L'éthique écologique et la pensée systémique du Pape François
Le Pape François pionnier de l'écologie ? Voici l'opinion du physicien Fritjof Capra sur L'Encyclique Laudato si, parue en 2015, juste avant la Conférence de Paris sur le climat.Traduction par Andrée Mathieu,
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L'éthique écologique et la pensée systémique du Pape François, par Fritjof Capra
Le titre de la nouvelle encyclique du Pape François, Laudato Si' (Loué sois-tu), en date du 24 mai 2015, et publiée en huit langues le 18 juin, est emprunté au célèbre "Cantique du Soleil" ce chant religieux que François d'Assise, le saint patron de l’écologie, composa dans le dialecte de l’Ombrie. Le sous-titre de l'encyclique "Sur la sauvegarde de notre maison commune", fait référence à la Terre en tant qu’oikos (maison), la racine grecque du mot "écologie", tandis que la sauvegarde ("prendre soin de") est une pratique caractéristique de la théologie de la libération en Amérique latine.
Il a fallu un an à une importante équipe de théologiens, de philosophes et de scientifiques pour rédiger en collaboration avec le Pape François cette encyclique qui révèle non seulement la haute autorité morale du Saint-Père, mais aussi sa grande familiarité avec plusieurs idées et concepts de la science contemporaine.
Au cours des trente dernières années, a émergé sur le front de la science une nouvelle conception de la vie, une vision unificatrice qui intègre les dimensions biologiques, cognitives, sociales et écologiques de la vie. Au cœur même de cette nouvelle compréhension de la vie, s’est produit un important changement de métaphore : on est passé de la vision du monde comme machine à sa compréhension comme réseau. Cette nouvelle science de la vie se répand présentement à travers le monde grâce à des chercheurs remarquables et à leurs équipes. Leurs idées et concepts sont intégrés dans une grande synthèse dans le traité intitulé The SystemsView of Life (La vision systémique de la vie) dont le professeur Pier Luisi Luigi et moi-même sommes les auteurs et qui a été publié en 2014 par les Presses de l’Université Cambridge.
Nous appelons cette nouvelle conception de la vie « vision systémique » parce qu’elle implique une nouvelle façon de penser — en termes de connections, de relations, de patterns et de contextes. En science, cette façon de penser est connue sous le nom de pensée systémique parce qu’elle est essentielle à la compréhension de toutes les sortes de systèmes vivants — organismes vivants, systèmes sociaux ou écosystèmes.
C’est cette vision systémique de la vie qui sera dans cet essai le fondement conceptuel de mon analyse de l’encyclique du Pape. Je montrerai que l’éthique radicale dont le Pape François se fait le champion, exprimée parfois, mais pas toujours, en langage théologique, est essentiellement l’éthique de l’écologie profonde, une école philosophique fondée par Arne Naess dans les années mil neuf cent soixante-dix. Je vais aussi montrer par de nombreux exemples que le Pape François se révèle, dans Laudato Si’, un véritable penseur systémique.
L’éthique et le bien commun
D’un point de vue systémique, un comportement éthique est toujours relié à la communauté; c’est une action en faveur du bien commun. Dans le monde d’aujourd’hui, nous appartenons tous essentiellement à deux communautés. Nous sommes tous membres de la communauté humaine et nous appartenons tous à la « maison terrestre », la biosphère. Comme membres de la communauté humaine, notre comportement devrait être l’expression de notre respect pour la dignité de l’être humain et pour ses besoins fondamentaux. Comme membres de la « maison terrestre », notre foyer commun, nous ne devrions pas intervenir dans la capacité propre à la nature à soutenir la vie. C’est l’essence même de la durabilité écologique.
La caractéristique primordiale de l’écologie profonde est un déplacement des valeurs anthropocentriques (centrées sur l’humain) vers les valeurs écocentriques (centrées sur la Terre). Une vision du monde telle qu’elle s’incline devant la valeur inhérente à toute vie non humaine, en reconnaissant que tous les êtres vivants sont membres de communautés écologiques, liés ensemble dans des réseaux interdépendants. Toutes ces considérations, et le système éthique radicalement nouveau qu’elles impliquent, sont clairement exprimés dans l’encyclique papale, comme le montrent les passages suivants :
156. L’écologie humaine est inséparable de la notion de bien commun, un principe qui joue un rôle central et unificateur dans l’éthique sociale.
