L'homme démocratique

Platon
La distinction entre les désirs superflus et les désirs nécessaires, distinction qui s'est avérée si commode pour définir la société de consommation, remonte à Platon. C'est à propos de l'homme démocratique qu'il a fait cette distinction. L'homme démocratique est à ses yeux celui qui ne parvient plus à distinguer en lui-même les désirs superflus des désirs nécessaires, celui dont la maxime est: ça m'est égal, tout m'est égal!
Introduction

Pour expliquer l'harmonie à laquelle l'homme est appelé, Platon propose dans La République une division tripartite de l'âme: au sommet le noos, l'intelligence, correspondant à la tête, au centre, le thymos, correspondant au coeur, siège du courage, du sentiment de l'honneur, du besoin d'être reconnu; en bas, l'epithumia, le ventre, siège des désirs et des instincts. Il y a harmonie dans l'âme quand c'est l'intelligence qui oriente, sans l'affaiblir, l'énergie correspondant aux niveaux inférieurs. Le coeur à son tour doit avoir préséance sur le ventre. De même, soutient Platon, c'est l'intelligence qui doit régner dans la cité, soit par le moyen d'une monarchie, où c'est un homme éclairé, un philosophe, qui détient le pouvoir unique, soit par le moyen d'une aristocratie, où le pouvoir est assumé par une élite elle aussi éclairée.

La démocratie pour Platon est un renversement de cet ordre: l'homme démocratique, nous dit-il, est celui qui est gouverné par son ventre. Le spectacle qu'il avait sous les yeux, il ne l'attribuait pas, comme Aristophane, à la dégradation d'un régime bon en lui-même et bon à l'origine, mais au régime lui-même, qui avait le tort de mettre sur un pied d'égalité celui qui a la connaissance et celui qui ne l'a pas.

On comprend que Platon ait conclu que le peuple est gouverné par son ventre quand il le voyait se prononcer en faveur d'une guerre injuste pour permettre à un démagogue comme Cléon d'augmenter la valeur des jetons de présence et inciter ainsi la population à consommer davantage et à voter pour lui.

Le recours au verbe consommer est indiqué ici, il ne s'agit pas d'un anachronisme. La distinction entre les désirs superflus et les désirs nécessaires, distinction qui s'est avérée si commode pour définir la société de consommation, remonte en effet à Platon. C'est à propos de l'homme démocratique qu'il a fait cette distinction. L'homme démocratique est à ses yeux celui qui ne parvient plus à distinguer en lui-même les désirs superflus des désirs nécessaires, celui dont la maxime est: ça m'est égal, tout m'est égal!

Platon
La République
Le gouvernement démocratique

Voici le passage de La République où Platon définit la démocratie et l'homme démocratique. On pourra lire ensuite un extrait intitulé le Mythe du gros animal où Platon compare la foule à un gros animal et le leader, formé par les sophistes, à un dompteur.

- Le gouvernement devient démocratique lorsque les pauvres, ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, chassent les autres, et partagent également avec ceux qui restent les charges et l'administration des affaires, partage qui, dans ce gouvernement, se règle d'ordinaire par le sort.

- C'est ainsi, en effet, que la démocratie s'établit, soit par la voie des armes, soit que les riches, craignant pour eux-mêmes, prennent le parti de se retirer.

- Quelles seront les murs, quelle sera la constitution de ce nouveau gouvernement? Tout à l'heure nous verrons un homme qui lui ressemble, et nous pourrons l'appeler l'homme démocratique.

- Certainement.

- D'abord, tout le monde est libre dans cet État; on y respire la liberté et l'affranchissement de toute gêne; chacun y est maître de faire ce qui lui plaît.

- On le dit ainsi.

- Mais, partout où l'on a ce pouvoir, il est clair que chaque citoyen dispose de lui-même, et choisit à son gré le genre de vie qui lui agrée davantage.

- Sans doute.

- Il doit, par conséquent, y avoir dans un pareil gouvernement des hommes de toute sorte de professions.

- Oui.

- En vérité, cette forme de gouvernement a bien l'air d'être la plus belle de toutes, et cette prodigieuse diversité de caractères pourrait bien paraître d'un admirable effet, comme ces fleurs brodées qui relèvent la beauté d'une étoffe.

