Animal
«À propos de l’animal, les opinions des contemporains sont partagées en deux camps: pour les uns ils sont des machines, objets à la disposition des hommes; pour les autres, ce sont des êtres vivants sensibles, sujets à la souffrance.»1
Quand on dit que les bêtes souffrent, il faut toutefois comprendre qu’elles ont quelque conscience de cette souffrance et qu’à leur douleur purement physique s’ajoute une douleur morale d’autant plus vive que leur sort leur paraît moins justifié. Une souffrance qui ne s'accompagnerait ni de conscience ni d'un sentiment, au moins diffus d’injustice, ne serait rien d’autre qu’un bris de la machine et les cartésiens auraient alors raison de dire que le cri de la bête torturée n’est que le bruit que font en elle les ressorts brisés.
Les animaux auraient-ils donc une âme? Chez les êtres humains, l’âme est à la fois principe vital, principe intellectuel et un principe spirituel, source de la sensibilité au bien et au mal, «bête divine» disait Nietzsche. Il est devenu difficile de définir le principe vital tant la science l’a fait régresser vers la matière, rejetant au passage l’animisme et le vitalisme. Le principe intellectuel semble absent de bien des êtres humains souffrant de déficiences graves sur ce plan. L'étincelle spirituelle continue toutefois de brûler au fond de toutes les souffrances et de briller au fond de toutes les joies, chez tous les êtres humains, de même que chez les animaux à un degré moindre et chez les plantes à un degré encore moindre. Si l'on refuse de prêter aux animaux une sensibilité au bien et au mal, peut-être pourrait-on reconnaître qu'ils sont sensibles à ce qui leur fait du bien ou du mal, sans avoir au même degré que l'être humain la capacité intellectuelle de remonter jusqu'aux idées de bien et de mal. Les scolastiques, saint Thomas en tête, à défaut d'attribuer aux animaux une âme intellective et immortelle, qui aurait accru les obligations de l'homme à leur endroit, leur reconnaissait une âme sensitive et par suite une faculté, l'estimative, leur permettant de se rendre compte qu'une chose est bonne ou mauvaise pour eux.
Après les scolastiques, après Descartes, après Kant, pour qui l'animal n'est qu'un moyen, le philosophe anglais Jeremy Bentham renversa la perspective en ces termes: «The question is not, can they reason? or can they talk, but can they suffer?» Puisqu'ils peuvent souffrir, il va de soi, poursuit Bentham, qu'on leur reconnaisse des droits. Nous sommes en 1780.
La question des rapports entre les hommes et les animaux est incontestablement l'un des point faibles de la tradition chrétienne. Dans la préface à un livre sur les animaux, paru en 1986, le philosophe catholique Gustave Thibon reconnaît qu'à «quelques exceptions près, la morale religieuse a laissé dans l'ombre cette question qui touche pourtant de si près au mystère de la création et de la rédemption.»2 Il cite ensuite ce vers de Hugo: Les bêtes dont les âmes de rêve et de stupeur sont faites... «Il est évident, poursuit Thibon, que nous avons abusé de cette stupeur pour transformer ce rêve en cauchemar. Abus de pouvoir d'autant plus révoltant qu'il est facile et exempt de risques, l'inconscience des bêtes, cette inconscience qui est aussi innocence, les livrant sans recours aux plus cruelles entreprises des hommes. Nous n'avons pas créé l'animal. Il fait partie comme nous de la création animée, il sent et il souffre comme nous, et la conscience de cette solidarité cosmique nous dicte le devoir de respecter sa nature et de ne pas lui infliger des souffrances inutiles ou d'une utilité incertaine.»3
1. GEORGE CHAPOUTHIER, Le statut de l'animal: ni homme ni objet, dans la revue Pour la science, no 271, mai 2000.
2. JEAN GAILLARD, Les animaux, nos humbles frères, Paris, Fayard, 1986.
3. idem
(J.D)
Si l’animal n’est pas une machine, s’il a une âme, une grande partie de l’agriculture productiviste, celle que les anglo-saxons appellent le factory farming,est condamnée et les expériences de laboratoire sur les animaux sont extrêmement difficiles à justifier, avec toutes les conséquences pratiques que cela entraînerait. Il se pourrait par contre que les rapports des êtres humains entre eux en soient adoucis, s’il est vrai, comme tant d’historiens et d’anthropologues l’ont affirmé, que c’est la domination de l’homme sur les animaux qui a servi de modèle et de prélude à la domination de l’homme sur ses semblables. 1
«L'homme s'empara de quelques espèces pour les asservir et les élever à son profit. De ce jour le monde animal fut divisé en deux parties: les esclaves et les ennemis. Les esclaves, ce furent par exemple, le mouton, le cheval, le porc, ainsi que le chien, à la fois serviteur de l'homme et garde-chiourme des animaux domestiques. Mais déjà cet asservissement des bêtes se retournait contre l'homme. L'esclavage, le despotisme s'introduisirent dans la société humaine sous la forme qu'on avait imaginée pour les bêtes. Le despote se mit à gouverner les troupeaux d'êtres humains de la même façon que le berger gouvernait les troupeaux de boeufs et de moutons».
1- HENRI F. ELLENBERGER, Étude en hommage à Roger Mucchielli, Paris, Éditions E.S.S., 1984, p. 59. (J.D)