Une école inspirée

Jacques Dufresne

Nous avons le choix entre une école inspirée ou une école planifiée.

|Nos écoles n'en finissent plus d'expirer. Elles ont besoin d'inspiration. Pourtant, on s'apprête à leur administrer une potion bureaucratique en tous points semblable à celles qui ont aggravé son mal au cours des trente dernières années.

L'inspiration est la source en nous de l'enthousiasme, mot qui signifie littéralement être habité par un dieu. (En Theos!) Rien de grand ne peut être accompli sans enthousiasme, sans une ferveur analogue à celle de l'amour, qui nous porte au-delà de nous-mêmes, vers l'un des visages de la perfection. Vinci était inspiré quand il a peint la Joconde. Si l'inspiration est essentielle en art, à plus forte raison devrait-elle l'être en éducation, car ici l'oeuvre, c'est l'être humain lui-même, vivant, unique... et assoiffé d'absolu: "Aimer ce que jamais on ne verra deux fois" (Vigny)



Éducare: nourrir, élever un être humain,  le rendre  meilleur. C'est pourquoi le fronton de toutes les écoles devrait porter l'inscription suivante: Nul n'entre ici s'il n'est enthousiaste. Cette façon de parler de l'éducation, qui eût paru normale à un philosophe grec ou à un visionnaire chrétien, nous semble insolite.

Habitués aux rapports de synthèse et aux exposés de situation, résignés à ce qu'on nous présente l'éducation comme une technique plutôt que comme un art, nous avons de la peine à prendre au sérieux un texte sur le sujet qui serait écrit sur un ton poétique. Il nous suffirait pourtant de penser aux plus grands moments de notre vie, qui concernent l'amour ou la mort. Quelle voix s'accorde le mieux à l'enthousiasme des plus belles heures de l'amour? Celle qui nous incite à décomposer une grande ferveur en une série de petits objectifs prosaïques et à ramener l'extase à la somme des seuils atteints et dépassés? Ou celle de Hugo célébrant Ces baisers de la chair, dont l'âme est éblouie?

De même, après la mort d'un être cher, quelle voix nous console le mieux? Celle du psychologue nous expliquant savamment les différentes étapes du deuil, ou celle du poète qui associe les fleurs à la douleur de l'absence?

Ils ont fondu dans une absence épaisse
L'argile rouge a bu la blanche espèce
Le don de vivre a passé dans les fleurs
Où sont des morts les phrases familières
L'art personnel, les âmes singulières
La larve file où se formaient des pleurs.
(Paul Valéry)

Platon, grand maître des Occidentaux en la matière, parle toujours de l'éducation comme d'une chose sacrée, multipliant les métaphores et les allégories afin de l'évoquer sans la dénaturer. Ici, il compare la dure montée vers la sagesse à la douloureuse libération d'un prisonnier enchaîné au fond d'une caverne; c'est la voie de la connaissance. Là, pour nous donner à entendre comment l'amour peut conduire à la même sagesse, il compare la partie divine de l'âme aimée à la pupille de l'oeil. De même, dit-il, qu'en contemplant la pupille de l'?il aimé, l'on voit sa propre image comme dans un miroir, de même on se voit soi-même quand on contemple la partie divine de l'âme de l'autre.

L'évocation d'un idéal élevé provoque en nous le même malaise que le ton poétique nécessaire à sa formulation. Dans le contexte pragmatique actuel, il semble inconvenant, honteux même de se réclamer d'un grand idéal inaccessible. Nous préférons nous rabattre sur des objectifs accessibles, enrobés dans des mots neutres et vagues comme formation de base, développement intégral, transmission de la culture et des valeurs exprimant tous un consensus mou entre des positions dont l'incompatibilité nous apparaîtrait si elles étaient exprimées avec force et couleur. Quel est le rapport entre le développement intégral dans la perspective platonicienne (dont nous parlerons plus loin) et dans celle du président des États généraux, monsieur Bisaillon, qui semble s'être initié à la sagesse auprès du penseur officiel de la c.e.q., monsieur Jocelyn Berthelot? (Jusqu'aux années 1960, la philosophie d'Aristote, trop souvent réduite, il est vrai, à un thomisme étriqué, a imprégné toute la philosophie québécoise de l'éducation.

Il était de toute évidence devenu nécessaire de favoriser l'accès à des sources d'inspiration plus variées. Descartes et Kant ont par exemple eu une influence consi-dérable sur l'enseignement français. Au lieu de nous tourner vers de tels penseurs, nous avons choisi de passer sans transition d'Aristote à Jocelyn Berthelot).

La grande maladie dont souffrent nos écoles, depuis 1960, a pour cause principale la réduction de l'idéal à des objectifs que l'on croit réalisables et auxquels, pour cette raison même, on contraint le réel à se conformer. Alors que l'activité inspirée se caractérise par un ample et perpétuel va-et-vient entre l'idéal et le réel. Cette oscillation entre les deux pôles de notre existence est un exercice douloureux parce qu'il constitue un rappel de la contradiction inhérente à notre condition d'êtres humains. La tentation est forte de lui substituer la fusion d'un idéal dégradé et d'une réalité appauvrie, dans le cadre d'un plan qui devra être réalisé systématiquement. La spontanéité craintive propre à la vie inspirée est alors remplacée, dans l'existence planifiée, par la froide assurance technocratique. Le décret anonyme ne laisse plus aucune place au jugement personnel. Cette fusion est ce que nous appellerons l'utopie technicienne.

Depuis le début de la révolution tranquille, nous avons voulu refaire l'école québécoise sans tenir compte de sa nature et de son passé, qui sont intimement liés. Voici, d'une manière schématique, à partir de l'exemple de l'intégration des handicapés, comment les choses se sont passées:

Stade I: L'idéal

À l'origine, un idéal élevé: faire en sorte que les enfants handicapés aient une vie aussi normale que possible, qu'ils puissent jouer, étudier, rire et pleurer en compagnie de leurs voisins du même âge.

