Le néo-thomisme québécois: une pensée du politique et du Bien commun

Georges-Rémy Fortin

Élections fédérales 2019. Les commentaires entendus à la radio et à la télévision de Radio-Canada portent surtout, sinon exclusivement, sur les stratégies de communication des divers partis, la stratégie de Donald Trump servant souvent de point de comparaison. Ce n’est donc pas la réflexion sur le bien commun qui domine dans les débats, mais l’analyse des opérations de manipulation de l’opinion, en vue d’en mesurer l’efficacité. Cette obsession pour la mise en marché du politique est un effet secondaire de la pensée libérale du type que Rawls a popularisé… Remise à jour, la tradition philosophique québécoise pourrait nous protéger contre cette dérive formaliste.

 Le néo-thomisme québécois 

La pensée politique Occidentale est marquée par l’éclatement. Divers courants s’affrontent, socialisme et libéralisme, nationalisme et universalisme, progressisme et conservatisme. Chacun d’eux promeut sa propre vision de la légitimité et du cadre politique. De nos jours, les débats politiques se radicalisent, et opposent le plus souvent les partisans du peuple et de la démocratie aux partisans des élites intellectuelles et du droit. L’intellectualisme se fait de plus en plus abstrait, le populisme, lui, verse souvent dans une naïveté simpliste. L’éclatement de la philosophie est corrélatif d’un éclatement de la société. Dans notre régime mixte, le petit nombre, les élites économiques et intellectuelles, ne semblent pas capables d’effectuer une véritable médiation entre l’un, le pouvoir exécutif, et le grand nombre, la population.

Pourtant, les sociétés et les États-nations continuent d’exister. Ce qu’il nous manque, c’est une pensée capable de discerner les médiations, les relations. Il est donc nécessaire de penser le politique dans ce qui lui reste d’unité, et de penser la pluralité sans réductionnisme. Le politique est par essence l’unité d’une pluralité. Par conséquent, une véritable pensée politique ne peut être que dialectique, dialogique. Les pensées politiques capables d’une telle entreprise sont rares. L’une d’elle se trouve juste sous notre nez. Je parle ici du néo-thomisme québécois, un courant philosophique du XXe siècle qui a assez peu rayonné hors du Québec de son vivant, et qui, depuis sa mort, a été enfoui dans un oubli presque complet. Les oeuvres de Louis Lachance (1899-1963), Charles De Koninck (1906-1965), Félicien Rousseau (1919-2008) et Martin Blais (1924-2018), pour nommer quelques-uns des penseurs les plus importants de ce courant, sont en bonne partie épuisées. Au mieux, elles sont rééditées de façon très limitée, et sans susciter beaucoup de réaction. Elles constituent pourtant une authentique philosophie québécoise.La philosophie québécoise est évidemment bien modeste, en comparaison des philosophies grecque, allemande, française ou anglaise, chinoise ou indienne, voire, russe ou américaine. Il ne faudrait toutefois pas en sous-estimer la qualité ni l’originalité. Il se trouve en effet que nos penseurs nationaux ont mené une réflexion approfondie sur la philosophie juridique et politique de Thomas d’Aquin, un aspect de sa philosophie qui a souvent été négligé par les grands penseurs thomistes, pour la plupart spécialisés sur les recherches métaphysiques et théologiques, certes les parties les plus importantes de la pensée du docteur angélique.

Jacques Maritain, le philosophe néo-thomiste le plus influent du XXe siècle, a infléchi le thomisme politique dans le sens d’un personnalisme libéral plutôt individualiste. Maritain fut, avec le personnaliste Emmanuel Mounier, une inspiration importante dans l’engagement politique de Pierre Elliott Trudeau envers la primauté absolue des droits individuels sur la nation et la majorité historique. Les néo-thomistes québécois ont au contraire toujours défendu une philosophie du bien commun, philosophie que l’on peut tout à la fois estimer plus fidèle à la pensée de Thomas d’Aquin, mais plus largement, à l’aristotélisme politique et à la réalité humaine véritable. Charles De Konick résume ainsi ce qu’est le bien commun: « Le particulier n’atteint le bien commun sous la raison même de bien commun qu’en tant qu’il l’atteint comme communicable aux autres. Le bien de la famille est meilleur que le bien singulier, non pas parce que tous les membres de la famille y trouvent leur bien singulier : le bien de la famille est meilleur parce que, pour chacun des membres individuels, il est aussi le bien des autres (1).»

