La recherche d'une identité
L'homme dont la conscience est plus grande que le pouvoir des mots se fait naturellement poète. Quoi de plus naturel, par conséquent, que de l'interroger sur le sens de sa vie, de sa démarche, qui recoupe celle de chacun, et qu'il trame de ses mots vécus.
À l'affût de tout ce qui lui vient, vivant à la pointe de soi, il est sans doute à même, bien que là ne soit pas son propos, de projeter un éclairage sur toute chose qui, par l'instabilité même de sa délicatesse, à notre insu, est toujours en voie de changer en nous.
C'est dans cette perspective, - l'une quelconque parmi la multitude de celles que nous offre l'infini poème, - que nous aborderons ces textes de notre patrimoine, - l'ancien, tout aussi bien que celui qui se fait, - pour qu'ils nous révèlent, à vol d'oiseau, le cheminement des grands sentiers qui nous traversent.
«Sous le signe de Membertou
Tous les Jean Rivard des XVIIe et XVIIIe siècles s'occupaient à bâtir un pays neuf, à défricher une terre immense et densément boisée, à se défendre contre l'Indien et contre les Anglais. Et comme rien n'aide davantage à manier la cognée, la pioche ou la charrue, qu'une chanson, ce sont des rythmes comme ceux des "Écoliers de Pontoise" ou de "La blanche biche", ballades toutes de jadis, qui constituèrent notre première poésie.
Les sources se confondent donc, la française et la canadienne, en un ensemble d'oeuvres anonymes dont le but est de soutenir, en le manifestant, l'effort de tous ces bâtisseurs. Il s'agit, à l'origine, de souvenirs de la Vieille-France, oeuvres mémorisées qui eurent pour conséquence de donner des racines à nos défricheurs. Puis, peu à peu, sous l'influence du climat et de nos rudes conditions de vie, les gens d'ici se mettent à imiter leurs ancêtres français, plutôt que de se contenter de les répéter. L'habitant s'y dépeint, s'y retrouve, lui et son milieu, son terroir et sa volonté de survivance qui s'exprime jusqu'au dialecte. Essentiellement catholique, comme le sera toute la littérature canadienne jusqu'à nos jours, notre jeune poésie s'imprègne de la saveur de ces "quelques arpents de neige" que le philosophe de Ferney avait dédaignés.
Bien que Jacques Cartier et Samuel de Champlain nous aient laissé de pittoresques récits de voyages, c'est à Marc Lescarbot, compagnon de Champlain, que revient l'honneur d'avoir été notre premier poète. Son oeuvre, dans laquelle il s'adresse presque toujours à ses compatriotes du Vieux-Monde, en espérant de les intéresser aux choses du Nouveau, sera suivie d'une vivace et prolifique descendance.
"Je chante Membertou, le Sagamos", proclame-t-il en tête de son épopée, alors qu'au même moment, Les Relations des Jésuites rassemblent des écrits qui témoignent de la noblesse de ces "fils déchus de race surhumaine" qui prennent possession du sol. Et bien qu'en 1699 Mgr de Saint-Vallier se plaigne qu'on lise trop en Nouvelle-France, toute la littérature de l'époque n'en est une que d'action, utilitaire.
Avec l'inauguration, à Québec, en 1764, de la première imprimerie, les choses vont cependant changer. Sur le double archétype français et catholique va se concrétiser une littérature qui se fera graduellement nationaliste et canadienne.
Joseph Quesnel, Joseph Mermet et Michel Bibaud occuperont tout le tournant du XVIIIe siècle, jusqu'à Joseph Lenoir (1822-1861), poète de St-Henri qui annonce et prépare le romantisme parmi nous.
Joseph Quesnel (1749-1809) présente poésies, épîtres, satires, épigrammes et chansons. L'une de ses pièces est même jouée à Paris, en 1788. Joseph Mermet (1775-1820) manie une poésie plus claironnante, toute empreinte d'un lyrisme ample et fort, patriotique et guerrier, en maître d'armes qu'il était. Quant à Michel Bibaud (1782-1857), il est notre premier poète né au Canada et le premier à publier ses oeuvres sous forme de livres, l'habitude ayant été auparavant de s'en tenir aux journaux. Ses épîtres, rondels, épigrammes et chansons sont marqués au coin de l'art sévère d'une satire plus moraliste que lyrique.
C'est à ces trois sources que puiseront Fréchette et Crémazie, de même que tous ceux qui, jusqu'à Chapman, nous rappelleront que notre enfance canadienne a toujours été par nos mères bercée "Aux vieux refrains dolents des ballades normandes".
Un pays avant toute chose
Comme le dit un vieil adage,
Rien n'est si beau que son pays,
Et de le chanter c'est l'usage;
Le mien je chante à mes amis.
(G.E. Cartier)
Cette langue, en effet, née sur les lèvres des Gaulois, comme Chapman se plut à nous le dire, française indissolublement et catholique, comme la cloche de Louisbourg dont le pourtour en porte témoignage, sur ses racines outre-océanes donne bientôt des fleurs d'ici.
De ces premiers chants folkloriques jusqu'à nous, en passant par Gonzalve Desaulniers qui lui dédie, par son titre même, l'un de ses propres recueils, la France nous est nourricière.
"Salut à vous, bords chéris de nos pères", chantera François-Xavier Garneau, qui acclame de la sorte une France à la fois libératrice et libérée. Nérée Beauchemin présente ainsi ce nostalgique idéal de francitude qui traverse, intarissable, toute notre histoire:
Indivisibles patries,
Les deux Frances, pour toujours,
De tout notre coeur chéries,
Ne font qu'une en nos amours.
C'est à elle que l'on se réfère lorsque, voulant fustiger les velléités d'hermétisme de Guy Delahaye, on lui répondra que "notre esprit français n'est pas habitué à ces façons d'écrire" et qu'il "ne s'y habituera jamais".
Jean Charbonneau, l'un des fondateurs de l'École littéraire de Montréal, affirmera lui-même que tous les poètes regroupés à cette enseigne se sont appliqués à être français avant tout. C'est encore vers la France qu'alliés à Paul Morin, par qui "Les roses de Mossoul et les jasmins persans" se célébraient, les iconoclastes du terroir se tourneront, à l'heure du Nigog. Et c'est ce même Paul Morin qui, traduisant l'âme de son époque, nous confiera:
J'attends d'être mûri par la bonne souffrance
Pour un jour marier
Les mots canadiens aux rythmes de la France
Et l'érable au laurier.
L'érable et le laurier
Ces faiseurs de pays, dont nous sommes toujours, vivaient sur un sol neuf dans l'intimité des terres, des forêts, des abatis, des cours d'eau, dont leur existence même dépendait et dont ils recevaient les confidences. Ce sont donc les propos intimes de cette terre sauvage et des climats qui la défendent, que traduiront nos premiers poètes, les vrais pères d'une nation croisée de sangs indiens.
Joseph Quesnel nous livre quelque ruisseau familier: "Ô toi qui reposais sur ton urne tranquille", en vers subtils et intimistes. Quant à Joseph Lenoir, il fera figure de novateur en colorant ses textes d'exotisme.
Tout ce siècle passé, d'ailleurs, témoigne de la conquête de nos terres par le verbe et par le soc et, qu'il s'agisse du "Grand Meschacébé, voyageur taciturne" que chante Louis Fréchette, du Cap Éternité, qui a polarisé les soifs de Fréchette et de Gill ou de la forêt canadienne, il se plaît à proclamer les charmes de la nature.