Stade II: Le droit

À l'idéal correspond une obligation partagée de la part du citoyen et de l'État. Comme elle est d'ordre moral, ne pouvant jamais être remplie en tout et partout dans la société, quelques parents ont bientôt sujet de se plaindre du sort injuste fait à leur enfant handicapé. Pour les satisfaire, on établit pour les handicapés un droit à la compassion, en espérant que le droit sera plus efficace que la morale.

Stade III: Les objectifs

Vient ensuite le moment des promesses politiques, toujours un peu démagogiques, appelées à se transformer en objectifs administratifs: d'ici cinq ans, tous les handicapés devront être intégrés aux classes régulières. On s'éloigne ainsi simultanément de l'idéal originel et de la réalité. L'idéal, source d'inspiration, devient une norme à laquelle on doit se conformer sans espoir d'y trouver l'énergie spirituelle requise par l'action héroïque à laquelle elle contraint. La réalité, c'est le fait qu'un enseignant ne peut pas s'occuper à la fois de ses trente élèves réguliers et de ses trois élèves spéciaux, dont chacun nécessiterait une attention totale de sa part. Cette réalité, ce fait d'expérience, apparaissent désormais, à la lumière des nouveaux objectifs, comme des préjugés qu'il faudrait abandonner.

Stade IV: L'utopie

L'école est présentée comme un lieu paradisiaque où seront abolies toutes les conséquences de l'inégalité congénitale entre les êtres humains. Ce schéma de l'utopie technicienne est applicable aussi bien à l'ensemble de la réforme scolaire qu'à la plupart des mesures particulières qui en ont marqué les principales étapes. À titre d'exemple, bien écrire est un idéal dont on a fait un droit, que de savants techniciens ont fragmenté en une série d'objectifs, ce qui a transformé la correction des devoirs en un cauchemar où le contrôle obsessionnel du détail se substitue au jugement personnel et serein sur l'ensemble. Autre exemple, relatif à la sécurité d'emploi. Dans notre société, la sécurité d'emploi fut d'abord un idéal, auquel une obligation a longtemps correspondu chez les responsables d'écoles. Or cette obligation des autorités est devenue un droit pour les enseignants, qui a sa place au sein de l'utopie du plein emploi dans l'égalité. Résultat: au Québec, en ce moment, les jeunes enseignants, qui constituent plus de 30% du personnel dans certaines institutions, n'ont pas le minimum de sécurité d'emploi nécessaire à l'accomplissement libre et serein de leur tâche. Les idéologues qui nous gouvernent au moyen de conventions collectives intouchables en ont décidé ainsi en obtenant pour l'ensemble des enseignants une permanence absolue qui est fonction avant tout des années d'expérience

La revanche du réel

La réalité ne souffre pas d'être méprisée. On connaît le mot de Lord Acton: Le meilleur moyen de faire de la terre un enfer, c'est de vouloir en faire un paradis. Nous avons si bien atteint cet objectif dans nos écoles que nous ne savons plus à quelle astuce recourir pour empêcher les uns de la fuir, les autres de s'y suicider, sans oublier tous ceux qui y meurent à petit feu.

La partie la plus malade de notre système d'éducation, c'est le complexe technocrato-syndical, qui veut imposer coûte que coûte l'école unitaire. Or non seulement on ne songe pas à se défaire de ce complexe mais encore, malgré les trente ans d'un échec dont il est le premier responsable, on continue à lui confier la responsabilité du diagnostic et du traitement. Et au lieu de consister, comme il le faudrait, à créer les conditions (dont le pluralisme est la principale) pour que l'inspiration se substitue à la planification, le traitement proposé achèvera la coupe à blanc commencée il y a trente ans, poussant la planification jusqu'à l'absurde, en détruisant les institutions les plus enracinées et les plus inspirées.

Une inspiration pour l'école de notre temps

Compte tenu de la diversité de notre société, il serait vain de tenter de trouver une source d'inspiration unique. Tout effort vers l'unité en cette matière ne peut aboutir qu'à un consensus insignifiant, comme celui que propose la Commission des États généraux. Une inspiration élevée et cohérente ne pourra prendre racine ou se renouveler que dans une institution ou un petit réseau. L'État central ne saurait être la source d'une telle inspiration. Il peut seulement favoriser les conditions de son émergence, en protégeant l'autonomie des institutions plutôt qu'en la limitant à son profit. Les écoles Waldorf, inspirées par la vision du monde de Goethe, telle que Rudolf Steiner l'a interprétée, offrent un exemple intéressant d'une inspiration touchant un petit réseau d'institutions. Steiner, diront certains, est à la limite du sectarisme et son interprétation un peu rigide de la philosophie de Goethe est discutable. Le temps jugera les écoles Waldorf. S'il en surgit de meilleures également centrées sur l'art et la nature, elles s'imposeront à leur place.

Nous voulons ici, après avoir assigné une fin à l'éducation, proposer une définition précise des grands termes vagues (formation, valeurs, culture) de l'Exposé de la situation, et présenter une vision de l'homme et du monde susceptible de susciter un enthousiasme fécond et durable dans une école de notre temps. Un idéal élevé doit toujours s'accompagner d'un grand respect du réel. Aucun idéal de cette nature ne peut se déployer dans un contexte où l'on est coupé du réel. Or le contexte actuel nous coupe du réel en nous incitant à penser que les hommes naissent bons, égaux et libres. Il faut d'abord dissiper cette triple illusion, non sans avoir rappelé que l'idée même que l'être humain est éducable suppose une grande confiance en sa nature. Loin d'aller de soi, cette idée est l'une des grandes conquêtes de l'esprit humain; elle est apparue dans la Grèce antique, dans le sillage de l'idée de justice. C'est dans l'enthousiasme suscité en eux par l'idéal de justice, lequel mettait fin à la loi du plus fort, que les philosophes grecs, les sophistes plus particulièrement, ont eu l'idée d'éduquer l'être humain à la justice, laquelle a donc été la première fin assignée à l'éducation.