Faire justice à un pan négligé de notre histoire intellectuelle

Le néo-thomisme constitue un pan majeur de l’histoire intellectuelle du Québec auquel il faut reconnaître la place qu’il mérite. Les néo-thomistes québécois ont publié de nombreux ouvrages qui ont eu de l’importance en leur temps. Louis Lachance enseigna au Collège Dominicain d’Ottawa, et, après l’Espagne et l’Italie, au Département de philosophie de l’Université de Montréal, dont il fut le doyen. De Koninck, Blais et Rousseau enseignèrent pour leur part de nombreuses années à l’Université Laval. Des générations d’étudiants sont passés par leurs classes. Bon nombre d’enseignants des collèges classiques, puis des cégeps, les ont suivis et ont eux-mêmes contribué à former les élites intellectuelles du Québec.

Les philosophes néo-thomistes ont été des penseurs engagés dans la vie politique et sociale du Québec. En voici un exemple. Charles De Koninck apporta une contribution majeure au Rapport Tremblay. La Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels (1953-1956), dite «Commission Tremblay», après avoir été mise de côté par Duplessis, a tout de même exercé une certaine influence sur l’évolution du Québec contemporain. On y trouve une affirmation résolue de la Nation québécoise, de la nécessité d’occuper et d’élargir ses champs de compétence, et de prendre en main son développement économique et social par l’intervention de son État.

Le rapport Tremblay défend une vision fédéraliste de la société, vision élaborée surtout par Esdras Minville et Richard Arès (2). Ce fédéralisme se caractérise par un pluralisme des communautés humaines, imbriquées organiquement les unes dans les autres. Il ne s’agit pas avant-tout d’un rapport entre États,, entre ce que nous appelons couramment le provincial et le fédéral, mais de la constitution même d’une société politique. Bien que les influences intellectuelles de ce fédéralisme soient diverses, le néo-thomisme de la doctrine sociale de l’Église y joue un rôle central. Plus fondamentalement, on retrouve le cadre de l’anthropologie aristotélicienne, qui fait de l'humain un être politique par nature.

Dans sa contribution au Rapport Tremblay, De Koninck met de l’avant une conception classique de la vertu, selon laquelle la qualité morale des individus est essentielle au bon fonctionnement des institutions. Cette idée, qui va de soi pour le sens commun et pour la philosophie classique, est en porte à faux avec toute la pensée moderne, qui cherche à concevoir des mécanismes qui fonctionnent indépendamment de la valeur intrinsèque des individus. Le marché capitaliste et l’État-providence doivent pouvoir être mis en oeuvre par des êtres médiocres au plan moral, voire foncièrement mauvais. De Koninck s’élève énergiquement contre cette vision cynique et déshumanisante: «En dernière instance, la vie politique ne peut être sauvée que par la qualité de l’individu – par sa tempérance, sa force, sa justice, et sa prudence personnelle, domestique, politique. Vouloir compter sur un «système» pour contourner la difficulté du bien-agir, c’est le faux espoir du défaitisme – l’attitude typiquement «réactionnaire» de l’avant- garde socialisante (3).»

Cette vision noble de la politique appartient à notre histoire intellectuelle. En 1962, 82% des membres de l’Association philosophique du Canada se disaient thomistes.(4) À peine quelques années plus tard, le thomisme tombe en bonne partie dans l’oubli, et n’est souvent évoqué que comme une philosophie du passé, une pensée dogmatique et obscurantiste. Pourtant, il est impossible de comprendre l’histoire d’un peuple en faisant abstraction de l’histoire de ses idées.

