La mort de Nietzsche
Texte écrit à l'occasion du décès de Nietzsche en 1900. Exprime un point de vue "pro-nietzschéen", critique et athée.
Ce n’est pas un événement, puisque l’homme qui eut la plus haute et la plus libre intelligence de ce siècle était tombé depuis dix ans dans les profondes ténèbres de l’inintelligence. Contraste qui animerait le discours d’un rhéteur : celui par qui l’esprit fut libéré est mort prisonnier de la stupidité, soit qu’il faille en accuser une hérédité mauvaise, soit que Nietzsche ait abusé de son énergie intellectuelle. Ce n’est pas sans péril que l’on s’oblige à tout comprendre, à tout sentir, à tout juger, et non d’après les principes vulgaires de la philosophie usuelle, mais selon une méthode et des idées personnelles et toutes neuves. Et il arrive aussi que le plus brave est pris de peur à se sentir seul de son avis parmi les hommes. Mais qu’importent les causes, puisqu’il s’agit d’une chaîne sans fin, puisque tout est déterminé, puisque le génie d’un Nietzsche, aussi bien que la sottise de ce passant, sont liés à un état physiologique? Et qu’importent encore cette folie ou cette stupeur finale, si, pendant les années d’activité, Nietzsche déploya une force intellectuelle supérieure? La maladie doit-elle faire qu’on ne compte pas les années antérieures de santé et de vigueur, et le forgeron dont la main mollit et retombe, cela empêche-t-il qu’il n’ait, au temps de sa virilité, écrasé et dompté le fer?
La folie de Nietzsche n’est un argument ni contre son génie littéraire, ni contre son génie philosophique. Les philosophes, les éternels professeurs de philosophie bafoués par Schopenhauer et par Taine concèdent le premier point, mais non le second. Et même, persuadés, d’après leur expérience personelle, qu’on ne saurait à la fois bien penser et bien écrire, acceptant l’écrivain, proclamant le grand poète, ils dédaignent le créateur de valeurs. Ils le dédaignent, ou feignent de le dédaigner. Cela se comprend, car Nietzsche est gênant.
Cet homme de bonne humeur, dans un accès de gaîté divine, se mit à secouer un vieil arbre des croyances, et toutes les pommes sont tombées. Sans se déconcerter, les philosophes, à plat ventre dans l’herbe, se disputent les fruits mûrs, et, trouvant la même nourriture, jurent qu’il n’y a rien de changé dans la vie des intelligences. Je ne le crois pas; je crois qu’il y a un grand changement. Nous avons appris par Nietzsche à déconstruire les anciennes métaphysiques édifiées sur la base de l’abstraction. Chacune des antiques pierres d’angle, les voilà en poussière, et toute la maison s’est écroulée. Qu’est-ce que la liberté? Un mot. Alors, plus de morale, sinon esthétique ou sociale; plus de morale absolue, mais autant de morales particulières qu’il y a d’intelligences personnelles. Qu’est-ce que la vérité? Rien de plus que ce qui nous paraît vrai, ce qui flatte notre logique. Il y a, comme dit Stirner, ma vérité – et la tienne, mon frère. Le soleil a mûri le cheval virgilien et de ses flancs pourris s’élève, chantant et joyeux, l’essaim des abeilles nouvelles.
Ennemi du christianisme, Nietzsche a, en un sens, repris et mené bien à l’œuvre capitale de la théologie, qui fut la destruction de la Raison. Mais il travailla, non plus au profit de la croyance, mais au profit de la raison elle-même enfin devenue raisonnable et humaine, du jour où elle quitta ses vêtements de nuage et la colonne où, comme le Stylite, elle vivait dans un stupide orgueil, au-dessus de la vie et de la réalité. Quand Nietzsche sera mieux connu, l’à-priorisme aura vécu. On ne pourra plus construire un syllogisme basé sur l’abstrait; on ne pourra plus poser en principe la conclusion même qu’il s’agit d’atteindre. Le bien, le mal, pour utiliser ces mots, il faut savoir ce qu’ils contiennent; il faut rédiger leur histoire, remonter à leurs plus lointaines origines. Quand on a trouvé que le bien, ce fut d’abord le bon, ce qui est favorable à la sensibilité; et le mal, ce qui est mauvais, ce qui cause une désagréable sensation – on peut entreprendre la « généalogie de la morale ». Tout devient clair; et tout était obscur lorsque l’on considérait le bien, le mal, telles que des notions absolues, innées dans l’esprit de l’homme, comme les présents, d’ailleurs absurdes, d’une divinité chimérique.
Que de telles analyses soient dangereuses pour la faiblesse moyenne des intelligences populaires, un homme sérieux, et qui veut se rendre digne du nom d’homme, n’en tiendra nul compte. C’est aux sociétés à s’arranger comme elles peuvent des découvertes de la science, et non à la science de se faire l’esclave du vain bonheur de l’humanité. En fait, les sociétés bâtissent leur félicité sur les notions les plus inattendues, pourvu qu’elles soient précises et surtout concordantes avec la sensibilité générale de la race qui veut vivre. On a vu des cités fondées sur le crime arriver à un magnifique épanouissement de force et de beauté.
Même dangereuses, si l’on veut, les idées de Nietzsche sont libératrices. Sa logique est un allègement pour les esprits; elle donne au cerveau une facilité nouvelle à penser et à comprendre; elle est, dans la série des nourritures intellectuelles, un aliment respiratoire. Non pas sans doute pour les poumons usés ou desséchés. On ne conseille pas la philosophie nietzschéenne aux personnes sensibles et qui ont besoin de croyances consolantes. Elle s’offre aux forts et non aux débiles, à ceux qui n’ont pas besoin pour vivre du lait sucré de l’espérance. Mais n’ont-ils pas, ceux-là, et les religions et toutes les douceâtres philosophies que d’habiles gens en ont extraites, à peu près comme on tire de la houille de la vanille et de l’indigo? Ils ont le spiritisme d’Allan Kardec et le spiritualisme de M. Boutroux; sont-ils à plaindre? Voici les dévots de la conscience morale; peut-on s’ennuyer dans la compagnie de ces professeurs d’illusionisme? N’est-ce pas l’un d’eux qui, faisant ses confidences à un enquêteur, disait récemment : « La raison doit finir par avoir raison »? Voilà de ces habiles formules où il y a vraiment du plaisir à se laisser prendre; comment hésiter, animal raisonnable, à cet appel à la raison?
Il n’y a nul inconvénient à ce que tous ceux qui détestent la science, la réalité, l’observation des phénomènes historiques ou psychologiques, obéisssent à la voix de la conscience morale, embrassent avec une ardente foi cette religion de l’idéalisme rationaliste. C’est une carrière qui ne demande d’autre apprentissage qu’un baptême; elle ne saurait manquer d’être fort suivie et même encombrée.
Qu’il se fait peu de progrès intellectuels! L’humanité tourne depuis des milliers d’années autour de la même illusion, comme un bateau ivre pris dans un maëlstrom; et tous ceux qui veulent remettre le bateau dans sa voie, l’arracher au tourbillon, sont traités de malfaiteurs par les vieux pilotes hallucinés, contents de tourner en rond autour de rien. Nietzsche aura été l’un de ces héros qui tentent, par un violent coup de barre, de couper le courant éternel et fastidieux.
Quelques jours avant sa chute dans l’inconscient, Nietzsche écrivit à ses amis, à M. Brandès, à M. Bourdeau, pour leur signifier que, nouveau Christ, il avait une seconde fois sauvé le monde. Qui sait? C’était peut-être vrai.