De la bonté

Les hommes naissent bons, c'est la société qui les rend méchants. La même société, devenue consciente de son imperfection, doit redresser le tort qu'elle a fait aux individus au moyen de l'éducation.

C'est ce mythe rousseauiste de l'homme naturellement bon qui, en dernière analyse, explique aussi bien la décision d'intégrer les handicapés mentaux dans des classes régulières que la dérive de l'école loin de sa vocation première qui est le développement intellectuel, et sa transformation en un instrument de redressement social et moral. L'homme n'est ni foncièrement mauvais, ni foncièrement bon. Un platonicien dira qu'il est un dieu déchu, ayant peine à se ressouvenir des idées qu'il a contemplées avant de prendre chair humaine; un chrétien dira qu'il est atteint du péché originel; un kantien soutiendra que nul n'échappe au mal radical; un éthologiste contemporain expliquera qu'il est un animal inadapté puisqu'à sa naissance, il est privé de l'instinct sûr des animaux, ne possède pour le remplacer qu'une intelligence à l'état d'ébauche.

De la liberté

Quand on a tendance à pousser trop loin la foi en l'égalité et en la bonté naturelles de l'homme, on est enclin à lui octroyer une liberté plus grande que celle qu'il possède en réalité. D'où cette utopie de la liberté absolue, qui est très répandue aujourd'hui: on croit qu'on peut tout refaire à chaque instant, y compris soi-même. Chez l'homme, être vivant, la liberté est subordonnée à la mémoire, c'est-à-dire à la somme des déterminations biologiques et culturelles accumulées au cours de l'évolution. Un singe a la liberté de cueillir une banane dans la mesure où il conserve le souvenir de la façon de poser efficacement ce geste. De manière semblable, la liberté humaine est forte des déterminations sur lesquelles elle s'appuie. Certes, un excès de déterminations peut nuire au développement d'une personne, mais le manque de déterminations a le même effet. C'est le manque de déterminations qui est actuellement le problème, dans les familles comme dans les écoles, et non l'inverse. Les adultes ont de plus en plus tendance à s'incliner devant les caprices des enfants avant de leur avoir donné les éléments d'information qui les rendraient aptes à faire des choix véritables. Ils les abandonnent ainsi soit au vide intérieur, soit à des déterminations extérieures, celles de la publicité par exemple, qui les poussent dans une direction qui n'est en aucune manière celle de la perfection à laquelle ils sont appelés. Pour la même raison, on entretient dans les écoles comme dans les familles un préjugé favorable à l'égard de la table rase. Au cours des trente dernières années, on a tourné le dos à l'expérience accumulée avec une impardonnable légèreté. On en est ainsi venu, entre autres erreurs graves, à méconnaître le fait que l'un des meilleurs moyens d'acquérir la maîtrise d'une langue est de s'imprégner de sa musique, de sa couleur, de son esprit, en apprenant de grands textes par coeur.

De l'égalité

Au même moment, l'utopie de l'égalité achevait de rendre la situation intenable dans les écoles. Il importe ici de bien distinguer l'idéal d'égalité de ce que nous appelons l'utopie de l'égalité, en donnant une connotation négative à ce mot. L'idéal d'égalité, c'est par exemple l'empereur Marc-Aurèle s'inclinant avec humilité devant son maître, Épictète, pourtant esclave. Il reconnaissait ainsi que les hommes sont égaux entre eux, quelle que soit leur condition extérieure, en vertu de la pensée et de la liberté intérieure qu'ils possèdent. En cela, il était chrétien. C'est en songeant à cet apport du christianisme à l'humanité que Hegel y a vu la religion absolue. Depuis, aucun penseur digne de ce nom n'a contesté l'idée que toute vie humaine, quelle qu'elle soit, est sacrée. Il était normal qu'au nom de l'égalité intérieure, on veuille réduire les inégalités extérieures. C'est ainsi que peu à peu, on est parvenu à éliminer l'esclavage et à rapprocher le statut des femmes de celui des hommes. C'est ainsi également, comme l'a montré Tocqueville, que l'égalité des conditions a fait des progrès constants depuis le Moyen Âge jusqu'à nos jours, grâce à l'éducation notamment.

L'idée même que l'homme puisse être amélioré par l'éducation, que toutes ses qualités ne lui viennent pas de sa race ou de sa lignée, fait partie des efforts faits par l'humanité pour créer l'égalité. Dans la recherche de l'égalité, il y a toutefois un seuil à ne pas dépasser. On atteint ce seuil quand la récompense pour les réussites obtenues ne suffit plus à maintenir les mobiles positifs à leur plus haut niveau. Si ce seuil de tolérance est dépassé, il n'y a bientôt plus d'élite ni de modèles vraiment inspirants dans la société. On voit par là que la seule égalité qui convienne est celle qui se définit par la juste proportion entre le succès et la récompense, cette dernière pouvant s'appliquer à une lignée par le moyen de l'héritage. Il faut seulement souhaiter que cette égalité proportionnelle fasse émerger une élite vraiment digne de ce nom. C'est entre le succès et la récompense, remarquons-le bien, et non entre l'effort et a récompense que la proportion doit exister. L'effort certes a une grande valeur morale, mais dans la lutte pour la survie, c'est le succès qui importe, même s'il est obtenu plus facilement par les uns que par les autres, en raison de différences qui trouvent souvent leur explication dans les gènes.

