Galilée
«Lorsque, quelques années après la mort de Kepler, Galilée dit dans une lettre qu' «il a toujours estimé Kepler comme un esprit libre, (peut-être par trop libre) et perspicace, mais que sa méthode d'investigation à lui est différente de celle de Kepler», il est certain qu'en donnant cette caractéristique il pense surtout aux anciennes théories animistes de Kepler. Il n'est guère probable qu'il ait eu distinctement sous les yeux le revirement qui s'effectua dans Kepler lorsque celui-ci fit l'examen qui devait le mener à la découverte des fameuses lois. En réalité ces deux grands savants travaillent dans le même esprit: ils cherchent à unir déduction et induction, mathématiques et expérience. Voilà pourquoi ils restent comme les fondateurs de la science expérimentale exacte. Toutefois Kepler commença plutôt du côté a priori, déductif, tandis que Galilée partait du côté expérimental, inductif. C'est Galilée qui a tenté l'entreprise décisive qui a constitué la science de la nature en science autonome et qui créait un idéal élevé pour toutes les investigations.
Galilée fut ainsi que Bruno un martyr de la nouvelle conception du monde. Chez lui se produit une action réciproque intéressante entre les recherches sur l'astronomie et les recherches sur la physique. Ses expériences et l'étude qu'il fit d'Archimède lui montrèrent les difficultés du système d'Aristote et de Ptolémée; d'autre part son ardeur à fonder le nouveau système du monde lui fit découvrir en physique de nouvelles lois. Ce n'est qu'avec lenteur et hésitation qu'il prit résolument parti pour Copernic. Il naquit à Pise en 1564, où il étudia la philosophie, la physique et les mathématiques, tout en cultivant avec enthousiasme la littérature poétique. Il préférait à Aristote Platon et Archimède; ce fut là dès ses années d'études le point de départ de ses idées postérieures. Professeur, d'abord à Pise, puis à Padoue, il exposait l'ancien système tout en étant convaincu depuis longtemps dans son for intérieur de la vérité du nouveau. Il écrit dans une lettre à Kepler (août 1597): «C'est un malheur que ceux qui recherchent la vérité sans suivre de fausse méthode soient si rares. Il y a bien des années que je suis parvenu à. l'opinion de Copernic et que de ce point de vue j'ai trouvé les causes d'une foule de phénomènes naturels qui avec 1'hypothèse ordinaire sont à coup sûr inexplicables. J'ai noté bien des raisons et des réfutations que je n'osais cependant pas faire paraître au grand jour, car le sort de notre maître Copernic m'intimide. Il s'est acquis sans doute dans l'esprit de quelques hommes peu nombreux une gloire immortelle, mais pour la foule innombrable (il y a tant d'insensés en ce monde) il est devenu un objet de risée et de raillerie.» Ce n'est qu'après avoir construit un télescope et découvert les satellites de Jupiter qu'il se déclara ouvertement pour le système de Copernic (1610). Ce fut le signal de la persécution. Bien que Galilée fit découverte sur découverte à l'appui de son hypothèse — c'est ainsi qu'il découvrit les taches solaires et les phases de Vénus — moines et théologiens prirent parti contre lui avec une violence sans cesse grandissante. Les philosophes aristotéliciens ne voulaient même pas regarder dans le télescope de Galilée, afin de ne pas avoir le spectacle vexant des modifications du firmament et pour ne point perdre par là leur foi en l'ancien système du monde. Galilée avait raison de dire que si les étoiles elles-mêmes descendaient du ciel sur la terre pour rendre témoignage, ses adversaires ne se laisseraient pas convaincre. En vain il chercha à montrer que ses idées n'étaient pas en contradiction avec la Bible. S'il était resté à Padoue, qui se trouvait sous la domination de Venise, il aurait été certainement en sûreté. Mais pour avoir plus de loisir et pour acquérir une situation pécuniaire plus avantageuse, il accepta les fonctions de «mathématicien» du grand-duc de Florence, et dans cette ville il était facile à atteindre de Rome. Le collège inquisitorial prit alors (1616) la décision, grosse en conséquences, de porter l'ouvrage de Copernic sur la liste des livres interdits «jusqu'à ce qu'il soit retouché» et de déclarer sa doctrine hérétique. Galilée fut cité par devant le Cardinal Bellarmin et reçut — ainsi que l'on prétend dans le camp catholique — l'ordre formel de ne pas défendre et de ne pas propager la doctrine déjà condamnée pour hérésie. Toutefois on ne peut produire la preuve qu'un ordre semblable ait été réellement donné. Galilée n'en suspendit pas pour cela ses investigations. Ses recherches sur les comètes le mirent en conflit avec les Jésuites et le puissant ordre se leva contre lui comme un seul homme. En outre, il travaillait sans relâche à un exposé complet du différend causé par les deux systèmes du monde, ouvrage qu'il avait souvent annoncé dans ses écrits précédents. Il pensait qu'il n'y avait pas de danger en s'exprimant hypothétiquement. Il se servit donc du procédé dont Osiander usa en faisant