95. L’environnement est un bien collectif, patrimoine de toute l’humanité, sous la responsabilité de tous. Celui qui s’approprie quelque chose, c’est seulement pour l’administrer pour le bien de tous.
157. Le bien commun présuppose le respect de la personne humaine comme telle, avec des droits fondamentaux et inaliénables ordonnés à son développement intégral.
5. Le développement humain authentique a un caractère moral et suppose le plein respect de la personne humaine, mais il doit aussi prêter attention au monde naturel et «tenir compte de la nature de chaque être et de ses liens mutuels dans un système ordonné».
33. Mais il ne suffit pas de penser aux différentes espèces seulement comme à d’éventuelles
‘‘ressources’’ exploitables, en oubliant qu’elles ont une valeur en elles-mêmes... À cause de nous, des milliers d’espèces ne rendront plus gloire àDieu, par leur existence et ne pourront plus nous communiquer leur propre message. Nous n’en avons pas le droit.
42. ... En effet, toutes les créatures sont liées, chacune doit être valorisée avec affection et admiration, et tous en tant qu’êtres, nous avons besoin les uns des autres.
159. La notion de bien commun inclut aussi les générations futures. Les crises économiques internationales ont montré de façon crue les effets nuisibles qu’entraîne la méconnaissance d’un destin commun, dont ceux qui viennent derrière nous... On ne peut plus parler de développement durable sans une solidarité intergénérationnelle... Nous ne parlons pas d’une attitude optionnelle, mais d’une question fondamentale de justice, puisque la terre que nous recevons appartient aussi à ceux qui viendront.
162. La difficulté de prendre au sérieux ce défi est en rapport avec une détérioration éthique et culturelle, qui accompagne la détérioration écologique.
Les valeurs de l’écologie profonde, et leurs implications sur la construction d’un monde juste, durable et pacifique, se retrouvent dans les seize principes éthiques de la Charte de la Terre, un des seuls documents mentionnés explicitement par le Pape François comme source d’inspiration :
207. La Charte de la Terre nous invitait tous à tourner le dos à une étape d’autodestruction et à prendre un nouveau départ, mais nous n’avons pas encore développé une conscience universelle qui le rende possible. Voilà pourquoi j’ose proposer de nouveau ce beau défi : “Comme jamais auparavant dans l’histoire, notre destin commun nous invite à chercher un nouveau commencement […] Faisons en sorte que notre époque soit reconnue dans l’histoire comme celle de l’éveil d’une nouvelle forme d’hommage à la vie, d’une ferme résolution d’atteindre la durabilité, de l’accélération de la lutte pour la justice et la paix et de l’heureuse célébration de la vie”.
Science et religion
Il est impressionnant de constater que tout au long du document, le Pape François utilise un langage scientifique contemporain avec une parfaite aisance. Des termes techniques comme « paradigme », « réductionnisme », « microorganismes », « particules subatomiques », « saut quantique », etc. reviennent constamment. Pour n’en citer qu’un exemple, dans le paragraphe 18 le Pape souligne le contraste entre le rythme frénétique de la vie moderne et le rythme beaucoup plus lent de l’évolution :
18. Bien que le changement fasse partie de la dynamique des systèmes complexes, la rapidité que les actions humaines lui imposent aujourd’hui contraste avec la lenteur naturelle de l’évolution biologique.
Dans le contexte de l’opposition à la théorie de l’évolution si répandue chez les Chrétiens fondamentalistes, particulièrement aux États-Unis, la référence du Pape à l’évolution biologique comme un état de fait, sans plus de commentaires, est vraiment remarquable. En outre, le Pape François déclare au tout début de sa réflexion sur l’état du monde que son analyse repose sur une solide base scientifique :
15. En premier lieu, je présenterai un bref aperçu des différents aspects dela crise écologique actuelle, en vue de prendre en considération les meilleurs résultats de la recherche scientifique disponible aujourd’hui, d’en faire voir la profondeur et de donner une base concrète au parcours éthique et spirituel qui suit.