Par utopie de l'égalité, nous entendons une opération consistant d'abord à séparer la récompense (richesse et autres avantages) de la réussite, pour faire ensuite en sorte que les récompenses soient autant que possible les mêmes pour tout le monde. C'est le nivellement par le bas. Dans nos écoles, l'utopie de l'égalité prend notamment la forme du droit à la réussite; à défaut d'être reconnu intégralement ce qui équivaudrait à supprimer l'école ce dernier se traduit par une tendance générale à minimiser et à occulter les différences entre les forts et les faibles: voilà pourquoi la publication des résultats est interdite. Faut-il s'étonner que dans un tel climat les plus forts soient ostracisés?

Avec l'étonnement, l'admiration qui conduit à l'imitation (la mimésis) est le mobile principal du progrès vers la connaissance et vers la sagesse. Or qu'est-ce que nous admirons, sinon une supériorité reconnue et acceptée? Devant la supériorité, disait Goethe, il n'y a de salut que dans l'amour. Il nous faut apprendre à aimer l'être qui nous est supérieur soit par l'ensemble de sa personnalité, soit par l'une ou l'autre de ses facultés. Sinon, c'est le ressentiment qui s'installe dans notre âme. Le ressentiment, comme Nietzsche, Klages et Scheler, entre autres, l'ont montré, est l'un des pires venins qui puissent envahir l'âme d'un enfant. Je m'efforce, disait Albert Camus, de ne pas mépriser ce à quoi je n'ai pas accès. L'homme du ressentiment, au contraire, a comme première réaction de mépriser non seulement ce à quoi il n'a pas accès, mais même tout idéal qui exige de grands efforts. Il se comporte comme le Renard de la fable de La Fontaine: Le Corbeau narguait le Renard en dégustant sous ses yeux envieux de délicieux raisins bien mûrs, mais hélas! hors de sa portée. Ces raisins ne m'intéressent pas, ils sont trop verts, déclara le Renard... avec ressentiment. Gardez-vous de passer de la misanthropie à la misologie, disaient les maîtres grecs à leurs élèves. Évitez de prendre la raison en haine parce que vous détestez ceux qui l'incarnent à vos yeux. En rendant détestable toute personne vivante, ou tout personnage historique, qui incarne la supériorité et exige des efforts, le ressentiment jette le discrédit sur la raison et la connaissance elles-mêmes.

Voilà pourquoi on rencontre tant de gens, y compris parmi les jeunes, qui loin de souffrir de leur ignorance, ce qui serait normal, en tirent une fierté qui les rend méprisants et agressifs à l'égard de ceux qui, en faisant innocemment état de ce qu'ils savent, les renvoient à eux-mêmes, c'est-à-dire à leur ignorance. L'amour de la vérité est ainsi atteint au coeur même des écoles et de l'âme des enfants. La vérité est unique. Elle a besoin d'un climat approprié. Ce climat est caractérisé par le soutien qu'il apporte à l'élan vital, au courage qui fait qu'on ose voir les choses telles qu'elles sont. Dans une famille, par exemple, le climat de vérité est caractérisé par le fait que les parents aident les enfants, au risque de leur paraître durs, à prendre la mesure précise d'eux-mêmes: Toi Pierre, tu dois bien t'être aperçu que pour les études théoriques tu n'es pas aussi doué que Marie ou Jean; par contre, tu pourrais t'accomplir en développant tes talents de mécanicien.

Lorsque le climat de vérité se détériore quant à la connaissance que chacun des membres d'une communauté doit acquérir de luimême, il est également détérioré pour ce qui est de la conquête des vérités de la science. L'élan vital et le courage dont il faut être capable pour s'avouer une imperfection sont de même nature que ceux qui sont nécessaires pour reconnaître qu'on s'est trompé dans la solution d'un problème, ce qui nous force à reprendre la démarche à zéro. Les écoles sont censées être des temples de la vérité. La part de l'énergie qui y est consacrée à autre chose qu'à la vérité donne la mesure de leur état de santé. Les écoles sont gravement malades quand le premier souci qu'on y a est d'éviter de donner des complexes aux plus faibles, alors qu'il devrait être de leur apprendre à aimer ce qui est supérieur sans cesser de s'estimer eux-mêmes.

Éduquer par amour... pour l'amour

La fin de l'éducation doit correspondre à la plus haute de nos aspirations. Si depuis des millénaires, tant d'êtres humains se sont donné le mal d'apprendre à lire et à compter, tout en s'imposant l'ascèse nécessaire à la réussite dans les arts et les sports, ce ne fut pas exclusivement pour assurer leur subsistance. Au-delà des nécessités de la vie, qu'elle ne négligeait pas, l'éducation a toujours visé le plein accomplissement de l'être humain. La plante, sortie d'elle-même d'une graine et d'un sol, est le parfait exemple de l'accomplissement. Cette métaphore agricole est empruntée à Plutarque par les Européens de la Renaissance. Empruntant lui-même son modèle aux Sophistes, Plutarque décrit l'accomplissement dont l'éducateur a la responsabilité: Les trois éléments de base de toute éducation sont la nature, l'instruction et la pratique [...] Une récolte prospère nécessite d'abord un bon sol, ensuite un fermier habile, et enfin de la bonne semence. Dans l'éducation, le sol, c'est la nature humaine, le maître correspond au fermier, et les graines, aux avis et à l'instruction donnés par le truchement du langage. Lorsque ces trois conditions sont parfaitement remplies, le résultat est toujours très bon. Mais si une nature médiocrement douée reçoit des soins appropriés, de l'instruction, et bénéficie d'exercices pratiques, ses déficiences peuvent être en partie compensées; en revanche, même une nature richement douée ira à sa perte si on la néglige. Telle est la constatation qui rend l'art de l'éducation indispensable. Ce qu'on tire de la nature, après de longs efforts, se révèle en définitive plus solide que la nature elle-même. Un bon sol devient improductif s'il n'est labouréen fait, meilleur il est naturellement, plus mauvais il devient. Un sol moins fertile, si on le travaille avec constance et comme il convient, finit par donner une magnifique récolte [...] L'essentiel est de commencer le travail au moment le plus propice (Paideia la formation de l'homme grec, Werner Jaeger, Gallimard, 1964, p. 361).

