Vingt ans de cohérence centrée sur la vie

Jacques Dufresne

L’année 2016 marque le 20e anniversaire du premier site de L’Encyclopédie de L’Agora. Belle occasion pour nous de mettre en relief un aspect de notre œuvre, présent depuis l’origine, mais pas assez manifeste : sa cohérence. C’est un nouveau collaborateur, nouveau membre aussi de la Société des amis de l’Encyclopédie de l’Agora, monsieur René Bouchard, qui nous a conseillé de nous livrer à cet exercice. La plupart de vos lecteurs, nous a-t-il dit, n’ont pas cette vue d’ensemble de vos quelque15 000 documents répartis entre dix sites différents.

Comprenant mieux cette œuvre, voyant ce qui la distingue d’une encyclopédie comme Wikipédia dont la neutralité est incompatible avec les choix qui assurent la cohérence, nous serons plus nombreux, c’est notre espoir, à vouloir en assurer l’achèvement et la pérennité. Cohérence, unité, c’est ce qui transforme une juxtaposition d’articles en une œuvre, un ensemble vivant.

Notre premier site avait pour mission de nous accompagner dans une recherche intitulée Les inforoutes et l’avenir du Québec. L’avènement de chaque nouvelle technique de communication depuis le cinéma jusqu’à la télévision avait, dans un certain Canada anglais, suscité de sombres prophéties sur l’avenir du fait français au Québec. Internet n’a pas échappé à la règle.

Nous avons vite compris que loin de pouvoir se limiter à l’avenir de la langue française, notre recherche devait englober notre conception de l’homme, notre rapport avec la nature et la menace que la machine faisait peser sur la Vie. C’est cette dernière question qui nous est apparue comme la plus importante et la moins étudiée. D’où le fait qu’elle est devenue l’objet principal de notre rapport final, publié sous la forme d’un essai intitulé Après l’homme le cyborg ?, dans lequel, pour la première fois dans le monde francophone (nous sommes en 1998), le problème du transhumanisme était posé. Des dizaines de livres et d’articles ont été depuis consacrés à cette question, que nous avons nous-mêmes approfondie dans notre portail Homo Vivens. Quand nous soutenons aujourd’hui que le nouveau clivage se trouve entre les «bioconservateurs» et les «transhumanistes», ou entre le jardinier et le démiurge (selon les mots de Chantal Delsol), nous indiquons la direction dans laquelle s’oriente notre réflexion depuis la fin de notre recherche.

Pour l’école, nous recommandions au terme de cette recherche que chaque heure passée devant un écran soit équilibrée par une heure dans la nature ou par une activité artistique mettant les sens à contribution. Le retour à l’écriture manuscrite, cette danse de la main, allait de soi dans ces conditions pour limiter les effets de l’écriture tapuscrite, ce pilonnage d’un clavier. Le par cœur librement consenti nous paraissait souhaitable ne serait-ce que pour faire équilibre, par la mémorisation de textes choisis à l’accès de plus en plus rapide à des connaissances de plus en plus nombreuses et variées.

La philosophie de la vie dont nous nous réclamions dans notre recherche et dont nous nous réclamons toujours, celle de Ludwig Klages dans sa version nietzschéenne et celle de Wendell Berry dans sa version chrétienne et écologiste, aurait dû logiquement nous éloigner de l’ordinateur, et à plus forte raison de tout grand projet sur Internet.

Nous avons plutôt suivi l’exemple de Platon. Il avait bien vu le tort que l’écriture pouvait faire à la mémoire, mais il n’a pas renoncé à elle pour autant. Il s’est servi de l’écriture, pour défendre une connaissance immédiate du Bien pur. Dans le même esprit, nous utiliserions Internet pour aider les gens à se rapprocher du réel.

