Thomas Berry
THOMAS BERRY (1914-2009)
BIOGRAPHIE SOMMAIRE
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Il obtint un doctorat (Ph. D.) de l'Université catholique d'Amérique pour ses travaux sur Giambattista Vico (1668-1744), philosophe italien, auteur d’une métaphysique et d’une philosophie de l'histoire. Thomas Berry était non seulement érudit en matière d’histoire de l’Occident, mais il a aussi étudié et enseigné pendant de nombreuses années les diverses cultures et les religions Orientales. Il a vécu en Chine en 1948 et y a rencontré William Theodore de Bary, expert en études extrême-orientales de l’Université Columbia. Thomas Berry publia alors deux livres sur les religions orientales, Buddhism et Religions of India (Columbia University Press).
Pendant plus de vingt ans, Thomas Berry a dirigé le Riverdale Center of Religious Research dans la vallée de l’Hudson. Durant cette période, il occupait également la chaire d’histoire des religions à l’université Fordham (Université Jésuite de New York). De 1975 à1987, il présida l’Association américaine Teilhard de Chardin et c’est l’œuvre du célèbre paléoanthropologue qui l’incita à publier, en collaboration avec Brian Swimme, The Universe Story (Harper, San Francisco, 1992).
Ses trois principaux ouvrages sont The Dream of the Earth (Sierra Club Books, 1988), The Great Work : Our Way Into the Future (Random House/Bell Towers, 1999), et Evening Thoughts: Reflecting on Earth as Sacred Community (Sierra Club/University of California Press, 2006).
Reconnu comme une voix prophétique de tout premier rang, Thomas Berry est souvent comparé à Teilhard de Chardin. À l’occasion de son décès, une impressionnante collection de quelque 150 témoignages fut compilée et publiée par le Center for Ecozoic Studies en l’espace de quelques mois dans un volume intitulé « The Ecozoic – A Tribute to Thomas Berry ». Un vaste éventail d’intellectuels et d’écologistes éminents des quatre horizons (dont Wangari Maathai, Prix Nobel de la Paix 2004) y témoignent du rayonnement international de cet historien des cultures et visionnaire d’un nouvel ordre mondial.
Thomas Berry repose au Green Mountain Monastery, à Greensboro, toponyme homonyme de son lieu de naissance, mais situé au Vermont.
LA VISION ÉCOLOGISTE DE THOMAS BERRY EN BREF
Enfant, Thomas Berry fut profondément marqué par une expérience d’ordre numineux lorsqu’il découvrit une prairie parsemée de lys sauvages où vibrait le chant des grillons. Son ardent plaidoyer pour le maintien de la biodiversité y fait écho : « [en matière d’économie, de droit ou de politiques], est bon tout ce qui affirme le droit de la prairie, du ruisseau et de la forêt d’être et de prospérer dans le cadre cyclique évolutif des saisons » (The Great Work).
Pour Thomas Berry, l’univers est « une communion de sujets et non une collection d’objets » et notre allégeance première ne devrait pas être envers la communauté humaine, mais envers la biosphère en tant que « communauté planétaire » unique bien que diversifiée, avec laquelle nous devons passer d’un rapport dominateur à un rapport participatif encadré juridiquement et légalement par d’explicites chartes des droits couvrant les minéraux et les végétaux aussi bien que les animaux et les humains.
Révélatrices d’une cosmogénèse continue, les sciences physiques sont pour lui un outil d’introspection générateur de fascinosum et de tremendum, deux facettes indissociables de l’expérience spirituelle. Loin d’invalider l’attitude religieuse ou de s’y opposer, la science est pour Thomas Berry une précieuse source de renouvellement de nos cosmologies désuètes. Il y voit une véritable nouvelle Révélation. Menacés par l’effondrement accéléré des branches de biodiversité sur lesquelles nous sommes assis, nous sommes invités à inaugurer consciemment l’ère « écozoïque » caractérisée par une communauté planétaire dont l’envol devra passer par une métamorphose du village global régi par les lois de l’industrie et du marché. Le Grand Œuvre auquel nous sommes appelés à participer est pour Thomas Berry une resacralisation du monde et une célébration de notre appartenance à l’organisme vivant, plurimorphe et sans exclus que doit être la « communauté de la Terre ».