Chez un être humain, la perfection de l'être, impliquant celle de l'intelligence et de l'affectivité, s'accompagne nécessairement d'un sentiment à la fois exaltant et pacifiant, qu'évoquent les mots de béatitude, joie, perfection, et à un degré moindre, bonheur. Un tel sentiment a pour caractéristique de faire éclater la cage du temps et de l'espace dans laquelle nous sommes enfermés. Une joie limitée ne serait pas une joie. Seule peut nous satisfaire une joie, d'ailleurs impossible dans sa forme parfaite, qui enferme la promesse de son éternité:

Ô Homme, prends garde,
Que dit le profond minuit?
J'ai dormi, j'ai dormi,
D'un rêve profond je me suis éveillé:
Le monde est profond.
Et plus profond que ne pensait le jour.
Profond est son mal.
La joie, plus profonde que la douleur.
La douleur dit: passe et péris.
Mais toute joie veut l'éternité
Veut la profonde, profonde éternité!
(Nietzsche)

La joie est toujours associée soit à l'amour soit à la connaissance, lesquels à la limite sont une seule et même chose, l'amour accompli étant la connaissance parfaite de l'autre et la connaissance suprême impliquant l'amour de son objet. La voie de la connaissance est difficile. Elle suppose des aptitudes intellectuelles exceptionnelles. C'est l'amour qui correspond le mieux à la fois aux aspirations et aux aptitudes de la très grande majorité des êtres humains. C'est lui qui devrait être la fin assignée à la vie, et donc à l'éducation. Sans amour on n'est rien du tout.
Ces mots dans la bouche d'Édith Piaf ont dit, au milieu de ce siècle, une vérité profonde que les mélomanes du monde entier ont comprise et aimée. Depuis Auxerre, Marie Noël, une poétesse alors inconnue, faisait écho à Édith Piaf: Rien n'est vrai que d'aimer, ô mon âme! Et comment expliquer que tant de nos contemporains trouvent encore le sens de leur vie dans les chansons de Vigneault, de Brassens, de Brel: Ô mon amour! Mon beau, mon merveilleux amour. Comment douter que ce sentiment soit l'objet de nos plus hautes aspirations et qu'en conséquence, il doive devenir la fin assignée à l'éducation? Mais il y a tant d'amours... Lequel faut-il enseigner et est-ce qu'une telle chose peut être enseignée? Nous avons tous appris par nos expériences, le plus souvent maladroites et malheureuses, par nos espoirs, le plus souvent déçus, mais parfois comblés au-delà de ce que nous avions osé imaginer, qu'il existe une hiérarchie dans l'amour, au sommet de laquelle se trouve le lien inconditionnel entre deux êtres, si cons cients de leur fragilité et de leur pauvreté qu'ils ont pris l'engagement de ne se faire l'un à l'autre que du bien.

Comprenons bien que l'amour est l'affaire de la vie... et l'affaire d'une vie et que c'est la formation de l'être qui est l'affaire de l'école. On n'a cependant aucune peine à imaginer le lien entre ladite formation et l'amour: la formation, comme nous le verrons bientôt, consiste en effet, entre autres choses, à mettre le c?ur à sa place, à susciter le courage, la cohérence, la fidélité, à diriger l'apprentissage de la langue, de la danse, de la musique, de la gymnastique, de façon à ce qu'on puisse s'adresser à l'autre par de belles paroles et de beaux gestes, et enfin à permettre d'acquérir un métier grâce auquel on pourra acquérir des biens... et les partager. Si l'on juge à propos de faire de l'amour un sujet d'étude, il faudrait au moins s'assurer que les aspects froidement objectifs de la question, anatomiques ou cliniques, ne soient jamais dissociés des aspects proprement humains, spirituels et affectifs. Ici, la science sans la poésie est la pire forme d'ignorance. Dans ce contexte, Daphnis et Chloé, un livre qui a servi de délicieuse initiation à l'amour depuis des temps immémoriaux, devrait être au programme du secondaire.

La formation

Dans cette dernière partie, le but est de fournir une inspiration pour une école de notre temps. Les titres des subdivisions dérivent de ce que nous avons appelé les grands mots vagues (développement intégral, formation de base, transmission de la culture et des valeurs) lesquels, dans l'Exposé de la situation de la commission des États généraux, constituent les seuls élans de la pensée en direction de l'inspiration. L'idée de développement intégral y occupe une place centrale. Ce vocabulaire n'est pas neutre. Comme on associe spontanément l'idée de développement à celle de mouvement ou d'évolution, le recours à cette expression peut servir de prétexte à l'exclusion de toute référence à un point de repère essentiel, à une étoile fixe. Nous avons donc préféré le mot formation, qui inclut le mouvement sans exclure cette essence stable dont l'absence se fait si tragiquement sentir dans les écoles. Toute formation étant par définition intégrale, nous avons éliminé cet adjectif, devenu tautologique.

La formation ou l'harmonisation des trois parties de l'âme

Dans le mot formation, il y a le mot forme. Quelle forme donner à l'être humain, quel ordre établir entre les diverses parties qui le constituent? L'idée d'une division tripartite existe sous plusieurs variantes dans la tradition occidentale, depuis les trois âmes d'Aristote végétative, animale, intellective jusqu'au Ça, au Moi et au Sur-Moi de Freud. L'un des ouvrages marquants de cette fin de millénaire, Le dernier homme ou la fin de l'histoire de Francis Fukuyama, est tout entier construit autour de la division tripartite de l'âme telle que décrite par Platon dans l'Antiquité et Hegel au XIXe siècle.