Dans l’histoire du christianisme, les énoncés théologiques à propos de la nature du monde, ou à propos de la nature humaine, étaient souvent considérés comme des vérités absolues, et toute tentative pour les remettre en question ou les modifier était jugée hérétique. Cette position inflexible de l’Église a suscité les conflits bien connus entre la science et le fondamentalisme chrétien qui se poursuivent encore aujourd’hui. Dans ces conflits, on retrouve des positions antagonistes défendues par des fondamentalistes des deux partis qui ne réussissent pas à considérer d’une part, la nature limitée et approximative de toutes les théories scientifiques; et d’autre part, la nature métaphorique et symbolique du langage des écritures religieuses. Le Pape François semble bien conscient de ce problème et met explicitement l’accent sur la nature symbolique du langage religieux :
66. Les récits de la création dans le livre de la Genèse contiennent, dans leur langage symbolique et narratif, de profonds enseignements sur l’existence humaine et sur sa réalité historique.
En fait, le Pape François utilise le langage religieux principalement en relation avec l’éthique, affirmant que la préservation du bien commun est précieuse, qu’elle soit ou non motivée par la foi religieuse :
199. En réalité, il est naïf de penser que les principes éthiques puissent se présenter de manière purement abstraite, détachés de tout contexte, et le fait qu’ils apparaissent dans un langage religieux ne les prive pas de toute valeur dans le débat public. Les principes éthiques que la raison est capable de percevoir peuvent réapparaître toujours de manière différente et être exprimés dans des langages divers, y compris religieux.
L’ « écologie intégrale »
La vision systémique de la vie, l’intégration des dimensions biologiques, cognitives, sociales et écologiques, est implicite dans le cadre conceptuel de Laudato Si’. Le Pape affirme que la résolution de nos problèmes globaux exige une nouvelle façon de penser et il dit clairement que cela signifie qu’il faut penser en termes de connections et de relations, —autrement dit, adopter la pensée systémique :
215. ... L’éducation sera inefficace, et ses efforts seront vains, si elle n’essaie pas aussi de répandre un nouveau paradigme concernant l’être humain, la vie, la société et la relation avec la nature.
79. Dans cet univers, constitué de systèmes ouverts qui entrent en communication les uns avec les autres, nous pouvons découvrir d’innombrables formes de relations et de participations.
138. ...Il n’est pas superflu d’insister sur le fait que tout est lié. Le temps et l’espace ne sont pas indépendants l’un de l’autre, et même les atomes ou les particules sous-atomiques ne peuvent être considérés séparément.
Le Pape François utilise le terme « écologie intégrale » pour faire référence à l’approche systémique et il souligne plus particulièrement l’interdépendance des enjeux écologiques et sociaux ainsi que le besoin de respecter et d’honorer les cultures locales indigènes :
137. Étant donné que tout est intimement lié, et que les problèmes actuels requièrent un regard qui tienne compte de tous les aspects de la crise mondiale, je propose à présent que nous nous arrêtions pour penser aux diverses composantes d’une écologie intégrale, qui a clairement des dimensions humaines et sociales.
49. Aujourd’hui... nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres.
143. Il y a, avec le patrimoine naturel, un patrimoine historique, artistique et culturel, également menacé... Voilà pourquoi l’écologie suppose aussi la préservation des richesses culturelles de l’humanité au sens le plus large du terme. D’une manière plus directe, elle exige qu’on fasse attention aux cultures locales..
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146. Dans ce sens, il est indispensable d’accorder une attention spéciale aux communautés aborigènes et à leurs traditions culturelles. Elles ne constituent pas une simple minorité parmi d’autres, mais elles doivent devenir les principaux interlocuteurs, surtout lorsqu’on développe les grands projets qui affectent leurs espaces.
Dans son encyclique, non seulement le Pape met-il l’accent sur les valeurs et l’éthique de l’écologie profonde, mais il révèle aussi sa « littératie écologique », i.e. sa compréhension des principes d’organisation des écosystèmes naturels, comme dans les passages suivants :
34. Probablement, cela nous inquiète d’avoir connaissance de l’extinction d’un mammifère ou d’un oiseau, à cause de leur visibilité plus grande. Mais, pour le bon fonctionnement des écosystèmes, les champignons, les algues, les vers, les insectes, les reptiles etl’innombrable variété de micro-organismes sont aussi nécessaires.
22. Il nous coûte de reconnaître que le fonctionnement des écosystèmes naturels est exemplaire : les plantes synthétisent des substances qui alimentent les herbivores ; ceux-ci à leur tour alimentent les carnivores, qui fournissent d’importantes quantités de déchets organiques, lesquels donnent lieu à une nouvelle génération de végétaux.
