Nietzsche et l'amour
Le conseil de Malvida était bon. Les aphorismes de Nietzsche sur les femmes forment la partie la moins intéressante de son oeuvre. Je ne parlerai ici que du chapitre qui les concerne, dans Humain, trop humain. Il y a sur les femmes et l'amour d'autres pensées que l'on pourra examiner plus tard, dans Par delà le bien et le mal.
Le chapitre VII de Humain trop humain, intitulé « La femme et l'enfant », débute par une idée juste et neuve : « La femme parfaite est un type plus élevé de l'humanité que l'homme parfait : c'est aussi quelque chose de plus rare. L'histoire naturelle des animaux offre un moyen de rendre cette proposition vraisemblable. » Ce qui frappe surtout dans cette pensée, c'est la dernière phrase, où il y a une magnifique intuition de la vérité scientifique. Dans la plupart des espèces animales, en effet, comme je l'ai démontré moi-même dans un livre spécial (1), la femme est le type supérieur. Chez les insectes en particulier, et chez les plus intelligents, la femelle remplit seule presque toutes les fonctions sociales qui, dans l'humanité et chez les oiseaux, sont partagées entre les deux sexes. Elle est à la fois la constructrice du nid, l'amazone qui le défend contre les ennemis, la chasseresse qui pourvoit de gibier sa progéniture; elle est tout. Le mâle n'est presque rien : il paraît un instant, remplit son office naturel, puis disparaît.
Il est resté à la femelle, dans les espèces supérieures, quelque chose de cette activité. Si elle n'est plus l'activité même, elle en est le principe; si elle ne construit pas la maison, c'est pour elle qu'on la construit. Mais à défaut d'un compagnon, elle le construirait elle-même. L'homme a un rôle immense dans la vie de la femme, mais il est passager; tandis que le rôle naturel de la femme est durable. L'homme ne représente que lui-même; la femme représente toute la postérité. Dans tous les cas où la femme n'est que femme, mais pleinement femme, elle est infiniment supérieure à l'homme. La société est bâtie sur la femme; elle en est la pierre angulaire. C'est pour cela même qu'elle déchoit chaque fois qu'elle abandonne son métier de femme pour imiter les hommes.
Je suis loin de l'avis de Nietzsche quand il dit que la femme parfaite est plus rare que l'homme parfait. Il est difficile, il est vrai, de savoir ce que c'est que l'homme parfait. Il y a pour l'homme bien des sortes de perfections, ou plutôt de supériorités. Pour la femme, la perfection est unique: elle est parfaite, quand elle est femme profondément, de la tête aux pieds et jusqu'au fond du coeur et qu'elle remplit avec joie tous ses devoirs de femme, depuis l'amour jusqu'à la maternité.
Tout le reste est grimace.
Ce premier aphorisme de Nietzsche semblerait indiquer chez lui, malgré tout, une certaine connaissance, au moins théorique, de la femme; c'est une illusion. La femme, même dans l'extrême civilisation, est toujours beaucoup plus naturelle que l'homme, beaucoup plus près de la vie, plus physique, en un mot. On ne peut parler d'elle sérieusement que si on est ému pour elle d'une sympathie physique. Ceux qui sont incapables de cela devraient s'abstenir. Parler de la femme comme d'une abstraction est absurde. L'homme, non plus, n'est pas une abstraction; mais il peut vivre dans l'abstraction, et cela est impossible à la femme. Nietzsche le reconnaît dans les aphorismes 416 et 419: « Les femmes peuvent-elles d'une façon générale être justes, étant si accoutumées à aimer, à prendre d'abord des sentiments pour ou contre? C'est d'abord pour cela qu'elles sont rarement éprises des choses, plus souvent des personnes... » Il croit cependant que c'est une infériorité. Sans doute, s'il s'agit de raisonnements métaphysiques, de philosophie; mais non, s'il est question de la vie pratique. Car les idées n'existent qu'autant qu'il y a des hommes pour les penser et les vivifier; il faut qu'elles s'incarnent pour acquérir la vitalité et la force. Les femmes ont raison. Mais n'est-ce pas Nietzsche lui-même qui a dit qu'un système de philosophie n'est que l'expression d'une physiologie particulière? Si une femme avait aimé la philosophie de Nietzsche (il y en a aujourd'hui), elle eût bien vite délaissé les livres pour aller vers le philosophe. Les hommes, d'ailleurs, font-ils autrement? Ceux qui admirent un écrivain ne désirent-ils pas le voir, entendre sa voix, serrer sa main? Les femmes sont plus franches et plus naturelles, voilà tout. On a maudit leur fourberie. Elles ne sont fourbes que lorsque l'homme les contraint à se défendre contre lui. Il y a beaucoup d'hommes trompés; il y a encore plus de femmes. Elles le savent et, moins bêtes que les hommes, se fâchent moins souvent qu'eux.