Vers le réel par le virtuel

L’Encyclopédie de l’Agora allait tout naturellement être le prolongement de notre recherche sur les inforoutes. D’où cette devise : «Vers le réel par le virtuel». Ce sont des petits réseaux d’ordinateurs Apple qui, dès le début de la décennie 1980, nous ont donné un aperçu de ce que serait bientôt Internet. Parmi les membres de notre réseau Apple, il y avait plusieurs ornithologues réputés. Nous avions à la maison à ce moment de jeunes amis fascinés par les urubus à tête rouge qu’ils avaient vus dans nos champs. Je les ai incités à partir à la recherche de leurs nids. Cherchant ce nid dans les érablières du voisinage ils allèrent d’échec en échec. Je les ai alors mis en contact avec les ornithologues de notre réseau. C’est ainsi qu’ils ont appris que les urubus nichaient dans des rochers à flanc de montagne. Ils se sont mis à la recherche de semblables rochers. Je leur avais appris le bon usage de l’ordinateur et d’Internet. : mettre l’outil mécanique au service du réel vivant. Je crois que la leçon a porté.

Le monde

Un tel enseignement ne prend tout son sens et toute sa force que s’il s’inscrit dans un ensemble cohérent appelé «Vision du monde». Je tenais déjà de Simone Weil une conception artistique de la création qui avait l’avantage d’être compatible avec la science moderne sans se réduire à une conception mécaniste du monde comme celle de Descartes, des Lumières et de Sade. Citant Platon, Simone Weil écrivait : «Le Bien règne sur la Nécessité par la persuasion.» Et non par la force ou par une volonté arbitraire. La beauté du monde est la preuve sensible de cette persuasion. «La mer, la mer, toujours recommencée!»

«L'analogie entre le monde et une œuvre d'art a sa vérification expérimentale dans le sentiment même de la beauté du monde, car le beau est la seule source du sentiment de beauté. [...] Dans le monde comme dans l'œuvre d'art, il y a finalité sans aucune fin représentable. Toutes les fabrications humaines sont des ajustements de moyens en vue de fins déterminées, sauf l'œuvre d'art où il y a ajustement de moyens, où il y a évidemment finalité, mais où on ne peut concevoir aucune fin. En un sens, la fin n'est pas autre chose que l'ensemble des moyens employés; en un sens la fin est tout à fait transcendante. Il en est exactement de même dans l'univers et le cours de l'univers, dont la fin est éminemment transcendante et non représentable puisque c'est Dieu lui-même. L'art est donc l'unique terme de comparaison légitime.

On se sert d'une montre sans aimer l'horloger, mais on ne peut pas écouter avec attention un chant parfaitement beau sans aimer l'auteur du chant et le chanteur. Réciproquement, l'horloger n'a pas besoin d'aimer pour faire une montre au lieu que la création artistique n'est pas autre chose que de l'amour.»( Source )

La vie

Le mot de Platon s’applique aussi à la vie. C’est sur ce plan que la pensée se heurte aux plus grandes difficultés. L’ensemble de la biologie contemporaine repose sur l’idée cartésienne du corps machine, lui-même image du monde machine. Si cette conception est vraie, non seulement il n’y a pas incompatibilité entre le vivant et le mécanique, mais le vivant ne peut qu’achever de s’emmachiner. Je tiens de Ludwig Klages, et par lui de Nietzsche et du romantisme allemand, de Goethe en particulier, que la vie, si elle comporte des mécanismes qui justifieraient qu’on l’assimile à la machine, ne se réduit pas à ladite machine, mais s’apparente plutôt, comme l’univers dont elle est la fleur, à une œuvre d’art. Cette conception, on ne l’a jamais perdue de vue dans la culture populaire. Quand on dit dans le langage courant qu’une maison ou une ville sont vivantes, on n’énonce pas une vérité scientifique fondée sur des faits mesurables, on reconnaît qu’un principe mystérieux est à l’œuvre dans ces constructions qui se plient d’autre part aux lois de la physique. Cette vie comme qualité, on l’appelle vitalité quand elle se manifeste d’une façon particulièrement intense dans un être humain. Elle est une présence qui ne peut être connue que par une présence analogue. Seule la vie peut reconnaître la vie… De même seule la vie peut donner la vie : «Seule la vie peut donner la vie. L’intelligence peut façonner, mais étant morte, elle ne peut donner une âme. De la vie seulement peut jaillir le vivant.» (Goethe Zahme Xenien)

