Sur Fontenelle
Fontenelle est comme une image anticipée, très vague et très pâle, de Voltaire. Il n’a laissé qu’un nom. Aucun de ses écrits ne peut être proposé en lecture aux hommes d’aujourd’hui, qui ne sont ni des curieux ni des lettrés de profession. Il brilla surtout dans la critique scientifique, genre entre tous fugitif, rien ne se déplaçant plus rapidement que la science. Par bonheur, cependant, il s’occupa d’astronomie, ordre de connaissance immuable, comme la marche des astres : sa Pluralité des mondes se lirait encore si l’ouvrage n’avait été refait, bien des fois depuis, et en dernier lieu par M. Flammarion. C’est un petit livre spirituel et toujours exact dans l’ensemble, mais le ton de galanterie et de badinage nous semble aujourd’hui s’accommoder bien mal avec l’astronomie.
On n’en jugeait pas de même en 1686. Les cartésiens, peu spirituels, commençaient à fatiguer. Fontenelle fut accueilli avec reconnaissance; enfin la science se faisait aimable; l’astronomie parut plus gaie que les romans mêmes, qui ne l’étaient à la vérité guère, car on était toujours à Mademoiselle de Scudéry et le futur auteur de Gil Blas n’avait pas vingt ans. Dès la première page de ce livre au titre piquant, Entretiens sur la pluralité des mondes, les femmes étaient prises, car il début par des réflexions, à propos du jour et de la nuit, sur les mérites comparés, des brunes et des blondes. Tout au long des entretiens, il décoche à son interlocutrice, la marquise, les traits les plus galants et ses arguments scientifiques eux-mêmes ont quelque chose de tendre. S’il adopte résolument le système de Copernic, c’est qu’il est « plus uniforme et plus riant »; sa simplicité persuade « et sa hardiesse fait plaisir ».
Fontenelle commence, selon le mot si heureux de J. Bertrand, à promener sur la science son éternel sourire. Mais c’était un sourire calculé, un sourire de coquette. Indifférent à tout le reste, Fontenelle veut plaire : aux femme comme aux savants, aux hommes du monde comme aux ecclésiastiques. Il n’est pas un parti qu’il ne ménage. Veut-on de la hardiesse caustique à la Bayle? Voici l’Histoire des Oracles, pour imiter Les Pensées sur la comète, mais la gouaillerie laborieuse de Bayle est devenue de la facile ironie de salon. Il a imité Voiture et La Fontaine, Corneille et Fénelon, et même Pascal, car il lui vint à l’idée, un beau jour, de rédiger une sorte de sermon mystique Sur la patience, où il invoque le Verbe incarné, tout comme M. de Bérulle ou un vieux solitaire de Port-Royal. Fontenelle était un habile homme, et il ne manque à sa gloire que de n’avoir point écrit de tragédies.
Un écrivain si intelligent, si fin, si avisé, et qui se cherche avec persévérance, doit finir par se trouver. La rencontre eut lieu à l’Académie des sciences. En comparant l’état des connaissances humaines avec les états précédents, Fontenelle découvrit non pas précisément l’idée de progrès, qui n’est qu’une illusion, mais l’idée de croissance. Il vit assez bien que l’humanité, à force de vivre, prend de l’expérience et aussi de la consistance. Dans la querelle des Anciens et des Modernes, Fontenelle a presque toujours raison; du moins oppose-t-il à des impressions purement esthétiques une théorie presque scientifique. Contestable dans le domaine littéraire, où la loi du développement continu se fait assez mal sentir, l’idée de la croissance intellectuelle de l’humanité était, dans l’ordre des sciences, tout à fait évidente, encore qu’il y eût, à ce moment, plutôt des savants que de la science. Mais il y avait des savants partout et partout des esprits curieux de ce que trouvaient les savants. Pour se faire une idée de la fièvre de connaissance qui régnait alors en Europe, il faut lire les Voyages de Monconys; il faut peut-être les lire aussi pour comprendre l’accueil que reçurent dans le monde entier les premiers essais de Fontenelle dans la philosophie scientifique.
Progrès ne voulut pas dire autre chose d’abord qu’avancement, marche dans l’espace et dans le temps, avec ce qu’implique d’heureux un état de constante activité. Plus tard, on donna à ce mot le sens d’amélioration continue (Turgot), indéfinie (Condorcet) et il devint ridicule. L’idée d’évolution qui a remplacé l’idée de progrès ne comporte aucunement l’idée d’amélioration, l’évolution pouvant tout aussi bien être régressive que progressive. En comparant l’humanité à un être qui naît, qui passe par l’enfance, la jeunesse, la maturité, la vieillesse, et qui aboutit nécessairement à la mort, Fontenelle, tout en soutenant que le monde arrivait à peine à la maturité, admettait implicitement une future régression. Sa métaphore éloignait toute idée de progrès indéfini, mais elle affirmait un progrès évident du passé au présent, et aussi du présent vers un futur immédiat. Il prédisait, pour une assez brève échéance, une certaine solidarité des sciences; il voyait très bien les dépendances mutuelles de toutes nos connaissances, et il annonçait le jour où l’on reconnaîtrait qu’il n’y a pour ainsi dire qu’une science unique. Ce jour n’est pas encore arrivé, mais on l’attend.