Pour Fréchette, ce méditatif des fleurs et des feuilles volantes, les "Aurores boréales battent de l'aile comme d'étranges oiseaux", tandis que Chapman, poète des feuilles d'érable, les voit comme "un fluide clavier dont les étranges touches battent de l'aile ainsi que des oiseaux farouches".
Plus miniaturiste encore, Pamphile Lemay chantera la gerbe, les gouttelettes, les épis. Beauchemin immortalise les floraisons matutinales pendant que Desaulniers, poète des goélands et des forêts qui chantent, nous révèle un Rocher Percé autour duquel, à l'aube, "il semble que la mer s'éveille d'un long rêve".
Lozeau nous peint l'érable et Charbonneau, le hêtre. Charles Gill, cet habitué du Café Procope où Verlaine triomphait, nous fait participer à l'écrasement que cette même nature lui inflige. Le babil clair du ruisseau moussu lui est un torrent fougueux. Lozeau, de son côté, cette âme solitaire pour qui la nature n'est belle qu'en tant qu'elle lui rappelle un état d'âme, anime d'une vie tout intérieure le laurier et la feuille d'érable.
Et c'est sur cette lancée que l'École du terroir, où Albert Ferland présentera l'âme des bois, chantera le bouleau surtout, que Blanche Lamontagne-Beauregard, par nos champs et par nos rives, rêve sa Gaspésie et la moisson nouvelle.
Vieilles choses, vieilles gens
Sur ces terres qu'il apprivoise, c'est un peuple tout entier que le poète évoque, disant parfois sa joie de vivre, ou vénérant ses artisans, le bûcheron, le paysan et le coureur des bois, tous mus par une même aspiration à la vie agricole et rustique. Par son verbe, le poète fait de la dure nécessité un idéal.
À cette époque, c'est Napoléon Legendre qui sera le chantre par excellence de la famille et du foyer. Benjamin Sulte rimera le fermier, le paysan, le boisier, tandis que Alfred Morisset, peintre des habitants, présente avec entrain les veillées du bon vieux temps.
Les membres de l'École patriotique de Québec, qui se réunissent chez Crémazie, chantent, fin dix-neuvième, les soirées canadiennes, les joies et beautés de la vie rurale, le Canada, son histoire, sa nature, sa vie, ses fêtes, ses coutumes, ses légendes. L'épopée, ô paradoxe, s'y fait lyrique. Chapman dira le laboureur qui marche courbé dans le pré solitaire, "derrière deux grands boeufs ou deux grands percherons".
Pamphile Lemay, dans une poésie strictement terrienne et délectable, célèbre l'orme de Lotbinière et ces bois où "l'écho redit encore le chant rythmé des haches". Il y a des odeurs de clairière et de feux d'abatis vécus derrière un vers si bien ouvré!
L'École littéraire de Montréal publie en 1909, de Ferland, un recueil intitulé Le Terroir. D'identique allégeance, Desaulniers nous brosse, à la Millet, un Midi aux champs très ponctuel:
C'est midi, l'angélus, au clocher des villages
Tinte...
(Pendant que) près d'une meule
Où le foin s'est tassé, la maman toute seule,
Présente au nouveau-né son sein gonflé de lait,
Et sourit...
Son homme s'est signé dans un profond silence.
Nérée Beauchemin avait délimité, dans Patrie intime, les confins de cette poésie:
Je me suis fait une raison
De me plier à la mesure
Du petit cercle d'horizon
Qu'un coin de ciel natal azure.
C'est encore Beauchemin, précurseur du symbolisme chez nous qui, dans ses notes écrites en marge du poème, nous dépeint sa démarche, qui est celle de tout son siècle: "J'ai observé intensément les êtres et les choses qui m'entouraient et j'ai tenté de fixer quelques-uns de leurs aspects les plus frappants", précise-t-il.
À l'École de Montréal, cette observation permet au sentiment national de s'affiner et l'on y pressent déjà, à travers les excès d'un régionalisme qui, selon les termes mêmes d'Hermas Bastien, "risquait de dégénérer en indigénisme", que du terroir naîtra le nationalisme contemporain.
Notre maître le passé
Travaux des champs et amourettes paysannes, la paix rustique du foyer, tout, au fil des ans, se fixe en la mémoire des gens, leur donne des racines à même ce terreau de verbe dont le poète sans arrêt se fait le défricheur.
Moi je suis le vieil arbre oublié dans la plaine,
Et, pour tromper l'ennui dont ma pauvre âme est pleine,
J'aime à me souvenir des nids que j'ai bercés.
Ainsi s'exprime le poète des Vengeances ou de Tonkourou, en qui s'éclôt le souvenir des jours passés, tout comme un siècle auparavant, se chantait la mémoire de la "doulce France" sur nos rives. Les ans s'écoulent, se chargent de gloires, réelles ou fictives, qu'importe, jusqu'à Charles Gill, qui "rêve d'aller comme allaient nos ancêtres", et Chapman qui constate que notre langue française "est faite pour chanter les gloires d'autrefois".
Lozeau s'écoute vivre dans les poètes morts. Quand Ferland célèbre le laboureur, ce sont les laboureurs d'avant son époque qu'il aime à évoquer. En 1918, Louis-Joseph Doucet tourne toujours "vers les heures passées" ce regard si constamment posé sur les siècles anciens. Blanche Lamontagne-Beauregard, à la suite de Lemay, abordera le thème de nos vieilles maisons, tandis que Paul Morin, ce défenseur de l'art pour l'art, ce parnassien qui, ne vivant que pour l'éternelle Beauté, "sait l'orgueil des strophes ciselées", ne poursuivra pourtant son oeuvre, dans le secret de la belle impassibilité, qu'en allant à l'occasion "au cimetière silencieux, écouter la voix des ancêtres".
Puis, tout à coup, ce passé qui perdure est désormais soumis aux profanations des décades contemporaines: "Le passé dut être accepté avec la naissance, dira Paul-Marie Lapointe, il ne saurait être sacré. Nous sommes toujours quittes envers lui."
Même si Gilles Hénault et Jacques Brault vénèrent toujours le "Voyage au pays de Mémoire", Roland Giguère revient à la charge, évoquant et décriant parmi la Grande Main qui nous cloue au sol l'acharnement d'un peuple à vivre de ses souvenirs.
Suzanne Paradis traite ce passé comme l'une des grandes endémies du pays, pendant que Péloquin désire, cynique et nostalgique, "revenir à ce qui n'existe plus". Est-ce inquiétude, est-ce espérance, les monolithes désormais sont disloqués.
Nous sommes les Fils de la Défaite
Un tel attachement au passé, refuge bien souvent contre un présent qui se refuse au canadien d'antan, n'a que très récemment été avoué comme ayant été la contrepartie de cette Défaite qui nous a déchirés au plus profond de notre identité. Blessure si aiguë qu'il a fallu attendre quelques voix contemporaines afin de dire l'effondrement qui nous habite si profondément depuis la Reddition.