LES PRINCIPAUX OUVRAGES DE THOMAS BERRY
The Dream of the Earth
Cet ouvrage clé publié par Sierra Club et The University of California Press en septembre 1988 (ISBN : 1578051355) est devenu une référence internationale. En historien des cultures, Thomas Berry y présente un nouveau cadre d’appréhension intellectuelle et éthique de l’écologie où le bien-être de la « communauté planétaire » devient la référence universelle de toute activité humaine. En s’inspirant des philosophies occidentales et orientales, des traditions amérindiennes et de la physique moderne ainsi que de la biologie évolutionniste, Thomas Berry nous propose une nouvelle perspective redéfinissant le rôle même de la science et la manière dont nous devons aborder la technologie, la politique, la religion, l’écologie et l’éducation. Il nous démontre pourquoi il est important que l’humanité réponde au besoin de renaissance manifesté par la planète Terre et il nous décrit les moyens de nous affranchir de la « transe technologique » qui a engendré une notion quasi délirante de « progrès ». Ce n’est qu’à ce prix qu’émergeront de nouveaux modes de relation mutuellement bénéfiques entre les humains et la Terre, relations qui permettront aussi à une biosphère traumatisée de guérir.
The Great Work
Cet ouvrage publié par Harmony/Bell Tower en novembre 2000 (ISBN : 0609804995) constitue le volet le plus « pragmatique » de la vision écologique de Thomas Berry telle qu’exprimée dans The Dream of the Earth. L’humanité n’a d’avenir que dans la mesure où elle apprendra à vivre en communion avec le monde naturel plutôt que de le considérer comme objet d’exploitation, y affirme Thomas Berry. La planète est déjà tellement endommagée et son avenir tellement compromis par l’explosion démographique que notre survie dépendra de conditions d’une austérité sans égale dans toute l’histoire de l’humanité. « Nous pourrions envisager pour la planète un avenir viable découlant moins de quelque percée scientifique ou reposant moins sur quelque configuration socio-économique que sur une participation à une symphonie ou sur un nouveau mode de présence à la vaste liturgie cosmique. C’est peut-être cette intuition qui m’avait effleuré lorsque j’ai vu pour la première fois les lys sauvages en fleur dans la prairie de l’autre côté du ruisseau ».
Evening Thoughts: Reflecting on Earth as Sacred Community
Édité par Mary Evelyn Tucker et publié par Sierra Club et The University of California Press, octobre 2006 (ISBN : 1578051304), ce recueil d’essais résonne avec une intensité particulière dans le concert des voix qui s’élèvent à la défense de la planète. L’enseignement et les écrits de Thomas Berry ont inspiré un renouveau dans la manière dont une génération tout entière perçoit le rôle de l’humanité dans la communauté planétaire et cosmique. Son œuvre prophétique a reçu partout des critiques élogieuses et a même inspiré un court-métrage biographique. Cette nouvelle collection d’essais écrits à diverses périodes de sa vie élargit encore la vision articulée dans ses ouvrages précédents et ouvre de nouvelles perspectives. La crise écologique y est décrite avant tout comme une crise de vision spirituelle. L’érudition exceptionnelle de Thomas Berry allie l’histoire des sciences, des civilisations et des religions, ce qui lui permet de brosser un récit saisissant où création et communion se conjuguent pour réconcilier l’évolutionnisme et les cosmologies traditionnelles. Tout en sonnant l’alarme, Thomas Berry nous invite à recouvrer notre rôle de dépositaires de la conscience et à amorcer un véritable partenariat avec la communauté planétaire. Un livre phare qui inspire à rentrer « chez nous ».
The Universe Story (en collaboration avec Brian Swimme), Harper, mars 1994
Fruit de 10 ans de collaboration entre le mathématicien cosmologiste Brian Swimme et Thomas Berry, une nouvelle cosmologie y est présentée qui commence par l’embrasement initial du big bang et aboutit à l’émergence de la conscience. L’Odyssée de l’Univers, par Brian Swimme et Mary Evelyn Tucker, Vega, 2012, peut en être considéré comme un ouvrage satellite.