Le politicologue Marc Chevrier soutient que la pensée pluraliste et subsidiaire du Rapport Tremblay n’a pas encore été suffisamment méditée. En réponse au sociologue Gary Caldwell qui se demandait si la société civile québécoise est capable de faire preuve de résilience face aux nombreux problèmes qui l’affaiblissent, Chevrier répond ceci: «D’après moi, la résilience d'une société passe aussi par sa capacité de tirer des leçons de son passé et de développer une doctrine qui pense adéquatement les rapports entre la société civile et l'État. Cette doctrine, nous l'avions peu avant la révolution tranquille, d'une manière fragmentaire certes; c'est celle de la subsidiarité, telle que développée par le rapport Tremblay de 1956 (5).»

La revitalisation de la démocratie est en définitive une question de responsabilité de l’individu dans la société civile. La vertu politique n’a-t-elle aujourd’hui sa place que dans les livres d’histoire? Ne souhaitons-nous pas son retour dans la cité?

Redécouvrir la rigueur du thomisme

Le néo-thomisme québécois ne devrait pas seulement être abordé historiquement, mais aussi philosophiquement. Ses concepts sont porteurs de vérité, et sa méthode reste valide. Qu’il s’agisse du bien commun, de la justice, de l’humain comme être individuel et rationnel, du politique comme nature profondément sociale de l’individu, la conceptualité néo-thomiste fait partie de la constellation des grandes idées de la tradition occidentale qui définissent le politique, et qui nourrissent encore aujourd’hui les débats de la science politique.

La grande faiblesse du néo-thomisme est son dogmatisme indéniable. Thomas d’Aquin est souvent cité plus comme un maître spirituel, ce qu’il est indéniablement, que comme un philosophe, un humain susceptible de trébucher dans sa quête de vérité. Il ne faudrait cependant pas réduire le néo-thomisme à ce dogmatisme: dogmatisme, il y a, mais il n’y a pas que cela. Thomas d’Aquin est toujours pensé dans un dialogue critique avec les grandes pensées philosophiques, celles des Grecs, des Pères de l’Église, des autres scolastiques, mais aussi celle des grands penseurs juifs et musulmans, et quelques figures majeures de l’histoire de la philosophie Moderne. Bon nombre de philosophes d’aujourd’hui ne peuvent se vanter d’avoir un cercle d’interlocuteurs aussi large.

Les néo-thomistes québécois sont aussi en général en dialogue avec des penseurs français qui sont leur étaient contemporains, Maritain, Blondel, Lavelle, Bergson, par exemple. Leur fidélité à saint Thomas d’Aquin ne les empêche pas d’être critique face aux interprétations les plus en vogue du Docteur angélique. Martin Blais, un penseur plus récent, qui a écrit dans les années 70-80, et jusque dans les années 2000, présente même de rafraichissants portraits d’un Thomas d’Aquin plus moderne qu’on le croit généralement, et même en porte à faux avec certains dogmes de l’Église.
La dialectique de Thomas d’Aquin, comme celle d’autres penseurs médiévaux ou antique, est ancrée dans un réalisme de l’expérience humaine où l’on distingue non seulement les objets matériels, mais aussi les idées, et les relations entre les êtres. Michel Villey résume très bien comment le thomisme emprunte à Aristote un empirisme «intégral», soit un empirisme ouvert à toutes les réalités que l’humain peut vivre concrètement: «Philosophie dite réaliste : loin de travailler a priori, Aristote extrait sa doctrine de l’observation des réalités extérieures. Mais observation intégrale : à l’encontre des nominalistes, pour qui n’auraient de réalité que des substances individuelles – et à l’extrême opposé de Kant –, Aristote estime percevoir dans le spectacle du réel des relations entre ces substances, ou, comme les choses de la nature sont mouvantes et toujours en train de se parfaire ou de se corrompre, il croit discerner dans le monde au moins une tendance à ces relations harmonieuses qui sont constitutives d’un ordre. L’univers entier, tel qu’il s’offre à nos regards, recèle de l’ordre : ordre cosmique, leitmotiv de la pensée grecque. Entendu dans un sens très large « to dikaion », le juste, le « droit » a quelquefois désigné cet ordre cosmique (6).»

