Lewis Mumford
Profession : marcheur. Marcheur avant d’être urbaniste, historien de la ville, penseur de la technique, philosophe. Jeune il a découvert la ville de New-York à pied en compagnie de son grand-père. Même son pessimisme était tonique. Il est impossible d’ouvrir un de ses livres sans y trouver une grande pensée exprimée dans le style coloré et rythmé du grand vivant qu’il fut. Vivant et libre faut-il le préciser. Libre d’aller d’un sujet à l’autre comme un marcheur va d’un paysage à un autre. Ce qui lui valut d’être considéré de haut et de loin par les spécialistes des universités.
Mumford préférait la compagnie d’un autre autodidacte, Darwin, à qui il ressemble étonnamment. Le portrait qu’il en trace est un autoportrait :
« Dans toute sa pensée, Darwin était là en personne : non seulement comme intellect abstrait, mais comme être humain sensible, sympathisant. Non seulement Darwin étudiait-il objectivement les organismes : il aimait les créatures vivantes avec presque autant de chaleur que saint François, allant jusqu'à s'affliger du dressage cruel des chiens savants et s'opposant avec vigueur à la pratique courante de la vivisection. Dans son alliance avec toutes les formes de la vie, Darwin était dans la noble lignée d'une succession de naturalistes similaires, allant de Gilbert White et de Linné à Humbold et Audubon ». P.P. p.5
Sources:
ABB. C » Mumford Lewis, The Conduct of Life, Harcourt Brace Jovanovich, New York, 1951-1970.
ABB. C.C. Mumford, Lewis, Culture of Cities, Harvest HB 187, Harcourt Brace Jovanovich Inc., New York, 1970
ABB.T.C. Technique et civilisation, Paris, Seuil 1950
ABB.M.MP.P, Mumford, Lewis, Le Mythe de la Machine, tome 2, Le Pentagone de la Puissance, Paris, Fayard, 1974, p. 528
ABB. C.H. Mumford, Lewis, La cité à travers l'histoire, Paris, Seuil, 1964, p. 20.
ABB. C.M Mumford, Lewis, The Condition of Man, Harcourt Brace Jovanovich Inc., New York, p. 419.
Paideia
Dans le sens que donne à ce mot l’helléniste allemand Werner Jaeger, la paideia c’est l’éducation par l’ensemble d’une cité
A propos de Florence, Mumford écrit : « la couleur et les formes visuelles étaient partout l'accompagnement normal des tâches pratiques quotidiennes ».
« Cette éducation quotidienne des sens est le travail de base de toute forme d'éducation plus élevée : quand elle est présente dans la vie quotidienne, une communauté peut s'épargner la préparation de cours d'appréciation de l'art. Quant au contraire il y a un manque, les processus les plus rationnels et significatifs sont sous-alimentés : la maîtrise verbale ne peut compenser la malnutrition des sens.
La vie prospère dans cette dilatation des sens : sans elle, le pouls est plus lent, les muscles manquent de tonicité, le maintien manque d'assurance, l'œil et le toucher ont moins de discernement, peut-être même la volonté de vivre est-elle vaincue. Affamer l'œil, l'oreille, la peau, peut exposer à la mort tout autant que le refus de nourriture à un estomac... (À la Renaissance), la ville elle-même était une oeuvre d'art omniprésente; et les vêtements même des citoyens lors des jours de fête étaient comme un jardin de fleurs en pleine floraison ».C.C.
La place Jacques-Cartier, au mois de juin, donne aux Montréalais une idée de ce que pouvait être cette Florence qui dispensait ses enfants d'aller s'étioler à l'école rationaliste
Optimiste
Avant la guerre de 1939-1945, Mumford fut plutôt optimiste pour ce qui est des rapports de l’homme et de la machine. «Au lieu de nous confiner dans un ressentiment qui détruit la vie en hurlant notre mépris, nous pouvons agir directement sur la nature de la machine elle-même et créer une autre race de ces créations, mieux adaptée à l’environnement et aux besoins de la vie» (T.C.pp. 318-319.).
Technique et rationalisation sont synonymes. Semblant sous-estimer ce fait, Mumford mise sur la rationalisation et la planification pour apprivoiser la technique. «Seule peut-être à l’heure actuelle la Russie possède le cadre nécessaire à ce planning dans ses institutions fondamentales» (T.C. p. 335).
Mumford veut «limiter la consommation, normaliser la production, socialiser la création». Et à ceux qui lui faisaient observer que l’humanité ne pouvait atteindre de telles fins qu’en devenant elle-même une mégamachine, Mumford répliquait par un acte de foi dans les changements qualitatifs que les hommes seraient en mesure d’opérer et qui pourraient infléchir le progrès technique dans une bonne direction.
La vie est une tragédie pour ceux qui sentent
Après Hiroshima, Mumford eut le courage de refaire ses devoirs sous la forme d’une oeuvre magistrale intitulée Le mythe de la machine. Il se rapproche alors de Spengler lequel ne croyait pas au progrès continu de l’humanité. Il voyait se succéder des cultures ayant un destin semblable à celui d’un être humain: naissance, maturité ou apogée puis mort inévitable. La civilisation Faustienne en est une parmi d’autres. Spengler en prévoit la fin, causée par un excès dans ce qui aura fait sa perfection et sa force: la domination de la nature.