Autres ouvrages publiés à titre posthume rassemblant divers essais écrits tout au long de sa vie par ce « géologien » passionné de la Terre et convaincu de l’importance cruciale d’adhérer à une nouvelle cosmologie fondée sur la compréhension scientifique moderne de l’univers : The Sacred Universe: Earth, Spirituality, and Religion in the 21st Century (édité et présenté par Mary Evelyn Tucker, Columbia University Press, septembre 2009, ISBN : 0231149522; The Christian Future and the Fate of Earth (édité par Mary Evelyn Tucker et John Grim, Orbis Books, septembre 2009, ISBN : 1570758514)
CITATIONS DU « RÊVE DE LA TERRE » (THE DREAM OF THE EARTH)
[Extraits de la traduction de « The Dream of the Earth » demandée par Thomas Berry à Daniel Laguitton (en quête d’éditeur)]
Table des matières
Préface de Brian Swimme
Introduction
1. Retour aux sources
2. La communauté planétaire
3. Présence humaine
4. L’énergie créative
5. L’ère écologique
6. La technologie et la guérison de la Terre
7. L’économie en tant que question religieuse
8. L’université américaine à l’ère écologique
9. La spiritualité chrétienne et le contexte américain
10. Le nouveau récit
11. Le patriarcat : une nouvelle interprétation de l’histoire
12. Les biorégions : contexte pour une nouvelle manière d’habiter la Terre
13. La vallée de la rivière Hudson : un récit biorégional
14. Le rôle historique des Indiens d’Amérique
15. Le rêve de la Terre : notre voie d’avenir
16. La cosmologie de la paix
Bibliographie
Index
Chapitre 1 — Retour aux sources
De retour aux sources après une longue absence, nous retrouvons tous les membres de notre famille planétaire. Cette errance a duré trop longtemps, grisés que nous étions par un monde industriel de câbles, de rouages, de béton et d’acier et par le réseau routier quasi illimité où nous allons et venons comme des pantins.
Le règne de la vie et de la spontanéité, de l’aurore et du crépuscule, des étoiles qui scintillent, du vent et de la pluie, des fleurs des champs et des ruisseaux, des forêts de chênes, de noyers blancs, d’érables, de pins et de sapins, le sable ondulant des déserts, la toison verte des prairies, l’aigle et l'épervier, le moqueur et la mésange, la biche et le loup, l’ours, le coyote, le raton laveur, la baleine, le phoque et le saumon qui remonte vers ses frayères, tout cela, tout cet univers sauvage redécouvert depuis peu avec une sensibilité accrue, n’est pas sans rappeler les retrouvailles de Dante et de Béatrice à la fin du Purgatoire, quand le poète aperçoit sa dame descendant vers lui d’un nuage de pétales de fleurs. L’attente avait été longue pour Dante, conscient de ses infidélités, mais touché par la flèche d’amour comme autrefois lorsque, à peine sorti de l’enfance, il avait vu Béatrice pour la première fois. La flamme d’antan se ravive alors en son cœur et, plus qu’une expérience personnelle, Dante évoque dans cette nouvelle rencontre la réconciliation de l’humanité tout entière avec le divin après une longue période d’aliénation et d’errance loin du vrai centre.
Nous découvrons en partie ce sentiment d’intimité en recouvrant notre appartenance à la communauté planétaire bien au-delà de l’élaboration d’une économie viable, ou d’une écologie, fut-elle dite profonde. Il s’agit d’une sorte de présence, d’une prise de conscience que la communauté planétaire est une communauté de l’état sauvage qui ne souffre aucun marchandage, une communauté que l’on ne réduit pas à un simple objet d’étude ou d’observation ou de quoi que ce soit et que l’on ne saurait domestiquer ou banaliser pour en faire un champ d’activités réservé à la période des vacances à moins de l’asservir par la force par divers modes d’oppression. Lorsque ce type d’abus se produit, une forme de rétribution se prépare envers l’homme dans la mesure où, quand il fait violence à d’autres espèces vivantes, c’est son propre avenir qui est en péril.
