Humanisme

Jacques Dufresne

 Première version de ce dossier en 2001. Mise à jour en 2020

L’humanisme est une vision du monde où tout gravite autour de l’homme comme tout gravitait autour de Dieu dans la vision antérieure en Occident. Ainsi défini, l’humanisme est le produit d’une révolution copernicienne inversée: l’homme, auparavant satellite de Dieu, devient l’astre central.

Les humanistes à la Renaissance, ces hommes qui redécouvraient l’Antiquité avec enthousiasme, n’avaient pas achevé ce renversement. L’homme pouvait prendre plus de place dans la pensée et dans les arts sans se substituer à Dieu au centre de tout. Les figures humaines sculptées par Donatello, peintes par Holbein ou décrites par Thomas More ne se prennent nullement pour des dieux. Elles ne sortent pas de leur orbite. Dans leur nudité, dans leur vérité, elles inspirent au contraire la compassion. On est surtout frappé par leur humilité.

Cet humanisme renaissant est un humanisme chrétien. L’homme s’observe et se représente lui-même, mais à la lumière du Dieu dont il s’est distingué depuis le Moyen Âge, avec pour lui-même autant de compassion que d’admiration. La révolution copernicienne inversée s’accomplira plus tard, avec Kant.

Elle est accomplie quand Napoléon rencontre Goethe à Erfurt en 1808. Le maître des hommes dit au maître de leur esprit : «Vous êtes un Homme» (autre interprétation, il aurait dit de Goethe: «Voilà un Homme». Ce mot a inspiré le commentaire suivant à Paul Valéry: «Vous êtes un Homme. Un Homme? C’est-à-dire une mesure de toutes choses et c’est-à-dire un être auprès duquel les autres ne sont que des ébauches et des fragments d’hommes, des hommes à peine, car ils ne mesurent pas toutes choses comme nous le faisons vous (Goethe) et moi (Napoléon).»

L’homme ici n’est pas seulement la pyramide qui sert à mesurer les ombres à ses pieds, il est aussi le soleil qui éclaire la pyramide.

Valéry emprunte l’expression mesure de toutes choses à Protagoras, l’auteur de cet aphorisme souvent cité dans les discussions sur l’humanisme: «L’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont pour ce qu’elles sont, et de celles qui ne sont pas pour ce qu’elles ne sont pas.»

Pour Platon et Aristote, qui ont été parmi les premiers à le commenter, cet aphorisme équivaut, au sujet de la connaissance, à une prise de position que nous qualifierions de relativiste ou de subjectiviste: l’être n’est rien d’autre que ce qui est appréhendé par la connaissance sensible ou intellectuelle de l’homme. Pour l’un et l’autre , ce n’est pas l’homme( anthropos) mais Dieu qui est la mesure de toutes choses.

Mais entre l'individu réduit à lui-même et Dieu, n'y a-t-il pas un critère intermédiaire? Le mot anthropos peut désigner aussi bien l'homme singulier avec ses particularités propres ou l'universel, l'humanité dont l'essence appartient à chaque homme. Platon s'arrête au premier sens et alors la formule de Protagoras devient l'équivalent de notre À chacun sa vérité. On peut toutefois penser que Protagoras avait les deux formules à l'esprit, ce qui pouvait le conduire à un critère intermédiaire: l'accord de plusieurs individus. Cet accord constitue aux yeux de Protagoras le discours fort. «Chaque individu, écrit Gilbert Romeyer Dherbey, est certes la mesure de toutes choses, mais il est une mesure bien faible s'il reste seul de son avis. Le discours impartagé constitue le discours faible. À peine est-il un discours d'ailleurs puisque dire c'est communiquer, et que toute communication suppose quelque chose de commun. Lorsqu'un discours personnel rencontre d'autres discours personnels, ce discours se renforçant de tous les autres devient alors discours fort et constitue la vérité. » «Cette théorie poursuit Romeyer Dherbey, semble en rapport étroit avec une certaine pratique politique, celle de la démocratie athénienne.»1 Faut-il en conclure qu'aux yeux de Protagoras toutes les opinions s'équivalent, puisqu'en démocratie, on compte les opinions plutôt que de les peser? «Non, répond Romeyer Dherbey: « Si le discours fort tire bien sa force de la masse des suffrages qu'il attire, cela ne signifie pas que Protagoras professe une égalité radicale de toutes les opinions et une identité de sagesse chez tous les individus. Les hommes les meilleurs en effet savent proposer aux autres des discours capables d'entraîner leur adhésion; le discours d'un seul devient alors discours fort de par sa capacité intrinsèque d'universalisation.»2


Au début du XXe siècle, le philosophe écossais F.C.S. Schiller, auteur de Humanism, Philosophical Essays, s’inspirera de l’aphorisme de Protagoras pour soutenir que la vérité ou la fausseté dépendent de ce à quoi l’on tend, que toute connaissance est subordonnée à la nature humaine et à ses besoins fondamentaux. Ceux qui soutiennent que les valeurs au centre de notre éthique ne peuvent être que le contenu d’un consensus auquel nous accédons par le dialogue sont aussi des disciples de Protagoras.

Valéry écrit le mot Homme avec une majuscule. C’est pour lui l’homme accompli qui est la mesure de toutes choses et non pas l’homme quelconque dont parle Protagoras. L’éloge qu’il fait de Goethe est une apothéose. On peut comprendre qu’il divinise Goethe, mais quand il fait le même honneur à Napoléon, on est amené à penser qu’il partage au fond les vues de Protagoras: l’homme accompli n’existe pas hors de la conception qu’en a Paul Valéry. Si un jour un homologue de Valéry présente Hitler comme un être accompli et s’il suscite un consensus autour de son opinion, que pourra-t-on lui objecter?