L'incarnation

Le monde, la vie, l’œuvre d’art ainsi conçus sont caractérisés par l’incarnation, dont on peut dire qu’elle est la présence persuasive, rayonnante de l’esprit dans la matière, plus particulièrement de l’âme dans le corps. La vision mécaniste du monde telle que Descartes la présente implique un dualisme radical : d’un côté la pensée, de l’autre la matière. La conception organique, dont nous nous réclamons, nous ramène à ce qu’Aristote et saint Thomas ont appelé «l’union substantielle de l’âme et du corps». Vivement conscient de cette unité, Ludwig Klages dira que «l’âme est le sens du corps et que le corps est le signe de l’âme».Signe de l’âme et non instrument de la pensée et de la volonté, comme c’est le cas dans la perspective dualiste et mécaniste.

Le sport

Les deux grandes conceptions que l’on peut se faire du sport illustrent bien la différence entre le corps signe et le corps instrument. Dans la marche pratiquée pour le simple plaisir de vivre en symbiose avec un paysage, sans objectif à atteindre, le corps est à la fois le signe de l’âme et une interface entre elle et la nature. Dans le sport olympique, dominé par le culte du record, le corps devient un outil au service d’une volonté s’exerçant dans une indifférence totale à l’endroit de la nature et le plus souvent loin d’elle, dans une piscine ou un gymnase. Le corps dans ce cas n’étant déjà qu’un outil, comment résister à la tentation d’accroître son rendement encore davantage au moyen de la drogue? La drogue n’est pas une chose extérieure au sport-performance, elle en est la conséquence logique. Puisque le but de l’exercice n’est pas l’harmonie du corps et de l’âme et le plaisir sensible qui en résulte, mais le dépassement d’une limite et la satisfaction abstraite du moi, la recherche de la gloire du podium pourquoi se priver de moyens artificiels d’accroître la performance?

La ressemblance entre ces deux conceptions opposées du sport et les deux grandes conceptions du rapport avec le monde est frappante. Le sport-symbiose est l’équivalent de l’homme jardinier du monde, du bioconservateur, le sport-performance rappelle l’homme mécanicien, le démiurge. D’un côté, l’agriculture biologique, de l’autre l’agriculture industrielle.

L’amour

Comment l’amour pourrait-il faire exception à ces distinctions? Certes, on ne compte plus les penseurs, les poètes et les chanteurs qui ont évoqué l’amour incarné au cours du dernier siècle :

Un front qui s'appuie
A moi dans la nuit
Deux grands yeux ouverts
Et tout m'a semblé
Comme un champ de blé
Dans cet univers
(Aragon)

Mais quel fut le poids des Douai, Brassens, Vigneault, Barbara, par rapport à celui des tendances lourdes du même siècle? Le simple fait qu’on assimile l’amour à la sexualité le réduit dans bien des cas à une fonction qui invite à la performance… et à la violence. Dans ce contexte, les publicités des aphrodisiaques chimiques, comme le Viagra se substituent aux grands mythes de l’amour incarné : «ces baisers de la chair dont l’âme est éblouie.» (Hugo)

Ces regards artificiellement et sentimentalement amoureux que se jettent au moment opportun les enivrés du viagra, on pourra bientôt les plaquer sur des robots. Il existe déjà de nombreuses études sur la sexualité des robots entre eux.

Le simple fait que l’on puisse planifier le moment opportun est déjà troublant. Sans revenir à l’instinct saisonnier et empressé des animaux, ne pourrait-on pas laisser aux sentiments amoureux «la spontanéité craintive des caresses.» (Hugo)Tel message publicitaire sur le viagra et la voiture Fiat a fait le tour du monde : on y voit la pilule bleue s’engouffrer dans le réservoir d’essence de la voiture rouge, plutôt que dans le système sanguin de l’infortuné mâle par procuration. Quel est le cours de sexualité qui pourrait annuler dans l’âme des adolescents l’effet de ces images? 

