La vie comme qualité
Le mot vie dans le langage courant désigne tantôt un fait délimité par une naissance et une mort, tantôt une qualité greffée sur ce fait. Telle personne est vivante; cela va de soi puisqu'elle bouge; mais si elle a en plus de la couleur, de la présence, on s'exclamera: qu'elle est vivante! On dira de la même manière qu'une maison, une rue, un style sont vivants.
Quelle est cette qualité - nous l'appellerons vitalité - qui vient se greffer sur la vie comme fait et qui se confond avec elle tout en s'en distinguant? On peut fonctionner parfaitement en tant que machine vivante, être très actif et pourtant être dénué de vitalité. Le caractère distinctif de la vitalité n'est pas l'énergie mais quelque chose de plus subtil: le rayonnement, l'identité, je ne sais quelle aptitude biologique au bonheur. On sait par la génétique que la formule de chaque être vivant est unique. Chez l'être doué de vitalité, ce caractère unique transparaît dans le moindre geste: un mouvement de la main pour dire adieu, un trait de plume dans une marge... Il arrive que cette vitalité passe dans une oeuvre, un tableau, un poème ou l'interprétation d'un pièce musicale. On a alors le sentiment du génie. La vitalité est au génie ce que le processus chimique de la respiration est à la vie comme fait objectif.
L'un des grands défis de notre temps est de préciser les liens qui doivent exister entre cette qualité intrinsèque de la vie, et ce que, dans le contexte créé par la pollution, on appelle la qualité de la vie. Dans ce cas, le mot qualité désigne un ensemble d'agréments s'ajoutant de l'extérieur à la vie.
Quels sont ces agréments? A quoi les reconnaît-on? Nous pouvons chercher la réponse en nous-mêmes, dans l'horreur quasi instinctive que nous inspirent certains attentats contre les oeuvres de la vie.
La normalisation de la campagne roumaine fut l'un de ces attentats. Celui que ses compatriotes appellaient, sans sourire, le génie des Carpates, Nicolas Ceaucescu, avait en 1970, élaboré un plan de collectivisation de son pays consistant à raser 13,129 villages et à rassembler les paysans dans 2,000 communes constituées de quelques HLM. Ainsi déracinée et brassée, comme les gènes à l'occasion de la formation des cellules germinales, la population allait enfin devenir malléable! Le véritable État socialiste, que ni Staline ni Mao n'avaient réussi à créer, pourrait ainsi surgir de la tête d'un Roumain. La réalisation de ce plan a commencé vers le milieu des années 1980.
A des oeuvres de la vie, les villages, on substitue de purs produits de la raison, les HLM. C'est ce contraste qui provoque en nous un sentiment d'horreur. Notre instinct est touché. Certes les villages traditionnels appartiennent plus à la culture qu'à la nature; ils sont néanmoins déterminés biologiquement à la manière des nids d'oiseaux, des héronnières par exemple, lesquelles sont de véritables villages de nids. Ils conservent les principales caractéristiques de la vie:
- Ils sont mêmes et autres, un et divers: chacun a son style propre (unité) et chaque maison à son identité (diversité); tandis que le HLM est uniforme comme tous les produits fabriqués en série.
- Ils sont clos et ouverts: chacun ressemble à une cellule. L'information, la tradition, est conservée dans le noyau et cependant, la membrane protectrice étant perméable, la communication avec le monde extérieur demeure possible. Les HLM, par opposition, ne sont qu'ouverture. L'intimité physique elle-même y est impossible. Cette ouverture se traduit non par une communication accrue mais par une perte d'autonomie de la communauté locale au profit de l'État qui accroît son contrôle et son pouvoir.
- Ils sont à la fois continus et discontinus: ils portent les rides et les cicatrices de leur histoire. Les grandes étapes de leur destin sont marquées par des monuments, par l'apparition d'un style nouveau, mais tous ces signes de rupture se fondent dans une identité continue.
Il n'est pas nécessaire de poursuivre cette analyse comparée. Le sentiment de beauté que nous éprouvons devant un village traditionnel rend toute démonstration superflue. Ce sentiment est la preuve expérimentale que le village est une oeuvre de la vie.
Il y a de nombreuses situations où le sentiment de beauté paraît subjectif, au sens péjoratif du terme. Dans le cas du contraste entre un village traditionnel et un ensemble de HLM, il ne nous trompe pas. Il a indiscutablement une valeur universelle. Toute préférence pour l'ensemble de HLM est un signe de dégénérescence.
En prenant cet exemple comme critère, on peut affirmer que la qualité de la vie n'est rien d'autre que l'animation du cadre de vie par des oeuvres de vie. On peut rattacher ces propos à la vision organique du monde à laquelle Rudolf Virchow a donné un fondement scientifique en démontrant que toute cellule naît d'une autre cellule. Omnis cellula e cellula. La vie ne peut naître que de la vie et elle ne peut être nourrie et fécondée que par des réalités elles-mêmes vivantes.
