Univers

Jacques Dufresne

Première version 2003. Dernière mise à jour 2020. Bien des idées reçues associées à la science sont des figures de style. C'est le cas de l'expression Big Bang pour désigner l'origine de l'univers.. Que signifie ce choix évoquant une explosion, quelles en sont les conséquences?

En Occident, l'idée d'évolution, celle de la vie comme celle de l'univers, est récente.
Comment se fait-il qu'on s'en soit si longtemps tenu à une vision statique des choses de la vie? Tout est vie, le Grand Tout est vivant. Cette conviction a imprégné la plupart des cultures à l'origine. Or la première observation que l'on peut faire à propos des êtres vivants, c'est qu'ils commencent par un oeuf dans le sein de leur mère pour devenir un adulte autonome. Entre ces deux moments, il y a croissance, lente transformation, évolution.

On se demande pourquoi dans ces conditions l'idée d'évolution n'a pas été toujours et partout au coeur des conceptions du monde et à plus forte raison de la vie. On retrouve effectivement le mythe de l'oeuf cosmique dans de nombreuses cultures, en Inde, en Grèce, en Afrique chez les Pangwe, en Polynésie, en Indonésie, chez les Finnois et même en Amérique.

Dans un livre sacré de l'Inde, le Minokhired Péhlvi on trouve cette évocation de l'oeuf cosmique: «Le ciel et la terre et les eaux et toutes les autres choses qui sont dans le ciel sont faites à la façon d'un oeuf d'oiseau. Le ciel, au-dessus et au-dessous de la terre, a été fait par Ahura Mazda à la façon d'un oeuf. La terre, à l'intérieur du ciel, est comme le jaune de l'oeuf»

C'est le mot Big Bang, évoquant une explosion, comme celle d'Hiroshima, qui résume la conception du monde de la plupart de nos contemporains. La tradition, et  une certaine science depuis peu, nous invite à lui préférer la métaphore de l'éclosion, associée à celle de l'oeuf cosmique. S'il est incontestable qu'il y eut violence à l'origine, faut-il en conclure que cette violence doit être absurde comme dans une explosion, faut-il exclure qu'il puisse s'agir d'une violence qui a un sens, comme celle de l'éclosion? Le principe anthropique,  hélas fortement contesté, selon lequel l'existence de la vie suppose que les réactions initiales se soient déroulées dans un certain ordre, et l'hypothèse Gaia qui renforce les liens entre la matière vivante et la matière inanimée, nous incitent à choisir la métaphore de l'éclosion. Sur le plan symbolique tout au moins, l'astrophysique la plus neutre justifie ce choix. L'univers a en effet la forme d'un oeuf dans la représentation la plus proche de l'origine qu'on a pu en donner.

L'astrophysicien Stephen Hawking souligne, après bien d'autres, le fait qu'au cours des deux derniers siècles, la science a connu un tel essor que les philosophes l'ont désertée. Il est incontestable que la cosmologie qui est proposée au XXe siècle est l'oeuvre des hommes de science et non celle des philosophes. Mais à celui qui a compris que le sens de sa vie est indissociable du sens de l'univers, qu'importent ces querelles entre disciplines. Au philosophe, qu'il estimerait vague et nébuleux, il demanderait des précisions scientifiques. Au savant il demande de réconcilier le fait avec le sens.

Il faut bien l'admettre, après trois siècles de sciences, tout ce qu'on peut dire de l'univers dans sa totalité c'est qu'il est entièrement dominé par la force. De l'existence de ce fait central, on a mille preuves correspondant aux diverses forces dont on a fait l'analyse dans diverses conditions. Mais quel est le sens de ce fait? Autant il était facile de donner un sens à un univers dont le principe explicatif était une forme, autant il est difficile de le faire quand le principe explicatif est la force. Ce que nous avons gagné dans l'analyse des forces à l'oeuvre dans l'univers, nous l'avons perdu en signification au niveau de la totalité. Ce que nous avons gagné de pouvoir sur la nature, nous l'avons perdu au niveau du sens, des finalités de l'univers. Bien que le coup de pinceau de la science moderne soit beaucoup plus assuré, le tableau du monde dans l'ensemble a perdu de son harmonie et de sa cohérence. L'éclat et la vigueur du trait n'ont pu compenser la faiblesse de la composition.