Louis Lachance aborde la société avec un réalisme de ce genre. À propos de l’État, conçu comme le tout formé par les institutions politiques et la société, il déclare ceci: «Il semble donc incontestable que non seulement nous expérimentons l’État, mais que nous le percevons par notre pensée comme un phénomène objectif, comme une réalité puissante et dominatrice, douée d’une existence distincte de celle des individus, encore qu’inséparable d’elle, et capable, en raison des ressources dont elle dispose, de nous parfaire (7).»

La réalité politique n’est pas une simple fiction, une «réalité narrative». Elle est bien une construction sociale, par définition, mais une construction édifiée sur des substances et des relations réelles (la matière: géographie humaine, psychologie, culture, économie, institutions), et ordonnée par des relations de pouvoir et des concepts objectifs (la forme: le politique). Le réalisme métaphysique hérité d’Aristote a toujours eu comme finalité de donner un sens humain aux données brutes des sciences empiriques.

Le néo-thomisme est loin d’être seulement une théologie, c’est aussi une philosophie, l’une des formes les plus vivantes de l’aristotélisme. Autant Thomas que la plupart des néo-thomistes ont toujours soigneusement délimité les domaines de la raison et de la Foi. Il ne saurait être aujourd’hui question de soutenir intégralement le thomisme politique, mais celui-ci peut très bien continuer à nourrir la réflexion sur le politique dans une terre devenue laïque.

L’universel concret : l’État-nation

Une constitution est «l’âme» d’un peuple, elle est la forme qui, adjointe à la matière sociale et culturelle d’une population, engendre un État, c’est-à-dire une collectivité autonome vouée au bien vivre. La nature humaine est d’abord une potentialité (être en puissance d’Aristote) destinée à s’actualiser. Notre potentiel propre, la raison, ne peut se développer que dans une communauté politique, seule capable de mettre en place les institutions et les relations humaines nécessaires à l’acquisition de connaissances universelles. Dans l’action politique, l’humain est en quête du Bien le plus désirable pour un être rationnel, le Bien universel. Ce Bien est beaucoup plus large que toute réalité déterminée dans le temps et l’espace. Les individus et les peuples ne peuvent donc réaliser l’universel qu’à la mesure, forcément limitée, des moyens concrets que leur offre leurs capacités et leur environnement.

Par conséquent, le potentiel humain peut et doit s’actualiser de différentes façons, dans les conditions géographiques et historiques propres à chaque peuple. Le néo-thomisme permet ainsi d’articuler avec finesse et lucidité l’individu, la nation et l’universel, ce en quoi consiste l’enracinement. Le politique est la condition sine qua non d’une participation de l’individu à l’universel, et l’État-nation est, à notre époque, la condition historique du politique, la médiation, donc, entre l’individu et l’universel. Les particularités nationales sont certes frappées du sceau de la contingence, mais elles sont autant de voies que l’humanité emprunte librement vers l’universel :«Néanmoins, étant donné que les unions politiques ne se réalisent pas seulement en vue de fins générales, mais aussi en vue de fins prochaines et sur des coordinations de moyens individués, partant, au moyen de systèmes de lois tout à fait particularisés, il incombe au vrai philosophe d’assigner une cause à ce fait. Il faut chercher pourquoi tel ordre de moyens est préféré à tel autre, pourquoi un instinct, de soi universel et indéterminé, revêt en fait telle forme plutôt que telle autre. S. Thomas n’hésite pas à situer la cause de ce phénomène psychologique dans l’ensemble des contingences objectives et subjectives qui, au cours des siècles, ont contribué à partager l’humanité en races, puis en nationalités. « Les principes communs de la loi naturelle, dit-il, ne peuvent être appliqués à tous d’une façon uniforme, en raison de l’extrême variété des choses humaines : et de là provient la diversité de législations chez les peuples [Comm. Pol., L. 1, lec. x.] »(8). »

L’histoire politique des peuples est l’histoire des divers moyens que les hommes de bonne volonté ont mis en place pour réaliser en ce monde le Beau, le Bien et le Vrai.