C'est à Platon, plus précisément à son grand ouvrage intitulé La République, que l'on remonte toujours pour trouver le modèle de la division tripartite de l'âme.Mais ce qui est difficile, écrit-il, c'est de décider si tous nos actes sont produits par le même principe ou s'il y a trois principes chargés chacun de leur fonction respective, c'est-à-dire si l'un de ces principes qui est en nous fait que nous apprenons (Noos), un autre que nous nous mettons en colère (Thumos), un troisième que nous recherchons le plaisir de manger, d'engendrer... (Epithumia). Voici donc de nouveau la tête, le coeur et le ventre, la tête étant le lieu de la raison, de la pensée, le ventre celui du désir. Il ne faudrait toutefois pas limiter le coeur à la colère au sens que nous donnons à ce mot. Le Thumos est en réalité le siège du courage, du sentiment de dignité, de fierté.

Avec une rigueur étonnante, Platon démontre que les divers actes que nous posons ne peuvent s'expliquer que si nous postulons l'existence de ces trois principes. Il fait correspondre ensuite chacune des trois parties de l'âme aux trois classes de sa cité idéale: la tête est associée aux gouvernants, le coeur aux guerriers, le ventre au peuple. C'est l'âme individuelle qui doit retenir notre attention. La formation consistera à faire régner l'harmonie entre les trois parties. Cette harmonie est aussi appelée justice. L'âme juste est celle où chacune des trois parties occupe sa vraie place dans un ensemble harmonieux: L'homme juste ne permet pas [...] que les trois principes de son âme empiètent sur leurs fonctions respectives; il établit au contraire un ordre véritable dans son intérieur, il se commande lui-même, il harmonise les trois parties de son âme absolument comme les trois termes de l'échelle musicale, le plus élevé, le plus bas, le moyen, et tous les tons intermédiaires qui peuvent exister; il lie ensemble tous ces éléments et devient un de multiple qu'il était; il est tempérant et plein d'harmonie, et dès lors, dans tout ce qu'il entreprend, soit qu'il travaille à s'enrichir, soit qu'il soigne son corps, soit qu'il s'occupe de politique, soit qu'il travaille avec des particuliers, il juge toujours et nomme juste et belle l'action qui maintient et contribue à réaliser cet état d'âme et il tient pour sagesse la science qui inspire cette action; au contraire, il appelle injuste l'action qui détruit cet état, et ignorance l'opinion qui inspire cette action.

Tout est dit: voici l'homme formé! On n'a aucune peine à imaginer un programme scolaire correspondant aux divers éléments de ce texte et surtout, l'on peut facilement concevoir que les moyens permettant d'atteindre cette fin peuvent varier selon le temps et le lieu. De même qu'en musique il y a accord, unité entre les notes à condition que chacune conserve son identité et sa force, de même l'harmonie ne peut s'instaurer en nous que dans la mesure où chacune de nos parties conserve sa vigueur. Lorsque par exemple la tête impose sa loi au détriment du coeur et du ventre, il n'y a pas harmonie mais plutôt atonie; il n'y a pas unité dans la diversité, mais uniformité. Notons ici que le modèle platonicien, préfiguré par l'un des personnages les plus sains de la littérature universelle, Ulysse, contient tous les antidotes aussi bien contre un idéalisme ascétique qui confère à la raison un pouvoir démesuré, que contre un matérialisme qui déifie le ventre.

L'homme occidental moderne semble avoir souffert de son idéalisme ascétique à un point tel qu'il en est venu à discréditer jusqu'à l'idéal d'une hiérarchie intérieure accordant une place royale à la faculté royale: l'intelligence. Ce discrédit a fortement contribué à miner l'école, dont la vocation première est de favoriser l'émergence d'une hiérarchie intérieure au sommet de laquelle se trouve l'intelligence. Le secret de l'harmonie réside dans l'art de permettre à la raison de commander au coeur et au désir, sans enlever au coeur son enthousiasme, ni au ventre son innocence.

Le Bien y règne sur la nécessité par la persuasion, dit Platon à propos de l'univers. Chez l'homme, la raison doit régner sur les parties inférieures par la persuasion plus que par la force. Chez l'enfant, les trois parties de l'âme forment un tout chaotique dominé par le désir. Le grand défi de l'éducation est alors, par la discipline qui limite le désir, par l'étude qui permet à la raison de se déployer, par la religion ou la sagesse qui enseignent à faire un usage purificateur de la souffrance, par la gymnastique qui éveille le courage de faire en sorte que chaque partie de l'âme émerge progressivement et apprenne à remplir sa fonction propre. L'étude, la discipline, la purification et la gymnastique ne représentent toutefois que la moitié de l'oeuvre formatrice; la seconde moitié est assurée au moyen de ce qu'on pourrait appeler l'enveloppement de l'âme par des rites et des oeuvres d'art qui sont des manifestations d'harmonie. Dans la musique de Bach, par exemple, le degré d'harmonie atteint est très élevé. La pensée règne sur cette musique, sans enlever au coeur sa chaleur ni au ventre son ardeur.

Pour un Grec de l'Antiquité, il était évident que l'âme est extrêmement sensible à l'harmonie ou au manque d'harmonie de ce qu'on pourrait appeler son environnement symbolique. En divers endroits de son oeuvre, Platon, avec un luxe de détails techniques étonnant à nos yeux, montre comment tel type d'accord est de nature à développer le courage dans l'âme, tel autre à l'affaiblir, et il est si persuadé de l'importance de la musique dans la formation qu'il n'hésite pas à déclarer que le mal entre dans le monde par la musique. Pour désigner l'ensemble de la formation, celle qui provient de l'étude, de la discipline et de l'exercice et celle qui provient de l'environnement symbolique, les Grecs employaient le mot paideia (de pais, enfant). Dans un ouvrage magistral, paru au début du siècle (Paideia ou la formation de l'homme grec) l'helléniste allemand Werner Jaeger présente un tableau complet de cette formation.

