L'Encyclopédie sur la mort


La robe prétexte

François Mauriac

La robe prétexte, ce deuxième roman de François Mauriac (1885-1970), publié en 1914, mérite «par sa vérité psychologique, par la liberté, la grâce et la richesse des références autobiographiques dont il est tissé, d'être sauvé de l'oubli.» (Violaine Massenet, biographe de François Mauriac, Flammarion 2000). Jacques revient à Bordeaux pour les funérailles de sa grand-mère. Non seulement y fait-il le deuil* de celle qui a élevé et vu grandir ce petit orphelin dans la grande maison familiale, mais il y fait aussi le deuil de cette propriété patrimoniale qui sera vendue, de ses bâtiments, de ses jardins et de sa chapelle auxquels sont attachés tant de souvenirs. Il y revoit sa cousine Camille dont les longues années de proximité physique et affective vécues dans la même maison avait fait naître en lui autant qu'en elle des sentiments d'amour. Déçu par la banalité des propos et des attitudes de cette jeune femme, autrefois ardente et aimante, Jacques fait aussi le deuil à la fois de sa romance amoureuse, de l'enfant et de l'adolescent qu'il fut jadis. Il observe, non sans regret, qu'il est devenu homme.

Sur la morte on avait jeté, à cause des mouches, un voile de gaze. Déjà il était trop tard pour approcher mes lèvres de ce front. Malgré la forte odeur des aromates, je ne respirais qu'à petits coups. Des cousins ouvraient doucement la porte, larmoyaient et chuchotaient - ces vagues cousins qui jaillissent de terre pour chaque noce et chaque enterrement. Les bruits d'un matin d'été emplissaient la rue. Des voitures d'arrosage abattaient la poussière.

Le cadavre retenait mes yeux. Le chapelet nouait ses doigts emmêlés et le crucifix était terriblement immobile sur sa poitrine. Le visage que j'avais connu à grand'mère n'existait plus. Elle ressemblait à un daguerréotype qui la représente quand elle était une jeune femme.

A la cérémonie funèbre, il y eut peu de monde .Ce fut un enterrement d'été. Les condoléances nous arrivaient sur des papiers d'hôtels suisses. Leurs formules avaient de la peine à n'être point joyeuses. Indéfiniment, sans penser à rien, j'écrivis des adresses.

Dans les jours qui suivirent, nous fûmes à notre terre d'Ousilanne. Dans la chapelle désormais close, Dieu n'habitait plus, car ce privilège de Le posséder au milieu de notre jardin, nous l'avions perdu en même temps que grand'mère. Un écriteau accroché au portail annonçait la mise en vente, et l'herbe dans les allées témoignait de notre abandon. Le notaire Castagnède venait chaque jour. Le salon sous ses housses paraissait en deuil. Autour d'un guéridon Louis-Philippe, le conseil de famille siégeait en permanence.

Mon oncle, interrogé par Me Castagnède, se répandait en de confuses explications où il apparaissait qu'il avait prodigué d'avance sa part d'héritage et qu'on devait vendre Ousilanne pour que je pusse recevoir l'argent qui m'était dû. En vain proposai-je de garder le vieux domaine. Me Castagnède, avec ce dédain qu'inspirent aux hommes de loi les héritiers à sentiments sublimes, m'expliqua que je n'avais point, pour l'instant, les capitaux nécessaires à l'exploitation. Il parlait avec autorité, citait des chiffres et conseillait à mon oncle de m'émanciper. Quand il reprenait haleine, nous entendions se cogner au plafond une grosse mouche invisible. La maison paraissait oppressée de chaleur et de silence. Mon oncle, les coudes aux genoux, faisait tourner son monocle. Ses cheveux, qu'il négligeait de teindre, blanchissaient aux racines. Il les ramenait avec moins de souci qu'autrefois sur son crâne qui luisait entre les mèohes écartées. Je l'eusse cru à jamais vieilli si, lorsqu'une jeune paysanne apportait vers quatre heures de la bière, je ne l'avais vu soudain dresser le buste, caresser sa moustache et montrer sous sa lèvre courte des dents aiguës.

Ma tante, silencieuse, tricotait. Des lunettes noires cachaient son regard presque aveugle. Camille était attentive à ses moindres désirs. Quel Dieu avait métamorphosé la vigoureuse et frondeuse petite fille en cette étrangère au visage mince? Ses sombres yeux où tant de rires et de colères avaient allumé des flammes, étaient désormais pareils à d'immobiles lagunes, et je m'étonnais qu'ils fussent meurtris. L'enfant des étés d'autrefois, l'enfant aux brusques tendresses qui sous le ciel nocturne m'anéantissait avec des baisers d'une minute, ne revivait pas dans cette longue jeune fille distante. Cependant que le notaire Castagnède me faisait approuver de mes initiales les incompréhensibles formules du papier timbré, je regardais les mains de Camille posées sur sa robe noire. Mieux que ses bavardages de pensionnaire, je goûtais cet ardent silence de petite martyre et parfois le désir me venait de pleurer tant elle paraissait, comme une enfant spartiate, cacher je ne savais quelle blessure.