- Pourquoi non? À ceux du moins qui en jugeront comme les femmes et les enfant jugent des objets, je veux dire par la bigarrure. Je n'ai pas de peine à le croire. C'est dans cet État, mon cher ami, que chacun peut aller chercher le genre de gouvernement qui l'accommode.

- Pourquoi cela?

- Parce qu'il les renferme tous, chacun ayant la liberté d'y vivre à sa façon. Il semble, en effet, que si quelqu'un voulait former le plan d'un État, comme nous faisions tout à l'heure, il n'aurait qu'à se transporter dans un État démocratique: c'est un marché où sont étalées toutes les sortes de gouvernements. Il n'aurait qu'à choisir, et qu'à exécuter ensuite son dessein sur le modèle qu'il aurait choisi.

- Il ne manquerait pas de modèles.

- À juger sur le premier coup d'il, n'est-ce pas une condition bien douce et bien commode de ne pouvoir être contraint d'accepter aucune charge publique, quelque mérite que l'on ait pour la remplir; de n'être soumis à aucune autorité, si vous ne le voulez; de ne point aller à la guerre quand les autres y sont, et, tandis que les autres vivent en paix, de n'y pas vivre vous-même, si cela ne vous plaît pas; et, en dépit de la loi qui vous interdirait toute fonction dans le gouvernement et la judicature, d'être juge ou magistrat, si la fantaisie vous en prend?

- À première vue, sans doute.

- N'est-ce pas encore quelque chose admirable que la douceur avec laquelle on y traite certains condamnés? N'as-tu pas vu dans quelque État de ce genre des hommes condamnés à la mort ou à l'exil rester et se promener en public avec une démarche et une contenance de héros, comme si personne n'y faisait attention, et ne devait pas même s'en apercevoir?

- J'en ai vu plusieurs. Et quelle condescendance généreuse, quelle façon de penser exempte de petitesse, dans ce mépris qu'on y témoigne pour ces maximes que nous traitions, nous autres, avec tant de respect en traçant le plan de notre république, lorsque nous assurions qu'à moins d'être doué d'un excellent naturel, si l'on n'a vécu, dès les jeux de l'enfance, au milieu du beau et de l'honnête, et si l'on n'en a fait ensuite une étude sérieuse, jamais on en deviendra vertueux! Avec quelle grandeur d'âme on y foule aux pieds ces maximes, sans se mettre en peine d'examiner quelle a été l'éducation de ceux qui s'ingèrent dans le maniement des affaires! quel empressement, au contraire, à les accueillir et à les honorer, pourvu qu'ils se disent pleins de zèle pour les intérêts du peuple!

- Cela suppose, en effet, bien de la générosité.

- Tels sont, avec d'autres semblables, les avantages de la démocratie. C'est, comme tu vois, un gouvernement très agréable, où personne n'est le maître, d'une bigarrure charmante, et où l'égalité règne entre les choses inégales comme entre les choses égales.

L'homme démocratique
Pour Platon, l'homme démocratique est avant tout
celui qui confond les désirs superflus et
les désirs nécessaires.

- N'a-t-on pas raison d'appeler désirs nécessaires ceux qu'il n'est pas en notre pouvoir de retrancher ni de réprimer et qu'il nous est d'ailleurs utile de contenter? Car il est évident que ce sont des nécessités naturelles [...].

- Mais le désir de toute sorte de mets et de ragoûts, désir qu'on peut réprimer, et même retrancher entièrement par une bonne éducation, désir nuisible au corps et à l'âme, à la raison et à la tempérance, ne doit-il pas être compté parmi les désirs superflus? - Sans contredit [...].

- Comment (l'homme démocratique) vit-il après cela? Sans distinguer les plaisirs superflus des plaisirs nécessaires, il se livre aux uns et aux autres; il n'épargne, pour les satisfaire, ni son bien, ni ses soins, ni son temps. S'il est assez heureux pour ne pas porter ses désordres à l'excès, et si l'âge, ayant un peu apaisé le tumulte de ses passions, l'engage à rappeler de l'exil la faction bannie, et à ne pas s'abandonner sans réserve au parti vainqueur, il établit alors entre ses désirs une espèce d'égalité, et les faisant, pour ainsi dire, tirer au sort, il livre son âme au premier à qui le sort est favorable. Ce désir satisfait, il passe sous l'empire d'un autre, et ainsi de suite; il n'en rebute aucun, et les favorise tous également.

