L'Encyclopédie sur la mort


Menaud

Félix-Antoine Savard

Poète, romancier et dramaturge, Félix-Antoine Savard né le 31 août 1896 à Québec et décédé le 24 août 1982 à Québec. Ordonné prêtre en 1922, il enseigne la rhétorique au séminaire de Chicoutimi jusqu'en 1926. D'abord vicaire à Bagotville, à Saint-Agnès et à La Malbaie, il fonde ensuite en 1935 la paroisse de Saint-Philippe de Clermont (Charlevoix-Est). En 1943, il devient professeur à la Faculté des Lettres de l'Université Laval à Québec. Son premier roman Menaud, maître-draveur se termine par un événement majeur: la noyade de Joson, fils de Menaud, dont le récit constitue sûrement l'un des plus beaux épisodes du roman (chap. IV). Toute l'oeuvre est l'histoire de Menaud, habité par un patriotisme mystique qui se déploie dans le temps et dans l'espace et se révèle dans une suite d'événements dramatiques. La nature participe à cette tragédie d'une rare véhémence. Elle ne se comporte pas comme un témoin impassible, mais elle éprouve elle-même, comme les personnages, des sensations de frayeur et de révolte, des mouvements de violence et de paix. «Et parfois, dans un geste violent qui est comme une vengeance de la divinité pleine de colère, elle emporte dans la mort ceux qui doivent lutter contre elle.» (André Renaud, «Présentation» de Menaud, maître-draveur, Ottawa, Fides, «Bibliothèque canadienne-française», 1937, p. 25) Menaud pleure la mort son fils et celle de l'avenir de sa race.
Menaud se leva. Devant lui, hurlait la rivière en bête qui veut tuer.

Mais il ne put qu'étreindre du tegard l'enfant qui s'en allait, contre lequel tout se dressait haineusement, comme des loups quand ils cernent le chevreuil enneigé.

Cela s'agriffait, plongeait, remontait dans le culbutis meurtrier ...

Puis tout disparut dans les gueules du torrent engloutisseur.

Menaud fit quelques pas en arrière; et, comme un bœuf qu'on assomme, s'écroula, le visage dans le noir des mousses froides.

Alexis, lui, n'avait écouté que son cœur. Il s'était précipité dans le remous au bord duquel avait calé Joson.

Et là, il se mit à tâtonner à travers les longues écorces qui tournaient comme des varechs, à lutter de désespoir contre les tourbillons de l'eau, à battre de ses bras fraternels, à l'aveuglette, vers des semblances vagues de forme humaine.

Et quand le froid lui serrait trop le cœur, il remontait respirer, puis replongeait encore, acharné, dans la fosse obscure, parmi les linceuls de l'ombre.

Non, personne autre que lui n'aurait fait cela; car, c'était terrible! terrible!

À la fin, d'épuisement, il saisit la gaffe qu'on lui tendait, remonta en se traînant sur les genoux, se releva dans le ruissellement de ses loques, anéanti, les yeux fous, les lèvres blanches, les bras vides ...

À peine murmura-t-il quelque chose que l'on ne comprit pas; puis il prit sa course vers les tentes, et se roula dans le suaire glacé de son chagrin.

Alors, semblable à un homme ivre, levant haut les pieds comme ceux qui tombent de la clarté dans les ténèbres, arriva Menaud, ses paupières baissées sur la vision de l'enfant disparu.

Et les hommes s'écartèrent devant cette ruine humaine qui s'en venait en se cognant aux cailloux du sentier.

Il demanda: «L'avez-vous? », regarda les mailles du courant et dit:

«Il est là!»

Puis, il prit sa gaffe, fit immobiliser une barque en bordure du remous, et se mit à sonder, manœuvrant le crochet de fer avec d'infinies tendresses.

Depuis deux heures maintenant qu'il cherchait, seul, ne voulant de personne, de peur qu'on ne blessât la chair de son fils, au fond.

Par intervalles, il exhalait une plainte sourde à laquelle répondait le bruit du fer sur les cailloux raclés.

Déjà, le soir fossoyeur commençait à jeter ses ombres. Menaud entra dans une terreur d'agonie. Il regardait le ciel, suppliant qu'il eût, au moins, le cadavre de son fils pour l'enterrer là-bas près de sa mère.

A la fin, la nuit allait lever son dernier pan de ténèbres et murmurer le désespoir de l'homme, lorsqu'il sentit au fond quelque chose de mou qui venait. Il tira lentement sa gaffe.

Alors, émergea du noir, Joson, sa pauvre tête molle et ballante ...

On rama vers la berge, en hâte, car le frisson gagnait le coeur des hommes.

À la poupe gisait Menaud, rabattu sur sa capture, et son visage appuyé d'amour sur le visage de son enfant mort.

Dès qu'il sentit que la barque avait touché, il prit le cadavre dans ses bras, et comme un personnage d'une descente de croix, monta vers sa tente parmi les suaires des brumes.

Vers les minuit, Menaud demanda qu'on le laissât seul.

Sa douleur ne supportait plus toutes ces paroles, tout ce mouvement autour d'elle.

Il attacha la porte et reprit possession de son enfant à lui.

Il s'était agenouillé tout près; il passait ses doigts dans la chevelure froide et mouillée, couvrait de baisers le front pâle, caressait la cire du beau visage, tel un homme qui modèle un masque de douleur.

Au dehors, c'était une nuit semblable à toutes les nuits de printemps avec des rumeurs mystérieuses, entrecoupées d'appels, de cris, et, par moments, couvertes par l'immense choeur des grenouilles jouant du flageolet dans les quenouilles sèches.