Mumford est spiritualiste. Là où Spengler voit un élan vital qui s’épanouit et s’épuise, il voit une idée qui donne sa forme aux accomplissements humains, une idée formative - c’est l’expression qu’il utilise. Cette idée s’unit à la vitalité des hommes d’un temps et d’un lieu comme l’âme s’unit au corps, donnant un sens à tout ce qui s’accomplit au sein de ce grand organisme.
Complexe de puissance
Le complexe écologique ou écosystème, dit-il, a été remplacé par un complexe de puissance analogue à celui qui avait permis la construction des pyramides, en Egypte et des mégalopoles en Mésopotamie. Son succès sans précédent s'explique par le recours à l'abstraction, qui est, quel que soit l'angle sous lequel on la considère, l'une des caractéristiques de l'intelligence moderne.
Le complexe de puissance abstrait ou isole l'un ou l'autre des éléments de l'écosystème, le charbon ou le bois par exemple; il le détourne ensuite de sa fin propre qui est de servir la vie, pour le mettre finalement au service de la puissance. L'argent est aussi une abstraction et c'est en tant que tel qu'il ouvre des perspectives illimitées.
« Si l'on mange trop, l'on souffre d'indigestion, ou l'on est affligé d'obésité; si l'on recherche de façon trop constante le plaisir des sens, la faculté de jouissance diminue et finit par s'épuiser. Mais quand les fonctions humaines sont converties en unités abstraites d'énergie ou d'argent, il n'existe point de limites à la quantité de puissance qui peut être saisie, convertie et emmagasinée. La particularité de l'argent c'est qu'il ne connaît aucune limite biologique, aucune restriction écologique. Lorsqu'on demanda au financier d'Augsbourg, Jakob Fugger l'Ancien, quand il aurait assez d'argent pour cesser d'avoir besoin d'en gagner davantage il répondit comme tous les grands magnats le font de façon tacite ou ouverte, qu'il ne s'attendait pas à ce que vint un jour pareil ». P.P. p.220
Small Is Beautiful
Le devoir de notre époque est de décentraliser le pouvoir dans toutes ses manifestations. À cette fin nous devons construire des personnalités équilibrées : des personnalités qui seront capables de puiser dans nos immenses réserves d'énergie, de connaissances et de richesses sans être démoralisées par elles. Sur ce point on ne saurait mieux dire que Platon dans les Lois : "si quelqu'un donne trop de puissance à quoi que ce soit, trop de voile à un bateau, trop de nourriture à un corps, trop d'autorité à l'esprit, et n'observe pas la proportion, tout est bouleversé et, dans le désarroi de l'excès, glisse soit vers le désordre, soit vers l'injustice, qui est fille de l'excès ». C.M. p. 419
The loss of nerve
Suivent une série de diagnostics qui montrent bien que selon Mumford nos sociétés sont bien près de la limite de la désintégration, limite identifiée à ce que Gilbert Murray appelle the loss of nerve: «Du jour au lendemain, la vie familière des gens perd tout son sens: même s’ils se plient aux routines quotidiennes, habitent les demeures connues, et adorent leurs dieux habituels, leur vie tout entière devient tout à coup vide. Dans une culture en développement, même les détails les plus banals de l’existence prennent une signification à travers leur relation à l’ensemble. Dans une culture en voie de désintégration, même les plus hautes ambitions et les plus beaux plans semblent insignifiants, à cause de la disparition d’un sens vivant de l’ensemble. Alors, le langage devient du dadaïsme: les chefs jadis dynamiques ressemblent à des marionnettes agitées: la vie elle-même est dessoufflée, avec un bruit obscène, comme un ballon d’enfant percé par un clou» (C.L. p. 216.).
Cette implosion de l’âme coïncide avec ce que Mumford appelle un culte délibéré du primitif et de l’infantile: «À ce moment, les formes les plus mûres et les plus significatives de la vie sont perçues avec mépris comme un simple masque hypocrite, une représentation vide. Sans effort et sans but, la négation positive du signifiant et de l’ordre devient un moyen sûr d’obtenir l’approbation et le succès social: la raison fondamentale de l’existence devient une négation de toute raison d’exister. La nausée, suivie du vomissement, n’est pas seulement le symptôme dominant de la vie spirituelle, mais la vomissure elle-même est louangée et vue comme un produit essentiel de la vie: l’ultime réalité dans sa négation la plus amère» (C.L.. 221).
Désespoir
Non. Mumford y échappe par un ultime acte de foi dans la liberté humaine, formulée en ces termes à la fin du Mythe de la machine: «Mais c’est à nous de jouer, à nous qui avons rejeté le mythe de la machine; en effet, les portes de la prison technocratique s’ouvriront automatiquement, en dépit de leurs vieux gonds rouillés, dès que nous aurons choisi d’en sortir» (Le mythe de la machine, op.cit., p. 592).
Les hommes, dit-il en substance, devront aller au bout de leur foi dans la machine, en subir dans la douleur les dures mais prévisibles conséquences, avant que puisse se concentrer en eux-mêmes l’énergie spirituelle qui leur permettra d’enfanter une idée formative assez forte pour s’imposer comme finalité à des techniques qui n’auraient jamais dû sortir de l’orbite des moyens. «C’est seulement après avoir fait l’expérience d’une certaine agonie de la désintégration que l’âme sera prête semble-t-il, à supporter le fardeau autrement insoutenable de la création d’une nouvelle forme de vie» C.L.( p. 217).