- Cela est vrai.

- Que quelqu'un vienne lui dire qu'il y a des plaisirs de deux sortes: les uns qui vont à la suite des désirs innocents et légitimes, les autres qui sont le fruit des désirs criminels et défendus; qu'il faut rechercher et estimer les premiers, réprimer et dompter les seconds: il ferme toutes les avenues de la citadelle à ces sages maximes, et n'y répond que par des signes de dédain; il soutient que tous les plaisirs sont de même nature et méritent également d'être satisfaits.

- Telle doit être, en effet, sa conduite dans la disposition d'esprit où il se trouve.

- Il vit donc au jour le jour. Le premier désir qui se présente est le premier satisfait. Aujourd'hui, il fait ses désirs de l'ivresse et des chansons bachiques; demain, il jeûnera et ne boira que de l'eau. Tantôt il s'exerce au gymnase, tantôt il est oisif et n'a souci de rien. Quelquefois il est philosophe; le plus souvent il est homme d'État, il monte à la tribune, il parle et agit sans savoir ni ce qu'il dit ni ce qu'il fait. Un jour, il porte envie à la condition des gens de guerre, et le voilà devenu guerrier; un autre jour, il se jette dans le commerce. En un mot, il n'y a dans sa conduite rien de fixe, rien de réglé; il ne veut être gêné en rien, et il appelle la vie qu'il mène une vie libre, agréable, une vie de bienheureux.

- Tu nous as dépeint au naturel la vie d'un ami de l'égalité.

- Son caractère, qui réunit en lui toute sorte de m?urs et de caractères, a tout l'agrément et toute la variété de l'État populaire, et il n'est pas étonnant que tant de personnes de l'un et de l'autre sexe trouvent si beau un genre de vie où sont rassemblées toutes les espèces de gouvernements et de caractères.

- Je le conçois.

- Mettons donc vis-à-vis de la démocratie cet homme qu'on peut à bon droit nommer démocratique.

- Mettons-l'y.

Source: Platon, La République, traduction Dacier et Grou, livre VIII, 557a à 562a, 1920.

Le gros animal

Quant aux particuliers qui donnent des leçons rétribuées, la multitude les nomme des sophistes et les regarde comme des rivaux. Mais ils n'enseignent pas autre chose que les opinions de la multitude, opinions qui se forment quand la multitude est assemblée. C'est là ce qu'ils nomment sagesse. Suppose un animal gros et fort; celui qui le soigne apprend à connaître ses colères et ses désirs, comment il faut l'approcher, par où il faut le toucher, à quels moments et par quelles causes il devient irritable ou doux, quels cris il a coutume de pousser quand il est dans telle ou telle humeur, quelles paroles sont susceptibles de l'apaiser et de l'irriter. Suppose qu'ayant appris tout cela par la pratique, à force de temps, il appelle cela une sagesse; qu'il en compose une méthode et qu'il en fasse la matière d'un enseignement. Il ne sait pas du tout en vérité ce qui parmi ces opinions et ces désirs est beau ou laid, bon ou mauvais, juste ou injuste. Il applique tous ces termes en fonction des opinions du gros animal. Ce qui fait plaisir à l'animal, il le nomme bon, ce qui répugne à l'animal, il le nomme mauvais, et il n'a pas à ce sujet d'autre critère. Les choses nécessaires, il les nomme justes et belles, car il est incapable de voir ou de montrer à autrui à quel point diffèrent en réalité l'essence du nécessaire et celle du bien. Ne serait-ce pas là un étrange éducateur? Eh bien, tel est exactement celui qui croit pouvoir regarder comme constituant la sagesse les aversions et les goûts d'une multitude assemblée d'éléments disparates, qu'il s'agisse de peinture, de musique ou de politique. Or si quelqu'un a commerce avec la multitude et lui communique une poésie ou toute autre oeuvre d'art ou une conception politique, s'il prend la multitude comme maître en dehors du domaine des choses nécessaires, une nécessité d'airain lui fera faire ce que la multitude approuve.

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