L'équilibre de l'être humain, ce difficile partage des tâches entre la volonté et les mouvements premiers apparentés à l'instinct, dépend du respect de cette loi. Plus il y a d'oasis, de points de vie dans l'existence quotidienne, moins le recours à la volonté est nécessaire.
Dans ce contexte organique, vivre c'est, pour l'essentiel, être emporté par un mouvement semblable à celui qui, chaque année, attire l'oiseau migrateur vers son aire de nidification. La volonté est alors mise en réserve pour les grandes circonstances où la poursuite des fins spécifiquement humaines exige qu'une limite soit imposée aux mouvements premiers.
Dans un milieu par contre où la vie a été bannie au profit des sous-produits de la raison, comme les HLM, le recours à la volonté prend une importance telle que l'équilibre intérieur disparaît pour faire place à ce que Herbert Marcuse, le penseur de la révolte étudiante des années 1960, a appelé l'unidimensionnalité.
L'absence d'oasis extérieure produit la désertification intérieure. Dans la nature l'oasis, il faut le préciser, est un silence animé coloré et non un spectacle excitant. Quiconque a fréquenté des lieux sauvages le sait d'instinct. L'ours qui traverse un lac ne fait pas de bruit en nageant. De même les Indiens, qui ont appris des bêtes la vertu du silence, parviennent à avironner sans soulever la moindre goutte d'eau.
Quand on arrive dans un tel lieu sauvage, un lac du Nord par exemple, on a d'abord l'impression que tout y est mort. Et comment en serait-il autrement? On arrive à la clarté et l'activité dans les bois est pour l'essentiel nocturne. Quant aux bêtes qui ont l'habitude de sortir le jour, elles ont établi entre elles un subtil modus vivendi que nous brisons évidemment par notre soudaine et tapageuse irruption dans leur univers. Ces animaux diurnes se comportent devant nous comme ces populations qui abandonnent maisons et ateliers à l'approche d'une armée ennemie. Puis, après quelques heures ou quelques jours, la vie animale reprend son cours normal. La marmotte revient à ses méditations, la mère bec-scie et ses canetons recommencent à patrouiller sur les bords du lacs. Le charme de la vraie vie est là, dans cette lente et discrète résurrection. Les aspects les plus sensationnels, le chant du huard, certains couchers de soleil, ne prennent eux-mêmes tout leur sens, toute leur réalité que dans la mesure où ils s'intègrent au silence général, lequel nourrit les sens précisément parce qu'il n'a rien de sensationnel *.
Nourritures et excitants
Dans un texte intitulé Surmenage affectif et vie urbaine, Gustave Thibon a montré la différence entre ce qui excite les sens et ce qui les nourrit. «Du spectacle d'une certaine vie urbaine, on peut tirer la loi suivante: les réactions affectives d'un individu s'appauvrissent, se minimisent, glissent sur le plan du jeu et de la fiction, dans la mesure où se multiplient, autour de cet individu, les excitations artificielles. A la limite, les états affectifs les plus naturels et les plus profonds (l'amitié, l'amour, les convictions religieuses et politiques, etc.) deviennent, dans l'âme épuisée, aussi «irréels», aussi truqués que le monde de machines, de films, de papier imprimé et de fausse sexualité, qui constitue le milieu urbain. Ici, la parfaite adaptation au milieu équivaudrait à la parfaite déshumanisation de l'homme».
Dans la vie quotidienne, l'oasis peut être aussi bien un rite, un petit déjeuner dont les aromes (café, thé, chocolat) et les couleurs (confitures diverses) enchantent le réveil, qu'un élément du cadre de vie. Dans les villes, l'oasis par excellence c'est le marché, ce lieu où affluent les fruits de la campagne voisine et où des citadins évolués peuvent revivre la cueillette primitive à laquelle leurs gènes les prédisposent encore.
Au premier rang de ceux qui, au XXe siècle, ont le mieux évoqué aussi bien la nécessité des oasis dans les villes et la forme qu'elles pourraient prendre, il y a le philosophe et urbaniste américain Lewis Mumford. Il fait partie de ceux qui considèrent des villes comme Sienne en Italie, ou Tolède en Espagne, comme de parfaits exemples de cité organique. De la place publique de Sienne, laquelle a la forme d'une coquille et est située en bordure des murs de la ville (la membrane cellulaire), on aperçoit la campagne la plus douce du monde, d'où viendront les fruits les jours de marché. Il se trouve d'autre part que Sienne est aussi célèbre pour ses écoles de musique. Si bien qu'on peut, depuis la place, contempler les saisons de la nature, tout entendant des violons jouer Les saisons de Vivaldi.