M. A. Laborde fait honneur à Fontenelle de ces trois idées :
1. Que tout dans la nature est soumis à des lois;
2. Que toutes les sciences se tiennent et se pénètrent, n’étant respectivement que les cas particuliers d’une science unique;
3. Que cette science unique ne doit être que la coordination de tous les phénomènes par des rapports mathématiques.
Je laisse le troisième point qui, dans Fontenelle, ne semble pas avoir la profondeur que l’on pourrait lui soupçonner. C’est la manie du nombre et de la géométrie, qui devait faire tant de ravages dans l’intelligence des Français du temps de d’Alembert et les porter insensiblement à ne considérer que les quantités en faisant abstraction des qualités, et la seule courbe des mouvements sans considérer le milieu où ils s’opèrent. L’aboutissement de Fontenelle, c’est toujours Condorcet (qui fit semblant, lui aussi, d’aimer Pascal); mais Fontenelle est intelligent et Condorcet ne l’est presque plus.
D’ailleurs, à prendre à la lettre l’aphorisme que formule M. A. Laborde, il n’a aucune originalité; c’est du Descartes tout pur. Bien plus, c’est la méthode cartésienne elle-même et non pas seulement dans ses principes, mais dans ses applications. Avant tout, Descartes avait posé qu’il doit y avoir une science générale qui explique tout. Cette science, c’est la géométrie, telle qu’il la concevait, c’est-à-dire la « mathématique universelle ». Une telle conception prise à la lettre aurait pu arrêter toute la science expérimentale : elle ne fit de ravages sérieux que dans la philosophie sociale. Fontenelle n’a probablement rien compris à la portée du principe de Descartes qu’il se borne à énoncer en termes tellement clairs que les plus naïfs encyclopédistes, les La Mettrie, par exemple, le comprirent aussitôt et en tirèrent des extravagances, dont Descartes leur avait d’ailleurs donné la formule avec son animal-machine.
Les deux autres points de la doctrine attribuée à Fontenelle ne lui appartiennent pas davantage; mais il a pu se les approprier avec plus de décence, parce qu’ils sont plus aisés à comprendre.
L’idée que le monde est régi par des lois est encore une idée cartésienne, ou, du moins, une des idées incorporées par Descartes dans sa philosophie. Ces lois, il les réduit d’ailleurs à une seule, celle du mouvement. Le monde n’est pour lui qu’un vaste mécanisme. Il ne voit qu’une seule puissance, la puissance dynamique; mais cette simplification même affirme que l’idée de loi lui était familière : et, en somme, si on l’écartait de la philosophie cartésienne, il ne resterait qu’un chaos.
Quant au second point, touchant l’unité des sciences, Fontenelle l’a également trouvé dans Descartes. Il l’aurait presque aussi bien trouvé dans Bacon qui a dit : « Il n’y a de science réelle que la physique; tout le reste est illusion »; - et encore : « Il faut ramener à la physique toutes les sciences particulières…; cette règle embrasse tout. » (2)
Mais la formule de Descartes est bien plus nette : « Toutes les sciences réunies ne sont rien autre chose que l’intelligence humaine, toujours une, toujours la même, si variés que soient les sujets auxquels elle s’applique. » Elle a un autre mérite, c’est de présenter en même temps la plus claire définition de l’idéalisme scientifique.
M. A. Laborde, pressé de faire l’éloge de son personnage, s’est donc bien hâté de lui attribuer des idées qu’il s’était borné à mettre en langage aimable, et, si l’on veut, à vulgariser. Fontenelle fut toujours un fervent cartésien; mais ce n’est pas lui qui a écrit le Discours de la méthode. On finirait par le croire, si l’on prenait à la lettre les affirmations de son biographe.
M. Laborde cite encore, comme une idée « étonnante pour l’époque », ce passage de Fontenelle : « Tous les animaux qui paraissent venir ou de pourriture ou de poussière humide et échauffée ne viennent que de semences que l’on n’avait pas aperçues… Jamais il ne s’engendra de vers sur la viande où les mouches n’ont pu laisser de leurs œufs. Il en va de même de tous les autres animaux que l’on croit qui naissent hors de la voie de génération, etc. »
En quoi est-ce « étonnant pour l’époque »? Ce n’est que la conclusion d’expériences faites alors un peu partout, notamment en Angleterre, sur la génération spontanée. Monconnys en parle dans son Voyage en Angleterre avec une grande précision (3). Le petit paragraphe de Fontenelle, loin d’être « étonnant pour l’époque », n’est, au contraire, que l’écho d’une des grandes préoccupations de l’époque.
Ce qu’il faut admirer dans Fontenelle, c’est son sens critique. Entre toutes les idées dont il prend connaissance, il ne retient, pour les développer, que celles qui ont une valeur. Sans doute, son éclectisme lui a fait souvent donner une place égale à deux idées contradictoires; mais c’est qu’il les jugeait provisoirement de même force. Quand il découvre Newton, il n’abandonne pas Descartes, en quoi il est plus prudent que Voltaire. Cependant une certaine ardeur, même dans la critique, est plus séduisante que le froid sourire de Fontenelle. Cet homme fut vraiment trop raisonnable.
(1) Fontenelle, par A. Laborde-Milaa, Hachette, éditeur.
(2) Cf. R. de Gourmont, Promenades philosophiques, Paris, 1905, p. 23.
(3) Voir Revue des idées, tome I, p. 719; et, plus haut, p. 210.