Vie

Jacques Dufresne

Première version: 2000. Dernière mise à jour 2022,.
Quand nous abordons le thème de la vie sans préjugés, nous ne pouvons manquer de faire cette constatation troublante: il n'y a rien de commun entre la vie que nous connaissons et celle que nous aimons. Les traités de biologie nous présentent des machines complexes dont le secret est dans les gènes. Les êtres vivants auxquels nous sommes attachés, hommes, animaux ou même plantes, sont des présences dont seul le mot âme évoque adéquatement le mystère.

Nous sommes vitalistes et finalistes dans nos rapports quotidiens avec les êtres vivants. Nous croyons qu'ils ont un principe vital appelé âme et que cette âme poursuit des fins qui lui sont propres. Aussitôt que nous nous éloignons de cette expérience subjective de la vie, pour l'étudier objectivement, nous adoptons le point de vue mécaniste et réducteur: la vie se démonte comme une machine et son mouvement s'explique par une énergie semblable à celle qui fait tourner les moteurs à explosion.

Nous commençons à connaître les gènes, mais saurons-nous jamais ce qu'est l'âme? Tant de cultures, tant de religions se sont disputé la vérité à son sujet! Comment ne pas conclure que le seul savoir solide, si partiel soit-il, est du côté des gènes et que de l'autre côté tout n'est qu'illusion ou croyances interchangeables?

C'est un raisonnement de ce genre, avoué ou inavoué, qui explique pourquoi dans les ouvrages contemporains de biologie on se borne à nous faire découvrir les rouages d'une machine appelée vie. Comme si on pouvait rendre compte ainsi de l'ensemble du phénomène de la vie! Le coeur est présenté comme une pompe. Vue sous l'angle de la respiration, chaque cellule apparaît comme un moteur à explosion miniature. Quant à la coordination de ces mécanismes, elle est assurée par un codage d'information qui rappelle à s'y méprendre les principes de l'ordinateur.

Derrière l'enjeu pratique, avec lequel le grand public est déjà familier: la menace qui pèse sur les espèces vivantes et l'ensemble de la biosphère, se cache un enjeu théorique tel que si l'on n'en tient pas compte, la solution des problèmes pratiques ne sera jamais possible.

Un ensemble de rouages réunis par le hasard au cours de l'évolution. Telle est la vie que nous connaissons. Bien entendu, nous donnons ici un sens restrictif au verbe connaître. En toute rigueur, il faudrait dire: telle est la vie sur laquelle nous possédons un savoir objectif et analytique.

Certes nous connaissons aussi la vie que nous aimons, mais rares sont ceux qui, de nos jours, estiment que ce savoir, appelé tantôt subjectif, tantôt intuitif ou contemplatif, peut enfermer autant sinon plus de vérité que le savoir objectif. Voici des vers de Victor Hugo qui illustrent merveilleusement ce savoir subjectif sur la vie. Dans le poème Booz endormi, dont nous donnons ici un extrait, Hugo raconte la façon dont, parvenu à un âge très avancé, Booz a connu la femme qui allait enfin lui donner un fils. Ce vieillard, un personnage biblique, est un ancêtre du roi David et donc du Christ, ce qui confère une solennité particulière à la scène. [...]


Booz ne savait point qu'une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle.
Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.
[...]
La respiration de Booz qui dormait,
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet.

Ruth songeait et Booz dormait; l'herbe était noire;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement;
Une immense bonté tombait du firmament;
C'était l'heure tranquille où les lions vont boire.[...]


Se pourrait-il que cette vie ne soit qu'une illusion enchanteresse? Il faudrait être aveugle ou insensible pour ne pas y voir d'abord une qualité tout aussi réelle que la quantité et les mécanismes qui se prêtent si bien à l'analyse.

Tout nous invite à croire qu'il n'y a pas deux vies, l'une qu'on peut connaître et l'autre qu'on peut rêver, mais deux regards différents sur une même vie, comme il y a deux regards sur l'arc-en-ciel. Il est possible de s'émerveiller devant un arc-en-ciel même quand on sait qu'il résulte, selon des lois connues, de la rencontre de gouttelettes d'eau et des rayons du soleil. Le mécanisme qu'on a démonté, quoique impressionnant en lui-même, n'est que le squelette d'une qualité à laquelle on peut participer par le sentiment de beauté.

En dépit de la nette prédominance actuelle du regard analytique, nombreux sont ceux, même parmi les savants de laboratoire, qui parviennent encore à maintenir un juste équilibre entre les deux; mais si l'on considère les choses sous l'angle historique, c'est l'image d'un constant déséquilibre qui s'impose.-

Essentiel


La revue scientifique La Recherche publiait dans son numéro de mars 1989 un article du philosophe Michel Henry, auteur de La Barbarie, qui remet la connaissance subjective à l'honneur après avoir dénoncé l'idéologie scientiste.