140. Bien que nous n’en ayons pas conscience, nous dépendons de cet ensemble pour notre propre existence. Il faut rappeler que les écosystèmes interviennent dans la capture du dioxyde de carbone, dans la purification de l’eau, dans le contrôle des maladies et des épidémies, dans la formation du sol, dans la décomposition des déchets, et dans beaucoup d’autres services que nous oublions ou ignorons... Voilà pourquoi, quand on parle d’une ‘‘utilisation durable’’, il faut toujours y inclure la capacité de régénération de chaque écosystème dans ses divers domaines et aspects.
L’état du monde
L’encyclique comprend six chapitres. Dans le premier chapitre, le Pape François présente son évaluation de l’état du monde, « ce qui arrive à notre maison commune » selon son expression. Aujourd’hui, les savants, les leaders communautaires et les activistes ont fait un large consensus à savoir que les principaux problèmes de notre époque - énergie, environnement, changements climatiques, inégalités, violence et guerres - ne peuvent pas être compris isolément. Ce sont des problèmes systémiques, ce qui signifie qu’ils sont interreliés et interdépendants. Le Pape François est parfaitement d’accord avec cette idée fondamentale :
61. ... les problèmes du monde ne peuvent pas être analysés ni s’expliquer de façon isolée.
139. ... Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale...
175. La même logique qui entrave la prise de décisions drastiques pour inverser la tendance au réchauffement global, ne permet pas non plus d’atteindre l’objectif d’éradiquer la pauvreté.
Le fait que les principaux problèmes de notre temps soient des problèmes systémiques implique qu’ils requièrent des solutions systémiques correspondantes, des solutions qui ne résolvent aucun problème isolément mais l’abordent dans le contexte des autres problèmes qui lui sont associés. Malheureusement, nos leaders politiques et nos chefs d’entreprises ne comprennent pas cela, la plupart étant incapables de faire des liens, ou de « relier les points» (connect the dots) pour utiliser l’expression populaire.
Au lieu de tenir compte de l’interrelation de nos principaux problèmes, leurs prétendues « solutions » ont tendance à se concentrer sur un seul sujet à la fois, déplaçant simplement le problème vers une autre partie du système, par exemple en produisant plus d’énergie au détriment de la biodiversité, de la santé publique ou de la stabilité du climat. Le Pape François critique fortement ce défaut majeur:
20. ... La technologie, liée aux secteurs financiers, qui prétend être l’unique solution aux problèmes, de fait, est ordinairement incapable de voir le mystère des multiples relations qui existent entre les choses, et par conséquent, résout parfois un problème en en créant un autre.
111. Chercher seulement un remède technique à chaque problème environnemental qui surgit, c’est isoler des choses qui sont entrelacées dans la réalité, et c’est se cacher les vraies et plus profondes questions du système mondial.
De plus, le Pape reconnaît clairement que la pensée systémique, ou selon son expression l’ « écologie intégrale », est essentiellement multidisciplinaire. Ainsi prône-t-il fortement une approche multidisciplinaire pour résoudre les principaux problèmes mondiaux
110. La fragmentation des savoirs sert dans la réalisation d’applications concrètes, mais elle amène en général à perdre le sens de la totalité, des relations qui existent entre les choses, d’un horizon large qui devient sans importance. Cela même empêche de trouver des chemins adéquats pour résoudre les problèmes les plus complexes du monde actuel, surtout ceux de l’environnement et des pauvres, qui ne peuvent pas être abordés d’un seul regard ou selon un seul type d’intérêts.
197. Nous avons besoin d’une politique aux vues larges, qui suive une approche globale en intégrant dans un dialogue interdisciplinaire les divers aspects de la crise.
63. Si nous prenons en compte la complexité de la crise écologique et ses multiples causes, nous devrons reconnaître que les solutions ne peuvent pas venir d’une manière unique d’interpréter et de transformer la réalité. Il est nécessaire d’avoir aussi recours aux diverses richesses culturelles des peuples, à l’art et à la poésie, à la vie intérieure et à la spiritualité.