paraître l'ouvrage de Copernic. En 1632 parut son célèbre ouvrage, intitulé «Dialogue où pendant quatre jours de suite sont discutés dans des entretiens les deux plus importants systèmes du monde», celui de Ptolémée et celui de Copernic, et où les arguments philosophiques et naturels sont allégués à propos des deux conceptions sans prendre parti (indeterminamente)». Les personnages de l'entretien sont Salviati et Sagredo, deux amis de Galilée, et Simplicio, le représentant de la philosophie d'Aristote. Salviati, c'est l'investigateur réfléchi à l'esprit analytique; il produit les raisons, mais sans en tirer absolument aucune conclusion déterminée et cherche à retenir le fougueux Sagredo, par lequel Galilée épanche ses idées les plus libres, pour les faire désavouer, s'il est besoin, par Salviati. Mais le lecteur voit assez clairement de quel côté penchent les sympathies de l'auteur et à Rome on ne s'y laissa pas tromper. Le livre fut interdit et Galilée cité à Rome. Il est probable qu'il n'a pas été torturé réellement, mais seulement menacé de la torture; mais le 22 juin 1633 il dut renier à genoux «la fausse doctrine d'après laquelle le soleil est le centre du monde et reste immobile, tandis que la terre n'est pas le centre et est au contraire mobile». Il dut promettre sous la foi du serment «qu'à l'avenir il n'émettrait rien, ni de vive voix, ni par écrit, d'où on pût faire dériver cette doctrine et qu'au contraire il dénoncerait à l'Inquisition les personnes hérétiques ou suspectes d'hérésie qu'il viendrait à connaître»! — Qu'il se soit parjuré, cela est hors de doute. Il ne renonça pas à sa conviction. Au lieu de le brûler physiquement, on lui infligea la cuisante douleur que cause la contrainte de taire sa propre conviction. Étant donnée sa nature, Galilée ne ressentait pas cette douleur aussi fortement que cela eût été le cas pour un Kepler, mais elle était toutefois assez forte pour lui rendre la vie amère. A cela s'ajoutèrent le chagrin et la cécité. Il vivait aux environs de Florence sous une surveillance constante, tout entier à ses idées scientifiques. La vie qu'il sauva grâce à son parjure acquit encore une valeur exceptionnelle par la publication de son deuxième chef-d'œuvre Discours (Discorsi) sur deux sciences nouvelles, qui fut imprimé en Hollande (1638) — pour échapper à la censure. — Cet ouvrage qui contient le fondement de la physique moderne, dut, comme on a dit justement, se glisser par contrebande dans la littérature. Galilée mourut en 1642; son esprit fut actif jusqu'au dernier moment.»
HARALD HÖFFDING, Histoire de la philosophie moderne, tome I, Paris, Félix Alcan éditeur, 1906. (Voir texte intégral)
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Galilée ou le désenchantement du monde (Gaétan Daoust)
«Le fleuve d'Héraclite n'est plus désormais, aux yeux de la science galiléenne, le lieu où le corps même d'Héraclite se prolonge et s'éprouve, se cherche et tente de s'interpréter; il ne roule plus des flots dangereux ou paisibles, ténébreux ou rafraîchissants: il a l'objectivité des abstractions mathématiques qui, du reste, permettront bientôt d'en régulariser le cours. Le feu de bois du paysan grec, qui projette sur le mur l'ombre de sa fumée, n'est plus la flamme vivifiante et envoûtante, I'élément archaïque et mystérieusement complice où se laissent couler les interminables rêveries du soir, porteuses de sagesse: ce feu obéit comme tout le reste aux lois de la thermo-dynamique et la même théorie physique permettra de l'expliquer, réduisant tout ce qui peut subsister de mystère à de l'inconnu provisoire. La boule d'écume à la surface du Gange a perdu, dans le grand soleil indien, son fugitif éclat et, parmi les innombrables autres boules d'écume, le miroitement unique et irremplaçable de ses multiples facettes: on l'aura bientôt figé dans la stabilité anonyme de l'existence statistique. L'adolescent angoissé dans un monde qu'il voit se délabrer apprendra bientôt que son angoisse n'a rien de bien original et que ce n'est pas là un mal de l'indéfinissable esprit, mais un désordre du cerveau, que l'on peut peser et disséquer, et pour lequel il existe désormais des médicaments régulateurs.
Par la science galiléenne, la modernité procède au "désenchantement du monde", les cieux ne racontent plus la gloire de Dieu, la terre ne porte plus la trace mystérieuse de ses pas, où l'homme pouvait approfondir son propre mystère. "Elle anéantit mon importance", avouera Emmanuel Kant devant l'influence humiliante et rapetissante de l'astronomie copernicienne. Et Nietzsche, qui le cite, estimera que ce n'est pas là l'effet propre de l'astronomie: depuis Copemic, "toutes les sciences" écrit-il, "travaillent aujourd'hui à détruire en l'homme l'antique respect de soi, comme si ce respect n'avait jamais été autre chose qu'un bizarre produit de la vanité humaine".»
GAÉTAN DAOUST, extrait de "Entre la mort de Dieu et le triomphe de la science: un homme
en quête d'identité", L'Agora, vol 1, no 3, décembre 1993