Philippe Aubert de Gaspé a beau tenter de se convaincre que "la cession du Canada a peut-être été un bienfait pour nous", il n'en demeure pas moins que, du témoignage même de Moreau de Saint-Méry, huit ans après la Conquête, "le patriotisme des habitants vient du fait qu'à la nécessité de se soumettre au joug de l'Angleterre", abandonnés des plus riches des leurs qui avaient pu se payer un passage de retour vers la France, "ils préfèrent l'exil et la pauvreté".
Nous sommes tous fils de la défaite. Comme le dira si bien Alfred Desrochers, "Je suis un fils déchu de race surhumaine". "Nous sommes frères dans l'humiliation", constatera Plus tard Jean-Guy Pilon.
D'où les enthousiasmes littéraires et patriotiques du groupe de la pléiade de 1860, à Québec, rassemblé autour de François-Xavier Garneau et de Crémazie, le libraire. Le Ô Canada d'Adolphe Routhier en résume à lui seul tous les thèmes les plus vivaces. On y exalte le Chant du vieux soldat canadien, avec la verve claironnante dont, plus tôt, Mermet avait donné l'exemple. Le drapeau de Carillon flotte sur tous ces textes, parmi lesquels Rémi Tremblay fait entendre sa voix, et l'héroïsme, parfois si flamboyant, est bien souvent mélancolique.
C'est Crémazie, surtout, l'un des chefs de file de cette génération, qui donne le ton:
Ô Carillon, je te revois encore,
Non plus hélas! comme en ces jours bénis
Où dans tes murs la trompette sonore
Pour te sauver nous avait réunis.
Je viens à toi quand mon âme succombe
Et sent déjà son courage faiblir;
Oui, près de toi venant chercher ma tombe,
Pour mon drapeau, je viens ici mourir!
C'est toute l'âme d'un peuple et d'une époque que l'on retrouve en de tels vers enclose, pendant que Louis Fréchette poursuit sa Légende d'un peuple et qu'Alfred Garneau redit ce passé nostalgique et résigné avec un calme et une douceur dont l'École de Québec a peu d'exemples. Lemay le proclame en son vers ciselé, plein d'une émotion soutenue, et quand il remue la cendre au fond de l'âtre antique, des souvenirs morts en jaillissent radieux. C'est d'ailleurs beaucoup plus une tentative de résurrection qu'une épopée, qui se profile au sein de tous ces textes. Notre langue même, dira Chapman, "est encore vainqueur sous les couleurs anglaises!"
Avec l'École littéraire de Montréal, ce patriotisme se personnalise. Patrie intime, en 1928, le manifeste avec tranquillité. Albert Ferland, par contre, souligne l'insuffisance de la parole patriotique. Ainsi la patrie avertit le poète.
Poète, mon enfant, tu me chantes en vain.
Je suis la Terre ingrate où rêve Crémazie;
Célèbre, si tu veux, ma grave poésie,
Mais pour toi, mon enfant, je n'aurai pas de pain!
Insuffisance qui manifeste peut-être l'avance que le poète, ce voyant, possède sur la conscience de ses contemporains, qui ne se reconnaissent habituellement en lui qu'avec un long retard.
Blanche Lamontagne-Beauregard déploiera quand même un patriotisme exalté: "Tout poète est grand qui chante son pays", dira-t-elle, bien qu'Emile Nelligan ait, peu auparavant par l'intrusion d'une Négresse dans nos lettres, tordu le cou de ces esprits tendus dans l'héroïsme des morts, l'éloquence des hommes d'État, l'amour des fleurs-de-lys et de la Marseillaise. Dans la foulée de cette poétesse, Robert Choquette fait de la poésie une oeuvre civique où "le poète doit chanter la patrie en associant la bonne volonté de Crémazie et de Fréchette avec ce que l'expression poétique a gagné depuis trente ans".
Mais c'est Mgr Paul-Eugène Roy, qu'Olivar Asselin traitait de vieille momie sortie tout droit de chez Toutankhamon, qui, en 1928, situe peut-être le mieux ce patriotisme du passé: "Faisons notre littérature militante, appliquée à défendre le verbe gardien de la foi", dit-il, en reprenant l'expression même qu'Henri Bourassa forgeait dix ans auparavant, "et elle s'érigera jusqu'à la hauteur du plus généreux apostolat".
La langue gardienne de la foi
Nos textes ancestraux portent la marque d'un moralisme clérical, inséparable, pour les gens d'alors, de la pérennité du fait français.
Ainsi Joseph Mermet s'éloigne à regret de ce sublime Niagara "où la grandeur de Dieu se peint dans un abîme". Beauchemin a lui aussi le souffle d'une âme croyante. Chapman dira que notre langue française "chante partout pour louer Jéhovah". Gill verra dans le Cap Trinité, "ce rocher qui de Dieu montre la majesté". Lozeau témoigne d'un catholicisme de tout instant, de l'intime douceur de l'amour, sur la lancée d'Hector Demers qui, au tournant de ce siècle, donnait dans le genre religieux le plus traditionnel et de Louis Dantin, ce confident de Nelligan, dont les textes sont empreints d'une inquiétude religieuse tout angoissée. Louis-Joseph Doucet offre son Ode au Christ tandis que Ferland célèbre La Fête du Christ à Ville-Marie. Plus près de nous, c'est Rina Lasnier qui reprend la poésie réflexive et morale, l'apologie des valeurs éternelles et l'appel, par un sens claudélien du devoir, au dépassement de soi.
Ce moralisme dominant s'étendit à tous les champs d'action. Michel Bibaud, qui mettra en satire les péchés capitaux, le manifeste lorsqu'il affirme que Fréchette témoigne dans son oeuvre du fait que Dieu aide toujours les faibles, pendant que l'anglo-protestant proclame de son côté que ce même Dieu donne la force au défenseur du droit. "Assis sur sa borne pensive", Jean Charbonneau, notre presque contemporain, empruntera encore aux classiques ses thèmes moralistes:
Si je ne suis Boileau, je serai Chapelain
Pourvu que ferme et fort je bâtonne, je fouette,
En dépit d'Apollon, je veux être poète.
Généreuse Albion!
Autre facette de ce moralisme, le loyalisme imposé par le clergé et les classes dirigeantes s'avère nécessaire pour que ceux même qui l'imposent puissent tirer profit de l'exercice de leur pouvoir. Et peut-être bien aussi qu'une telle imposition constituait en fait l'unique condition de survivance sur ce sol occupé. Qui sait, la liberté ne sera-t-elle jamais qu'une faille dans les parois de l'ordre, une erreur de parcours qui ne profite qu'au poète? C'est pourtant ce principe de l'obéissance absolue que l'élite restante, au moment de la Conquête, fait peser sur le peuple, en vertu d'un pouvoir tout aussi absolu qu'elle s'était conféré.
En 1809, la Société littéraire de Québec organise un concours de vers français ou latins pour l'anniversaire de George III. Le vainqueur, un officier du régiment de Dalhousie, avait présenté ce qui suit:
Oui, triomphe Albion! oui, ta terre propice
Des orphelins français fut la tendre nourrice,
Oui, tu sus oublier qu'ils furent tes rivaux:
Tu sus les recevoir comme amis, comme égaux.
Généreuse Albion! le bonheur de la France
N'est dû qu'à tes efforts, n'est dû qu'à ta constance!
Aucune valeur littéraire, bien sûr, mais que de servitude! En 1829, Isidore Bédard, s'adressant à ses compatriotes, loue l'Anglais en ces termes:
Respecte la main protectrice
D'Albion, ton digne soutien...