La loi naturelle contre le formalisme juridique

Le formalisme juridique qui est au fondement du multiculturalisme canadien est en contradiction avec la réalité historique de la recherche humaine du Bien. Conçu pour écraser la vitalité nationale des Québécois, il n’a su maquiller son caractère tyrannique qu’en embrassant une utopie post-nationale. Sa prétention à l’universalisme, et plus largement, celle du libéralisme politique, aboutit à une dictature du droit. Or le formalisme juridique est la négation même du politique. Voici ce que dit Louis Lachance de ceux qui croient que le droit a réponse à tout: «Que de richesses spirituelles leur manie de formalisme nous ont fait perdre. A force de tout mesurer à l’aune de la loi et du droit, ils nous ont habitué à ne plus voir dans la société politique qu’un vaste organisme ordonné à comprimer l’action, à enclore la vie dans de [sic] formes rigides, afin de lui imposer, en même temps qu’un équilibre savamment calculé, des spécificités fonctionnelles (9).»

Le Bien est néanmoins en un sens universel, il est enraciné dans la condition humaine et dans l’ordre du monde. L’universalité humaine de l’effort d’exister, de se multiplier, et de développer notre rationalité est l’expression d’une loi naturelle objective, qui permet de juger si la politique d’une nation est juste ou non. Félicien Rousseau explique comment la dignité humaine du citoyen est fondée sur sa capacité à comprendre rationnellement un Bien commun réel, qui échappe à toute volonté et à tout arbitraire: «C’est en ramenant la loi naturelle à un fondement objectif que saint Thomas tisse la meilleure garantie de la dignité humaine. La raison de tout homme est apte, de soi, à s’assimiler les quelques traits fondamentaux de la réalité humaine qui sont au fondement des grands principes de la loi naturelle. De sorte que pour tout homme, il est des choses intrinsèquement bonnes et il est des choses intrinsèquement mauvaises. Aucune volonté, si puissante soit-elle, n’y peut rien (10).»

Principe naturel permettant à la personne d’évaluer par elle-même, grâce à sa raison, ses relations aux autres, le Bien commun est principe de liberté. Tout au contraire, le libéralisme qui règne actuellement sur les démocraties occidentales disjoint radicalement la liberté individuelle et le Bien commun. Charles De Koninck est d’une lucidité pénétrante face à l’individualisme moderne, et nous adresse cette mise en garde: «Une société constituée de personnes qui aiment leur bien privé au-dessus du bien commun, ou qui identifient le bien commun au bien privé, c’est une société, non pas d’hommes libres, mais de tyrans – « et ainsi le peuple tout entier devient comme un tyran» -, qui se mèneront les uns les autres par la force, et où le chef éventuel n’est que le plus astucieux et le plus fort parmi les tyrans, les sujets eux-mêmes n’étant que des tyrans frustrés. Ce refus de la primauté du bien commun procède, au fond, de la méfiance et du mépris des personnes (11).»

Se tenir en retrait pour penser le siècle

La critique néo-thomisme de l’universalisme abstrait et de l’individualisme, sa conception d’un Bien universel qui se concrétise dans l’histoire particulière de chaque peuple, permettent de penser un nationalisme n’est pas une fin en soi, mais une participation au Bien commun de l’humanité. Le nationalisme ne prend son sens qu’en se prolongeant dans l’humanisme. Le nationalisme québécois a toujours été humaniste, mais cet humanisme, en se déracinant du néo-thomisme, a perdu le cadre conceptuel qui lui donnait sa clarté, sa cohérence et son envergure philosophique. Il serait absurde de prétendre que le néo-thomisme suffise à redonner un tel cadre au nationalisme, mais il est certainement nécessaire pour ce faire.

À la suite de Michel Villey, André de Muralt a montré que la philosophie politique moderne, qui se décline en diverses variantes de libéralisme et d’autoritarisme, plonge ses racines dans la scolastique tardive de Dun Scott, Ockham et Suarez (12). Ces penseurs de la fin du moyen âge ont mis en place une métaphysique de la division. Au nom de la clarté logique, et au mépris de l’expérience vécue du monde, cette pensée analytique sépare la pensée du réel, la volonté du bien, l’individu de la société. On réalise ainsi que le débat entre les thomistes de Montréal et les scotistes de Trois-Rivières, décrit par l’historien des sciences Yves Gingras (13), est un choc entre des «oppositions structurelles profondes», oppositions métaphysiques inscrites dans la longue durée, et non une pittoresque querelle de clochers.