L’illusion de la croissance perpétuelle
Au cœur de la crise mondiale se cache l’illusion qu’une croissance illimitée est possible sur une planète limitée. La croissance de l’économie et des entreprises constitue le moteur du capitalisme mondial, le système économique dominant aujourd’hui. Dans ce système économique, la croyance irrationnelle dans la croissance perpétuelle entretient en permanence la surconsommation et l’économie du prêt-à-jeter, très exigeantes en énergie et en ressources, génératrices de déchets et de pollution et propres à épuiser les ressources naturelles de la Terre.
De plus, ces problèmes environnementaux sont amplifiés par les changements climatiques causés par nos technologies exigeantes en énergie et basées sur les combustibles fossiles.
Le Pape François reconnaît clairement l’erreur fatale que constitue l’idée de croissance perpétuelle et il emploie des mots très forts pour la condamner : c’est dit-il un mensonge plus qu’une illusion.
106. ... ce qui intéresse c’est d’extraire tout ce qui est possible des choses par l’imposition de la main de l’être humain, qui tend à ignorer ou à oublier la réalité même de ce qu’il a devant lui... De là, on en vient facilement à l’idée d’une croissance infinie ou illimitée, qui a enthousiasmé beaucoup d’économistes, de financiers et de technologues. Cela suppose le mensonge de la disponibilité infinie des biens de la planète, qui conduit à la “presser”jusqu’aux limites et même au-delà des limites.
Le Pape associe également l’illusion de la croissance illimitée à la notion unidimensionnelle et linéaire du progrès :
194. Il s’agit simplement de redéfinir le progrès. Un développement technologique et économique qui ne laisse pas un monde meilleur et une qualité de vie intégralement supérieure ne peut pas être considéré comme un progrès.
Il semble alors que notre principal défi soit de trouver comment effectuer la transition d’un système économique basé sur la notion de croissance illimitée à une économie qui soit à la fois écologiquement durable et socialement juste. La croissance est une caractéristique essentielle de la vie, mais dans la nature la croissance n’est pas linéaire et illimitée. Pendant que certaines parties des organismes ou des écosystèmes croissent, d’autres déclinent relâchant et recyclant leurs composantes qui deviennent des ressources pour une nouvelle croissance.
Ce type de croissance équilibrée et polyvalente, ou « qualitative », est bien connu des biologistes et des écologistes et c’est précisément ce que le Pape préconise :
193. ... il faudra penser aussi à marquer une pause en mettant certaines limites raisonnables, voire à retourner en arrière avant qu’il ne soit trop tard... C’est pourquoi l’heure est venue d’accepter une certaine décroissance dans quelques parties du monde, mettant à disposition des ressources pour une saine croissance en d’autres parties.
D’un point de vue plus général, le Pape François prône une économie enracinée dans l’écologie et conçue pour imiter les cycles écologiques que nous observons dans la nature :
141. Par ailleurs, la croissance économique tend à produire des automatismes et à homogénéiser, en vue de simplifier les procédures et de réduire les coûts. C’est pourquoi une écologie économique est nécessaire, capable d’obliger à considérer la réalité de manière plus ample.
22. ... le système industriel n’a pas développé, en fin de cycle de production et de consommation, la capacité d’absorber et de réutiliser déchets et ordures. On n’est pas encorearrivé à adopter un modèle circulaire de production qui assure des ressources pour tous comme pour les générations futures, et qui suppose de limiter au maximum l’utilisation des ressources non renouvelables, d’en modérer la consommation, de maximiser l’efficacité de leur exploitation, de les réutiliser et de les recycler.
Parmi les symptômes de la crise mondiale, les changements climatiques et les inégalités sociales sont peut-être les plus urgents. Le Pape François s’attaque aux deux problèmes en détail dans son encyclique. De plus, il parle de l’accélération dramatique de l’épuisement des ressources et de l’extinction des espèces. Il porte une attention spéciale à la rareté de l’eau potable sûre et condamne sans équivoque la privatisation de l’eau :
30. Tandis que la qualité de l’eau disponible se détériore constamment, il y a une tendance croissante, à certains endroits, à privatiser cette ressource limitée, transformée en marchandise sujette aux lois du marché. En réalité, l’accès à l’eau potable et sûre est un droit humain primordial, fondamental et universel, parce qu’il détermine la survie des personnes, et par conséquent il est une condition pour l’exercice des autres droits humains.