On en tire un enseignement d'une importance extrême pour notre temps. Quand il y a accord entre la culture de la cité et les fins poursuivies dans les écoles, quand cet ensemble est unifié, comme c'était le cas au Ve siècle en Grèce, il n'y pas d'inconvénient à ce que l'école soit totalement ouverte sur la cité. Il en va tout autrement là où au lieu d'être une cité unifiée, le monde extérieur est caractérisé par la diversité pure, jusqu'à l'incohérence et au chaos. N'est-ce pas le cas presque partout en ce moment où la mondialisation achève d'introduire la diversité dans les quelques lieux où régnait encore l'unité? Comme la formation exige l'unité, ne faut-il pas en conclure que l'école, plus que jamais dans le passé, doit constituer un milieu capable de sécréter une unité et de la protéger contre les forces de fragmentation du monde extérieur?

La formation de base

Par formation de base, on entend la formation minimale à laquelle tous doivent avoir accès. Il serait absurde de se engager dans la formation d'un enfant en se proposant de ne lui donner accès qu'à une ébauche de l'harmonie à laquelle il doit aspirer en tant qu'être humain. On s'efforcera plutôt d'établir une proportion entre les divers moyens de faire régner l'harmonie dans un être et les aptitudes de cet être. Eu égard à la place et au rôle dominants vers lesquels il faut orienter la raison, l'attention nécessaire dans le travail manuel et celle qui est requise par une discipline théorique ont des effets semblables. Ainsi pour les uns, l'apprentissage d'un métier sera la voie d'accès à l'harmonie, pour les autres, les études théoriques seront cette voie royale; et pour tous, on devra accorder d'autant plus d'importance à l'environnement symbolique que l'harmonie déjà acquise est encore fragile et instable.

La transmission de la culture

Quand on dit que des villes comme Paris ou New York sont des hauts lieux de la culture, on donne à ce mot un sens englobant l'aspect quantitatif aussi bien que l'aspect qualitatif de la chose. New York et Paris sont les villes où il y a le plus grand nombre de spectacles, de concerts, d'expositions; ce sont aussi des villes où le plus haut niveau de qualité artistique est atteint. Dire que l'école a pour mission de transmettre une telle culture, où les tendances les plus contradictoires sont représentées, équivaut à ne rien dire du tout. Mais même si on prenait le parti de ne retenir que les activités jugées les meilleures, on ne parviendrait pas à établir un rapport satisfaisant pour l'esprit entre la culture et l'éducation. La qualité des activités culturelles est établie en effet en fonction de l'esprit du temps et non en fonction d'un critère immuable et universel. Dès lors, la qualité de la culture, ce qu'on appelle son haut niveau, est une chose très ambigüe. L'Allemagne de 1930 était sans doute l'un des endroits du monde ayant le plus haut niveau de culture. Ce qui ne l'a pas empêchée d'aduler Hitler. Une étude sérieuse de l'histoire sous cet angle nous aide à comprendre l'étonnant scepticisme de Rousseau, quant aux raisons qu'on a de miser sur la culture pour rendre les hommes meilleurs.

En 1749, la question mise au concours par l'Académie de Dijon, très réputée à l'époque, était la suivante: Si le rétablissement des arts et des sciences a contribué à épurer les m?urs. Personne ne se souviendrait de ce concours si Jean-Jacques Rousseau n'y avait été couronné, pour avoir soutenu la thèse que voici: À mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection, les m?urs se sont gâtées, nos âmes se sont corrompues. Or il en a été de même en tous les temps et en tous les lieux. Voyez l'Égypte! Voyez la Grèce (sauf Sparte, aussi célèbre pour son heureuse ignorance que la sagesse de ses lois). Voyez Rome, jadis le temple de la Vertu, devenue le théâtre du Crime. Voyez Constantinople. Voyez la Chine, tombée sous le joug du grossier Tartare, en dépit de tant de lettrés, de savants. Sauf en un petit nombre de peuples se peut déceler et dénoncer ce parallélisme entre culture et décadence morale [...] On apprend toutes choses à la jeunesse, excepté ses devoirs.

Dans la perspective où nous avons choisi de nous situer, c'est moins la transmission de la culture qui importe que la transmission de ce qui, en elle, est susceptible de rendre l'homme meilleur, ce mot signifiant plus juste, plus harmonieux, et ultimementpuisque l'harmonie est pour nous une condition de l'amourplus apte à l'amour. Il convient donc de rechercher dans les contenus de la culture ceux qui, sans l'ombre d'un doute possible, ont pour effet de rendre l'homme meilleur, à savoir les oeuvres de tout premier ordre. À cause du personnage principal, Cordelia, qui est une parfaite incarnation de l'être humain habité par l'amour, Le Roi Lear de Shakespeare est incontestablement une pièce de premier ordre. Dans un tout autre domaine, on peut dire la même chose de la plupart des tableaux de Vermeer, ce contemplateur de l'évidence. Certes, le développement du thumos, du coeur, siège du sentiment d'appartenance et de fierté, exige un contact avec des oeuvres de la culture nationale à laquelle on appartient. Mais il faut appliquer au choix de ces oeuvres les mêmes critères qu'au choix des oeuvres universelles.