Tu n'es pas fait pour l'esclavage,
Albion veille sur tes droits.
Au plus creux de la vague, le ton railleur prévaut. Le Gascon écrira, en 1834:
Ah! c'est un homme à part qu'un rêveur patriote...
Il use d'un poignard pour cacheter ses lettres...
Ainsi, jusque vers 1890, où le conformisme devient immobilisme, comme si '37 n'avait pas existé.
Saint-Denys Garneau n'aura pas tort d'affirmer que tout un passé de soumission collective entrave encore nos possibilités d'expression, passé devant lequel la plupart, avec Beauchemin, n'auront affiché qu'une résignation tran mile, triste et mélancolique. Comme le dira Jean Narrache (Lile Coderre), "on peut se plaindre, mais pas se révolter".
Simone Routier se situe dans la même veine lorsqu'elle attribue au sol même ce sentiment d'impuissance collective:
La neige tombe
sur le sol résigné de mon pays.
Et Gilbert Langevin, qui constate: "Ô ma peuplade immobile comme un meuble quelconque". Et Luc Perrier de mettre l'épaule à la roue séculaire:
Reste à vivre en haut lieu d'espérance
Comme l'arbre recommence à tout âge
Sa mélodie de feuilles de grand air.
Ce n'est en somme qu'avec Refus global que "la honte du servage sans espoir fait place à la fierté d'une liberté possible à conquérir de haute lutte".
Une race qui ne sait pas mourir
Gatien Lapointe résume la constance de cet acharnement à survivre lorsqu'il nous dit:
Je n'ai rien appris,
Je n'ai rien compris que cet arbre
Qui s'agrippe à la terre
Et qui dit Non.
Le coup qui nous a été porté au moment de la Conquête aura été si violent que ce n'est que deux siècles plus tard que, le choc surmonté, poèmes et chants pourront se dire de la Résistance.
Joseph Quesnel pourtant, prophète à sa manière, parlant des poètes, ses semblables, affirmait:
Ils entretiennent le feu sous la cendre:
viennent des circonstances propices,
et il renaîtra.
Claude Gauvreau, en véritable créateur, extrêmement sensible, donc, à tout asservissement, poursuivra, devant l'impossibilité du pays réel, sa propre quête de survie, en précisant ainsi le sens de sa démarche:
Et pour continuer à vivre
Dans nos solitaires et silencieuses cellules
Nous commencions d'inventer un monde
Avec les formes et les couleurs
Que nous lui avions rêvées.
Suivant par là les traces de Saint-Denys Garneau qui, mesurant l'enjeu de ces tentatives séculaires, conclut au nom de tous:
J'ai perdu tout le cercle à courir vers le centre.
J'arpente un temps d'attente
D'où un climat de tristesse, de désespoir même, d'angoisse. Dès 1877, Hector Fabre le soulignait en ces termes:
Notre littérature manque de types joyeux. On ne rit pas assez de ce bon rire que nous aïeux avaient importé de France en le développant. Nos personnages sont, comme nous, graves et compassés.
C'est le thème de la mort qui reflète le mieux cette âme nostalgique du Canadien, thème si cher à Saint-Denys Garneau, ce maître de la poésie abstraite et de l'angoisse métaphysique, pour qui le peuple mort est en attente de résurrection:
Mais le mort a soif et demande à boire.
Thème repris par Chamberland, chez qui "vivre épousera la mort transgressée", et par Suzanne Paradis, pour qui ce même vivre consiste à "ramener la mort au-dessus de la vie", de sorte qu'à l'intérieur du poème, nous pouvons dorénavant, avec Jacques Brault, nous demander "en quel espace nous acquitter de la mort?"
Pourtant, Alfred Garneau avait été le poète d'une tristesse résignée: "Mon pauvre coeur semblable à l'épi qu'on flagelle", murmure-t-il en sa complainte. Pamphile Lemay aussi, qui se perçoit, à l'image du peuple, "comme un timide oiseau dans une étroite cage", alors que Beauchemin étalait, sur le thème de la maison solitaire, cette difficulté de vivre à laquelle Paul Morin s'attardera plus tard franchissant cette longue suite "des jours et des jours" ou, fidèle à Lemay, l'homme d'ici, étranger au milieu de ce monde, pressentait que "l'ennui, comme un boulet, rendait son pas plus lourd".
Seule en un coin de terre où planent la tristesse
Et le mélancolique et vague ennui des soirs,
Ainsi, comme ses vieilles maisons, le canayen "supporte tout, sans murmure et sans haine" (Alphonse Désilets).
Si Paul Morin évoque en termes analogues "cette soif de souffrir (qui) nous étouffait au cou comme mille pendaisons", Charles Gill, lui aussi, s'adresse à ses compatriotes comme à, de "mornes vivants dont l'âme est en proie aux vains bruits"; itinéraire dont Nelligan aura vécu tous les cheminements, lui le majestueux, l'altier mélancolique, l'âme désespérée dont la pensée était "couleur de lumières lointaines". Tristesse et fatalisme: pas un de nos poètes, âme du peuple même, qui n'en soit atteint.
Depuis que triste, hélas! sans force et sans défense,
J'ai fini d'effeuiller les roses de l'enfance,
nous avoue Blanche Lamontagne-Beauregard, celle qui, précisément, n'aura pas vécu d'enfance.
Mon Québec, ma terre amère ma terre amande,
J'ai de toi la difficile et poignante présence
avec une large blessure d'espace au front,
dira Miron, et Giguère de renchérir, en constatant qu'il traîne une existence diminuée, parmi ce monde de cendre, de lune, d'eau glauque, de sable, de boue.
Nous sommes ces confins d'idéale tristesse, désertés par l'espoir, et cette attente exacerbée nous plonge dans l'angoisse. "J'ai faim nous avons faim nous sommes la poussière" (PaulMarie Lapointe). En ce pays scalpé de sa jeunesse, mon pays né dans l'orphelinat de la neige" (Jacques Brault) et tout au long de ce jour malaisé, nous sommes "les otages de la joie" (Gatien Lapointe). Comment pourrions-nous "être autre chose qu'une source de regrets mal ensevelis?" se demande Gilbert Langevin; et Juan Garcia de poursuivre que "sans arrêt son sang lui fait défaut, en ce monde mal éteint qui l'invite à le suivre", dans une sarabande où Gauvreau voit tous les limiers de l'ordre, "ces satrapes, le poursuivre comme un jaune dans une rigole abrupte, dans une corne de bélier".
Pendant ce temps, "le volcan se retourne dans sa lave et patiente" (Giguère), "comme une eau retenue" (Jean-Guy Pilon). "Je suis désert ardent dépeuplé par l'attente, car je traverse ces temps, le souffle à fleur de vivre et le coeur en rafale." (Courteau)
L'absolu comme un cri que le silence exalte le déchire d'un trait, l'arrache aux chairs du temps où l'espoir imperceptiblement patiente sur nos corps foudroyés que les neiges calcinent. Clément Marchand évoquait ce vertige comme celui d un "corps ainsi qu'un arc tendu vers l'éphémère", corps de celui qui a mal et peine "comme une morsure de naissance" (Miron), d'une naissance percutée "comme un coup de hache au front." (Courteau)
C'est qu'au sortir de cette introspection de verbe, une certaine déception persiste, l'impression surtout d'un douloureux désarroi, abîme insondable à celui qui pourtant était "né de la lumière de l'évangile des temps heureux" (Luc Perrier).