La liberté

L’amour sur commande sert la cause de la liberté ou du moins ce que l’on désigne aujourd’hui sous ce nom, sert-il aussi bien celle de la vie? L’homme, cet amoureux en toute saison, a-t-il intérêt à devenir indifférent au printemps, la saison des amours? Ne s’éloigne-t-il pas ainsi du festin de la vie?

La nature est le lieu de nombreux rythmes : saisonniers, mensuels, quotidiens. Ces rythmes, qui sont l’univers palpitant au cœur des êtres vivants, qui constituent la substance même de leur vitalité, sont de moins en moins perçus comme un enracinement et de plus en plus comme une contrainte, et pire encore, comme un facteur de l’inégalité entre les hommes et les femmes. D’où le fait que l’utérus artificiel apparaisse à plusieurs comme une promesse à l’horizon.

«Tout me convient de ce qui te convient, ô Monde ! Tout est fruit pour moi de ce que produisent tes saisons, ô Nature ! Tout vient de toi, tout réside en toi, tout retourne en toi.» Cette pensée de Marc-Aurèle est devenue incompatible avec l’esprit de notre temps.

La chose est manifeste dans tout ce qui a trait à l’amour et à la reproduction, mais elle est aussi vraie dans les autres aspects de la vie quotidienne : travail, nourriture, voyage, sports : on veut pouvoir travailler la nuit comme le jour, se nourrir en permanence des mêmes fruits, voyager en tout temps vers toutes les destinations, sacrifier les rythmes de son corps à la performance sportive.

Les écologistes ont compris que c’était là l’une des causes des catastrophes naturelles. Rien n’indique toutefois que cet avertissement suffise à inverser la tendance. Pour ce qui est de la question cruciale de la comparaison entre hommes et femmes, il faudrait que les inégalités soient comblées par des raffinements de la civilisation plutôt que par des ruptures de rythmes équivalant à sacrifier les oscillations du vivant au fonctionnement uniforme de la machine.

Inspiration et motivation

L’inspiration est au désir et à la création ce que la motivation est à la volonté et à la performance. On ne dira jamais d’un batteur de records qu’il est inspiré, on dira plutôt qu’il est motivé. Est-ce par hasard que ce mot fut popularisé au XXe siècle par la psychologie behavioriste? Pour se motiver on se fixe des objectifs, si possible quantifiables, et on mise ensuite sur sa volonté pour contraindre son corps à faire les efforts nécessaires pour relever le défi. Tout se passe alors entre l’individu et lui-même.

L’inspiration résulte de l’abandon au moment présent, en s’accommodant du vide qui se fait en soi tout en restant en symbiose avec un milieu vivant. «Les grandes pensées ne nous viennent qu’en marchant» (Nietzsche).

Ces heures que tu croyais vides
Et perdues pour l’univers
On des racines avides
Qui travaillent les déserts

Patience, patience
Patience dans l’azur
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr. (Valéry)

La vie intellectuelle

J’ouvre le Dictionnaire actuel de l’éducation de Larousse pour découvrir qu’il n’y est pas question de la vie intellectuelle. Faut-il en conclure qu’une telle chose n’existe pas, que la fin de l’éducation se limite à mettre à la disposition des jeunes des outils qui vont leur permettre d’exercer une profession, de transformer le monde, chacun dans sa spécialité?

Dans le même dictionnaire, on consacre vingt-cinq pages au mot objectif, lequel est ainsi défini : «Résultat précis, circonscrit et vérifiable, dont l’atteinte exige une focalisation d’actions cohérentes et d’efforts concertés pendant une certaine période de temps.»