D'autre part les abstractions de la science actuelle ne correspondent plus à l'expérience vécue et il faut bien constater que le Tout apparaît morcelé. Alors que dans le passé, chaque grande culture proposait un regard particulier sur un monde unifié, aujourd'hui en Occident, il y a un regard unifié sur un monde éclaté.

Tandis que la vision scientifique du monde prenait ainsi forme, l'humanisme moderne se constituait sur une voie parallèle. L'homme ne liant plus le sens de sa destinée à sa lecture de l'univers, allait construire ce sens. Telle est la signification ultime de ce qu'on a appelé la révolution copernicienne à l'envers.

Dans un univers dominé par la force, l'homme allait faire régner la justice. Dans un univers soumis à la nécessité, il allait assurer le triomphe de la liberté sans tenir compte ni des avertissements de Spinoza quant à la difficulté d'un mariage entre la nécessité de la nature et la liberté de l'homme, ni des avertissements des stoïciens quant à la difficulté de faire régner parmi les hommes une justice dont la source et le modèle ne seraient pas dans la nature.

La Révolution française marqua simultanément le triomphe de la raison fondatrice de la science et de l'idéal humaniste* de justice et de liberté.

Le Moyen Age avait recherché la vérité métaphysique. Au XVe et XVIe siècle l'Europe devait être ravagée par des guerres de religions que les esprits éclairés attribuèrent bientôt aux préjugés de l'ère métaphysique antérieure. La méthode scientifique, pensait- on, allait unifier les hommes par delà les préjugés, dans un même regard sur le monde. L'attraction universelle n'est-elle pas la même pour un catholique, un protestant et un juif. L'idéal de justice allait achever les fondements de la paix et de la liberté.

Mais juste après la Révolution française, il y eut Napoléon et 250,000 morts parmi les conscrits français seulement. Au XXe siècle il y eut les deux guerres les plus destructrices de l'histoire, la guerre de 1914-1918 et celle de 1939-1945. Il était inévitable dans ces conditions qu'on mette en doute la vérité positive comme on avait mis en doute la vérité métaphysique après les guerres de religion. C'est ce que firent quelques-uns des plus grands esprits d'Europe, parmi lesquels Martin Heidegger en Allemagne et Simone Weil en France. Si les écrits de Simone Weil sur cette question sont moins connus que ceux de Heidegger, ils ont le mérite d'être plus accessibles.

Mais voici d'abord un passage de Mein Kampf où Hitler fait preuve de plus de cohérence que les humanistes en soutenant que dans un univers entièrement dominé par la force, l'homme ne saurait relever de lois spéciales qui rendraient possible le règne de la justice.

«L'homme ne doit jamais tomber dans l'erreur de croire qu'il est seigneur et maître de la nature... Il sentira dès lors que dans un monde où les planètes et les soleils suivent des trajectoires circulaires, où des lunes tournent autour des planètes, où la force règne partout et seule en maîtresse de la faiblesse, qu'elle contraint à la servir docilement ou qu'elle brise, l'homme ne peut pas relever de lois spéciales».


Et voici le commentaire de Simone Weil: «Hitler a très bien vu l'absurdité de la conception du XVIIIe siècle encore en faveur aujourd'hui, et qui d'ailleurs a déjà sa racine dans Descartes. Depuis deux ou trois siècles, on croit à la fois que la force est maîtresse unique de tous les phénomènes de la nature, et que les hommes peuvent et doivent fonder sur la justice, reconnue au moyen de la raison, leurs relations mutuelles. C'est une absurdité criante. Il n'est pas concevable que tout dans l'univers soit soumis à l'empire de la force et que l'homme y soit soustrait, alors qu'il est fait de chair et de sang et que sa pensée vagabonde au gré des impressions sensibles.