Aussi sommes-nous en mesure de constater, avec François Hertel, qu'une pareille déception s'immisce insidieusement dans tous les champs de la conscience:
Et voici qu'un bon matin on se réveille,
porc parmi les porcs.
et avec Gilles Hénault, que "les mains fraternelles n'étaient que branches brisées".
Un canadien errant
Depuis Antoine Gérin-Lajoie, notre pays n'a cessé d'en être un d'errances et d'exil. Crémazie, en une vision étrangement prémonitoire, lui qui, mort exilé, sera déposé dans une fosse commune au Havre, évoque cet exil, celui de tout un peuple:
Loin de son lieu natal, l'insensé qui s'exile
Traîne son existence à lui-même inutile...
Et peut-être, ô douleur! ces lointaines contrées
Ne lui donneront pas l'aumône d'un tombeau.
Quant à Louis Fréchette, c'est de Chicago qu'il nous donnera La Voix d'un exilé, et Charles Gill, à sa façon, poursuivra l'errance et son exil comme une sorte de mal nécessaire: "J'errais seul, à minuit, près de la pauvre église". Errance, solitude, noirceur et pauvreté, par le verbe assemblés, tout y est, à l'image de cette existence d'emprunt qui leur donne naissance.
René Chopin nous livre son Coeur en exil, tandis qu'Alain Grandbois nous offre de "construire un pays pour marquer la fin de l'exil".
Car dans l'exil obscur des regards naufragés, mettant le cap sur un impossible royaume, erre éternellement le navire fantôme, sur des mers inconnues où la dérive lui tient lieu d'âme. Nous errons, crevassés de gouffres imprécis, "nous, les déracinés d'aucune terre". (Réginald Boisvert).
Entre les failles de l'absence
"Entre les failles de l'absence, j'habite" (Boisvert), là où "je suis l'absent aigu", celui qui peut, avec Jean-Guy Pilon, clamer: "Ce pays n'a pas de maîtresse: il s'est improvisé. Tout pourrait y naître; tout peut y mourir". Nous ne sommes que sursis et lorsque nous voulons arrimer l'espoir quelque part, c'est à nos vies amarrées qu'il nous le faut nouer, car tout ce que nous possédons, pour l'instant, c'est "un pays de parole à peupler de dérives" (Courteau). L'homme d'ici escalade l'absence, intemporel, intense, et nous allons sans comprendre, peuple des temps absents désertés de tous lieux, jusqu'à l'hallucinante "Présence de l'absence" (Rina Lasnier). Ainsi Saint-Denys Garneau reprend le chant de François-Xavier Garneau qui, voyant en 1837 l'esprit s'éteindre comme une lampe où manque l'huile, interroge son "peuple submergé par la fatalité".
Je marche à côté d'une joie,
D'une joie qui n'est pas à moi,
D'une joie à moi que je ne puis pas prendre.
Au comble de l'aliénation, nous n'avions guère plus d'autre choix que d'être, avec Hertel, "le fouet impitoyable emporté par une main sans but... Pour que Dieu n'ait pas été le Seul à se repentir de la naissance de l'homme!"
Car, "puisque l'homme a rompu les ponts avec le ciel", (Roger Brien), comme le constate Fernand Dumont, "nous écrivions (depuis nos origines) à distance de notre être profond, et nous vivions de même!"
Notre destin, en somme, fut "d'être au monde comme n'y étant point" (Saint-Denys Garneau) pour y vivre les "Poèmes d'une Amérique étrangère", écrits par quelque "obscur blanc nègre-blanc, le juif la déjection... par un peuple d'emprunt" (Paul-Marie Lapointe).
"Une neige de fatigue étrangle avec douceur le pays que j'habite, et je persiste en des fumées, et je m'acharne à, parler" (Yves Préfontaine). Mais ce pays est sans parole, lui qui en a pourtant l'âge. "Il nous faudrait trouver le cri qui rallie toutes les angoisses, qui exprime toutes les joies. Mais nous sommes aphones" (Gilles Hénault), et "nos voix, lorsqu'elles arrivent àsurgir, ne font que taire en nous le cri noir du vaincu" (Courteau), car "il n'a pas de nom ce pays que j'affirme et renie tout au long de mes jours" (Jacques Brault).
Devant l'angoisse qui l'étreint, Michèle Lalonde opte pour l'imprécation: "Pour raconter une vie de peuple-concierge, rien ne vaut une langue à jurons. Notre parlure n'est pas très propre, tachée de cambouis et d'huile. "Le Québécois, à tout le moins, éprouve quelque difficulté à coïncider avec lui-même, et avec le monde environnant (Juan Garcia) qui le marginalise comme "un criminel ambiant" (Gauvreau), "éparpillé dans ses gestes et brouillé dans son être", et doté "d'une âme maintenue minimale" (Miron).
Pendant que, te couvrant de gloires éphémères,
Tes amuseurs publics, Québec, d'un air narquois,
Te font caracoler sur des chevaux de bois,
(Courteau)
Tu marches, peuple, sans comprendre, coincé entre le temps et l'éternité d'être, comme un obscur damné aux délires étranges, "isolé du vain bruit dont s'étourdit le monde" (Lozeau).
Meurtris par la réalité, nous exhibons nos blessures (Charbonneau, Alain Horic) à tout venant, nous en prenant, pour conquérir quelque lucidité, à tous les autres, dont la présence, perçue comme étouffante, nous empêche d'être nous-mêmes.
"C'est eux qui m'ont tué, sont tombés sur mon dos avec leurs armes, m'ont tué, sont tombés sur mes nerfs avec leurs cris, m'ont tué" (Saint-Denys Garneau). "Bêche et rien, ni l'or ne croîtront dans le sol aride où j'ai vu quelque soir l'homme que je fus me suivre et m'épier. Mais les détours l'ont étranglé" (Gilles Hénault). Cette agression est collective (Lue Perrier). Et tout se passe loin de nous: "Nous étions au départ de la vie. Elle partait et nous la regardions partir, lui souhaitant bonne chance" (Giguère). Le visage offensé (Suzanne Paradis), perdu parmi les mondes assujettis (Péloquin), "l'homme aux joues évaporées entend le marteau sur son crâne" (Gauvreau) et si son peuple octobrisé est mis aux fers par ce siècle d'instincts, "c'est que des pas durs ont marché dans ses hanches" (Éloi de Grandmont).
Murés en nos tombeaux comme des rois maussades
"La solitude est notre seule maison" (Gatien Lapointe) et s'il est des îles, des temples en son sein, ils ne sont que de nuit. "Je suis le veuf de la nuit, je suis le veuf d'une invisible terre" (Grandbois). "Car je suis seul et je combats debout" (Garcia) et je ne marche qu'à demi dans ma vie, "coeur apatride et seul, braise vide au poing" (Gatien Lapointe). "Je suis l'âme solitaire."
