle.
Lorsque nous parlons de conservation d'énergie, notre premier souci devrait être la conservation de l'énergie spirituelle, celle qui permet aux personnes de se développer pleinement, laisse libre cours à leurs potentialités et les encourage à persévérer; cela, à quelque niveau que ce soit et dans toutes les sphères d'expérience. Il s'agit, en somme, du contrôle de chacun sur sa vie de tous les jours.
Je ne suis pas intéressé à contrôler l'histoire, ni le futur. Je veux contrôler le présent, aujourd'hui. Je veux que cette autonomie puisse commencer chez moi, dans le foyer que je partage avec d'autres personnes, dans ma communauté, ce «voisinage» que je partage également avec d'autres.
La première chose qu'il faut conserver, avant même l'énergie physique, avant même d'apprendre les valeurs qui aboutiront à la conservation de l'énergie physique, avant même d'apprendre à distinguer nos vrais besoins des faux besoins que la télévision et les mass media nous ont vendus de force - en nous traitant comme des objets -, c'est le contrôle de notre vie, notre vie quotidienne, et non l'histoire. C'est cela qu'il faut retrouver.
Le monde d'aujourd'hui ne souffre pas d'apathie, c'est là une des erreurs les plus répandues et un des messages les plus trompeurs que les mass media essaient de nous faire avaler dans le but justement de nous rendre apathiques, mais bien d'impuissance: nous nous sentons impuissants. À cause de cela, nous nous tournons vers notre propre intérieur - la seule chose que nous espérons pouvoir comprendre - ou bien nous nous concentrons sur les relations nucléaires que nous pouvons établir avec un, deux, trois ou quatre individus dans l'espoir de retrouver un sentiment de puissance ou de contrôle.
Il ne s'agit pas d'un manque d'émotion, mais au contraire d'un surplus -d'émotion qui n'arrive pas à s'exprimer dans une société qui essaie d'engourdir nos sens par les mass media et de paralyser notre capacité de fonctionner par une bureaucratie politique qui a remplacé la vie sociale elle-même. Nous n'avons plus de familles, plus de communautés - cela est surtout vrai aux États-Unis, aujourd'hui - parce que partout autour de nous l'ordre social contemporain appauvrit et bannit l'expérience sous toutes ses formes. Il a remplacé toutes les formes de communauté, de voisinage et de famille, même les formes religieuses, spirituelles et académiques. Tout sens de la communauté a été remplacé par une seule machine: la bureaucratie.
Quoi que vous fassiez aujourd'hui, il vous faut un permis: cracher, respirer, traverser une rue, déménager, regarder. Quoi que vous fassiez, vous enfreignez une loi. À chaque étape du parcours, on vous met dans une camisole de force au moyen d'une bureaucratie qui remplace ce que la société faisait elle-même auparavant. La famille, la communauté, le voisinage, le quartier ou le village sont maintenant remplacés par la fourrière, le poste de police, le bureau de ceci ou de cela, le bureau de tout ce que vous pouvez imaginer. Et toujours, bien sûr, au nom de l'efficacité et de la conservation de l'énergie.
Citoyenneté
Un régionalisme écologique doit commencer par une redécouverte de la citoyenneté. Mais nous n'avons aucune idée de ce que signifie la citoyenneté aujourd'hui. Au mieux, vous êtes un citoyen si vous votez et payez des impôts. Sinon, taisez-vous. Si vous parlez, vous êtes un agitateur, un terroriste, ou, qui sait, un membre des Brigades rouges. Payez vos impôts et votez. À part cela, vous pouvez conduire votre auto et vous tuer sur une autoroute (à 120 km/h au Canada et 90 km/h aux États-Unis). Aller travailler, manier de fantastiques machines, bâtir des aciéries, des centrales nucléaires, tout ça, c'est très bien. Si vous n'êtes pas d'accord, taisez-vous, payez vos impôts et votez pour les candidats qu'on aura choisis pour vous.
Si Aristophane ou Périclès se réveillaient aujourd'hui pour observer notre société et la comparer à la société athénienne d'il y a 2500 ans, eh bien, malgré les horreurs de leur temps, ils ne pourraient que s'écrier: «Quoi! vous appelez ça de la citoyenneté? N'être même pas capable de parler, de discuter, de décider dans une situation concrète où les interlocuteurs sont face à face, n'être même pas capable d'exercer les droits que vous confiez à vos représentants élus ... c'est de la barbarie.» Et ils auraient raison, c'est de la barbarie.
Des politiciens «stylés» comme Pierre E. Trudeau, des génies comme Menachem Begin, ou des stratèges de premier ordre comme Jimmy Carter, ces «grandes lumières» seules peuvent gouverner la société! Par vous. Pourvu qu'elle ait un uniforme, seule une brute à qui on a appris à tirer peut posséder une arme à feu. Vous, vous ne le pouvez que si on vous enrôle dans l'armée ... et sous surveillance serrée. Autrement, vous êtes incapables de vous occuper correctement de vous-mêmes. Occupez-vous de l’industrie, mais pas de politique, vous en êtes incapables.