Elle m'intéressait plus que le notaire. Je sentais bien qu'il nous forçait la main pour la vente d'Ousilanne - mon père m'ayant laissé une fortune qui m'aurait permis plus tard de racheter le domaine. Mais, passionné de la « Côte d'Argent", Me Castagnède avait acquis, à Sainte~Eulalie·en·Born, des terrains dont la valeur n'augmentait pas. Dans son cœur de notaire, il avait résolu de m'en céder une partie. Je le laissais faire, incapable de discuter ces sortes de questions. D'ailleurs Ousilanne m'apparaissait comme le décor de mon adolescence - le décor d'une pièce dont se jouait le dernier acte - et qu'il valait mieux renvoyer au magasin d'accessoires.

Avec un adolescent délicat et cultivé, la suprême rouerie d'une femme est de garder le silence, parce que la plus sotte a parfois des regards infinis. Pourtant je me troublai de voir Camille s'intéresser au ménage dont l'infirmité de sa mère et la mort de bonne-maman l'avaient rendue maîtresse. Après un fin repas, elle acceptait, d'un cœur joyeux, les félicitations de mon oncle. Désormais elle compta le linge. Des querelles de domestiques la passionnèrent. Elle les commentait le soir, tandis que je feuilletais de vieux Magasins pittoresques - douces images qui avaient enchanté mes veillées de petit garçon somnolent, et amorcé mes plus beaux rêves. - «Ce lui est un jeu nouveau de conduire le ménage», me disais-je. Mais nos puériles amours ne lui avaient-elles pas aussi été un jeu, à quoi elle préférait aujourd'hui son rôle de ménagère?

Si, pour remédier à la bassesse de nos propos, je commençais une lecture à haute voix, Camille inclinait son visage sur des broderies anglaises. La lampe n'éclairait plus que ses cheveux ébouriffés. Elle interrompait soudain un vers: «J'ai cassé mon fil... » ou «prête-moi tes ciseaux ... » Et sa voix trahissait un énervement contenu.

J'eusse souhaité lui dire à mots couverts ce que Paris m'avait révélé de mon propre cœur, quel rêve je caressais d'une vie d'étroite union avec elle. Mais asservie à ma tante, Camille n'était jamais seule.
Depuis la mort de grand'mère, nous ne récitions plus en commun la prière du soir. On se séparait dès neuf heures au seuil des chambres. Pourtant, un soir, au clair de lune, je demeurai au jardin. L'herbe des allées disparaissait. Le domaine soudain surgissait dans la lumière nocturne comme je l'avais vu à la clarté des belles nuits d'autrefois. Au vitrail de la chapelle, il me semblait voir encore palpiter une flamme. Alors je revécus l'époque de nos promenades silencieuses. Les mêmes tournantes allées me ramenaient au perron où je croyais reconnaître grand'mère et sœur Marie-Henriette, ombres immobiles, Comme autrefois, le vent me révélait la présence d'invisibles fleurs. Mais aucune voix ne me disait pIus: «Que les pétunias embaument ce soir!...»

J'entendis marcher sur l'allée. Camille s'avança vers le banc où j'étais assis. M'ayant reconnu, elle recula d'abord, puis n'osant me fuir, vint se placer à mon côté.

- La bonne nuit ! murmurai~je.

Ces simples mots parurent l'énerver, Redoutait-elle une conversation sublime? Elle parla avec volubilité des soins les plus vulgaires : elle avait administré une dose de laudanum à mon oncle qui souffrait de coliques, et elle profitait, pour respirer au jardin, de l'assoupissement du malade.

- Cette nuit me rappelle nos nuits de l'an dernier, Camille...

Je vis son front étroit se rider comme à chaque menace d'éloquence. Je sentais cela si vivement! Mais ce pouvait être une attitude. Je crus un instant qu'elle jouait le rôle de Camille, dans On ne badine pas avec l'amour. Sur un ton de gaieté forcée, elle me dit que les nuits de clair de lune revenaient à époque fixe et que d'ailleurs l'été lui paraissait une ennuyeuse saison. Je m'étonnais de ses considérations stupides: «L'hiver, on peut se chauffer - mais l'été, comment se rafraîchir?» Des moustiques troublaient son sommeil. Les coudes aux genoux, Camille regardait la terre. Sa nuque ne s'appuyait pas comme autrefois au dossier du banc. Ses regards ne guettaient plus, dans le sombre azur, les étoiles filantes qui portent à Dieu les voeux des jeunes filles.

~Camille, Camille, murmurai-je, pourquoi exiler de ta vie ton propre cœur? Aux parfums et aux rumeurs, à la bruissante obscurité des feuilles, au voyage des constellations, nous avons autrefois mêlé notre amour...

- Ah ! le poète ! cria-t-elle avec une intonation si naturellement commune que je n'osai plus espérer qu'elle fût jouée.