La transmission des valeurs de survie

Le mot valeur a été emprunté à l'écono-mie. Ne serait-ce que pour cette raison, il faut en faire un usage prudent. Le mot valeur ne désigne pas un idéal enraciné dans l'absolu, mais plutôt un idéal fluctuant en raison de ce qu'on pourrait appeler l'offre et la demande morales. Le recours à ce mot est particuliè-rement inapproprié dans le contexte actuel où il faut s'efforcer de remettre l'économie dans l'orbite de la morale, plutôt que de laisser se développer le processus par lequel tout, y compris la morale, passe dans l'orbite de l'économie. L'expression valeur de survie, telle que l'emploient les éthologistes, est moins ambiguë. Konrad Lorenz, par exemple, dit d'un nouveau comportement apparaissant dans une espèce qu'il a une valeur de survie, dans la mesure où il permet à ladite espèce de se reproduire davantage. Tous les biologistes connaissent les anecdotes relatives à cet oiseau qui, en Angleterre, à la suite sans doute d'une mutation, est parvenu à percer les capsules de carton sur les bouteilles de lait. Ce comportement lui a donné un avantage tel qu'il s'est reproduit très rapidement et s'est répandu dans tout le pays. On peut transposer cette notion de valeur de survie sur les plans moral et culturel. On attribuera alors une valeur de survie aux actions, aux pensées, aux oeuvres dont on a tout lieu de croire qu'en rendant les hommes meilleurs, et plus vivants, elles favorisent la durée et le rayonnement d'une culture. Et c'est sans doute à cause de la valeur de survie qu'ils renferment que les chefs d'?uvre échappent à l'oubli; comme par instinct, on y revient, génération après génération; et plusieurs de leurs éléments constitutifs, mots, images ou sons finissent par entrer dans la culture d'un peuple, pour ensuite nourrir et sculpter l'âme des individus qui appartiennent à ce peuple.

On est nourri par une pensée comme celle-ci, de Marc-Aurèle: Tout est fruit pour moi, de ce que m'apportent tes saisons ô nature! On est sculpté par les solides vérités dont sont remplies les fables de La Fontaine: Et Raminagrobis, le bon apôtre, mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre.

Lorsqu'on appelle valeur des mots tels que dignité, courage, responsabilité, il faut bien se souvenir que les mots ou les valeurs en question ne nourrissent et ne sculptent l'âme que dans la mesure où, pour celui qui s'en inspire, ils sont comme des fruits remplis de la sève qu'y a déposée la tradition culturelle. Ce que j'ai fait, jamais aucune bête ne l'aurait fait. Pour tous ceux qui veulent bien tirer profit de leur accès à la culture française, le mot courage est à jamais associé à l'aventure de Guillaumet, telle que racontée par Saint-Exupéry dans Terre des hommes ou à ce mot du maréchal Turenne avant le combat: Tu trembles carcasse!

Vivre d'abord

L'expression valeur de survie n'a évidemment de sens que dans la mesure où l'on est vivant et attaché à la vie. Cet attachement à la vie hélas! ne va plus de soi, surtout parmi les jeunes d'âge scolaire, qui semblent en ce moment être les plus touchés par le reflux général de la vie: reflux devant les machines de l'homme exploiteur et consommateur, devant une rationalité desséchante et une agitation épuisante. Comme la vie ne peut naître que de la vie, comme elle ne peut se nourrir qu'en revenant à ses propres sources, son reflux devient irréversible quand disparaissent ces moments et ces lieux, ces oasis dans le temps et l'espace, qui rendent possible une symbiose entre une vie qui se vide de sa substance et une autre qui déborde de la sienne. Hier encore triomphante, et même agressive au point que les hommes devaient se défendre contre la forêt et les bêtes sauvages, la vie désormais est un être fragile qui a besoin de notre compassion. Cette compassion est le premier sentiment qu'il faut s'efforcer de cultiver chez les jeunes au moyen de l'éducation.

L'éducation durable

Dans le sillage de la compassion pour la vie, apparaît nécessairement une idée qui, en ce moment, est la condition la plus méconnue de l'harmonie intérieure et de la sagesse: l'idée de limite. Cette idée, qui était au c?ur de la grande tradition occidentale, nous est désormais suggérée par la science, qui l'imposera de plus en plus à tous les esprits à l'échelle de la planète: limite des atteintes à la nature et donc limite de la production de biens de consommation, ce qui signifie également limite des désirs. Le développement durable, qui apparaît maintenant comme une nécessité, trouve là son fondement. Nous vivons depuis un demi-siècle avec et selon la conviction que la croissance illimitée peut durer indéfiniment. C'est cette croissance qui a tenu lieu de sagesse, de source d'inspiration en politique, mais aussi en éducation. En éducation, tout devenait possible, tout pouvait, tout devait être expérimenté. Le passé dans son ensemble, associé à la pauvreté, paraissait méprisable. Ce fut l'époque des modèles éducatifs éphémères. Dans un tel contexte, aucun des grands principes de sagesse, dont la science elle-même nous fait voir la nécessité aujourd'hui, ne pouvait marquer profondément les jeunes. Le développement durable appelle une éducation elle-même durable. De même que le développement durable suppose une fidélité à l'histoire la plus longue de la nature physique, de même l'éducation durable suppose une fidélité aux grands invariants, dans les contenus comme dans les méthodes pédagogiques et dans les règles disciplinaires. Une idée aussi fondamentale que l'idée de limite ne peut devenir objet d'attachement que dans de telles conditions. Non seulement le respect des invariants, s'il est authentique, ne fige-t-il pas les êtres dans la peur du nouveau, mais il constitue sur le plan culturel aussi bien que biologique la condition première d'une adaptation réussie. La vie est paradoxale. Elle est essentiellement conservatrice: le patrimoine génétique de l'humanité n'a guère changé depuis les origines. Le code génétique était, dans la première bactérie il y a des milliards d'années, ce qu'il est aujourd'hui chez tous les êtres vivants. Cette vie immuable dans ses lois fondamentales, précisément parce qu'elle est ainsi faite, manifeste, dans ses formes les plus hautes, une étonnante capacité d'adaptation. Cette capacité d'adaptation a produit la va-riété des espèces sur le plan biologique, la variété des institutions sur le plan culturel. Une variété sur fond d'unité, d'invariants. La variété des institutions viables, les autres disparaissent d'elles-mêmes,est aussi précieuse que celle des espèces vivantes, et pour les mêmes raisons.

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