Nietzsche connaît si mal les femmes que lui, le grand créateur d'idées, de rapports nouveaux, il se trouve réduit à rédiger, sous une forme nietzschéenne, des lieux communs. Il nous dit : « Les jeunes filles qui ne veulent devoir qu'à l'attrait de leur jeunesse le moyen de pourvoir à, toute leur existence et dont l'adresse est encore soufflée par des mères avisées, ont juste le même but que les courtisanes, sauf qu'elles sont plus malignes et plus malhonnêtes. » Mais nous avons lu tant de fois cette maxime de faux moralisme qu'elle nous fait sourire, à moins qu'elle ne nous exaspère. D'autres fois, il résume tout bonnement en quelques lignes les opinions de Schopenhauer (aphorismes 411 et 414). Ceci est amusant, mais est-ce bien nouveau.
« Les jeunes filles inexpérimentées se flattent de l'idée qu'il est en leur pouvoir de faire le bonheur d'un homme; plus tard, elles apprennent que cela équivaut à : déprécier un homme en admettant qu'il ne faut qu'une jeune fille pour faire leur bonheur. »
Quel homme de n'importe quelle caste et de n'importe quel pays peut admettre cette affirmation : « Avec la beauté des femmes augmente en général leur pudeur. » Cela, c'est une signature. Quand on a écrit cela dans une série de pensées sur les femmes, c'est à peu près comme si on avait dit : « Voici des réflexions sur un sujet qui m'est totalement inconnu. » Si quelque chose, en dehors de l'éducation, peut augmenter la pudeur qui est naturelle aux femmes (jusqu'à un certain point), n'est-ce pas, évidemment, le sentiment d'une imperfection physique?
Nietzsche se fait du mariage non pas une idée, mais un idéal bien personnel. Il y a là un aveu d'une sincérité presque excessive : « ... Le mariage conçu dans son idée la plus haute, comme l'union des âmes de deux êtres humains de sexe différent,... un tel mariage qui n'use de l'élément sensuel que comme d'un moyen rare, occasionnel, pour une fin supérieure... » Je ne puis citer tout : Nietzsche exprime à peu près cette idée qu'on ne peut aimer physiquement une femme que l'on estime intellectuellement. Cela, c'est l'immoralité parfaite, l'immoralité naïve d'un homme dont les sens sont muets, dont la sensibilité est toute cérébrale.
Par un dernier mot, il repousse même cette illusion d'un mariage purement métaphysique et contemplatif; et c'est en songeant à lui-même, sans aucun doute, qu'il écrit : « Ainsi j'arrive, moi aussi, à ce principe dans ce qui touche aux hautes spéculations philosophiques: tous les gens mariés sont suspects. »
Ce qui est suspect, à la vérité, c'est l'opinion sur les femmes et sur l'amour d'un homme, fût-il un grand philosophe, qui ignore et l'amour et les femmes.
1904
(1) La Physique de l'Amour (5e édition).