Nous nous rapprochons par là de l’humanisme défini comme une «conception générale de la vie (politique, économique, éthique) fondée sur la croyance au salut de l’homme par les seules forces humaines» (Denis de Rougemont). Dans cette perspective, le néo-libéralisme qui préside à l’actuelle mondialisation est un humanisme, comme hier le marxisme.

Même si, historiquement, l’humanisme s’est défini par opposition à une vision du monde théocentriste, on l’invoque parfois pour marquer la différence entre l’homme et l’animal et la supériorité du premier sur le second.

Dans le langage courant, le mot humanisme est souvent utilisé pour désigner tout ce qui est humain par opposition à ce qui est inhumain. Dans ce contexte, on utilise l’expression «à la mesure de l’homme», laquelle, il faut le préciser, n’a rien à voir avec l’aphorisme de Protagoras. Une ville à la mesure de l’homme est une ville où l’homme ne se sent pas écrasé par des édifices d’une taille disproportionnée par rapport à la sienne. C'est dans ce contexte que s'inscrit cette définition de l'humanisme par l'historien Jean-Paul Coupal:

«L’humanisme, c’est le pari jamais gagné d’éduquer les désirs, de dominer les angoisses, de faire de l’amour un principe qui déborde la satisfaction de la libido et de la haine un principe contenu par le droit. Jamais l’humanisme, comme les idéologies du XXe siècle l’ont promis, n’eut pour but de ramener le paradis sur la terre. En retour, l’humanisme s’engageait à adoucir les mœurs, pour reprendre l’expression de Voltaire, et rendre la vie un peu moins malheureuse, un peu moins souffrante aux pauvres créatures que nous sommes. Et qui sait? peut-être même accéder à une part légitime de «bonheur», cette «place au soleil» dont parlait Pascal et qui soit autre chose que la sacro-sainte propriété privée, ce à quoi les Pères de la nation américaine le réduisait.

 

Cette mesure de l'homme, les Anciens en ont donné l'exemple: d'où cet autre sens du mot humanisme: méthode de formation intellectuelle basée sur les humanités.

1-Gilbert Romeyer Dherbey, Les sophistes, .Presses universitaires de France, Coll. Que sais-je, p.23

2-Op.Cit. p.27

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Essentiel

Où l’homme informe, réduit à lui-même, trouvera-t-il la forme qui lui servira de modèle et l’énergie, l’inspiration dont il aura besoin pour se rapprocher de son modèle?

Voici d'abord un passage de Mein KampfHitler soutient que l'homme doit chercher son modèle dans un univers dominé par la force: «l'homme ne doit jamais tomber dans l'erreur de croire qu'il est seigneur et maître de la nature…Il sentira dès lors que dans un monde où les planètes et le soleil suivent des trajectoires circulaires, où des lunes tournent autour des planètes, où la force règne partout et seule en maîtresse de la faiblesse, qu'elle contraint à la servir docilement ou qu'elle brise, l'homme ne peut pas relever de lois spéciales» .

Et voici le commentaire de Simone Weil: «Hitler a très bien vu l'absurdité de la conception du XVIIIe siècle encore en faveur aujourd'hui, et qui d'ailleurs a sa racine dans Descartes. Depuis deux ou trois siècles, on croit à la fois que la force est maîtresse unique de tous les phénomènes de la nature, et que les hommes peuvent et doivent fonder sur la justice, reconnue au moyen de la raison, leur relations mutuelles. C'est une absurdité criante. Il n'est pas concevable que tout dans l'univers soit soumis à l'empire de la force et que l'homme y soit soustrait, alors qu'il est fait de chair et de sang et que sa pensée vagabonde au gré des impressions sensibles. Il n'y a qu'un choix à faire. Ou il faut apercevoir à l'œuvre dans l'univers, à côté de la force, un principe autre qu'elle, ou il faut reconnaître la force comme maîtresse et souveraine des relations humaines aussi.

«Dans le premier cas, on se met en opposition radicale avec la science moderne telle qu'elle a été fondée par Galilée, Descartes et plusieurs autres, poursuivie notamment par Newton, au XIXe, au XXe siècle. Dans le second on se met en opposition radicale avec l'humanisme qui a surgi à la Renaissance, qui a triomphé en 1789, qui sous une forme considérablement dégradée a servi d'inspiration à la IIIe République».

Pour apercevoir dans l’univers un principe autre que la force il faudrait, comme s’est efforcée de le faire Simone Weil, pouvoir réanimer, en tenant compte de la science actuelle, l’une ou l’autre des visions anciennes du monde où dominait la certitude que le monde, le macrocosme, possède une forme telle que l’homme puisse en faire son modèle et sa source d’inspiration.

Enjeux

«Jusqu’ici les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, ce qui importe c'est de le transformer.» Cette pensée de Marx, qui résume la modernité, explique aussi l’impasse dans laquelle l’humanité se trouve en ce moment. Transformer le monde soit, mais quelle forme lui donner? La nôtre, de toute évidence, celle de l’être humain que nous sommes ou, ce qui revient au même, une forme quelconque que nous aurions imaginée à partir de ce que nous sommes. Mais que sommes-nous justement, quel est cet être humain qui transforme le monde? S’agit-il de l’homme accompli que Napoléon a reconnu en Goethe ? Il s’agit plutôt de ces milliards d’individus faits de désirs dont la variété et l’intensité sont sans limites. Bien entendu, cet ensemble d’individus entend assurer son salut par ses propres forces. Voilà pourquoi l’humanité est engagée dans une croissance à laquelle elle ne peut imposer de limite, même si la nécessité d’une limite devient chaque jour plus manifeste. Un être informe qui transforme le monde en se prenant lui-même comme modèle ne peut que rendre le monde informe.

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