Il n'y a qu'un choix à faire. Ou il faut apercevoir à l'oeuvre dans l'univers, à côté de la force, un principe autre qu'elle, ou il faut reconnaître la force comme maîtresse et souveraine des relations humaines aussi.

Dans le premier cas on se met en opposition radicale avec la science moderne telle qu'elle a été fondée par Galilée, Descartes et plusieurs autres, poursuivie au XVIIIe notamment par Newton, au XIXe, au XXe. Dans le second on se met en opposition radicale avec l'humanisme qui a surgi à la Renaissance, qui a triomphé en 1789, qui sous une forme considérablement dégradée a servi d'inspiration à toute la IIIe République».

Vers la même époque, Robert Lenoble devait souligner une contradiction semblable entre la liberté et la nécessité «au nom de la Nature on revendique la liberté. Tout le XVIIIe siècle a vécu de ce thème. Mais dans le même temps la Nature, pour le physicien, le chimiste, le biologiste, apparaît de plus en plus étroitement déterminée... Nature déterminée, liberté don de Nature:voilà le paradoxe qui pour longtemps va s'installer dans la pensée moderne».

Les problèmes environnementaux, dont on a commencé à mesurer l'ampleur et la gravité à la fin de la décennie 1960, constituent une raison aussi convaincante que les guerres de mettre en doute aussi bien les fondements de la science et de la technique que ceux de l'humanisme. L'humanisme ne sert-il pas de justification à l'ordre social qui rend souhaitable sinon nécessaire la surexploitation de la nature?

La survie même de la planète exige que nous revisions à la fois notre conception du monde et notre humanisme, de façon telle que le second soit compatible avec le premier, en théorie aussi bien qu'en pratique.

Il existe quatre solutions à ce problème:

1- Revenir à l'idée d'un Dieu personnel agissant par une volonté arbitraire sur les forces constitutives de l'univers et y opérant ainsi en permanence des miracles donnant un sens à l'histoire. Une telle démarche équivaut à nier l'idée de nécessité, à invalider l'hypothèse déterministe, même au niveau de l'expérience courante où elle demeure irréfutable. C'est une solution de ce genre que des religions comme l'Islamisme proposent à leurs fidèles.

2- Le Dieu impersonnel de Spinoza, qui respecte les lois d'un monde dont il est l'âme, constitue une seconde solution. C'est parce qu'il ne pouvait mettre l'hypothèse déterministe en doute qu'Einstein ne pouvait croire qu'en un Dieu impersonnel comme celui de Spinoza.

3- Une autre solution consiste, en se plaçant dans une perspective évolutioniste globale, à poser l'existence d'un principe spirituel, divin, à l'origine et à l'intérieur des processus par lesquels la matière s'est progressivement complexifiée de façon à ce que la vie, puis l'homme apparaisse.

4- Enfin une dernière solution serait d'associer la beauté du monde à la nécessité qui caractérise ce dernier et à entrer en rapport avec l'auteur de cette beauté comme on entre en rapport avec l'auteur d'une grande oeuvre d'art. Alors, dans une expérience ineffable, le Dieu impersonnel auquel la raison nous réduit devient le second visage du Dieu personnel auquel notre âme aspire. Cette quatrième solution est très proche de la seconde. La troisième est apparentée à la première.

Nous nous arrêterons dans cette encyclopédie à l'oeuvre de deux penseurs contemporains, dont l'un, Teilhard de Chardin, a défendu la troisième solution et l'autre, Simone Weil, la quatrième.

Articles


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Jocelyn Giroux
De la forme à la force comme principe explicatif de l'univers. Ce texte a été tiré de La route du cosmos,, l'une des six synthèses, demeurées inédites dans leur intégralité, auxquelles l'équipe de l'Agora a travaillé  à la fin de la déc



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