Poèmes sur l'homme

Jacques Dufresne
La poésie est le mode d'expression qui convient le mieux à la connaissance des choses essentielles: l'amour, la mort, Dieu, la joie, le malheur. Chez les Grecs et les Romains de l'antiquité, savoir et sentir étaient indissociables. Solon a même eu recours à la poésie pour écrire la constitution athénienne. Lucrèce savant et Lucrèce poète sont un même être. Mais depuis que l'homme a pris ses distances par rapport à la nature, pour la connaître objectivement et la transformer, le sentir a été séparé du savoir et rejeté dans une sphère d'où la vérité est exclue. La pensée a perdu le poids et la couleur des sentiments, les sentiments ont perdu la légèreté et la lumière de la pensée. La grande tradition subsiste cependant et, même au vingtième siècle, les meilleurs poètes, Apollinaire, Valéry, Aragon, Marie Noël ont su lier le savoir et le sentir. Simone Weil a pu écrire: «La beauté séduit la chair pour obtenir la permission de passer jusqu'à l'âme.» Le mot beauté ici enferme le mot vérité. La poésie conduit le savoir suprême jusqu'à l'âme.

Par cette anthologie de la poésie, qui est aussi une anthologie du savoir essentiel, nous rappelons que le destin des sentiments est de participer à la lumière et celui des idées de prendre les couleurs de la vie pour nous toucher.
Qu'est l'homme?

....Éphémères !
Qu'est l'homme ? Que n'est pas l'homme ? L'homme est le rêve
D'une ombre...Mais quelquefois, comme
Un rayon descendu d'en haut, la lueur brève
D'une joie embellit sa vie, et il connaît
Quelque douceur...

Pindare, traduit par Marguerite Yourcenar
Hymne Pythique, 95-100
***

Moi qui passe et qui meurs, je vous contemple, étoiles!

La terre n'étreint plus l'enfant qu'elle a porté.
Debout, tout près des dieux, dans la nuit aux cent voiles,

Je m'associe, infime, à cette immensité;
Je goûte, en vous voyant, ma part d'éternité.

Ptolémée Ant. Pal., IX 577.
Traduction: YOURCENAR, Marguerite, La Couronne et la Lyre, Paris, Éditions Gallimard, 1979, p. 407.

***

Ô terre, ne sois pas lourde sur elle, qui fut si légère sur toi!

Martial, Épigramme
À propos d'une jeune esclave morte

***

Aninula vagula blandula,
Hospes comesque corporis,
Quae nunc abibis in loca,
Pallidula, rigida, nudula,
Nec, ut soles, dabis iocos.


Petite âme, errante, caressante,
Hôtesse et compagne du corps,
Qui maintenant disparais dans des lieux,
Livides, dénudés, figés,
Tu ne pourras plus, selon ton habitude,
T'abandonner à tes jeux.

Hadrien, empereur de Rome
***

Enfance

Ce n'est encore qu'une enfant, Seigneur.
Elle court autour de ton palais, elle essaie de faire de toi aussi un joujou.
Elle ne prend pas garde à ses cheveux décoiffés, ou à ses vêtements négligés qui traînent dans la poussière.
Elle s'endort sans répondre quand tu lui parles-la fleur que tu lui donnes le matin, lui glissant des mains, tombe dans la poussière.
Lorsque la tempête éclate et que le ciel est plongé dans l'obscurité, elle ne dort plus; ses poupées éparpillées sur le sol, elle s'accroche à toi, de terreur.
Elle craint de ne pas bien te servir.
Mais tu la regardes jouer en souriant.
Tu la connais.
Cette enfant assise dans la poussière est l'épouse qui t'est destinée; ses yeux s'apaiseront, se feront plus graves, deviendront amour.

Rabindranath Tagore
***
Conseils à Tiarko Richepin

Ne subissez pas l'influence
De ces gens qui hargnent de vivre
Et pour qui l'or de l'existence
Rend à peine le son du cuivre,

[...]
Quand la lumière disparue
Renaît, ayez l'âme étonnée
Comme si, dans l'instant, la vue
Venait de vous être donnée.

Gardez toujours vos yeux d'enfant
Ayez comme un frisson joyeux
Quand revient l'Avril triomphant,
Aimez l'hiver délicieux.

Ouvrez aux pauvres votre porte.
Faire le bien, veuillez m'en croire,
Vous réjouit et réconforte
Comme de manger et de boire.

De nos jours le vice est banal,
Commun comme les malheureux:
Voulez-vous être original ?
Restez candide et généreux.

Ne subissez pas l'influence
De ces gens qui hargnent de vivre
Et pour qui l'or de l'existence
Rend à peine le son du cuivre,

Qui sont au désespoir de tout,
N'aspirent qu'au final départ,
Étant revenus de partout
Sans avoir été nulle part.