Le but de l’éducation étant d’obtenir de tels résultats, nous voici bien près des records de nos athlètes et de ces efforts de volonté qui ont inspiré ce commentaire à Simone Weil :

«La volonté, celle qui au besoin fait serrer les dents et supporter la souffrance, est l'arme principale de l'apprenti dans le travail manuel. Mais contrairement à ce que l'on croit d'ordinaire, elle n'a presque aucune place dans l'étude. L'intelligence ne peut être menée que par le désir. Pour qu'il y ait désir, il faut qu'il y ait plaisir et joie. L'intelligence ne grandit et ne porte de fruits que dans la joie. La joie d'apprendre est aussi indispensable aux études que la respiration aux coureurs. Là où elle est absente, il n'y a pas d'étudiants, mais de pauvres caricatures d'apprentis qui, au bout de leur apprentissage, n'auront même pas de métier. C'est ce rôle du désir dans l'étude qui permet d'en faire une préparation à la vie spirituelle.»

Vie intellectuelle ou vie spirituelle? Les deux choses sont indissociables. Si vivre c’est s’accomplir, la vie intellectuelle ou spirituelle n’est rien d’autre pour l’être humain que la conscience de cette vie.

Autres mots absents du dictionnaire actuel : admiration et inspiration. Au mot attention, on ne consacre qu’une ligne, un simple renvoi à la section «taxonomie du domaine affectif» Or, c’est par l'attention que commence et c'est par l’admiration d’une œuvre, d’un auteur ou d’un maître, que commence la vie intellectuelle. Loin d’être un objectif atteint au terme d’une focalisation, elle est le fruit mystérieux, non planifiable, du lien amoureux avec la chose ou la personne admirée. Merveille que Platon a bien évoquée dans la Septième Lettre. On lui demandait si la philosophie pouvait être l’objet d’un enseignement. Voici sa réponse :

«Résultant de l'établissement d'un commerce répété avec ce qui est la matière même de ce savoir, résultat d'une existence qu'on partage avec elle, soudainement (exaiphnes), comme s'allume une lumière lorsque bondit la flamme, la philosophie se produit dans l'âme et désormais s'y nourrit toute seule d'elle-même.»

La vie s’intéresse à tout ce qui la nourrit. Si le travail intellectuel peut se satisfaire d’une spécialité, la vie intellectuelle embrasse la totalité du savoir.

«Il n'est pas sage, il n'est pas fécond, dût-on poursuivre une spécialité très déterminée, de s'y enfermer aussitôt. C'est se poser des œillères. Nulle science ne se suffit; nulle discipline envisagée seule n'est une lumière suffisante à ses propres voies. Isolée, elle se rétrécit, s'amaigrit, s'étiole et, à la première occasion, s'égare.[...]

Les très grands hommes se sont toujours montrés plus ou moins universels ; excellant en une partie, ils furent dans les autres au moins des curieux, fréquemment des savants, parfois des spécialistes encore. Vous n'auriez pas confiné dans une seule culture des hommes comme Aristote, Bacon, Léonard de Vinci, Leibniz ou Goethe. Henri Poincaré, à l'Académie des Sciences, étonnait ses confrères de toutes les sections par ses vues géniales ; le consulter, c'était se placer tout de suite au centre du savoir, là où il n'y a plus de sciences diverses.» (A.D. Sertillanges, La vie intellectuelle, Desclée, Paris, 1934, p.118-119.)

Politique du vivant

Par politique du vivant j’entends une politique qui porte sur la société considérée comme une réalité vivante, capable de résilience. Cette politique est analogue à la psychologie du vivant telle que la pratique, entre autres, le psychiatre Boris Cyrulnic. L’écologie fait partie de la politique du vivant, mais je l’exclus ici pour me concentrer sur ce que j’appellerai la résilience sociale.

La résilience est l’aptitude d’un système, vivant ou non, à retrouver sa forme antérieure après un choc. Sur le plan biologique, la plus belle illustration de ce phénomène est celle de cette île voisine du volcan Krakatoa dans le Pacifique, qui après avoir été couverte de cendres suite à une éruption, a recouvré en quelques décennies sa luxuriance première.

