La beauté défaiseuse des noeuds du Soi

Dominique Collin

Détresse ! Que faire ? Que dire ? Les mots sont détournés de leur sens; les idées, otages d'experts enragés ou intéressés; arguments pipés, chiffres traffiqués, mesures altérées, actualités truquées : le temps des tricheurs est venu. Les lettres même de l'alphabet ne suffisent plus à égrener les sensibilités à ménager : LGBTQIAPD la semaine passée, LGBTQQIP2SAA cette semaine. Un 2S oublié, et voilà une tribu entière de damnés du gender, amérindienne de surcroît, celle des two spirits,[1] basculée dans l'oubli, ses membres micro-agressés au plus profond de leur soi intérieur.

Nous vivons en des temps compliqués où il faut se méfier de tout et de tous, faire attention à ce que l’on dit, ne rien croire, ou alors aller à contre-temps : répondre par l’injure à l’insulte, par l’intimidation à l’insinuation. N'importe quoi, à condition que le soi s'en tire. Trump, alias Trumplethinskin [2]maîtrise l'escrime de la répartie cinglante, mais, pour paraphraser Rostand, s'il la sert aux autres avec assez de verve, il ne permet pas qu'on la lui serve: un autre soi fragile; Cyrano dirait qu’il manque de nez. [3]

 C’est que, politically correct ou pas, les mots ne servent plus à parler, ils ne servent qu’à manifester la vérité de son soi profond — ce qui, à tout prendre, est sans doute plus prudent que de tenter de dire le vrai des choses, sur quoi personne ne s’entend. Triomphe de la doctrine du truthines[4] : seul un comédien ayant le droit de dire n’importe quoi pouvait la formuler impunément[5], et seul un politicien comédien comme Trump, assez riche pour se permettre n'importe quoi, pouvait de son côté en tirer parti.

Les choses sous les mots ressemblent aux desaparecidos, les personnes disparues, sous le régime du président Videla en Argentine dont on disait qu’elles avaient disparu pour éviter de rendre des comptes à leur sujet : « Elles n’ont pas d’entité, elles ne sont ni mortes, ni vivantes, elles appartiennent à la catégorie des disparues[6].»(sic) C’est à ce dosage toxique de truthiness que le pape François, alors Cardinal de Buenos Aires, a été exposé. Il eut besoin d’une période de repos, en Allemagne, à l’occasion de laquelle il vit, dans les mains d’une vieille dame pieuse, une image de la virgen desatanudos, celle qui défait ces nœuds jadis appelés péchés, causes du mal dans le monde. Il avait découvert la vierge défaiseuse de nœuds.[7] À la vue de cette image, il fut guéri de son intoxication à la truthiness. Depuis, il distribue ladite image. C’est à mon tour de vous l’offrir, ce sera mon premier cadeau.

Pour ceux à qui cela ne suffit pas, et qui, comme moi, ne résistent au solstice et à l'hiver que par les méga-doses de vitamines et de beauté, voici une autre dame. Le contraire de la virgen, on pourrait croire, puisqu’il s’agit de la belle dame sans merci (celle de Keats),Annexe 1 mise en musique par l’ukrainien Valentin Silvestrov, en première partie de son cycle de chants discrets — discrets, intimes, mais non pas silencieux comme le veut la traduction tendancieuse du titre en anglais : silent songs. On connaît le poème de Keats aux mille lectures possibles, avec son chevalier abandonné, se mourant, désarmé de son soi, d’avoir entrevu un instant l’inaccessible beauté, dans ce qu’elle a de plus pur. Le k.o. identitaire, suite à une rencontre avec l’idéal. On n’en revient pas. À moins, comme RilkeAnnexe 2, d’être touché par lui sans l’avoir recherché, en admirant quelque marbre archaïque, par exemple. Alors on en revient, mais transformé : il faut changer de vie. Le miracle de la vierge défaiseuse de nœuds est peut-être du même ordre. Silvestrov pour sa part, tire de la vieille légende médiévale une mélodie d’une beauté éthérée, d’une élégante simplicité, figée dans l’imminence d’un dénouement qui se refuse d’une répétition à l’autre, d’une écoute à l’autre, jusqu’à ce qu’on saisisse que, malgré la mélodie presque shubertienne, il ne s’agit pas d’un épanchement musical ou d'une représentation de la chose, mais bien d'une rencontre fortuite d'une présence qui tient du sublime, qui flotte, demeure et vous habite, et vous tire hors du soi. Il y a la vie après le truthiness, et donc de l’espoir. C’est de saison, et c’est mon deuxième cadeau : une très belle version : celle de Alexei Lubimov avec au piano Alexei Martinovici.[8]  Mais la meilleure, à mon avis, si vous pouvez la trouver : celle de Yakovenko, accompagné de Ilya Scheps.[9]

 

 


[1] De nombreux amérindiens ne se reconnaissant pas dans les LGBT… blancs, ont adopté, à la place, le terme 2S (two spirits). « Dans la croyance amérindienne, certaines personnes sont nées avec les esprits des deux sexes et les expriment parfaitement. Elles ont deux esprits dans un seul corps. »

 

[2] Un sobriquet inspiré du personnage de Rumpelstiltskin, dans Grimm, connu pour sa susceptibilité à l'insulte -


[3] Inversant ainsi les derniers vers de la célèbre tirade du nez :  

 

Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut

Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,

Me servir toutes ces folles plaisanteries,

Que vous n’en eussiez pas articulé le quart

De la moitié du commencement d’une, car

Je me les sers moi-même, avec assez de verve

Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.
 