Chapitre 2 – La communauté planétaire
La notion d'extinction d’espèce n’est pas facile à saisir. Elle est d’ordre éternel et n’a rien à voir avec la mise à mort de formes de vie individuelles renouvelables par un processus normal de reproduction. Il ne s’agit pas non plus d’une réduction d’effectifs ou d’un impact négatif réversible ou pour lequel il y aurait des avenues de remplacement. Il ne s’agit pas davantage d’une situation qui ne concerne qu’une génération ou à laquelle une puissance surnaturelle pourrait remédier. Il s’agit plutôt d’un acte absolu et irréversible face auquel il n’existe de remède ni sur terre, ni au ciel. Quand une espèce disparaît, c’est pour toujours. Le Pigeon migrateur a disparu et on ne le reverra jamais. Même chose pour le Perroquet de Caroline. Quel que soit le nombre de générations qui nous succèdent au fil des siècles, aucune ne verra jamais passer un pigeon migrateur ou aucune des formes de vie dont nous avons provoqué l’extinction.
Il est important de bien comprendre ce qui se passe lorsque nous faisons disparaître certaines formes de vie. La première conséquence est la suppression simultanée de divers mode de présence du divin. Notre capacité d’associer le divin et le merveilleux tient au fait que nous vivons entourés d’une magnificence incroyable. Le raffinement de nos émotions et de notre sensibilité nous vient de la délicatesse, de la saveur et de la beauté indescriptible du chant, de la musique et des rythmes du monde qui nous entoure. Notre vitalité est attisée par les défis associés au fait que nous appartenons à une communauté planétaire qui nous force à lutter pour survivre, effort qui relève, en fin de compte, d’une providence inoffensive. Mais tout aussi inoffensive que soit cette providence, nous lui devons le drame existentiel incontournable grâce auquel nous avons accès à l'expérience envoûtante de vivre une fascinante et interminable série d'aventures.
Le pouvoir de notre imaginaire est mis en branle par la magie des couleurs, des sons, des formes et des mouvements. Il entre en jeu lorsque nous observons les nuages, les arbres, les buissons et les fleurs, les cours d’eau, le vent, le chant des oiseaux ou la migration de la Baleine bleue. Les mots dont nous nous servons pour parler, réfléchir et communiquer, ceux qui expriment notre expérience du divin ou les moments intimes de notre vie, ceux qui composent les histoires que nous racontons à nos enfants et ceux avec lesquels nous chantons nous viennent tous du contact avec les diverses formes de vie qui nous entourent.
Si nous vivions sur la lune, la désolation du paysage lunaire se traduirait dans notre mental et nos émotions, dans notre langage et notre imagination, et jusque dans notre sens du divin.
Chapitre 3 – Présence humaine
Nous retrouvons partout la même intimité, la même présence mutuelle de la communauté des êtres vivants dans toute sa profondeur numineuse. Nous ne sommes pas en reste avec les traditions transcendantales et romantiques qui ont émergé à la fin du dix-huitième siècle en Allemagne pour atteindre le monde anglophone sous la plume d’un Coleridge en Angleterre et d’un Emerson en Amérique. Un rapport spécifiquement américain avec la nature s’est forgé dans ce contexte et on en trouve l’expression dans les écrits de Walt Whitman, Henry Thoreau et John Muir. Ces personnalités archétypales se prolongent dans les écrits d’Aldo Leopold, de Loren Eiseley, Mary Austin, Joseph Wood Krutch, Gary Snyder, Edward Abbey, Annie Dillard, Barry Lopez et tant d’autres, ainsi que dans une myriade d’œuvres musicales et artistiques.
Plus récemment, une nouvelle compréhension de l’univers a commencé à émerger chez les écrivains de la nature. Les récits inspirés par notre compréhension scientifique de l’univers jouent le rôle qui revenait autrefois aux mythes de création. Nos naturalistes n’ont plus la vision des romantiques ou des transcendantalistes et leurs écrits sont empreints de données scientifiques. Une nouvelle intimité s’est amorcée dans le cadre de notre tradition scientifique et c’est la contribution actuelle la plus remarquable à un renouveau de notre présence à la Terre. La science nous fournit certaines de nos références poétiques et de nos métaphores les plus puissantes. Les scientifiques ont soudain pris conscience de l’aspect magique de la Terre et de l’univers tout entier.