Aimez la vie, elle est superbe !
Aimez la Terre avec son faste,
Depuis le plus petit brin d'herbe
Jusques au cèdre le plus vaste.

Mais, laissons-là ce boniment
-- C'est assez pour aujourd'hui--
Il vous ennuie infiniment,
C'est probable, n’est-ce pas ? -- Oui.

Un bien autre soin vous réclame,
C'est de vous flanquer des bitures,
O petit Tiarko de mon âme,
Dit la Terreur des Confitures

Raoul Pochon
***

L'adolescence
Cette prière que Hugo met dans la bouche d'un éphèbe n'est-elle pas celle de tout homme qui pense à sa mort? Car ou bien on n'a pas aimé et on ne s'en console pas, ou bien on a aimé et on regrette de ne pas avoir aimé davantage.

Je veux bien mourir, ô déesse,
Mais pas avant d'avoir aimé.

Me voilà, je suis l'éphèbe,
Mes seize ans sont d'azur baignés;
Guerre, déesse de l'érèbe,
Sombre guerre aux cris indignés,

Je viens à toi, la nuit est noire!
Puisque Xerxès est le plus fort,
Prends-moi pour la lutte et la gloire
Et pour la tombe; mais d'abord

Toi dont le glaive est le ministre,
Toi que l'éclair suit dans les cieux,
Choisis-moi de ta main sinistre
Une belle fille aux doux yeux,

Qui ne sache autre chose
Que rire d'un rire ingénu,
Qui soit divine, ayant la rose
Aux deux pointes de son sein nu,

Et ne soit pas plus importune
À l'homme plein du noir destin
Que ne l'est au profond Neptune
La vive étoile du matin.

Donne-la-moi, que je la presse
Vite sur mon coeur enflammé;
Je veux bien mourir, ô déesse,
Mais pas avant d'avoir aimé.

Victor Hugo
La chanson de Sophocle à Salamine


***



Ils ont ce grand dégoût mystérieux de l'âme
Pour notre chair coupable et pour notre destin;
Ils ont, êtres rêveurs qu'un autre azur réclame,
Je ne sais quelle soif de mourir le matin. (...)

Quand nous en irons-nous où vous êtes colombes!
Où sont les enfants morts et les printemps enfuis,
Et tous les chers amours dont nous sommes les tombes
Et toutes les clartés dont nous sommes les nuits.

Victor Hugo
Les contemplations
***

L'âge mûr

Marquise, si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu'à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.

Le temps aux plus belles choses
Se plaît à faire un affront;
Il saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front.

Le même cours des planètes
Règle nos jours et nos nuits:
On m'a vu ce que vous êtes;
Vous serez ce que je suis.

Cependant j'ai quelques charmes
Qui sont assez éclatants
Pour n'avoir pas trop d'alarmes
De ces ravages du temps.

Vous en avez qu'on adore,
Mais ceux que vous méprisez
Pourraient bien durer encore
Quand ceux-là seront usés.

Ils pourront sauver la gloire
Des yeux qui me semblent doux
Et dans mille ans faire croire
Ce qu'il me plaira de vous.

Chez cette race nouvelle
Où j'aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu'autant que je l'aurai dit.

Pensez-y, belle Marquise:
Quoiqu'un grison fasse effroi,
Il vaut bien qu'on le courtise
Quand il est fait comme moi.

Corneille

***

Vieillesse

Je m’en irai seule à la mort sauvage,
Sans faire alentour ni bruit, ni malheur.


Quand viendra le jour au bout des années
Où l’épaule basse et les yeux rougis,
Je ne serai plus, traînante et fanée,
Qu’une vieille en trop qui vague au logis;

Quand la maison mienne à qui je fus douce
Ne me fera plus ni place, ni part;
Quand le feu qui prend, le jardin qui pousse,
Tous ingrats, tiendront mes mains à l’écart;

Quand j’aurai perdu ma dernière aiguille
Et ne pourrai plus rien qu’aimer tout bas,
Rien que gêner un peu mes petites filles
Mes belles enfants qui ne m’aiment pas;

Alors j’ouvrirai la porte à voix basse
Comme une pauvresse à jamais qui sort,
Pour aller jeter au chemin qui passe
Le bout déchiré de son mauvais sort;

Alors, quand le jour hésite et décline,
Comme une étrangère à jamais qui part,
À jamais... alors, comme une orpheline,
Dont le cri n’a plus d'abri nulle part;

Je m’en irai seule avec mon pauvre âge
Qui n’a plus ni chant, ni charme, ni fleur,
Je m’en irai seule à la mort sauvage,
Sans faire alentour ni bruit, ni malheur.

J’irai retrouver le pré seul au monde
Où je traversai, petite, un bonheur
Que nul autre pré ne sut à la ronde,
Le champ oublié de tous les faneurs;

Le champ égaré depuis mon enfance
Que les bois au fond de leur secret noir
Ont si loin serré dans un grand silence
Que nul sentier clair n'a su le revoir.