[4] Opinion non fondée présentée comme une vérité.
 

[5] Stephen Colbert

 

[6]  "Le diré que frente al desaparecido en tanto éste como tal, es una incógnita, mientras sea desaparecido no puede tener tratamiento especial, porque no tiene entidad. No está muerto ni vivo...está desaparecido."

 

[7] http://www.santisimavirgen.com.ar/nuestra_senora_la_que_desata_los_nudos.htm

 

[8] https://www.youtube.com/watch?v=ap_Vzi3ZQ0E

 

[9] https://www.youtube.com/watch?v=KbhbqJI3jIc&index=1&list=RDKbhbqJI3jIc

(la belle dame, troisième piste, à 7:03 minutes du premier album); si vous n'avez pas la patience de la trouver, laissez Yakovenko vous consolez avec cette petite merveille sur un texte de Yesenin "un petit quelque chose d'inexprimable, de bleu et de tendre" : https://www.youtube.com/watch?v=3a03xofdc18

 

 

]

Annexe 1

 

La Belle Dame sans Merci  (Wikisource)

         

John Keats

Poésies de John Keats

Traduction par E. de Clermont-Tonnerre .
Émile-Paul frères, éditeurs, 1922 (1923?) (3e éd. ; nouv. éd.) (p. 47).

La Veille de la Sainte-Agnès  ►

La Belle Dame sans Merci

 


La Belle Dame sans Merci

 

1

Oh ! de quoi souffres-tu malheureux,
Errant solitaire et pâle ?
Les joncs de l’étang sont flétris,
Et aucun oiseau ne chante.

2

Oh ! de quoi te plains-tu malheureux,
Si hagard et si accablé ?
Le grenier de l’écureuil est plein,
Et la moisson est rentrée.

3

Je vois un lis à ton front
Moite d’une rosée d’angoisse et de fièvre,
Et, sur ta joue, une rose mi-flétrie
Achève de mourir.

4

Je vis une Dame par la prairie,
Elle était belle — une fille des fées,
Ses cheveux étaient longs, ses pas légers,
Et ses yeux étaient fous.

5

Je la mis sur mon coursier paisible,
Et ne vis qu’elle tout le long du jour,
Car elle se penchait sans cesse de côté, et disait
Un refrain enchanté.

6

Je tressai une couronne pour ses cheveux,
Et des bracelets, et une ceinture embaumée ;
Elle me regarda comme si elle m’aimait,
Et fit entendre une très douce plainte.

 

7

Elle me découvrit des racines savoureuses
Et du miel sauvage, et de la rosée de manne,
Et sûrement son étrange langage
Disait : « Je t’aime fidèlement. »

8

Elle m’amena dans sa grotte féerique,
Et là me regarda en soupirant,
Et là je baisai ses yeux fous et tristes,
Jusqu’au sommeil.

 

9

 

Et là nous sommeillâmes sur les mousses,
Et là je rêvai. — Oh ! malheur à moi,
Le dernier rêve que je rêvai
Sur le flanc de la froide colline.

 

10

Je vis des rois pâles, et des princes pâles,
Des guerriers pâles, tous pâles comme la mort ;
— Ils me criaient : « La Belle Dame sans merci
T’a pris dans ses rets. »

11

 

Je vis dans l’ombre leurs lèvres décharnées
Ouvertes dans un affreux avertissement ;
Je m’éveillai et me trouvai ici
Sur le flanc de la froide colline.

12

 

Et c’est pourquoi je languis ici
Errant solitaire et pâle,
Bien que les joncs de l’étang soient flétris
Et qu’aucun oiseau ne chante.


Annexe 2

Sur un torse d'Apollon

Rainer Maria Rilke

 

Nous n'aurons jamais vu sa tête légendaire

Aux yeux mûrs comme des fruits

Mais nous voyons son torse encore incandescent

Flamme vacillante pourtant, mais qui

Perdure et brille.

 

Sans elle d'où viendrait la lumière

Qui suit, éblouissante, la courbure des muscles?

Et comment le sourire issu du fin mouvement des reins

Coulerait-il jusqu'au sexe lourd, à la mi-temps du corps?

 

Sans elle ce roc se dresserait

Court et difforme à la chute diaphane des épaules;

Il ne scintillerait pas comme une peau de fauve.

 

Il ne jaillirait pas hors de ses limites

Comme font les étoiles : car il n'y pas de lieu

D'où l'on ne t'aperçoit. Tu dois changer ta vie !

Traduction J.D.

 

 

Archaïscher Torso Apollos

 

Wir kannten nicht sein unerhörtes Haupt,

darin die Augenäpfel reiften. Aber

sein Torso glüht noch wie ein Kandelaber,

in dem sein Schauen, nur zurückgeschraubt,

 

sich hält und glänzt. Sonst könnte nicht der Bug

der Brust dich blenden, und im leisen Drehen

der Lenden könnte nicht ein Lächeln gehen

zu jener Mitte, die die Zeugung trug.

 

Sonst stünde dieser Stein entstellt und kurz

unter der Schultern durchsichtigem Sturz

und flimmerte nicht so wie Raubtierfelle;

 

und bräche nicht aus allen seinen Rändern

aus wie ein Stern: denn da ist keine Stelle,

die dich nicht sieht. Du mußt dein Leben ändern.

 

 

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