Chapitre 4 – L’énergie créative
Le contexte industriel dans lequel nous opérons actuellement ne peut être changé de manière significative dans un futur immédiat. Notre survie à court terme dépend de ce contexte avec sa part d’avantages et sa part d’aspects destructifs. Ce qu’il nous faut cependant est un changement en profondeur de la manière dont nous gérons les énergies auxquelles nous avons accès. Il nous faut surtout troquer nos aspirations à une sorte de Disneyland industrielle reposant sur des méthodes de pillage pour un engagement envers une communauté planétaire reposant sur une relation mutuellement enrichissante entre l’homme et la terre. Ce passage d’un mode de réalité anthropocentrique à une norme biocentrique est essentiel.
Chapitre 5 – L’ère écologique
Nous entrons aujourd'hui dans une autre période historique que nous pourrions appeler l’âge écologique. J’utilise ici le terme écologique dans son sens premier de relation entre un organisme et son environnement, mais également pour souligner l’interdépendance de tous les systèmes vivants ou non de la planète. Cette vision d’une planète intégrée du point de vue spatial ainsi que dans son évolution temporelle est d’une importance fondamentale en tant qu’assise de la puissance psychique requise pour subir les transformations psychiques et sociales qui nous attendent. De telles transformations requièrent l’apport de la planète tout entière et les forces propres à l’humanité n’y suffiraient pas. En douter serait une preuve d’illusion concernant l’ordre de grandeur du défi auquel nous faisons face. Il ne s’agit en effet pas d’une simple adaptation à une diminution des réserves de carburant ou d’une modification de notre panoplie d’outils de contrôle économique ou social. Il ne s’agit pas davantage de quelque modification de détail du secteur de l’éducation. Ce qui se passe est d’un tout autre ordre de grandeur, il s’agit d’un changement radical de notre mode de conscience. Le défi auquel nous faisons face est de créer un nouveau langage et même une perception nouvelle de ce que signifie être humain et de transcender non seulement nos limites nationales, mais jusqu’à notre isolement en tant qu’espèce pour nous joindre à la communauté plus vaste des espèces vivantes. Ce passage débouche sur une perception toute nouvelle de la réalité et des échelles de valeurs.
Chapitre 6 – La technologie et la guérison de la Terre
Plutôt que de présenter les grandes lignes d’autres programmes, il est sans doute préférable de suggérer certains principes de base susceptibles d’orienter nos efforts pour mettre au point des technologies mutuellement bénéfiques pour la communauté humaine et pour le processus planétaire.
Premier principe, les technologies humaines devraient fonctionner en relation intégrale avec les technologies de la planète, non pas de manière despotique ou perturbatrice, ni dans un esprit de conquête, mais dans un esprit de fascination. […]
Second principe, nous devons avoir une idée claire de l’ordre de grandeur des changements requis. Il ne s’agit pas ici d’ajustements mineurs, mais de la plus grave transformation des relations entre la planète et les humains depuis le début des civilisations classiques sinon plus. L’ère industrielle a tellement aliéné et conditionné les humains qu’il nous est difficile de vivre en dehors de la bulle industrielle. Il nous faut pourtant apprendre à survivre en contact plus intime avec le monde naturel, car la bulle industrielle ne saurait durer bien longtemps dans son mode de fonctionnement actuel. […]
Troisième principe, le progrès durable doit être un progrès de la communauté planétaire tout entière. Chacune des composantes de cette communauté doit faire partie du processus. Un progrès pour l’humanité qui repose sur l’élimination, la dégradation ou l’empoisonnement d’autres biosystèmes est non seulement une atteinte à la noblesse de l’existence terrestre, mais compromet aussi toute chance de survie de l’humanité d’une manière qui puisse la satisfaire. Un exemple de progrès intégral est fourni par les sols du nord de l’Europe et d’Angleterre qui, après des millénaires de culture, étaient plus fertiles au début du vingtième siècle qu’initialement. L’histoire des civilisations offre peu d’exemples de ce genre. […]
Quatrième principe, nos technologies doivent être intégrales. Elles doivent gérer leurs propres résidus. La gestion des déchets devrait être associée à tout procédé, soit en faisant partie du procédé lui-même, soit en relevant d’un procédé connexe. Ce principe d’intégralité est un des plus souvent violés. L’audace des compagnies industrielles est difficile à comprendre. Elles propulsent leurs déchets dans l’atmosphère, les déversent dans les cours d’eau ou les épandent sur des terres fertiles. Il est étrange que l’industrie chimique ait fait preuve d’autant d’indifférence par rapport à la destination ultime de ses produits après une utilisation spécifique ou limitée. Les industries qui fabriquent ces substances mortelles ne semblent pas se préoccuper de ce qu’il va en advenir. Ce refus de prendre la responsabilité de leurs propres déchets est un des aspects les plus universels, les plus systématiques et les plus répugnants de nos technologies contemporaines.
