L'inspiration de la tradition

Jacques Dufresne

«Quatre mythes fondateurs


  • «On l'oublie trop souvent, l'école telle que nous la connaissons, caractérisée par l'enseignement simultané à des groupes de vingt ou même quarante élèves, est une institution récente. Elle est apparue au XVIe siècle dans les pays protestants d'Europe et au XVIIe dans les pays catholiques, dont la France. Elle est la conséquence de la réforme protestante d'une part et de la contre-réforme catholique d'autre part. Auparavant, l'enseignement était donné par des précepteurs ou des professionnels, appelés en France maîtres écrivains, lesquels jouissaient de privilèges exorbitants qui ont retardé considérablement l'implantation des écoles pour le peuple.

    C'est l'enseignement simultané qui aura été la condition et le point de départ de la diffusion de la connaissance dans l'ensemble de la population. Cette opération,quel autre mot utiliser?qui aura sans doute été la plus importante dans l'histoire de l'Occident, fut l'?uvre des Églises chrétiennes. Et la tâche exigea le plus souvent une héroïque détermination de la part des éducateurs. Les familles étaient rebelles à l'école: elle les privait de bras pour travailler la terre, et elle contraignait les jeunes, le plus souvent très attachés à la liberté de leur primitivisme, à une discipline austère vécue par plusieurs comme une forme de mort.

    La réussite dans la vie, le bel avenir, n'aurait sans doute pas été un mobile assez puissant pour attirer les enfants du peuple vers l'école. Ils se sont résignés à la fréquenter quand on leur eût rappelé qu'ils avaient une âme immortelle et que le salut de cette âme était incompatible avec l'ignorance, les mauvaises moeurs et les mauvaises manières dans lesquelles ils stagnaient. Voilà pourquoi les premières fins assignées à l'éducation en Occident furent dans l'ordre: assurer le salut par l'enseignement des vérités fondamentales de la religion et par l'initiation à la morale de même qu'aux bonnes manières, à la civilité. D'abord catéchiser, ensuite moraliser. Pour atteindre ces deux fins, il fallait apprendre l'abc. L'alphabétisation ne vient donc qu'en troisième lieu, comme condition des deux autres fins.

    [...] l'un des moments décisifs de la contre-réforme catholique est celui où le regard des premiers pasteurs se déplace du clergé, désormais formé et encadré, pour s'inquiéter de la prodigieuse ignorance des campagnes Déjà sensible chez des missionnaires comme Vincent de Paul ou Jean Eudes, cette vision découvre une sauvagerie intérieure au Royaume: tout comme en Amérique, il convient d'évangéliser ces Indes de l'intérieur, de convertir le pauvre peuple des champs en l'instruisant. À travers les procès-verbaux de visite comme les mandements épiscopaux, la polysémie du terme ignorance (et de son contraire, l'instruction) est d'ailleurs manifeste: le mot désigne d'abord et avant tout la méconnaissance des vérités fondamentales de la religion mais celle-ci a pour corollaire immédiat l'absence de moralerévélée, pour une part, par les rébellions populaires; enfin, c'est à l'entour de l'ignorance que s'articule le conflit opposant l'oralité populaire à l'écriture des clercs. Instruire aura donc une triple signification: cathéchiser, moraliser et, en dernier lieu, apprendre l'abc. »(R. Chartier, M. M. Compère, D. Julia, L'éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, Sedes, 1976, p. 6)

    Moraliser est indissociable de civiliser. C'est l'époque où des livres comme la Civilité puérile d'Érasme sont des best-sellers. On y trouve des passages comme celui-ci: Souviens-toi que tous les professeurs doivent être traités de savants... Il ne sied pas à un enfant bien élevé d'agiter les bras, de gesticuler des doigts, de branler des pieds, bref de parler moins avec sa langue qu'avec tout son corps... Il n'est pas de bon ton de mordre avec ses dents du haut la lèvre inférieure: c'est un geste de menace. (On croit lire un éthologiste contemporain) On imposait cette discipline au nom de Dieu: Ce n'est pas à un homme, ce n'est pas à un mérite quelconque que s'adresse cette marque de respect, c'est à Dieu.

    À l'intérieur même de la France, éduquer était une entreprise missionnaire consistant à transformer en hommes, c'est-à-dire en chrétiens dignes de l'immortalité, des êtres primitifs, ignorants, immoraux et mal dégrossis qui, aux yeux de ceux qui les regardaient de haut, ne méritaient pas tout-à-fait le nom d'hommes.

    Cette entreprise allait être assumée entièrement par des religieux, Frères ou Soeurs, pendant les deux premiers siècles, comme Jean-Baptiste de Lasalle ou Marie de l'Incarnation, les autres prêtres appartenant à des ordres comme les Jésuites ou les Capucins.

    S'il y eut en Europe, en France en particulier, un grand processus de démocratisation par l'école, ce fut celui-là. On a longtemps prétendu que c'est la Révolution française qui avait répandu les lumières dans ce pays. Les historiens Furet et Ozouf ont rétabli les faits d'une manière définitive dans leur grand ouvrage intitulé: Lire et écrire: l'alphabétisation des Français. Ils démontrent que la Révolution n'a rien changé à la courbe de l'alphabétisation; le progrès des lumières s'est poursuivi après la Révolution au rythme que lui avaient imprimé les religieux enseignants.

    C'est par respect pour Dieu qu'on devait obéir au maître. Tel est le fondement de la pédagogie de l'école dont nous sommes les héritiers. Ce fondement, Érasme, le chef des humanistes, c'est-à-dire des progressistes de l'époque, a été le premier à en reconnaître la nécessité et la légitimité. Dans l'école laïque que Péguy s'est plu à présenter comme la copie conforme de l'école catholique, c'est par respect pour la Science et la Raison qu'on obéissait au maître.

    Si l'on considère l'école moderne, vieille maintenant de trois cents ans, comme un organisme vivant ayant la loi de son développement et de sa santé inscrite en lui à l'origine, on est tenté de conclure que cette école est en phase terminale depuis que ni Dieu, ni la Science ne sont là pour justifier et imposer de très haut à des êtres primitifs une discipline sans laquelle l'enseignement simultané est impossible.

    Ce qu'il y a de commun à un certain respect de Dieu et à un certain culte de la Science ou de la Raison, c'est le sacré. Quand ce sacré existe dans une communication entre un maître et des disciples, on dit encore aujourd'hui qu'il règne dans la salle un silence religieux.

    Il y a quelques années... Peterson, alors âgé de 85 ans, était le principal conférencier lors d'un colloque de l'Association des ornithologues du Québec. Manifestement épuisé, il articulait mal et débitait à voix très basse des propos qui n'avaient rien de très original. Trois cents personnes l'ont néanmoins écouté pendant plus de deux heures dans un silence... religieux.

    Tous les amoureux de la vie et de la nature, tous les adeptes du renouveau écologique savent que c'est parmi les ornithologues, comme Rachel Carson et Peterson, que se sont trouvées les premières personnes capables de répandre le souci de l'environnement dans un large public. Peterson est aussi l'auteur d'un Guide des oiseaux d'Amérique du Nord qui est la Bible des ornithologues. La vénération que ces derniers ont pour celui qu'ils appellent parfois affectueusement Roger Tory est un respect qui, par-delà la personne et l'?uvre du savant, s'adresse à des Oiseaux, une Vie et une Nature sacralisés.

    Ce présent, aussi bien que le passé que nous évoquons dans cette section, nous rappellent que le problème de l'école est indissociable de la question de Dieu et de celle du sacré.

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