Les changements climatiques
Les changements climatiques font l’objet des paragraphes 23 à 26 et des paragraphes 165 et 169 du texte, d’une façon qui reflète avec précision le large consensus scientifique qui existe aujourd’hui. Ce n’est pas surprenant puisque l’un des plus éminents spécialistes du climat, Hans Joachim Shnellnhuber, a été l’un des principaux conseillers du Pape pendant la rédaction de Laudato Si’.
Cette section sur les changements climatiques commence (paragraphe 23) par une exhortation morale : « le climat est un bien commun, de tous et pour tous ». Suit une brève discussion sur le réchauffement climatique mondial dû « à la grande concentration de gaz à effet de serre (dioxyde de carbone, méthane, oxyde d’azote et autres) dont les émissions résultent principalement de l’activité humaine ». L’utilisation intensive des combustibles fossiles et la déforestation à des fins agricoles sont mentionnées comme deux des principales sources de gaz à effet de serre.
Les nombreuses conséquences des changements climatiques qui sont évoquées incluent l’élévation constante du niveau de la mer et l’accroissement des événements météorologiques extrêmes (23); la diminution de la biodiversité de la planète et l’acidification des océans qui compromet la chaîne alimentaire marine (24); ainsi que l’accroissement tragique du nombre de réfugiés climatiques (25).
Cette analyse est suivie par l’appel pressant du Pape à réduire les émissions de gaz à effet de serre et, éventuellement, à remplacer les combustibles fossiles :
26. ... il devient urgent et impérieux de développer des politiques pour que, les prochaines années, l’émission du dioxyde de carbone et d’autres gaz hautement polluants soit réduite defaçon drastique, par exemple en remplaçant l’utilisation de combustibles fossiles et en accroissant des sources d’énergie renouvelable. Dans le monde, il y a un niveau d’accès réduit à des énergies propres et renouvelables.
165. Nous savons que la technologie reposant sur les combustibles fossiles très polluants – surtout le charbon, mais aussi le pétrole et, dans une moindre mesure, le gaz – a besoin d’être remplacée, progressivement et sans retard.
Finalement, le Pape François déplore la lenteur des progrès dans le développement de politiques climatiques efficaces et dénonce clairement cette situation comme un échec moral
169. S’agissant du changement climatique, les avancées sont hélas très médiocres. La réduction des gaz à effet de serre exige honnêteté, courage et responsabilité, surtout de la part des pays les plus puissants et les plus polluants... Les négociations internationales ne peuvent pas avancer de manière significative en raison de la position des pays qui mettent leurs intérêts nationaux au-dessus du bien commun général. Ceux qui souffriront des conséquences que nous tentons de dissimuler rappelleront ce manque de conscience et de responsabilité.
Les inégalités économiques
Tout au long de l’encyclique, le Pape François souligne l’interdépendance des dégradations environnementale et sociale. Il dresse une liste de nombreux signes des impacts sociaux dévastateurs de la mondialisation économique en prêtant une attention particulière aux inégalités économiques :
48. L’environnement humain et l’environnement naturel se dégradent ensemble, et nous ne pourrons pas affronter adéquatement la dégradation de l’environnement si nous ne prêtons pas attention aux causes qui sont en rapport avec la dégradation humaine et sociale. De fait, la détérioration de l’environnement et celle de la société affectent d’une manière spéciale les plus faibles de la planète...
46. Parmi les composantes sociales du changement global figurent les effets de certaines innovations technologiques sur le travail, l’exclusion sociale, l’inégalité dans la disponibilité et la consommation d’énergie et d’autres services, la fragmentation sociale, l’augmentation de la violence et l’émergence de nouvelles formes d’agressivité sociale, le narcotrafic et la consommation croissante de drogues chez les plus jeunes, la perte d’identité. Ce sont des signes, parmi d’autres, qui montrent que la croissance de ces deux derniers siècles n’a pas signifié sous tous ses aspects un vrai progrès intégral ni une amélioration de la qualité de vie. Certains de ces signes sont en même temps des symptômes d’une vraie dégradation sociale, d’une rupture silencieuse des liens d’intégration et de communion sociale.
51. L’inégalité n’affecte pas seulement les individus, mais aussi des pays entiers, et oblige à penser à une éthique des relations internationales. Il y a, en effet, une vraie “dette écologique”, particulièrement entre le Nord et le Sud, liéeà des déséquilibres commerciaux, avec des conséquences dans le domaine écologique, et liée aussi à l’utilisation disproportionnée des ressources naturelles, historiquement pratiquée par certains pays... Nous constatons que souvent les entreprises qui agissent ainsi sont des multinationales...
