Arne Naess

Jacques Dufresne

 

Dans un article de 1973, le philosophe norvégien Arne Naess a recours au concept d'« écologie profonde » (« deep ecology ») pour désigner un courant de l'écologisme rompant totalement avec une vision anthropocentrique de l'écologie, et qu'il contraste avec la shallow ecology (« écologie superficielle »). Alors que celle-ci ne s'attaquerait qu'aux effets de la pollution, agissant en aval de l'industrie, l'écologie profonde critiquerait les valeurs au fondement même du mode de production impliquant les dégâts environnementaux9.

On devine les controverses que devaient susciter cet article, notamment par les défenseurs de l’écologie sociale comme Murray Bookchin,

Nous remercions, Yves Vaillancourt, auteur d’un ouvrage sur le principe responsabilité de Hans Jonas de nous avoir accordé l’autorisation de reproduire sa traduction de l’article de 1973

THE SHALLOW AND THE DEEP - ARNE NAESS, Inquiry Philosophical Review, N°16, 1972
Texte fondateur du mouvement Deep Ecology. Traduction par Yves Vaillancourt

Le superficiel et le profond

L’émergence des écologistes et la fin de leur relative marginalisation est un point tournant pour la communauté scientifique. Mais leur message a été mal perçu. Un mouvement superficiel, bien que présentement puissant, et un autre, plus profond mais moins influent, cherchent à attirer l’attention.

A. Le mouvement écologiste superficiel entend lutter contre la pollution et la raréfaction des ressources. Son objectif central est la santé et l’abondance pour les citoyens.
B. Le mouvement Écologie profonde. Arrêtons-nous à cette seconde tendance, dont voici les principes :

1) La substitution de la représentation « L’homme dans l’environnement » par celle de « champ relationnel total »

Les organismes sont perçus comme des nœuds dans le « filet » biosphérique, ou des champs de relations intrinsèques. Une relation intrinsèque entre A et B est telle que cette relation constitue A et B, de sorte que sans cette relation, A et B ne sont plus la même chose. Ce modèle du « champ total » dissout non seulement le concept « Homme-dans-l’environnement », mais tout concept considérant un être et son milieu comme deux entités séparées d’abord, et en interaction ensuite, exception faite d’un niveau superficiel et préliminaire d’analyse.

2) L’égalitarisme biosphérique en principe

L’ajout de en principe se justifie par le fait que toute représentation réaliste du monde doit faire la part de l’exploitation et de la suppression. L’écologiste travaillant sur le terrain acquiert un respect aux assises très profondes pour les nombreuses formes de la vie. Il recherche une compréhension de l’intérieur, une sorte d’empathie que d’autres réservent seulement au genre humain ou à quelques-unes seulement des nombreuses formes de vie. Pour cet écologiste, le droit de vivre et de s’épanouir est un axiome de valeur qu’il intuitionne clairement. Sa restriction pour les seuls humains est un anthropocentrisme causant des effets préjudiciables à la qualité de vie des humains eux-mêmes. Cette qualité de vie dépend en partie de la satisfaction profonde que nous retirons d’une proximité heureuse avec les autres formes de vie. L’ignorance des liens étroits que nous avons avec ces autres formes de vie et la perpétuation du schéma maître-esclave contribue à l’aliénation des humains eux-mêmes.

3) Le principe de diversité et de symbiose

La diversité hausse les potentialités du grand écosystème, à la fois quant à sa pérennité et quant à la création de nouvelles formes de vie. Autrement dit, la diversité engendre la diversité. La soi-disant lutte pour la vie et la survie du plus fort doit être ré-interprétée dans le sens d’une aptitude à coexister au sein d’un réseau complexe d’interrelations, plutôt que dans le sens d’une habileté à tuer, exploiter et supprimer. Vivre et laisser vivre est un principe écologique plus puissant que c’est moi ou toi.

