«L'un s'en va toujours avant l'autre. Dans Politiques de l'amitié, Jacques Derrida démontre que telle est la loi de l'amitié et, donc, du deuil*. De deux amis, l'un doit toujours s'en aller avant l'autre; l'un doit toujours mourir le premier. Il n'y a pas d'amitié sans la possibilité que l'un des deux amis ne meure avant l'autre, peut-être même juste devant lui ou sous ses yeux.» (Pascale-Anne Brault et Michael Naas, «Introduction» dans Jacques Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde, Paris, Galilée, 2003, p. 15)
Ce que je ressens, à la mort de quiconque, et de façon plus intensément irréfutable à la mort de ce qu'on appelle un proche ou un ami, telle ou telle personne bien aimée, parfois même là où l'amour est absent, ou terriblement contrarié, jusqu'au mépris ou à la détestation, c'est ceci, que je n'ai ni le goût ni la force de démontrer comme j'aurais pu le faire à la façon d'une thèse: la mort de l'autre, non seulement mais surtout si on l'aime, n'annonce pas une absence, une disparition, la fin de telle ou telle vie, à savoir de la possibilité pour un monde (toujours unique) d'apparaître à tel vivant. La mort déclare chaque fois la fin du monde en totalité, la fin de tout monde possible, et chaque fois la fin du monde comme totalité unique, donc irremplaçable et donc infinie.» (J. Derrida, «Avant-propos», Chaque fois unique..., op. cit., p. 9)
Mais la mort, la mort, s'il y en a, ne laisse aucune place, pas la moindre chance, ni au remplacement ni à la survie du seul et unique monde, du «seul et unique» qui fait de chaque vivant (animal, humain ou divin), un vivant seul et unique. (J. Derrida, ibidem, p. 11)
La philia commence par la possibilité de survivre. Survivre, voilà l'autre nom d'un deuil dont la possibilité au moins ne se fait jamais attendre. [J. Derrida, Politiques de l'amitié, Paris, Galilée, 1994)
À la mort de l'autre, nous sommes voués à la mémoire, et donc à l'intériorisation, puisque l'autre, au-dehors de nous, n'est plus rien; et depuis la sombre lumière de ce rien nous apprenons que l'autre résiste à la clôture de notre mémoire intériorisante...[la mort] constitue et rend manifestes les limites d'un moi ou d'un nous tenus d'abriter ce qui est plus grand et autre qu'eux hors d'eux en eux. (Mémoires - Pour Paul de Man, op. cit., p. 53)
La certitude mélancolique* dont je parle commence donc, comme toujours, du vivant même des amis. Non seulement par une interruption. [...] Dès cette première rencontre, l'interruption va au-devant de la mort, elle la précède, elle endeuille chacun d'un implacable futur antérieur. L'un de nous deux aura dû rester seul, nous le savions tous deux d'avance. Et depuis toujours, l'un des deux aura été voué, dès le commencement à porter en lui seul, en lui-même, et le dialogue qu'il faut poursuivre au-delà de l'interruption, et la mémoire de la première interruption. (J. Derrida, Béliers. Le dialogue interrompue: entre deux infinis, le poème, Paris, Galilée, «La philosophie en effet», 2003)
Selon Freud*, le deuil consiste à porter l'autre en soi. Il n'y a plus de monde, c'est la fin du monde pour l'autre à sa mort, et j'accueille en moi cette fin du monde, je dois porter l'autre et son monde, le monde en moi: introjection, intériorisation du souvenir (Erinnerung), idéalisation). La mélancolie accueillerait l'échec* et la pathologie de ce deuil. Mais si je dois (c'est l'éthique même) porter l'autre en moi pour lui être fidèle, pour en respecter l'altérité singulière, une certaine mélancolie doit protester encore contre le deuil normal. Elle ne doit jamais se résigner à l'interjection idéalisante. Elle doit s'emporter contre ce que Freud en dit avec une tranquille assurance, comme pour confirmer la norme de la normalité. La «norme» n'est autre que la bonne conscience d'une amnésie. Elle nous permet d'oublier que garder l'autre au-dedans de soi comme soi est déjà l'oublier. L'oubli commence là. Il faut donc la mélancolie. [...]
Il s'agit donc de porter sans s'approprier. Porter ne veut pas dire «comporter», inclure, comprendre en soi, mais se reporter vers l'inappropriabilité infinie de l'autre, à la rencontre de sa transcendance absolue au-dedans même de moi, c'est-à-dire en moi hors de moi. [...]