Cinquième principe, une cosmologie fonctionnelle est nécessaire, c’est-à-dire une cosmologie qui suscite la fascination à partir de laquelle une présence intégrante des humains et de la planète devient possible. Une telle mystique est accessible lorsque l’on reconnaît que, depuis les origines, l’univers, la Terre, la séquence des formes vivantes et le mode de conscience humain ont une dimension psychospirituelle aussi bien que physicomatérielle. […]
Sixième principe, la nature est à la fois violente et bénigne. Nos technologies doivent assurer un rôle défensif. La nature, avec ses sécheresses fréquentes, ses inondations destructrices, ses ouragans, ses termites menaçants pour nos maisons, ses animaux porteurs de la peste et ses infections paludiques, nous agresse et nous présente tant de défis qu’il nous faut mettre en œuvre tous nos talents et avoir recours à des technologies efficaces pour nous défendre de ces forces qui menacent sans cesse de nous détruire. Toutefois, en dépit de ces assauts omniprésents, l’équilibre des forces naturelles est tel que le remède est déjà disponible. Bien des menaces que nous attribuons à la nature sont, en fait, d’origine humaine. En pratiquant la déforestation nous nous exposons aux inondations, en pratiquant la monoculture extensive nous favorisons les infestations de vermine à grande échelle, en déversant des produits chimiques sur les sols, nous les tuons et en favorisons l’érosion. Et la liste pourrait ainsi être allongée à l’infini. […]
Septième principe, nos nouvelles technologies de guérison doivent fonctionner à l’échelle biorégionale et pas seulement à l’échelle nationale ou globale. Les unités fonctionnelles propres aux humains doivent s’harmoniser à celles de la planète et aux formes de vie qu’elle abrite. La Terre ne nous a pas été offerte comme une boule uniforme, elle s’articule en pôles et en tropiques, en littoraux et en chaînes de montagnes, en plaines et en vallées, en déserts et en forêts.
La vie y est partout répartie en communautés fonctionnelles spécifiques que l’on peut appeler des biorégions, c’est-à-dire des régions incluant des biosystèmes interdépendants et généralement autosuffisants. Les technologies de l’avenir doivent d’abord opérer dans le cadre de telles cellules biorégionales et à leur échelle. […]
Chapitre 7 — L’économie en tant que question religieuse
La véritable histoire qui est en train de se faire est l’histoire des relations entre espèces et entre les humains et la Terre et non l’histoire nationale ou internationale. La menace véritable ne nous vient pas d’autres nations, mais du pouvoir de rétribution de la planète agressée.
Si l’assaut envers la planète était le fait d’individus diaboliques animés d’intentions funestes, on pourrait comprendre, mais la tragédie vient du fait que notre économie est dirigée par des individus remplis de bonnes intentions et qui agissent sous l’illusion d’engendrer de grands avantages pour l’humanité et même de mener à bien une mission sacrée au nom de la communauté humaine. « Nous créons de bonnes choses. » « Le progrès est notre principal produit. » « En avion dans un ciel bienveillant. » « Le pouls de l’Amérique. » Nos rêves millénaristes nous emportent ainsi vers les nouvelles frontières de prouesses économiques visant l’accomplissement des orientations les plus nobles de l’univers.