Le poète, isolé du monde, dans sa chambre,
Rêve à la grande paix des tombes de décembre,
disait Lozeau, "tel qu'en sa solitude" (Charbonneau) "je suivais son chemin, nocturne et solitaire" (Louis-Joseph Doucet). La femme même est tenue à l'écart par ce manque à communiquer, ce silence inculqué: "À celle que j'aimais, je rêvais solitaire." (Alonzo Cinq-Mars)
Pas étonnant dès lors que nos textes portent le reflet d'un tel pessimisme natal. Car le poète issu de ce peuple de porteurs d'eau, s'il va sur mer, "sait bien qu'un dernier souffle le guette. Pour lui, comme pour nous, ce sera la défaite" (Doucet), car l'histoire se recommence!
Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif..
Que reste-t-il de lui dans la tempête brève?
Hélas! il a sombré dans l'abîme du rêve!
(Nelligan)
Or, tant d'abîmes s'ouvrent sous nos pas! Ici, "on a la vie devant soi comme un boulet lourd aux talons" (Saint-Denys Garneau). Là, "les temples sont effondrés" (Préfontaine). Du désespoir jusqu'à la foi totale, la vie n'est qu'un " fragment du château qui fut bref" (Garcia), de qui ne connaît "qu'un espoir de terrain vague", où l'homme "est un mégot de survie, un vivant agonique" (Miron), qui passe, "environné de ses naufrages" (Grandbois); et qui habite un cri qui n'en peut plus de "heurter, de cogner, d'abattre ces parois de crachats et de masques" (Y. Préfontaine). Apatride (Michel Beaulieu) sans cesse, il fait sur ses chemins des jours d'étrange attente.
Je te jonche, défait, femme comme une épave
Car il faut, malgré tout, "aimer ce pays comme on aime une femme" (Pilon), cette femme aux couleurs mêmes de son pays (Pierre Trottier). Mais ici comme en tout, l'homme lui reste soumis, passif d'une passivité dont il la voudrait même investir: "Ne parle pas, ton corps est plus qu'une parole" (Roger Brien). "J'attends que tu viennes, qui que tu sois, j'attends" (Pierre Perreault), affirme celui qui voit la femme comme une initiatrice et médiatrice de bonheur: "Femme, peuple-moi des soleils qui sombrent sous tes bruines". Et si certains, devant la femme, nous avouent "blanchir en voyage", avant que vienne la génération du pays à reconquérir, celle-ci n'est que rêvée, "comme une vieille chimère qui, avec le jour, s'enfuit" (Cinq-Mars), irréelle en tout temps, et tout autant que le pays, sauf lorsqu'elle assume sa maternité, lorsqu'il est question de "ces femmes que l'amour a faites créatrices" (Cécile Chabot). Mais règle générale, "le songe de la femme, cette terre des hommes, n'en est un que de la fiancée détruite" (Michèle Lalonde), quand elle n'est pas la femme au pays de neiges adorable qui "s'inscrit, de tendresse, lumineuse de tous feux " (Giguère). Une arbitraire hiérarchie s'instaurera entre elles: "Nos femmes les plus tendres entreront en état de neige, les fabuleuses, ranimant le fleuve Oh! lentement contre leurs lèvres" (Fernand Ouellette). Et c'est après avoir subi une épreuve, celle d'avoir atteint la tendresse désirée par l'homme, qu'elles sont promues au rang de l'irréel. Piètre récompense, pour celle qui a été perçue comme la presque seule force capable de ressusciter le pays, mais tribut conforme, sans doute, à ce "Portrait d'homme immobile" que nous livrait Jovette-Alice Bernier. "Si je ne croyais plus en toi, je ne croirais plus au pays", car "l'homme, force obscure, s'allège dans son mouvement vers elle dont le corps est perçu comme canal unique vers l'absolu" (Ouellette). Suzanne Paradis nous présente une femme, danseuse écarlaté, à qui, dans ces conditions, il est conseillé de fuir, elle "qui allume l'incendie des quatre coins du monde", et qui, à son tour, demande à l'homme "en amont de l'amour", de passer, car "elle le suit, le croit". Pour Péloquin, par contre, elle constitue un empêchement d'aller plus loin. À tout le moins, elle est ce temple étrange où se rêve quand même une tendresse. "Car c'est l'amour, vois-tu, qui fait le plus souffrir", nous confie Paul Morin.
Sur fil métamorphose
Roulant, avec Anne Hébert, dans de tels ravins de fatigue, l'être désemparé finit parfois par pousser un cri de révolte. Alain Grandbois, qui l'a entendu, l'incite à tuer la mort, à lui substituer la vie: "Oh Mort, pour nous jusqu'à ton ombre même est morte en chemin. Ah, tu ne nous atteindras jamais plus."
Mais, précurseur et générateur de toutes les révoltes, c'est le surréalisme qui, profanant toutes les idoles, a ouvert chez nous toutes les portes. Cette réaction contemporaine est proclamée et constituée par un refus global du catholicisme ancestral, des repliements sur soi, de l'attachement au passé, du règne de la raison hiératique, bref, de toutes les formes d'étouffement progressif de notre vie, et bien que chacun des poètes actuels ait connu sa "période Saint-Denys Garneau", c'est d'une reconquête qu'il s'agit dorénavant. Ce réel absolu sur fil métamorphose assume maintenant le risque de l'expression totale, et ce réel rassemble toutes les rages contre les tabous, l'éclosion des désirs illicites, l'instinct qui transgresse la norme.
Déjà, au temps de Delahaye, Marcel Dugas avait convié les siens, sans grand succès pourtant, puisqu'il était trop tôt, à la révolte surréaliste: "Sois incohérent, sois incohérent! Et pour taquiner la nature, offre-toi, en imagination, la comédie de la perversité intégrale."
"Faisons crânement du laid et tuons partout la solennité", réclamait un article du Devoir, dès 1912. Avec des images de femmes-flashes, à la Patrick Straram, les incursions verbales de Pierrot Léger, les pornographies textuelles de Denis Vanier, les images insoutenables de Louis Geoffroy le phallologue, les agressions, lentes et linguistiques intrusions de Claude Beausoleil, les jeux radicaux de Guy Gervais, chaque poète peut désormais constituer une cellule verbale terroriste subversive qui brandit la provocation à la face du monde.
Certains surréalistes, d'obédience marxiste, font du texte-prothèse, lancent sur tous les murs le poème-molotov, éphémère éclat d'une littérature-objet, le poème-coca, en verre ou en cannettes, à jeter après usage. Les messianistes d'autrefois se voulaient être les directeurs de nos consciences. Les marxistes aspirent maintenant à s'en faire les éveilleurs. Et ce nouveau clergé n'a changé que de dieux.
"Les saxophones scient les planchers", mais "d'en avoir bu tout le cendrier", sur rythmes de jazz, avec un cri matraque nous agresse: "Arbre, arbre pour l'arbre et le Huron" (Paul-Marie Lapointe). Calorifère de Péloquin loge à l'enseigne du texte-incursion. "La culture n'existe qu'en ruant dans les brancards", d'affirmer Michel Van Schendel, qui note que la révolte des poètes canadiens porte non seulement sur les valeurs, mais sur les formes qu'elles se donnent. Dont le vers régulier. C'est la voie de la révolution par le langage, qui ne manque pas de tenants.
