Selon John E. Jackson («Douleur, deuil et mémoire» dans Y. Bonnefoy, dir., La conscience de soi de la poésie, Seuil, 2008), «... l'écriture littéraire peut être parfois non pas la réponse à un sentiment de culpabilité* archaïque, mais la cause d'un sentiment de culpabilité nouvelle. Je pense ici à une page très remarquable du Temps retrouvé dans laquelle Proust, faisant réflexion sur le fait que le roman qu'il vient de concevoir et qu'il se prépare à écrire sera à jamais ignoré de son grand amour Albertine comme de sa grand-mère disparues toutes les deux depuis des années, écrit ceci:
J'avais beau croire que la vérité suprême de la vie est dans l'art, j'avais beau, d'autre part, n'être pas plus capable de l'effort du souvenir qu'il m'eût fallu pour aimer encore Albertine que pour pleurer encore ma grand-mère, je me demandais si tout de même une oeuvre d'art dont elles ne seraient pas conscientes serait pour elles, pour le destin de ces pauvres mortes, un accomplissement. Ma grand-mère que j'avais, avec tant d'indifférence, vue agoniser et mourir près de moi! O puissé-je, en expiation, quand mon oeuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures, abandonné de tous, avant de mourir! D'ailleurs, j'avais une pitié infinie même d'être moins chers, même indifférents, et de tant de destinées dont ma pensée en essayant de les comprendre avait, en somme, utilisé la souffrance, ou même seulement les ridicules.Tous ces êtres qui m'avaient révélé des vérités et qui n'étaient plus, m'apparaissaient comme ayant vécu une vie qui n'avait profité qu'à moi, et comme s'ils étaient morts pour moi. (Le temps retrouvé, Gallimard, «Folio», 1990)