L’ancienne philosophie nominaliste de l’individu est au fondement des philosophies contemporaines axées sur le formalisme procédural, celles de Rawls, d’Habermas ou d’autres. Le règne de la volonté déracinée de l’histoire et de la nature engendre tantôt des systèmes d’individus rois, tantôt des systèmes de gouvernements autoritaires. Le libéralisme contemporain est un mélange des deux. Il s’y est réalisé une alliance contre- nature entre un État fort, «le plus froid de tous les monstres froids» disait Nietzsche, et des droits individuels qui se multiplient par génération spontanée. Tous deux tendent à neutraliser la culture, les traditions de la majorité historique, les corps intermédiaires de la société civile qui effectuent la médiation entre la Forme politique et la Matière vivante de la Nation. La plupart des philosophies politiques contemporaines errent quelque part dans l’immensité vide de cette pensée déracinée.

Les philosophies conservatrices anti-modernes, pour échapper à ce vide, tentent maladroitement de retrouver le sol de la nature et de la culture. Comme elles ne conçoivent pas la rationalité différemment de leurs adversaires progressistes, elles croient que l’enracinement n’est possible que par le sentiment, l’adhésion aveugle aux traditions, bref, l’irrationnel. Avec la l’effondrement des élites traditionnelles, le noble conservatisme d’autrefois se mue en populisme. Le thomisme, fidèle au pragmatisme aristotélicien, peut répondre au besoin d’enracinement qu’exprime bruyamment le populisme avec un solide réalisme fondé sur l’analyse rationnelle de l’expérience humaine. La richesse du néo-thomisme québécois montre que l’accession tardive du Québec à une modernité pleine et entière n’est pas un retard historique. C’est, en plein coeur du XXe siècle, une position en retrait, enracinée dans la philosophie perennis, qui permit de penser authentiquement le politique.

Notes

(1) De Koninck, Charles. Œuvres de Charles De Koninck, Tome II, La primauté du bien commun, Presses de l’Université Laval, 2010, p.119-120
(2) Foisy-Geoffroy, Dominique. Le Rapport de la Commission Tremblay (1953-1956), testament politique de la pensée traditionaliste canadienne-française. Revue d’histoire de l’Amérique française, 60,2007, (3), 257–294. https://doi.org/10.7202/015960ar
(3) Cité dans Foisy-Geoffroy, Ibid., p.19 (4) Warren, Jean-Philippe. Note critique, Maritain, le renouveau thomiste etl’enseignement de la philosophie au Québec, Recherches sociographiques, 52, (3), page 883. https://doi.org/10.7202/1007697ar
(5) Chevrier, Marc. La société civile, l'État subsidiaire et la responsabilité civique au Québec, Conférence prononcée au colloque du Ralliement québécois, Hôtel Québec, Sainte-Foy, Québec, 30 octobre 1999, http://web.archive.org/web/20120408071147/ http://agora.qc.ca/textes/chevrier26.html
(6) Villey, Michel. La Nature et la Loi : Une philosophie du droit (La nuit surveillée) (French Edition). Editions du Cerf. Édition du Kindle. emplacement 322 sur 3783
(7) Lachance, Louis. L’humanisme politique de saint Thomas,Tome II, Éditions du Lévrier, p.418
(8) Ibid., p. 456
(9) Ibid., p. 438
(10) Rousseau, Félicien. (1974). Aux sources de la loi naturelle. Laval théologique et philosophique, 30, (3), page 309. https://doi.org/10.7202/1020442ar
(11) De Koninck, Charles. Œuvres de Charles De Koninck, Tome II, La primauté du bien commun, Presses de l’Université Laval, 2010, p.124
(12) De Muralt, André. L’unité de la philosophie politique, De Scot, Occam et Suarez au libéralisme contemporain, Vrin, 2002
(13) Gingras, Yves. Duns Scot vs Thomas d’Aquin : le moment québécois d’un conflit multi-séculaire. Revue d’histoire de l’Amérique française, 62, 2009, (3-4), 377–406. https://doi.org/10.7202/038519ar

 

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