C'est que notre poésie a été de toutes les écoles de France, sans en excepter aucune. Classique, romantique ou parnassienne, le vers pour la chanter emprunta au Vieux-Monde l'éloquence, puis lui tordit le cou, - avec quelques années de retard, avant la venue de Nelligan, - quand les Français le firent. La Comtesse de Noailles avait une grande influence sur Paul Morin, qui fréquenta son salon. Souvent nos poètes du siècle dernier s'exprimèrent dans un romantisme mitigé de parnasse, jusqu'aux bibelots hérédiens d'Arthur de Bussières.
Ma vie intérieure en poème s'épanche
Aux rythmes variés des sentiments divers. (Lozeau)
Avant ce siècle, les seules audaces syntaxiques se bornent à l'insertion de propositions incises entre deux adverbes qui se modifient. Quelques fois, la césure est minée, comme chez Charles Gill, qui rompt l'alexandrin ici selon le rythme 5/7: Lors j'ai crié: "Quel Montagnais dans l'ombre pleure?"
Avec Nelligan, le moi envahit nos lettres alors qu'une virgule mal placée donnait la fièvre à Albert Ferland. Blanche Lamontagne-Beauregard présente des vers presque libres, une poésie qui, sortant de son coffrage trop rigide, aspirera aux rythmes des musiques intérieures.
Mais "celui qui sait l'orgueil des strophes ciselées" ne sait pas plus mourir que le peuple qui lui a donné naissance et, célébrant ce vers coexistant au fait français, l'alexandrin, le gonfle désormais des souffles hachurés, tout aussi bien que des rythmes latents de l'âme la plus vaste. Ce souffle né du Roman d'Alexandre se prête au même développement sonore, à l'interférence réciproque des accords, à la suppression de tout lien syntaxique apparent, à tous les blottissements sonores en vue de la sensation pure, à l'élévation de la syllabe au rang de l'absolu lettriste, à tous les paroxismes même, que tout vers réputé libre de ce temps. Et il sait lui aussi accéder à "la neige des sons glacés imperturbablement beaux" (Péloquin).
Bien que de Fréchette à Simone Routier, comme le clame Louis Dantin, l'évolution à laquelle Albert Dreux a pris une part active ait eu lieu, et que le vers libre soit dorénavant parmi nous, l'alexandrin vivra sans cesse et, à l'instar des grandes orgues, saura toujours recomposer l'émouvante synthèse de tous les instruments, cuivres, cordes et bois.
Vers une naissance incessante
La révolte tisonne le coeur de la jeune génération, qui refuse toute prédestination, toute soumission, toute compromission parfois.
J'ai refusé le lent cheminement
De la poussière
Pour traverser les jours comme un nageur. (Alain Grandbois)
Mais il ne suffit pas que demain l'on mange la tête du serpent, et de se demander, une fois le dard et le venin avalés, quel chant nouveau viendra nous charmer (Giguère). Car bien que j'aie "mon coeur au poing comme un faucon aveugle" (Anne Hébert) et que je hurle comme L'Afficheur, - "Parler, parler tout haut avec la véhémence d'un racheté, revenir à soi comme une bouée, croire à la justesse des choses" (Olivier Marchand) - c'est à l'oralité que plusieurs confient leurs accents. "Celui qui sème la conscience est mangé de joie", entonne Raoul Duguay. Car cette pratique qui tourne les choses, comme les noms, à l'envers, pour les mieux comprendre, force faite toute de spontanéité, c'est à nos chansonniers qu'elle incombe, à ceux qui, engagés dans le refus de la société actuelle, percutent une parole que l'émotion fortement module.
Au-delà de cette oralité, certains prônent le recours au pays (Pilon), ainsi que nous en a donné l'exemple Alfred Desrochers, nous léguant "ce mal du pays neuf" qui le hantait. Ce pays neuf, que Jacques Brault tente de pousser vers sa naissance, c'est par la poésie que plusieurs entendent l'édifier (Miron, Chamberland, Lalonde).
D'autres, évoquant la violence révolutionnaire, offrent d'ouvrir le feu (Gilbert Langevin), alors que Miron espère concrétiser le texte par un geste, un recours collectif: "Levons nos visages de terre cuite et de cuir repoussé" et passons à l'attaque. Car, "quand nous reviendrons, nous aurons à dos la victoire, et à force d'avoir pris en haine toutes les servitudes, nous serons des bêtes féroces de l'espoir". À la violence subie doit répondre celle de la riposte :
Car le coeur bat comme une porte
que plus rien ne retient sur ses gonds. (Giguère)
Pour Gilles Hénault, qui entend rogner tous les dieux, cette violence est avant tout verbale; il lui faut "des mots comme des balles" pour forger la mitraille du verbe dont il veut cribler nos pas. Mais cette violence même semble incertaine: "Je serai au centre du feu, explosant comme une grenade, projetant partout le sang avalé depuis vingt années", mais c'est en vertu d'une cause qui lui échappe encore que! "bientôt le volcan sonnera midi". (Giguère)
Sont fustigés dès lors ceux qui passivement attendent une parole de délivrance, car "ils n auront pas le droit, ils seront seuls et le coeur chargé d'une fausse espérance, ils attendront l'impossible délivrance des mondes." (Michèle Lalonde)
D'autres, avec Lue Perrier, s'essaient à reconstruire l'enfance, ayant au coeur la mémoire des temps où le poète encore naviguait sur des bateaux de rêve faits de bouts de bois, encore que le recours à la femme nous offre une autre voie d'accès:
Et par toi j'apprenais
À me faire un visage pour vivre avec les miens.
Et à cet homme qui constitue une sorte de menace à son intimité, la femme répondra, qui joue le jeu.
Ce fol dieu à lier d'ombre étrange,
Je lui donne la soif avant l'eau...
Lui seul dans mon lieu noir me dérange.
(Suzanne Paradis)
La femme ainsi conçue est investie d'un sacerdoce nouveau, prolongement des vieux messianismes mâles, car ce culte à la femme offert, récompense qu'elle s'est acquise en vertu de son entreprise slavistique, stigmatise une mâle suprématie mythique qui perdure: "Le tonnerre seul de mon sexe total, divisant ta vie qui croit en dévorant, t'ouvrirait le sein à, la sonorité du soleil." (Ouellette)
Alexis Lefrançois, carcéral, nous propose comme solution le recours à la quotidienneté la plus désabusée, au goût de l'insolite, aux réflexions du passager d'autobus qui pourrait contribuer à nous faire évader de notre condition de Québécois, conquis. À l'opposé, Alain Horie nous offre de partir vers un ailleurs, de "quitter ce plateau angulaire des vertèbres".
Déjà, Nelligan avait proposé de fuir "vers le castel de nos idéals blancs, aux plages de Thulé, vers l'île des Mensonges, sur la nef de vingt ans, de fuir comme des songes", de s'étourdir à crever dans son cerceau de vivre, s'enivrer de ses sons pour la suite du songe. Se faire le châtelain des chimères d'Espagne, "prendre la fuite ensemble et rire des agents", comme le suggère Sylvain Garneau, "crier en angle droit", tel qu'abstraitement Péloquin le propose, autant de projets offerts à la méditation du poète actuel.
Mais "voici qu'un peuple apprend à se mettre debout", affirme Jacques Brault, et le poète, pour témoigner de la détresse des siens, lance un appel à la marche collective, annonce la victoire définitive.