La seule section peut-être moins convaincante de l’encyclique est le paragraphe 50 où le Pape François essaie de minimiser l’importance de stabiliser la population. Ce n’est sans doute pas surprenant vu la farouche opposition de l’Église au contrôle des naissances. C’est pourtant particulièrement regrettable étant donné que les démographes ont à plusieurs reprises montré une forte corrélation entre la décroissance de la natalité et les droits des femmes, en particulier leur accès à l’éducation. Le Pape aurait eu ici une autre belle occasion de souligner l’interdépendance de l’équilibre écologique et de la justice sociale qui est l’un des thèmes essentiels de l’encyclique.
La nécessité d’un consensus mondial
À la fin de sa vaste analyse systémique et éthique de l’état du monde, le Pape François conclut que nous avons besoin d’un consensus mondial pour mener une action efficace :
164. Pour affronter les problèmes de fond qui ne peuvent pas être résolus par les actions de pays isolés, un consensus mondial devient indispensable, qui conduirait, par exemple, à programmer une agriculture durable et diversifiée, à développer des formes d’énergies renouvelables et peu polluantes, à promouvoir un meilleur rendement énergétique, une gestion plus adéquate des ressources forestières et marines, à assurer l’accès à l’eau potable pour tous.
Le Pape déplore le manque de leadership politique pour réaliser le consensus mondial dont nous avons un besoin urgent, et il n’hésite pas à dénoncer comme principal coupable la corruption politique tellement répandue et souvent institutionnalisée.
54. La faiblesse de la réaction politique internationale est frappante. La soumission de la politique à la technologie et aux finances se révèle dans l’échec des Sommets mondiaux sur l’environnement. Il y a trop d’intérêts particuliers, et très facilement l’intérêt économique arrive à prévaloir sur le bien commun et à manipuler l’information pour ne pas voir affectés ses projets.
178. Le drame de l’‘‘immédiateté’’ politique, soutenue aussi par des populations consuméristes, conduit à la nécessité de produire de la croissance à court terme. Répondant à des intérêts électoraux, les gouvernements ne prennent pas facilement le risque de mécontenter la population avec des mesures qui peuvent affecter le niveau de consommation ou mettre en péril des investissements étrangers. La myopie de la logique du pouvoir ralentit l’intégration de l’agenda environnemental aux vues larges, dans l’agenda public des gouvernements.
182. La prévision de l’impact sur l’environnement des initiatives et des projets requiert des processus politiques transparents et soumis au dialogue, alors que la corruption, qui cache le véritable impact environnemental d’un projet en échange de faveurs, conduit habituellement à des accords fallacieux au sujet desquels on évite information et large débat.
Tout au long de son encyclique, le Pape François salue les actions du réseau mondial des organisations non gouvernementales (ONG), aussi connues sous le nom de société civile mondiale, pour éveiller la conscience du public et développer des solutions systémiques dans divers secteurs :
13. Je souhaite saluer, encourager et remercier tous ceux qui, dans les secteurs les plus variés de l’activité humaine, travaillent pour assurer la sauvegarde de la maison que nous partageons. Ceux qui luttent avec vigueur pour affronter les conséquences dramatiques de la dégradation de l’environnement sur la vie des plus pauvres dans le monde, méritent une gratitude spéciale.Les jeunes nous réclament un changement.
14. Le mouvement écologique mondial a déjà parcouru un long chemin, digne d’appréciation, et il a généré de nombreuses associations citoyennes qui ont aidé à la prise de conscience.
38. Elle est louable la tâche des organismes internationaux et des organisations de la société civile qui sensibilisent les populations et coopèrent de façon critique, en utilisant aussi des mécanismes de pression légitimes, pour que chaque gouvernement accomplisse son propre et intransférable devoir de préserver l’environnement ainsi que les ressources naturelles de son pays, sans se vendre à des intérêts illégitimes locaux ou internationaux.
166. Le mouvement écologique mondial a déjà fait un long parcours, enrichi par les efforts de nombreuses organisations de la société civile. Il n’est pas possible ici de les mentionner toutes, ni de retracer l’histoire de leurs apports. Mais grâce à un fort engagement, les questions environnementales ont été de plus en plus présentes dans l’agenda public et sont devenues une invitation constante à penser à long terme.