Les groupes qui militent pour des réformes sociales et ceux qui se préoccupent des besoins des pauvres et des démunis n’ont pas davantage une juste appréciation de la situation. Qu’ils soient de tendance socialiste ou capitaliste, ils espèrent seulement aider les pauvres à s’intégrer à la société industrielle. Qu’il soit entre des mains privées ou contrôlé par l’état, le paradigme industriel lui-même n’est généralement pas remis en question.
Les théologiens eux-mêmes ont été incapables de traiter de la question de l’agression du monde naturel. Après s’être penché sur le suicide, l’homicide et le génocide, notre code moral chrétien et occidental s’effondre complètement, incapable qu’il est de traiter du biocide ou du géocide. Les autorités religieuses n’ont pas davantage dénoncé de manière soutenue la violence envers la planète.
[Thomas Berry aurait certainement jubilé à la lecture de l’encyclique Laudato si du pape François]
Chapitre 8 — L’université américaine à l’ère écologique
Par « éducation de l’univers », je ne parle pas d’une éducation universelle ou universitaire, mais de l’éducation qui s’identifie à l’univers en émergence dans ses multiples manifestations depuis les origines. Je dois aussi préciser que lorsque je parle d’éducation de la Terre, je ne fais pas référence à un apprentissage qui porterait sur la planète Terre, mais à la planète elle-même en tant que communauté autodidacte constituée d’êtres vivants et d’êtres non vivants. Je pourrais même aller plus loin et décrire la Terre en tant qu’établissement d’enseignement primordial ou université première, ayant à son actif un extraordinaire succès réparti sur une période de plusieurs milliards d’années.
Il est particulièrement urgent que nous développions sans délai une compréhension de la Terre et de sa signification profonde, car les diverses branches de la science ont édifié un immense corpus de savoir concernant les aspects physiques du monde naturel et un pouvoir de contrôle qui va de pair. La planète reste perçue comme un amas quantitatif de matière. La vie et la conscience n’ont jusqu’à récemment suscité que peu d’intérêt et d’appréciation, sauf en tant que phases de pointe d’un processus mécanique. De ce fait, la communauté humaine, qui constitue la composante psychique de la Terre, s’est trouvée aliénée par rapport aux grandes dynamiques de la planète, et a donc connu une perte de sens. La confusion qui est nôtre, face à l’humanité, découle du flou qui nous habite face à la Terre.
Chapitre 9 — La spiritualité chrétienne dans le contexte américain
Si l’on se penche sur l’expérience américaine en tant que drame historique, l’aventure humaine s’y manifeste dans une de ses phases les plus spectaculaires. D’emblée, les ressources du continent et le potentiel de l’habiter furent des considérations de premier plan. On allait transformer le territoire et tout ce qu’il recélait en surface ou dans ses profondeurs, et rien ne devait rester dans son état originel. Les idées de Francis Bacon voulant que l’objectif premier de l’intelligence humaine soit de comprendre la nature et de la contrôler trouvaient ici leur terrain d’application.
Une réflexion s’impose sur les causes de cette réalité, sur ce qu’elle signifie et sur les conséquences qu’elle a par rapport à la spiritualité chrétienne et à la spiritualité en cours d’émergence. Curieusement, on peut aussi voir l’expérience américaine comme un des grands courants spirituels. Nous sommes donc ainsi face à trois courants spirituels distincts : la spiritualité chrétienne traditionnelle, la spiritualité américaine plus récente, et la spiritualité émergente dont la génération actuelle doit relever le défi.
Si j’ai fait référence à l’aspect destructeur de l’expérience américaine, c’est que les grands courants spirituels ont généralement un côté plus turbulent et que je m’intéresse avant tout aux grands courants spirituels que je définis en tant que « valeurs fonctionnelles et moyens afférents pour les mettre en pratique dans un contexte communautaire donné ». Cette spiritualité publique est, à mon avis, beaucoup plus importante que la spiritualité cultivée des groupes marginaux ou des individus qui s’adonnent à la prière et à la méditation en marge de la dynamique centrale de la société au sens large.