Alors, je cachai mon visage dans mes mains. Cette odeur connue depuis l'enfance, l'odeur qui laissent aux doigts les larmes dérobées, comme j'en goûtai la soudaine amertume! Je comptais sans le clair de lune et Camille devina que je pleurais.

- Oublions, me dit-elle, que nous jouâmes au monsieur et à la dame. Tu es resté un enfant, Jacques, et je suis une jeune fille presque une femme: je mène tout ici !

[...]

Je lui détaillai mon rêve d'une tendresse à la fois passionnée et sanctifiée. Je décrivis les possibles veillées, la lecture en commun, le travail qu'un baiser suspend, le silence plein d'amour de la chambre nuptiale ...

-L'amour n'est pas tout dans la vie, me dit-elle si sèchement que je vis bien qu'elle avait évité la séduction de mes discours. - Maman devient aveugle et je n'ose te parler de mon père. Il faut, mon petit, que je m'occupe de choses sérieuses ...

Elle avait cette voix aiguë et ménagère de ma tante en pourparlers avec ses domestiques. Obscurément inquiet, je voulus rester fidèle à l'idole qu'à propos de Camille mon cœur avait édifiée. Ne devais-je pas admirer qu'elle acceptât la vie «aux travaux ennnuyeux et facile» avec un si beau courage?

Je l'interrogeai à voix basse:

- Mais tu te marieras un jour, Camille?

Les obscurs marronniers se froissèrent au-dessus de nos têtes. Elle répondit d'un ton pincé:

- Je n'épouserai qu'un homme fait, un esprit pratique ...

Avec ma canne, je continuai de tracer sur le gravier des signes, parce qu'il faut du temps à certaines paroles pour atteindre notre cœur. Etonnée de mon silence, Camille sans doute, me crut indifférent et osa formuler une sotte moquerie:

- Crois-tu que ton aventure de Paris puisse donner confiance ... même à une honnête femme ? ...

Alors je regardai cette étrangère, et me levai avec un frémissement de dégoût.

- Camille, lui dis-je, tu n'es pas celle que je cherchais. ..

- Crois-tu qu'il existe une femme au monde, pour ne pas s'exaspérer de tes grands mots ... ?

Je reconnus de nouveau cette voix suraiguë, ce petit désir de blesser qui fait balbutier une femme furieuse, cette hâtive recherche de l'endroit sensible où nous atteindre.

- C'est au séminaire qu'il faut aller, mon cher cousin ...

]'écoutais sans mot dire, mais il me semblait que là-bas, dans une tache de lune, le petit garçon que je fus s'éloignait avec une giberne pleine de rêves. 0 Dieu ! Dieu ! étais-je incapable d'aimer? Ne serais-je jamais aimé?

Dans une protestation passionnée je criai à CamilIe :

- La femme que je cherche existe et m'attend. Car nous qui ignorons le mal, mieux que les autres hommes nous comprenons le mystère de la femme. Nous la possédons, au delà de la volupté. Pour nous, adolescents dont l'enfance demeura immaculée, la femme est notre chair même tirée de notre cœur, notre douceur, notre silence, notre faiblesse infinie ...

Camille n'écoutait pas, mais regardait mes joues brûlantes et j'eus à cette minute la sensation de lui plaire. Vivement je m'éloignai. Elle me poursuivit et saisit le bras que je ne lui avais pas offert. Avec un maladroit désir de se reprendre, elle énuméra encore des excuses, me parla du devoir qui la retenait au foyer.

- Tu ne sacrifies aucun amour à ce devoir, Camille, tu n'aimes personne ...

Elle demeura sans rien dire, mais je la sentis plus lourde à mon bras. Au seuil de la maison endormie, une dernière question que j'eusse voulu taire m'échappa:

- Pourquoi m'as-tu dit souvent que tu m'aimais?

- Je le croyais, Jacques, balbutia-t-elle, et souvent encore je le crois. Et puis, des fois, il me semble que je ne t'aime plus. Je ne connais pas mon coeur. - Elle répéta encore à voix basse: «Je ne connais pas mon cœur ... »

Oui, l'enfant que je fus s'était évanoui au tournant de l'allée dans cette tache de lune. J'étais un homme enfin: j'avais rencontré le compagnon dont le cœur n'est pas sûr, celle qui ne s'inquiète guère d'aimer et puis de n'aimer plus - et que sans cesse il faut reconquérir, jusqu'à la trahison suprême. Un immense désir de sommeil m'envahissait. Je devenais indifférent à tant de douceur nocturne. Comme un soldat veut mourir sans avoir connu sa blessure, je ne souhaitais que dormir, dormir indéfiniment.

Les doigts de la jeune fille serraient mes mains. Ils griffaient presque sous les manches mes étroits poignets. Son souffle était sur mon visage et je vis battre ses paupières. Sa bouche gercée toucha la mienne. Alors, m'étant dégagé doucement, j'appuyai sur ce front mes lèvres indifférentes.
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

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