Ainsi, cette nuit de mort était semblable à toutes les nuits de printemps,

Quant aux autres draveurs, ils dormaient tous, le pouls du sommeil battait à pleines tentes; et les rêves jouaient avec les lutins dans la clairière des songes,

Pauvre homme!

Seul!

Maintenant, il revoyait tout. Depuis les heures heureuses quand Joson était petit, Menaud repassait toutes les étapes de la vie de son enfant.

Il avait été sa première récolte d'amour, sa joie de retrouver en lui, en son corps, en son cœur, en ses généreuses promesses de fleurs et de fruits, les images de tout ce qu'il aimait le plus: sa femme, puis le ciel, puis la terre et la liberté de sa patrie.

Un jour, il l'avait porté sur son dos jusqu'à sa cabane du trécarré d'où l'on a l'œil sur les montagnes.

Il se rappelait ce que lui avait dit alors tout le pays d'alentour.

Il se flattait de n'être pas à part au milieu de cette nature besognant toute à se survivre,

Et, plus tard, le voyant au-dessus des autres, comme un pin de haut lignage aux clochetons pleins d'azur et de rumeurs, il s'était lui, Menaud, dressé tout droit dans l'orgueil de son sang, et s'était fait des accroires d'avenir.

Joson ferait son chemin, sa marque ...

Depuis quelque temps, le pays était en souffrance, Les étrangers empiétaient sur les rivières, les lacs, la forêt, la montagne, Mais Joson, d'âme libre et fière, prendrait le burgau, et, quelque bon jour, lancerait un appel à la liberté.

Et voilà que tout ce beau rêve gisait là, devant lui, sans espoir, maintenant.

Son enfant était mort à pic, sans même laisser les consolations que laissent presque tous les morts: les sacrements, les prières, la dernière parole sainte qu'on se répète, le soir, en famille, et qui, au-dessus du malheur, fixe les yeux comme sur une aube surnaturelle.

Et le pauvre homme se reprochait d'avoir entraîner son fils dans la violence des choses, de l'avoir dérouté loin des conseils de sa mère, d'avoir fouetté même, au milieu des périls, cette nature ardente, nerveuse, qui demandait toujours.

Il aurait bien pu se fixer comme les autres, là-bas, qui vivaient à gratter la terre entre les roches, à boulanger des mottes en dedans de leurs clôtures: ceux-là mouraient dans leurs lits.

Mais le tourment du bois et une mystérieuse loi du sang l'avaient emporté.

Depuis que les étrangers empiétaient sur le domaine de ses pères, il avait cru l'entendre pâtir; et c'est pour cela surtout qu'il y revenait: pour lui jeter des espoirs de délivrance,

Et dire que toutes ces choses auxquelles il avait donné le meilleur de lui-même l'avaient trahi !

Cependant, une lumière triste et pâle roulait sur l'océan des arbres, par vagues silencieuses, avec des creux sombres et des cimes d'argent.

Et, de partout, s'élevaient des brumes légères qui montaient vers la lune du gai printemps.

Le Lucon, lui, s'était mis en route vers Mainsal pour annoncer la funeste nouvelle. Il allait grand train, le pauvre, et si vite, inconsciemment, qu'il devait s'arrêter parfois.

Il s'asseyait un peu. Alors des battements lui claquaient aux oreilles; et cela ressemblait à des voix qui lui faisaient peur. Puis, il repartait en flèche, et tendait de nouveau sa pensée entre la vieille maison grise et la tente de mort.

Vers le soir, tout le rang de Mainsal vit sortir des arbres et descendre vers les terres faites un étrange convoi.

Ce n'était plus le torrent des hommes lorsque après les draves, ils dévalaient de la montagne, et se précipitaient dans le chemin des maisons, avec des ailes aux bras, joyeux comme des canards qui prennent l'eau.

Non! Cela descendait lentement, en silence, se perdait sous les taillis, émergeait au crépuscule, replongeait de nouveau, tandis que, dans les herbes des buttes, les dernières faux du soleil coupaient les dernières gerbes de lumière.

Tour le rang avait les yeux sur ce qui, tristement, à travers les broussailles et les flaques d'eau rousse, s'en venait comme une chose qui aurait eu peur de s'en venir; et toutes les voix s'étaient éteintes au bord des galeries où les paysans de Mainsal avaient coutume de jaser et de boire la fraîche du soir.

Le cortège avait pris le grand chemin. Il houla sur la bosse du pont. Menaud suivait la boîte, tête basse, ayant conscience, à chaque pas, que des portes sombres fermaient toute chose à jamais, derrière lui, n'osant lever les yeux vers ce qu'on entrevoyait déjà dans le détour: la vieille maison grise où la douleur allait entrer pour n'en plus sortir jamais ...

Les enfants accourus aux clôtures grimpaient sur les pagées; puis, s'effarouchant soudain, remontaient vers les portes pour se blottir contre la mort dans les jupes des femmes.

Tout le monde maintenant ralliait le cortège.

Et cela traçait, dans le brouillas de l'ombre, un sillage de pitié, de tendresse, de paroles douces comme des prières. Car tous ces voisins-là pouvaient bien se chamailler jusqu'au dernier sou pour une question de clôture, mais, dans le malheur tout le monde pleurait ensemble comme des frères nés dans le même berceau.

Devant la maison, la voiture s'arrêta sec. Alors un cri déchira le silence de Mainsal.

La soeur de Joson sortit, se retourna contre le chambranle de la porte, et son coeur se mit à battre comme un marteau funèbre annonçant l'entrée de la mort.

(op. cit., p. 82- 90)
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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