Les peupliers
Jeudi le 16 décembre 2004
Nous ne disons plus comme au dix-septième siècle que la campagne est vide. Une ligne de peupliers debout au bord d’un champ ressemble à une bande de frères. Ils murmurent éternellement et leurs feuilles bruissantes semblent sans relâche chuchoter les mêmes paroles. Notre vie inquiète nous rend plus doux le spectacle de leur vie tranquille. Nous sommes presque étonnés de les revoir le matin, posés comme le soir, et nous les trouvons heureux de leur immobilité monotone. Nous sommes tentés de nous demander ce qu’ils ont fait la nuit, lorsque le silence et l’ombre enveloppaient leurs grandes formes, et que la brume venait poser son voile diaphane sur leurs manteaux. Il nous semble qu’ils ont dû se réjouir, lorsque l’aube a touché de son rayon charmant leur tête si fine. En effet, à ce moment, sous la petite brise qui s’éveille, ils bruissent faiblement, et leurs feuilles luisent. Alors nous pensons vaguement à la lenteur de leur croissance, et à la régularité des révolutions qui les renouvellent. Chaque année, leurs bourgeons s’enflent, rougissent; une odeur pénétrante sort de la sève qui regorge; l’écorce suinte, et les essaims d’insectes accourent en bourdonnant autour des feuilles nouveau-nées. Elles se lustrent, s’étalent, jouissent de toute la lumière du ciel, et répètent leur chant incessant et tranquille jusqu’au moment où, une par une, elles tombent en tournoyant sur le gazon jauni. Une pousse est venue, une autre va venir; voilà toute la vie végétale, exempte d’effort, de privation et de recherche, encore plus douce à contempler que celle de l’animal. Car ici la pensée supprimée a supprimé la souffrance. Ils se confient davantage à la nature; ils n’ont point à se défendre comme les bêtes, ni à chercher leur pâture… Alors s’éveillent en nous mille rêves charmants que la solitude nourrit, et qui seraient détruits à l’instant par la présence des visages humains. L’esprit prend quelque chose de l’harmonie et de la sécurité des objets qui l’environnent. On ne peut contempler les grandes lignes des paysages, le calme des ombres et de la lumière, la large voûte du ciel, sans se conformer à la pensée sourde qui semble pénétrer toutes ces choses et les unir. Il suffit à l’âme qui veille et s’agite d’apercevoir la nature qui sommeille pour se rendormir à demi. Le propre des êtres sans forme est d’atteindre leur développement par les états contraires, d’être indifférents à l’issue de leur effort, de se continuer dans leurs voisins, et, par le manque de but et de limites, d’atteindre la perfection du calme et l’apparence de l’infinité. Nous savons bien, en leur prêtant ainsi des pensées et des émotions, que nous mettons notre âme dans leur être, et que notre discours n’est qu’image. Mais notre âme se trouve doucement dans cet être plus simple, et nos images n’en sont que plus délicates, parce que nous sentons qu’à la réflexion elles devront s’évanouir. Nous ne nous y arrêtons point avec une précision grossière. Nous les changeons par d’autres, nous les remplaçons selon notre état intérieur, et pour les besoins du moment. Nous glissons ainsi sur un courant d’émotions fugitives et demi-formées. La pitié, la joie, la colère, toutes les passions nous effleurent, sans qu’aucune s’enfonce en nous. Notre sympathie ne souffre pas; nous sentons que notre esprit est un magicien involontaire, et que ses créations ne sont qu’apparence. Nous avons le même plaisir que devant un beau tableau ou un beau livre; au plus fort des passions qu’il nous présente, nous savons que les personnages sont des fantômes, et que ce n’est point un sang véritable que nous voyons couler. La campagne est un poète qui fait et défait en même temps les illusions dont il nous nourrit. C’est pour cela que la partie délicate et passionnée de notre âme ne trouve son contentement que devant elle. C’est pour cela encore qu’elle est aujourd’hui le dernier refuge de la beauté. C’est vers elle que, dans le dépérissement des arts, la peinture s’est reportée. C’est pour elle que les peintres ont retrouvé l’originalité et l’invention. C’est par elle que la poésie et la rêverie subsistent encore.