À la fin, le Pape affirme sans équivoque que la seule façon efficace de développer des politiques environnementales et sociales appropriées passe par la pression politique des mouvements populaires sur tous les niveaux de gouvernement
179. La société, à travers des organismes non gouvernementaux et des associations intermédiaires, doit obliger les gouvernements à développer des normes, des procédures et des contrôles plus rigoureux. Si les citoyens ne contrôlent pas le pouvoir politique – national, régional et municipal – un contrôle des dommages sur l’environnement n’est pas possible non plus.
À lui seul, avec cette encyclique, le Pape François a propulsé l’Église catholique à l‘avant-scène du mouvement écologique et s’est établi comme un véritable leader mondial dans la lignée des Václav Havel, Jimmy Carter et du Dalaï Lama. Il nous reste à espérer que la sagesse et la passion de Laudato Si’ se répandent haut et fort dans le monde.
Traduction d’Andrée Mathieu
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Présentation de Fritjof Capra
Né en Autriche, Fritjof Capra a obtenu un doctorat en physique théorique de l'Université de Vienne en 1966. Il a ensuite conduit des recherches sur la physique des hautes énergies et sur la théorie systémique à l'Université de Paris, à l'Université de Californie à Santa Cruz, à l'Université de Stanford, au Collège impérial de Londres et au célèbre Laboratoire Lawrence Berkeley en Californie, où il s'est établi depuis.
Fritjof Capra s'est fait connaître du grand public il y a déjà quarante ans avec son premier livre intitulé Le Tao de la physique. On lui attribue, à tort selon moi, la naissance du "mysticisme quantique", cet ensemble de croyances "nouvel-âgistes" qui cherchent à établir un rapport entre la conscience, l’intelligence, certaines philosophies orientales et la mécanique quantique. Connaissant Fritjof Capra depuis plus de trente ans, j'attribue plutôt cette exploration des parallèles entre les idées de la nouvelle vision du monde établie par la mécanique quantique et celles du mysticisme à son esprit universel et à sa pensée systémique originale. Fritjof Capra ne peut tout simplement pas dissocier les différents aspects du monde, y compris la spiritualité.
En 1991, il publia L’Univers aux frontières de la science et de la spiritualité, un remarquable dialogue sur la compatibilité entre la science et la religion avec le moine bénédictin David Steindl-Rast. Ce dernier, également Viennois d'origine, a fondé en 1968 le Center for Spiritual Studies pour le dialogue interreligieux, en compagnie de maîtres juifs, bouddhistes, hindouistes et soufistes.
Dans Le Tao de la physique, Capra citait Niels Bohr, qu'on ne peut vraiment pas accuser d'être un gourou: « Parallèlement aux leçons de la théorie atomique [...] nous devons nous tourner vers les problèmes épistémologiques auxquels déjà des penseurs comme le Bouddha et Lao-Tseu ont été confrontés, en essayant d'harmoniser notre situation de spectateurs et acteurs dans le grand drame de l'existence » (p. 18). C'est cette harmonisation qui est au cœur de la démarche de Fritjof Capra jusqu'à ce jour.
Sa pensée systémique, il l'a développée dans les livres Le temps du changement, La toile de la vie et Les connexions invisibles, en échangeant avec de nombreux chercheurs du monde entier qui s'intéressent à la biologie systémique et aux systèmes complexes. Plus récemment, il a fait la synthèse de ses recherches dans le traité intitulé The Systems View of Life, écrit avec Pier Luigi Luisi, professeur de biochimie à l'Université de Rome III. Les deux auteurs y intègrent les considérations biologiques, écologiques, sociales, économiques et spirituelles de l'existence sur notre planète.
Ayant consacré les quarante dernières années à démontrer les limites de la fragmentation des savoirs, et sensible aux multiples dimensions de l'expérience humaine, personne mieux que Fritjof Capra ne pouvait apprécier la vision systémique ainsi que la littératie scientifique et écologique du Pape François dans son encyclique Laudato Si'. Je remercie donc sincèrement Fritjof Capra de m'avoir accordé la permission de traduire son analyse de cette encyclique publiée sur son site le 22 juin 2015 et de l’offrir aux lecteurs de l’Agora.
www.fritjofcapra.net