Il nous faut retrouver un nouveau sens de la compétence chez l'individu, non seulement en retournant à la communauté pour retrouver l'autodétermination et l'activité personnelle, mais également au «soi», à l'ego individuel, pour retrouver la foi en sa capacité de gérer la société. Que peut bien signifier l'autodétermination s'il n'y a pas de soi ou de moi qui puisse l'exercer? Que peut bien signifier l'activité personnelle s'il n'y a pas de soi, de personnalité, de structure de caractère, d'ego pour exercer le droit de prendre activement part aux décisions qui vont affecter la société et la transformer? Tout cela n'a pas de sens s'il n'y a pas d'individu à la base.
Nous sommes confrontés aujourd'hui à une crise gigantesque provoquée par notre désir de parvenir au régionalisme écologique. Il n'est pas uniquement question de nos rapports avec la nature, mais aussi de l'effort entrepris pour découvrir le sens de ce qu'est une région. Au fond, il s'agit de redécouvrir l'individu capable de devenir le citoyen actif qui peut participer aux décisions; redécouvrir également la -communauté, le voisinage, les quartiers, les villages et les villes s'autodéterminant dans des relations de personne à personne et refusant d'abandonner l'avenir aux mains de soi-disant experts, qui ne sont experts qu'en violence et domination.
Tout l'effort consiste à découvrir de nouvelles cités, une éthique nouvelle qui transformera notre perception et nos attitudes afin de ne plus chercher à nous dominer les uns les autres, mais plutôt à vivre en harmonie écologique, tout comme dans un réseau nourricier où chaque élément est nécessaire à l'unité du tout.
C'est, en somme, apprendre à se confédérer sans établir de chefs, de politiciens professionnels ou de bureaucrates qui trônent au-dessus de la société grâce a une sélection négative où «le pire est le mieux». Cela signifie qu'il faut apprendre non seulement à vivre en harmonie avec le monde environnant, avec les arbres et le monde inorganique des ruisseaux et des pierres, mais aussi et surtout qu'il faut apprendre à partager notre planète les uns avec les autres où le «bargain» fait place au cadeau comme but de la vie et où «l'achat et la vente» cèdent le pas à une distribution des biens selon les besoins de chacun, ses besoins réels et non ceux de la publicité.
À l'échelle humaine
Quand je parle de décentralisation, je ne parle pas d'efficacité. L'efficacité viendra plus tard. Ce qui me préoccupe d'abord, c'est l'échelle humaine, l'aptitude des humains à comprendre les conditions de leur vie pour mieux parvenir à les organiser. La finalité de la décentralisation n'est pas «small is beautiful», mais «human is beautiful». Je ne m'intéresse pas à la «technologie appropriée», parce que l'Atomic Energy Commission des États-Unis, qui se cache maintenant sous le nom de Department of Energy, pense que ce qui lui est approprié, ce sont les centrales nucléaires.
De grandes corporations, Mobil Oil et Exxon, Esso au Canada, sont totalement acquises à l'idée de l'énergie solaire et investissent dans ce domaine. Elles ont acheté un dixième des déserts aux États-Unis pour y installer d'énormes systèmes de cellules photo-voltaiques qu'elles relieront au reste du pays et au Canada par de gigantesques réseaux de lignes, de transmissions. Ainsi, ces corporations sont devenues «écologiques». Si c'est ça l'écologie, je préfère retourner au monde inorganique ou m'exiler sur la lune.
Si le futurisme implique l'aménagement de colonies spatiales ou de structures d'habitation de 10 km flottant sur l'océan dans lesquelles les gens vivront en contexte autoritaire, alors je préfère demeurer utopiste. Si cela vous semble tenir de la folie ou du délire, permettez-moi d'être plus concret. Voici une planète, la nôtre, occupée à se détruire elle-même, à tarir la vie de ses océans, à dénuder ses terres, à empoisonner sa population. 700,000 personnes sont atteintes du cancer chaque année aux États-Unis, les maladies cardio-vasculaires ou les maladies dites de dégénérescence commencent à frapper les gens dans la vingtaine et même des adolescents. Ces problèmes et de nombreux autres apparaissent au fur et à mesure que nous détruisons non seulement nos ressources naturelles mais la nature elle-même et ses systèmes écologiques complexes.
Ma thèse est simple: si vous pensez que ce tableau est irréaliste, alors laissez-moi vous présenter l'impensable: un monde qui, avec le temps, sera réduit à l'extrême: l'homme fera place au sable, les océans seront privés de toute vie, les régions de l'Amérique du Nord auront l'apparence de parcs industriels, les villes ne se distingueront pas les unes des autres, les personnes elles-mêmes seront indifférenciées et interchangeables.
À l'instar des étudiants français de Mai 68, si nous ne pensons pas qu'il faille «être réalistes et exiger l'impossible», nous en arriverons à l'impensable: un monde qui sera mort, spirituellement, avant de l'être biologiquement. »