Là se tient la fleur qui n'est pas sortie
Pour d'autres que moi de mon prime temps.
Peut-être en ce champ, derrière l'ortie,
Que l'oiseau de l'aube à mi-ciel m'attend ?...

J'entrerai dedans sans bouquet ni gerbe,
La fleur et l'oiseau perdus y seront.
Je m'enfermerai dans ma chambre d'herbe...
Ce que j'y viens faire, eux seuls le sauront.

Comme un qui se dit sa dernière messe,
Alors, en ce champ pris d'une pâleur,
Je commencerai d'une voix qui baisse
À me chanter l'air qui brise le coeur.

Là je pleurerai mes petites filles
À qui leurs plus beaux ans dorés font la cour;
Là pour les quitter sans qu'on me rappelle,
Je les aimerai de dernier amour.

Là je pleurerai pour finir de vivre...
Une tourterelle au soleil couchant
Gémira longtemps sans qu'on la délivre.
Le jour fleur à fleur sortira du champ.

Pas à pas le temps faible qui persiste
À battre en mon coeur sans savoir pourquoi
Sortira du monde...Et les feuilles tristes
Qui meurent le soir tomberont sur moi.

Marie Noël

***

Vieillir sans restes

Quand au vent du déclin les cendres se soulèvent,
En heureux tourbillons vers les cieux bien aimés,
L'âme reste jonchée des désirs et des rêves
Que la flamme a mordue mais n'a pas consumés.

Charles Maurras

Silence

Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l'univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts
[...]
Patient, patience,
Patience dans l'azur!
Chaque atome de silence
Est la chance d'un fruit mûr!
[...]
Source: Palmes

Commentaire par l'auteur

Je ne vois pas quel livre peut valoir, quel auteur peut édifier en nous ces états de stupeur féconde, de contemplation et de communion que j'ai connus dans mes premières années. Mieux que toute lecture, mieux que les poètes, mieux que les philosophes, certains regards, sans pensée définie ni définissable, certains regards sur les purs éléments du jour, sur les objets les plus vastes, les plus simples, le plus puissamment simples et sensibles de notre sphère d'existence, l'habitude qu'ils nous imposent de rapporter inconsciemment, tout événement, tout être, toute expression, tout détail, -- aux plus grandes choses visibles et aux plus stables, -- nous façonnent, nous accoutument, nous induisent à ressentir sans effort et sans réflexion la véritable proportion de notre nature, à trouver en nous, sans difficulté, le passage à notre degré le plus élevé, qui est aussi le plus « humain ». Nous possédons, en quelque sorte, une mesure de toutes choses et de nous-mêmes. La parole de Protagoras, que l'homme est la mesure des choses est une parole caractéristique, essentiellement méditerranéenne.

Paul Valéry, extrait d'un conférence intitulée Inspirations méditerranéennes, prononcée le 24/11/1933 et publiée le 15/02/1934 dans Conferencia, Journal de l'Université des Annales, Ving-huitième année, Tome 1.


Silence

ce fond de désespoir ce n'est que du silence
 
tous les mots remâchés avec leur goût de terre
les élans réfrénés
et le gros corps inerte qui se tasse et boursoufle
et devient carapace et se fige et se glace
et cherche à protéger et se répand en larmes
et rêve de chaleur et tremble de silence
mais se souvient du vent
 
a-t-il été enfant a-t-il eu une mère
a-t-il été aimé et par qui et pour quoi
 
qu'ils sont vieux les espoirs qu'ils sont ternes les rêves
il lui aurait suffi de si peu un beau jour
pour se délier libre et jaillir en lumière
et rire et rire au ciel les cheveux déployés
 
mais
il ne sait pas quand
il n'a pas vu pourquoi
le velours de sa peau est devenu écaille
et tout l'amour du cœur s'est mué en poison
qui s'infiltre et susurre et taraude et grignote
et paralyse en lui ce qui reste vivant
étouffant lentement les cris de désespoir


Souvenir

Une rose et Milton

O blanche rose d'un jardin disparu

De toutes les générations de roses
Qui au fond du temps se sont perdues
Je voudrais qu'une seule soit sauvée de l'oubli,
Mais sans marque ni signe parmi tout ce qui fut.
Le destin m'accorde ce don de nommer
Pour la première fois
Cette fleur silencieuse, la dernière
Rose que Milton, sans la voir, approcha
De son visage. Oh toi, jaune ou vermeille,
O blanche rose d'un jardin disparu,
Reviens magiquement de ton passé
Immémorial pour briller dans ce vers,
Que tu sois d'or, de sang ou d'ivoire
Ou ténébreuse comme en ses mains, rose invisible.

Jorge Luis Borges, Revue Liberté, no 171, Juin 1987, Traduction de Jean-Claude Masson.

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