Ce dernier principe tend à réduire la multiplicité des formes de vie, en plus de créer la destruction à l’intérieur d’une même espèce. Une attitude inspirée de l’écologisme favorisera donc la diversité des modes de vie humains, des cultures, des occupations, des économies. Elle supportera le combat contre toutes formes de domination, qu’elle soit économique, culturelle ou militaire. Elle s’opposera aussi bien à l’extinction des phoques et des baleines qu’à celles de tribus ou cultures humaines.

4) Une position anti-classe

La diversité des genres de vie humaine est en partie due à l’exploitation, sinon à la suppression (intentionnelle ou non) de certains groupes. L’exploiteur vit différemment de l’exploité, mais tous deux sont affectés dans leur potentialité de se réaliser. Le principe de diversité ne recouvre pas les différences relevant d’attitudes et de comportements aliénés, entravés ou restreints. Le principe d’égalitarisme écologique appelle la même position anti-classe. L’attitude écologique favorise l’utilisation de ces principes de diversité, d’égalité et de symbiose quand il est question de conflits de groupe, incluant ceux d’aujourd’hui entre les nations développées et celles dites en voie de développement. Ces trois principes rendent prudents vis-à-vis les plans d’ensemble pour le futur, excepté pour ceux adoptant la perspective élargie de la diversité et de la non-discrimination.

5) Le combat contre la pollution et la raréfaction des ressources

Dans cette lutte, les écologistes ont de puissants appuis, mais cela se fait quelquefois au détriment d’autres enjeux, qui doivent aussi être pris en considération, et ce dans une perspective globale. Il appert en effet que l’attention générale est souvent braquée sur la pollution et la raréfaction des ressources. Or, il ne faut pas oublier que si, par exemple, l’installation d’équipements anti-pollution se répercute dans le coût des biens nécessaires, les différences de classes se creuseront d’autant. Une éthique responsable implique la mise en relation de tous les enjeux. L’écologie profonde ne repose pas sur un seul principe, mais sur les sept ici présentés.

6) Pour la complexité, contre la complication

La théorie des écosystèmes contient une importante distinction entre ce qui est compliqué sans aucun principe unificateur, et ce qui est complexe. Une multitude de facteurs interagissants peuvent opérer de manière à former un système. Les organismes, les voies du vivant et les interactions dans la biosphère, en général, manifestent une complexité d’un niveau très élevé, dont les écologistes nourrissent et leur pensée et leur horizon. En fait, une telle complexité rend inévitable l’obligation de penser en termes de vastes systèmes. Elle approfondit nos perceptions et nous fait prendre conscience, paradoxalement, du caractère incomplet de notre compréhension des interrelations biosphériques et, bien sûr, des perturbations dues à notre action.

Appliqué aux humains, le principe de diversité favorise la division du travail, non sa fragmentation. Il appuie les actions intégrées par lesquelles la personne entière est active, et pas seulement réactive. Ce principe se conjugue avec une économie complexe, intégrant une variété de moyens de vivre et de travailler : les activités industrielles et agricoles, intellectuelles et manuelles, les occupations spécialisées et non-spécialisées, urbaines et non-urbaines, de travail dans la cité et de récréation dans la nature et de travail dans la nature et de récréation dans la cité.

Il favorise les technologies douces. Il ne cherche pas tant les prévisions futuristes que l’accomplissement des possibilités d’aujourd’hui.