Le «je dois te porter» l'emporte à jamais sur le «je suis», sur le sum et sur le cogito. Avant d'être je porte, avant d'être moi, je porte l'autre. (J. Derrida, Béliers, ibidem, p. 75-77)*
* Note
Béliers... est une conférence de Derrida prononcée à la mémoire de Hans-Georg Gadamer, à l'université de Heidelberg, le 5 février 2003. La sensibilité éthique du conférencier semble entièrement sollicitée par le dernier vers d'un poème de Paul Celan*: «Die Welt ist fort, ich muss dich tragen. Le monde s'en est allé. Il me faut te porter». Pour d'autres commentaires de J. Derrida sur ce verset: consulter dans la présente Encyclopédie sur la mort le document « Le monde s'en est allé» associé au dossier «Paul Celan». À noter que dans cette conférence, Derrida s'inspire du livre de H.-G. Gadamer, Qui suis-je et qui es-tu? Commentaire de Cristaux de souffle de Paul Celan, Arles, Actes du Sud, 1987.
Mais la mort, la mort, s'il y en a, ne laisse aucune place, pas la moindre chance, ni au remplacement ni à la survie du seul et unique monde, du «seul et unique» qui fait de chaque vivant (animal, humain ou divin), un vivant seul et unique. (J. Derrida, ibidem, p. 11)
La philia commence par la possibilité de survivre. Survivre, voilà l'autre nom d'un deuil dont la possibilité au moins ne se fait jamais attendre. [J. Derrida, Politiques de l'amitié, Paris, Galilée, 1994)
À la mort de l'autre, nous sommes voués à la mémoire, et donc à l'intériorisation, puisque l'autre, au-dehors de nous, n'est plus rien; et depuis la sombre lumière de ce rien nous apprenons que l'autre résiste à la clôture de notre mémoire intériorisante...[la mort] constitue et rend manifestes les limites d'un moi ou d'un nous tenus d'abriter ce qui est plus grand et autre qu'eux hors d'eux en eux. (Mémoires - Pour Paul de Man, op. cit., p. 53)
La certitude mélancolique* dont je parle commence donc, comme toujours, du vivant même des amis. Non seulement par une interruption. [...] Dès cette première rencontre, l'interruption va au-devant de la mort, elle la précède, elle endeuille chacun d'un implacable futur antérieur. L'un de nous deux aura dû rester seul, nous le savions tous deux d'avance. Et depuis toujours, l'un des deux aura été voué, dès le commencement à porter en lui seul, en lui-même, et le dialogue qu'il faut poursuivre au-delà de l'interruption, et la mémoire de la première interruption. (J. Derrida, Béliers. Le dialogue interrompue: entre deux infinis, le poème, Paris, Galilée, «La philosophie en effet», 2003)
Selon Freud*, le deuil consiste à porter l'autre en soi. Il n'y a plus de monde, c'est la fin du monde pour l'autre à sa mort, et j'accueille en moi cette fin du monde, je dois porter l'autre et son monde, le monde en moi: introjection, intériorisation du souvenir (Erinnerung), idéalisation). La mélancolie accueillerait l'échec* et la pathologie de ce deuil. Mais si je dois (c'est l'éthique même) porter l'autre en moi pour lui être fidèle, pour en respecter l'altérité singulière, une certaine mélancolie doit protester encore contre le deuil normal. Elle ne doit jamais se résigner à l'interjection idéalisante. Elle doit s'emporter contre ce que Freud en dit avec une tranquille assurance, comme pour confirmer la norme de la normalité. La «norme» n'est autre que la bonne conscience d'une amnésie. Elle nous permet d'oublier que garder l'autre au-dedans de soi comme soi est déjà l'oublier. L'oubli commence là. Il faut donc la mélancolie. [...]
Il s'agit donc de porter sans s'approprier. Porter ne veut pas dire «comporter», inclure, comprendre en soi, mais se reporter vers l'inappropriabilité infinie de l'autre, à la rencontre de sa transcendance absolue au-dedans même de moi, c'est-à-dire en moi hors de moi. [...]
Le «je dois te porter» l'emporte à jamais sur le «je suis», sur le sum et sur le cogito. Avant d'être je porte, avant d'être moi, je porte l'autre. (J. Derrida, Béliers, ibidem, p. 75-77)*
* Note
Béliers... est une conférence de Derrida prononcée à la mémoire de Hans-Georg Gadamer, à l'université de Heidelberg, le 5 février 2003. La sensibilité éthique du conférencier semble entièrement sollicitée par le dernier vers d'un poème de Paul Celan*: «Die Welt ist fort, ich muss dich tragen. Le monde s'en est allé. Il me faut te porter». Pour d'autres commentaires de J. Derrida sur ce verset: consulter dans la présente Encyclopédie sur la mort le document « Le monde s'en est allé» associé au dossier «Paul Celan». À noter que dans cette conférence, Derrida s'inspire du livre de H.-G. Gadamer, Qui suis-je et qui es-tu? Commentaire de Cristaux de souffle de Paul Celan, Arles, Actes du Sud, 1987.