Mais c'est en évoquant les jours de fêtes dans la Florence du Moyen Age que Mumford a trouvé les plus beaux accents pour évoquer ce qu'il convient d'appeler la ville nourricière: «La vie s'épanouit dans cette dilatation des sens: sans elle, le battement du coeur est plus lent, le tonus musculaire plus faible, la prestance disparaît, les nuances de l'oeil et du toucher s'estompent, il se peut même que la volonté de vivre soit atteinte. Affamer l'oeil, l'oreille, la peau c'est courtiser la mort tout autant que de se priver de nourriture. Même si la diète était plutôt maigre au Moyen Age, même si les religieux s'imposaient souvent des jeûnes et des châtiments, le plus ascétique ne pouvait pas se fermer tout à fait à la beauté: la ville elle-même était une oeuvre d'art omniprésente; et même les habits de ses citoyens, les jours de fête, étaient comme un jardin en fleur».
Telle est la cité organique. Pour donner la vie, il faut qu'elle épouse les couleurs, mais aussi les fonctions de la vie. L'homme par exemple est par nature un non spécialiste. C'est la variété de ses aptitudes justement qui lui a permis de se hisser au sommet de l'échelle des êtres vivants. L'industrialisation l'a contraint à se spécialiser. La cité organique peut réduire les effets négatifs de cette spécialisation. A défaut de pouvoir recréer dans les villes un environnement qui permettra à chacun d'être tour à tour berger, jardinier, menuisier et philosophe, qu'on s'efforce au moins, nous dit Mumford, de ne pas rendre le travail incompatible avec le loisir. A ce propos, il cite Paris en exemple. «La grande contribution des boulevards de Haussmann fut d'unir le monde du travail, de la récréation et de la vie sociale. Ces fonctions diverses de la vie adulte n'ont peut-être conservé nulle part autant d'unité que dans le coeur de Paris».
Dans une ville digne de ce nom, on doit pouvoir se sentir chez soi du premier jour de sa vie au dernier. La plupart des centres des villes modernes ne semblent avoir été conçus que pour les adultes, poursuit Mumford. On enfourne les enfants dans des autobus pour les envoyer à l'école. On regroupe les vieillards dans des résidences où ils sont sans contact avec les autres générations. A défaut de pouvoir revenir à la famille patriarcale, ce qui ne serait peut-être pas souhaitable, il faudrait au moins, ajoute Mumford, s'efforcer de recréer des milieux urbains à trois dimensions, les dimensions étant en l'occurrence les générations: enfants, parents et grands-parents. Il faudrait aussi songer aux adolescents: «Ce dont les amoureux ont besoin c'est de places accessibles où ils peuvent facilement se perdre eux-mêmes et se soustraire à la présence visible des autres. Le labyrinthe, que les planificateurs baroques affectionnaient tant, servait certainement à cette fin. Et lorsqu'il a conçu Central Park, à New York, Frederick Law Olmsted a fait délibérément de The Rample, avec sa topographie irrégulière, une place où il fait bon se perdre; avec le résultat admirable que c'est peut-être dans toute la ville de New York, la seule place qui convienne bien à l'amour. Si les planificateurs étaient conscients des phases de la vie, ils ne seraient pas si sourds au besoin, qu'à la fin de leur adolescence, les jeunes ont de places dont la beauté intime accentue, épanouit et en même temps tempère les désirs érotiques».
Le critère le plus simple pour juger de la vie d'une ville c'est le plaisir, la spontanéité avec laquelle on y marche... «Là où les services urbains sont regroupés, sur la Cinquième Avenue par exemple, les Américains prennent encore plaisir à marcher. Ne font-ils pas des voyages de plusieurs milliers de milles pour jouir de ce privilège dans les centres urbains historiques d'Europe?» Dans les quartiers où les sens ne sont pas tenus en alerte par les couleurs, les parfums et les formes inimitables de la vie, on ne peut marcher qu'à coup de volonté le plus souvent sur l'ordre de son médecin.
Avec un peu d'imagination, de cette imagination qui est elle-même, l'une des dimensions de la vitalité, on peut facilement transposer dans les autres domaines les critères permettant de reconnaître la cité vivante. Dans la maison, l'école, l'usine, le bureau, l'hôpital, de même que dans l'interprétation d'une oeuvre musicale, on devrait pouvoir retrouver cette heureuse dilatation des sens sans laquelle même la volonté de vivre disparaît.
Parlant du goût pour l'exotisme qui a caractérisé l'art et la littérature du XIXe siècle, Mumford écrit: «Les hommes de cette époque cherchaient des choses très simples qu'on ne pouvait trouver entre le terminus de chemin de fer et l'usine: l'amour-propre animal, la couleur dans le cadre extérieur et la profondeur émotive dans le paysage intérieur, une vie vécue pour ses propres valeurs au lieu d'une vie frelatée. Les paysans et les sauvages avaient conservé quelques-unes de ces qualités. Les retrouver fut l'un des principaux devoirs de ceux qui souhaitaient un supplément au tarif de fer de l'industrialisation».
Désormais c'est sur les autres planètes que l'on cherche par l'imagination les oasis devenues sur celle-ci introuvables. Chateaubriand, l'un de ceux qui au XIXe siècle, a le plus contribué à répandre le goût de l'exotisme avait prédit les rêves d'aujourd'hui: «Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d'ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d'un globe souillé partout? Il ne restait qu'à demander à la science le moyen de changer de planète».
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