«La vie subjective d'un côté, la réalité physique de l'autre, nous dit Michel Henry, devraient normalement être deux domaines différents, mais égaux en dignité.» On a toutefois de plus en plus tendance à présenter la vie subjective comme un simple produit, voire comme un sous-produit de la réalité physique. C'est en cela, précise Michel Henry, que consiste l'idéologie scientiste qu'il faut bien se garder de confondre avec la science proprement dite, laquelle n'implique aucune dévalorisation de la subjectivité. «Traiter notre vie subjective d'apparence et qui plus est, d'apparence illusoire, ce n'est pas seulement formuler à l'égard de l'homme et de son humanitas le plus grand des blasphèmes. Car ce qui fait cette humanitas, à la différence de la chose, c'est justement le fait de sentir et de se sentir soi-même, c'est sa subjectivité. Notre être commence et finit avec notre vie phénoménologique, il faut s'y faire. Si cette vie subjective n'est rien, nous ne sommes rien non plus. Si cette vie n'est qu'une apparence illusoire, nous ne sommes nous aussi qu'une illusion, qu'on peut aussi bien supprimer sans porter atteinte à la réalité. La négation théorique de la subjectivité implique la destruction pratique de l'humanité ou, du moins, la rend possible».

Parmi les savants et les philosophes contemporains qui se sont rapprochés d'une définition de la vie intégrant pleinement les deux regards, il y a Erwin Schrödinger, Albert Szent Györgyi, François Dagognet, Hubert Saget, Georges Canguilhem. Parmi les savants et les philosophes qui, depuis Descartes ont fait contrepoids à l'approche mécaniciste et réductrice, on peut retenir les noms de Van Helmont, Rupert Sheldrake, Ludwig Klages.

Enjeux

Derrière l'enjeu pratique, avec lequel le grand public est déjà familier: la menace qui pèse sur les espèces vivantes et l'ensemble de la biosphère, se cache un enjeu théorique tel que si l'on n'en tient pas compte, la solution des problèmes pratiques ne sera jamais possible.

Un ensemble de rouages réunis par le hasard au cours de l'évolution. Telle est la vie que nous connaissons. Bien entendu, nous donnons ici un sens restrictif au verbe connaître. En toute rigueur, il faudrait dire: telle est la vie sur laquelle nous possédons un savoir objectif et analytique.

Certes nous connaissons aussi la vie que nous aimons, mais rares sont ceux qui, de nos jours, estiment que ce savoir, appelé tantôt subjectif, tantôt intuitif ou contemplatif, peut enfermer autant sinon plus de vérité que le savoir objectif. Voici des vers de Victor Hugo qui illustrent merveilleusement ce savoir subjectif sur la vie. Dans le poème Booz endormi, dont nous donnons ici un extrait, Hugo raconte la façon dont, parvenu à un âge très avancé, Booz a connu la femme qui allait enfin lui donner un fils. Ce vieillard, un personnage biblique, est un ancêtre du roi David et donc du Christ, ce qui confère une solennité particulière à la scène. [...]
Booz ne savait point qu'une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle.
Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.
[...]
La respiration de Booz qui dormait,
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet.

Ruth songeait et Booz dormait; l'herbe était noire;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement;
Une immense bonté tombait du firmament;
C'était l'heure tranquille où les lions vont boire.[...]


Se pourrait-il que cette vie ne soit qu'une illusion enchanteresse? Il faudrait être aveugle ou insensible pour ne pas y voir d'abord une qualité tout aussi réelle que la quantité et les mécanismes qui se prêtent si bien à l'analyse.

Tout nous invite à croire qu'il n'y a pas deux vies, l'une qu'on peut connaître et l'autre qu'on peut rêver, mais deux regards différents sur une même vie, comme il y a deux regards sur l'arc-en-ciel. Il est possible de s'émerveiller devant un arc-en-ciel même quand on sait qu'il résulte, selon des lois connues, de la rencontre de gouttelettes d'eau et des rayons du soleil. Le mécanisme qu'on a démonté, quoique impressionnant en lui-même, n'est que le squelette d'une qualité à laquelle on peut participer par le sentiment de beauté.

En dépit de la nette prédominance actuelle du regard analytique, nombreux sont ceux, même parmi les savants de laboratoire, qui parviennent encore à maintenir un juste équilibre entre les deux; mais si l'on considère les choses sous l'angle historique, c'est l'image d'un constant déséquilibre qui s'impose.-

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