Avec Pierre Morency, l'homme est convié au recommencement du feu, là où, à l'origine, était le verbe. Et le poète ainsi touché chantera
Jusqu'à ce que la voix de son corps périssable
Fasse un hymne d'amour qui ne mourra jamais. (Robert Choquette)
Le poème y devient un acte de foi dans le destin individuel et collectif et ne requiert aucun prosélytisme, sachant que la libération d'un peuple, d'abord et surtout, consiste à permettre à chacun de s'exprimer, de devenir créateur, chaque recueil étant une nouvelle affirmation de soi.
Qu'il s'agisse de la recherche verbale intransigeante de Gauvreau ou "de soulager, en la communiquant, la peine" (Lemay), on peut redire, avec Hertel, sans crainte de se tromper, que "chaque homme a son rythme, un rythme qu'il porte avec soi, comme un pipeau virgilien, et que c'est à cet unique diapason qu'il doit s'ajuster". Voilà l'unique engagement, la vocation suprême du poète!
C'est en des termes analogues que Jean Charbonneau invitait les gens de ce début de siècle:
Si tu nourris ton coeur d'espérance inconstante,
Ce coeur vivra quand même, ouvre-le, suis ton goût.
À Crémazie traitant son peuple d'épicier, le poète contemporain répond que, sans prédication, "il tient à l'épicier de purs propos d'épices", tout en vivant le verbe, "comme ces rois déchus que le cri désencombre".
La poésie, depuis Nelligan, Lozeau, Dantin, est définitivement tenue pour ce qu'elle n'aura jamais pu être d'autre, c'est-à-dire un art, une fin en soi, et non pour un moyen d'action quelconque. Aux poètes d'aujourd'hui, toujours aussi rêveurs concrets et d'une âme aussi fière que ceux de jadis, d'aspirer à laisser croître "au jardin de l'humain les fleurs qu'on ne voit plus", comme le formule avec sérénité le Commandeur Roger Brien, de tendre à buriner le poème total, celui qui, donnant au lecteur l'occasion de se former une vision intime et vaste de ce qu'il a lu, lui permet par le fait même d'accéder à la poésie pure.
Conclusion
Ainsi cet herbier se referme. Tant mieux si quelques-uns, de l'avoir feuilleté, ayant pris goût à ces bouquets trop ordonnés pourtant, désirent aller eux-mêmes humer la fleur de verbe éparse en ses forêts.
Intimes ou collectifs, les propos incessants du poète, cet homme d'âme et de parole, avec des mots de songe ou de verbe rêvés à la fréquentation des choses méditées, nous révèlent à nous. Non pas, bien sûr, à la manière d'une prophétie, - car là n'est pas son but, ni sa manière, - mais tels enfin qu'imperceptiblement nous devenons.
Nos actes nous ressemblent. À cet égard, le poème, plaisir de verbe, est notre acte suprême. Les unanimités n'ont désormais plus cours. Quelle sera de nous cette profonde identité à laquelle tout notre peuple, de haute lutte, aspire? Cesserons-nous un jour cette impossible errance qui nous tient lieu d'espoir? Saurons-nous accéder aux sérénités originelles? Et à quel prix? Ou ne sommes-nous pas plutôt, petit peuple conquis, condamnés à nous acharner sans cesse en vain sur une terre, objet de trop de convoitises? Nous qui n'avons, tout au long de notre histoire, cessé de survivre en disant non, nous reste-t-il encore un peu de la fierté de nos aïeux, bâtisseurs de pays, pour espérer enfin survivre par un oui?
Quoi qu'il en soit, sera toujours chantée notre patrie intime, celle de la parole, tant que perdurera, revigorée par les rythmes d'ici, la langue française au Québec, celle même dont le poète, malgré lui, est l'ultime gardien, et que son verbe rêve en se faisant poème.
Place au poème, donc, ce vivre, cet aller au bout de soi, jusqu'à l'angoisse, vertige familier de l'être, et qu'il revienne à tout poète de creuser cette angoisse jusqu'à en crever, s'il le faut qu'il soit tout disposé à S'immoler ou, récompense inespérée, en ressortir plus transparent, épuré, simplifié, épuisé, vidé, dépaniqué, puisque c'est l'angoisse qui complique tout, et qui permet aussi le tout poème. Et tantôt l'angoisse renaîtra, car les confins de soi reculent sans arrêt, nous obligent à des déchirements, des dépassements poussés toujours plus loin, jamais définitifs. Et le poème ainsi ne finira, qui constitue l'éternité de tout poète.
Il n'est donc pas question de se demander, interrogeant ce monde, dans quelle direction s'oriente le poème, mais bien plutôt, en s'attardant à ses propriétés, d'interroger le verbe sur le sens des cheminements qui s'amorcent sous lui.
Reste au poète des décades qui montent à préciser ses enjeux, en poursuivant jusqu'à leurs limites dernières, floues encore, les sentiers neufs de son périple d'âme. Le poème à venir engerbera sans aucun doute les multiples reflets qui jusqu'ici épars demeurent l'apanage de textes isolés.
Ce poème futur sera bouquet vivace de tout ce qui semble aujourd'hui s'opposer, nombre plus grand que la somme de tous ses contraires, union vitale des paradoxes. La vie intérieure s'y fondra au projet collectif, l'éternel à l'éphémère tendra la main, violence et douceur habiteront un même chant scandé sur d'infinis rythmes libres en mainte forme fixe, entre autres. Lorsque le verbe aura conquis la liberté que lui permettent ses contraintes, le peuple sera près d'en avoir fait autant. Parce que la création nous est un état d'âme, un mode de vivre où le poème sur tout l'être rejaillit. Car quiconque crée de verbe, crée sa vie tout entière. Tout autre la subit. Et vivre est une perpétuelle création.
Car l'âme même de tout texte est quelque souffle qui perdure, souffle fait de brisures, de reprises, d'élans, d'arrêts, de rythmes et saccades, sérénités, accès qui composent le sens ultime du verbe, du réel. Et de ce souffle enfin, le corps lecteur s'inspire, dont l'âme se modèle, qui la pénètre peu à peu, S'immisce à son insu dans l'interstice de son silence et par ce rythme même se miment les moindres soubresauts de la Passion que le poème évoque.
Et c'est le mimétisme même d'un tel souffle sous le verbe et parmi sa syntaxe qui donne accès aux harmonies dont le Poète se franchit pour accéder à soi.
Il existe une poésie du thème, comme de tout ce qui sous-tend quelque passion. Mais l'acte suprême du poème ne s'atteint que lorsque l'idée surgit de la passion même du verbe, jusqu'à donner l'imprévu thème dont le poète qui le rêve est le premier contemplateur émerveillé.
Et ce qui rend la poésie, la vraie, si difficile apparemment et de si peu d'accès, c'est l'apport qu'elle sollicite de son lecteur, apport total, entier, vital, et qu'elle le précipite, pour amorcer sa résurgence, vers ses propres tréfonds.
C'est donc au sein du rythme que le poème prend racine. Essentiellement. Car du concept jamais le rythme ne naîtra. Mais du rythme, comme de la mer, sans cesse recommencée, surgit nécessairement l'idée, la seule à laquelle le poète se soumette, l'idée poétique. Et l'art suprême du poème n'est-il pas justement cet accès à la modulation totale de tout rythme?
Qui sait? Une telle oeuvre de synthèse vit peut-être déjà parmi nous, dans l'attente que quelque homme de verbe, en sa ferveur, nous en révèle les secrets enchantements?»