7) L’autonomie locale et la décentralisation

La vulnérabilité d’une forme de vie est, en substance, proportionnelle au poids des influences lointaines, extérieures à la région où cette forme a obtenu un équilibre écologique. Cela doit être mis en relation avec nos efforts visant à renforcer l’auto-gouvernement local, l’autonomie des ressources matérielles et mentales. Ces efforts impliquent un mouvement vers la décentralisation. Les problèmes de pollution, incluant la pollution thermique et le recyclage des matériaux, nous conduisent aussi dans cette direction. Une autonomie accrue, si nous pouvons maintenir constants tous les autres facteurs en jeu, réduirait la consommation d’énergie. Cette autonomie locale serait renforcée par une réduction du nombre de maillons dans la chaîne hiérarchique des décisions. Par exemple, une chaîne consistant en un comité local, un conseil municipal, un conseil régional, un État ou une province membre d’une fédération, les institutions nationale et l’État central, la coalition d’États-nations et une institution globale, pourrait se réduire à une chaîne faite de bureaux locaux, d’institutions nationales et d’une institution globale. Même si une décision est prise selon la règle de la majorité à chaque étape de la longue chaîne mentionnée, plusieurs intérêts locaux sont inévitablement abandonnés ou bradés en chemin.
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En résumé, il faudrait d’abord garder à l’esprit que les normes ou tendances du mouvement écologie profonde ne sont pas dérivées de la science écologique, que ce soit par déduction ou induction. Seul le savoir écologique et le mode de vie des écologistes sur le terrain en ont suggéré, inspiré et fortifié les perspectives. Plusieurs formulations de ce survol sont de vagues généralisations qui exigeraient d’être précisées davantage. On constate cependant que l’inspiration tirée de l’écologie s’est avérée partout remarquablement convergente. Ce sommaire n’avait pas d’autre prétention que d’être un exemple de codification de cette convergence.

Il faudrait dans un second temps souligner que les positions du mouvement écologie profonde sont clairement normatives. Elles expriment un système de valeurs prioritaires, fondé en partie seulement sur les résultats (ou l’absence de résultats) de la recherche scientifique. Les écologistes essaient d’influencer les décideurs politiques à l’aide de menaces, à partir de sombres prévisions concernant les polluants et la raréfaction des ressources, tout en supposant que ces décideurs acceptent au moins certaines normes en matière de santé et de justice distributive.

Enfin, les mouvements écologiques retiennent notre attention parce qu’ils sont écosophiques plutôt que simplement écologistes. L’écologie est une science limitée qui use de méthodes scientifiques. La philosophie constitue pourtant le lieu privilégié pour un débat sur les fondements descriptifs aussi bien que prescriptifs. Par écosophie, nous entendons une philosophie d’équilibre et d’harmonie écologique. Une philosophie est une sagesse, ouvertement normative; elle comporte à la fois des normes, des postulats et des valeurs prioritaires, ainsi que des hypothèses scientifiques concernant notre univers. Cette sagesse est politique de sagesse, prescription, au lieu d’être seulement description scientifique et prévision.

Au plan pratique, l’écosophie peut admettre certaines libertés vis-à-vis les faits. Cependant, les sept valeurs énumérées procurent un canevas acceptable pour un système écosophique. Dans la théorie générale des systèmes, ceux-ci sont le plus souvent conçus en termes d’interactions entre des éléments causalement ou fonctionnellement reliés. Une écosophie, toutefois, ressemble plus à un système philosophique comme celui d’Aristote ou de Spinoza. Il se présente comme un ensemble d’affirmations descriptives et normatives. Entre les prémisses et les conclusions jouent des relations de dérivabilité. Celles-ci pourraient être classées selon qu’elles opèrent d’après un mode déductif, logico-mathématique ou réflexif découlant d’une valeur prioritaire.

Mais une présentation de l’écosophie ne peut être qu’imparfaite, étant donné l’ampleur du champ envisagé. Soulignons que c’est le caractère global et non la précision dans les détails qui distingue l’écosophie. Elle articule les efforts d’une vaste équipe composée de scientifiques, d’éthiciens et de décideurs.

Sous le vocable d’écologisme, plusieurs modifications du mouvement ont été endossées au nom de la lutte contre la pollution et la raréfaction des ressources. Mais le fossé grandit toujours entre le Nord et le Sud. Une approche globale de la pollution ne doit surtout pas occulter les différences régionales et continentales.

Paru dans la revue de sciences humaines Médium, N°38, 1990

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