Après la conquête anglaise et le retour en France de leur aristocratie, les Français établis au Canada, en Acadie comme au Québec, ont fait preuve de résilience.

La résilience est un phénomène naturel, spontané. Rien n’interdit toutefois d’imaginer des actions fines, possibles dans le cadre d’une sorte d’homéopathie sociale, qui faciliteraient, par exemple, la reconstitution d’une communauté. Il faut miser sur la résilience des communautés en prenant acte du fait que cette résilience n'a de sens que dans la perspective aristotélicienne où l'on définit l'homme comme zoon politikon, c'est-à-dire comme un être qui se montre civique, sociable, si on ne fait pas obstacle de l'extérieur à ses tendances les plus naturelles.

Il faut passer à une médecine sociale hippocratique. Hippocrate avait compris que ce n'est pas la médecine qui guérit la nature, que c'est cette dernière qui se guérit elle-même, aidée parfois par la médecine. De même pour les communautés: elles se constituent ou se reconstituent d'elles-mêmes, aidées parfois par des intervenants dont le premier devoir est de ne pas nuire. Si bien que les quatre principes fondamentaux d'Hippocrate devraient devenir ceux de l'action sociale:

Premièrement, ne pas nuire
Deuxièmement, combattre le mal par son contraire
Troisièmement, mesure et modération
Quatrièmement, chaque chose en son temps


Voici quelques types d'action sociale s'inspirant des principes hippocratiques

Les actions libératrices
Les actions inhibitrices
Les actions catalysantes
Les actions inspiratrices
Les actions nourricières
Les actions libératrices


Le tardigrade symbolise admirablement la résilience. Cet animal sèche mais ne meurt pas. Il peut demeurer sec et inerte, mort en apparence, très longtemps mais il suffit d’une goutte d’eau pour le réanimer.

Quel est, sur le plan symbolique, l’équivalent de l’eau pour les êtres humains? Un individu qui se sent desséché peut toujours se ressourcer dans un milieu vivant et adopter un mode de vie favorable à la résilience. Quand c’est l’ensemble d’une communauté qui est atteinte du même mal, le remède est plus complexe. Ne pouvant ramener la ville à la campagne, il faut amener, morceau par morceau, la campagne à la ville.

Ce sont ces morceaux de campagne, les boulangeries, les boucheries, les fruiteries, qui font le charme, même aujourd’hui, d’une ville moderne comme Paris. La réapparition de ces petites oasis dans une ville comme Montréal est aussi un retour à la vie. Plus une activité est proche des besoins vitaux, plus elle contribue à réanimer une ville. À défaut d’avoir un champ de blé sous sa fenêtre, il importe de pouvoir retrouver la couleur et l’odeur du blé dans une boulangerie du voisinage. Vie élémentaire et vie humaine sont indissociables. La boulangerie est aussi un lieu de rencontre pour les habitants d’un quartier. L’économiste qui, comme notre ami Gilles Paquet, reconnaît l’importance du capital de confiance, aura des raisons de se réjouir de la réapparition des boulangeries de quartier et de village. Plus le pain vient de loin, moins il inspire confiance. Et même en termes économiques, ce déficit de confiance est un prix trop élevé à payer pour les économies d’échelle que permet l’usine à pain.

«Le capitalisme a réalisé l'affranchissement de la collectivité humaine par rapport à la nature. Mais cette collectivité a pris par rapport à l’individu la succession de la fonction oppressive exercée auparavant par la nature.

Cela est vrai même matériellement. Le feu, l'eau, etc. Toutes ces forces de la nature, la collectivité s’en est emparée. Question : peut-on transférer à l'individu cet affranchissement conquis par la société ?» (Simone Wei, La pesanteur et la grâce.)


C’est à cette question que nous tentons de répondre dans notre site sur l’appartenance, lequel sera le sujet dans la seconde partie de de Vingt ans de cohérence. Voir notre prochaine lettre.

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